1Soumise à une importante poussée démographique (Jauze, 1998 ; Alendroit et Bertile, 2021), l’île de La Réunion a vu sa population urbaine fortement progresser – passant de 44 % de la population totale en 1975 à 95 % en 2015. Directement corrélée aux formes et dynamiques spatiales de cette poussée de l’urbanisation, l’empreinte de la lumière artificielle a presque partout augmenté, depuis la côte jusqu’à l’intérieur même du Parc national de La Réunion qui occupe le cœur de l’île. L’emprise géographique du parc (76 % du territoire insulaire, 42 % pour la seule zone cœur) en fait un acteur incontournable des enjeux environnementaux sur l’île. Depuis ses débuts en 2007, le Parc s’est mobilisé sur le sujet de la pollution lumineuse. Ses actions de sensibilisation en partenariat avec le monde associatif naturaliste et les collectivités (Salamolard et al., 2007 ; Chevillon et al., 2022) ont été popularisées auprès du grand public sous l’appellation des « Nuits sans lumière », en référence aux extinctions de l’éclairage public effectuées à cette occasion. Se déroulant au mois d’avril, elles étaient devenues un temps fort de l’agenda environnemental de l’île, rassemblant une pluralité d’acteurs de la préservation de l’environnement (Parc national, Société d’études ornithologiques de La Réunion, région Réunion). En dépit de son succès populaire, médiatique et institutionnel, cette seule démarche n’était pas en capacité d’embrasser les multiples enjeux de la pollution lumineuse pour les traduire dans les politiques d’aménagement du territoire réunionnais. Suivant une logique fédératrice, le Parc national de La Réunion s’engage en 2019 dans des partenariats institutionnels et scientifiques permettant d’élargir et d’approfondir le répertoire d’action publique mobilisable autour des problèmes environnementaux posés par la lumière artificielle nocturne. Pour l’acteur nodal de la préservation de l’environnement dans l’île qu’est le Parc, l’enjeu est de construire un objet commun aux différentes parties prenantes institutionnelles et scientifiques de cette action publique en recomposition. L’environnement nocturne est cet objet dont nous proposons de relater la construction à travers la question scientifique qui en constitue le fil rouge : comment saisir et concilier dans l’aménagement d’un territoire sous contrainte écologique forte les besoins de lumière artificielle nécessaires à la continuité des usages humains de l’espace, d’une part, et, d’autre part, les besoins d’obscurité nécessaires au fonctionnement du vivant et à l’hygiène sanitaire des populations humaines ? Cette conciliation appelle un dialogue entre sciences humaines et sociales et sciences de la nature.
2Dans la structuration des champs de recherche s’intéressant à la lumière artificielle nocturne, deux démarches cohabitent, mais peinent à dialoguer (Challéat, 2018). La première, que nous nommons light pollution studies, appréhende la lumière artificielle comme une nouvelle pression anthropique sur l’environnement, comme un « objet » producteur d’externalités négatives, un perturbateur dont il faut caractériser, cartographier et analyser les sources, la diffusion, l’empreinte et les effets sur l’environnement et la santé, et contre lequel des politiques sectorielles doivent être conçues et mises en œuvre. Les travaux que nous plaçons dans cette catégorie proviennent essentiellement des champs de l’astronomie, de la physique, de la biologie, de l’écologie, des sciences de la conservation, ou encore de la santé et plus particulièrement de la médecine chronobiologique. Les approches rencontrées écartent généralement la question des besoins de lumière artificielle et des aménités qui lui sont dues. Les approches sociales, politiques et territoriales sont rares dans ces travaux et se cantonnent, lorsqu’elles existent, à la question de l’acceptabilité sociale des techniques de mitigation préconisées – par exemple, l’acceptabilité des seuils en deçà desquels la réduction de l’intensité lumineuse entrave le confort et la tâche visuelle, ou encore l’acceptabilité des pratiques d’extinction de l’éclairage public en milieu de nuit.
3La seconde démarche, que nous nommons urban lighting studies, est plus ancienne et nourrie par l’idéal techno-progressiste de la modernité urbaine ; elle appréhende la lumière artificielle en tant qu’aménité. L’approche est ici focalisée sur l’éclairage urbain en tant que système sociotechnique recouvrant des enjeux de sécurisation des personnes, des biens et des mobilités, de salubrité des espaces ou encore d’esthétique architecturale et urbaine. Les travaux que nous plaçons dans cette catégorie proviennent des champs de l’urbanisme, de l’aménagement de l’espace, de la sociologie urbaine, de l’économie du temps nocturne ou encore des sciences de l’ingénieur. Les approches environnementales y sont rares et, lorsqu’elles existent, focalisées sur la question énergétique traitée essentiellement dans ses aspects techniques et normatifs – efficacité lumineuse des sources, efficience des systèmes d’éclairage et des réseaux de distribution électrique. Les dénominations mêmes de l’objet étudié – street lighting, urban lighting, public lighting – renvoient directement à ses fonctions : la lumière n’est pas simplement artificielle, elle est urbaine, souvent publique et a pour vocation d’éclairer des espaces en adéquation avec leurs fonctions. Son utilité se mesure alors en termes de rapport coûts/bénéfices.
4Apprenant des faiblesses de ces deux traditions de recherche – faiblesse des approches sociales, politiques et territoriales au sein des light pollution studies, d’une part, et faiblesse des approches environnementales au sein des urban lighting studies, d’autre part –, nous proposons de les relier par l’objet environnement nocturne. En l’inscrivant dans le cadre d’analyse holistique des systèmes socio-écologiques (Ostrom, 2009 ; Binder et al., 2013), nous en faisons un objet scientifique qui « relie activement les disciplines et stimule le dialogue », « favorise l'interdisciplinarité et la transdisciplinarité », qui « établit des liens entre les domaines de la science et de la décision politique » et « lie stratégiquement différents domaines de compétence et de pratique » (Baggio et al., 2015 ; nous traduisons). Ainsi considéré, l’objet environnement nocturne nous permet de construire une démarche interdisciplinaire permettant de saisir, d’une part, les besoins de lumière artificielle nécessaires à la continuité des usages humains de l’espace et, d’autre part, les besoins d’obscurité nécessaires au fonctionnement du vivant et à l’hygiène sanitaire des populations humaines. La construction de l’environnement nocturne en objet de recherche relationnel vise à répondre à cet impératif en se positionnant à l’interface entre sciences de la société, sciences du territoire et sciences du vivant et de la conservation pour se donner les moyens de « socialiser les pixels » (Geoghegan et al., 1998) de la pollution lumineuse.
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5L’objet environnement nocturne rejoint ainsi les questionnements du Parc national de La Réunion qui, en partenariat avec la région Réunion, organise des Ateliers territoriaux transition écologique et lumière1 en novembre 2019. Pour les organisateurs il s’agit « de tester une nouvelle approche de ce sujet, de décaler les regards pour construire, ensemble, des solutions adaptées aux problématiques du territoire de La Réunion »2. Durant quatre jours, ces Ateliers installent une arène institutionnelle impliquant la plupart des gestionnaires de l’environnement, de l’énergie et de l’éclairage public, ainsi que des élus, des responsables de l’éclairage de villes métropolitaines et réunionnaises, des représentants d’associations environnementales et de science populaire. Invités au titre de leurs spécialités respectives, trois chercheurs, Samuel Challéat (géographie de l’environnement), Magalie Franchomme (géographie urbaine et aménagement) et Claude Gronfier (chronobiologie), contribuent à l’animation des ateliers. Lors de leur séjour, les trois chercheurs profitent d’échanges informels et d’une marche improvisée « dans fénoir », au sein du cirque de Cilaos, dans les Hauts de l’île. Raymond Figueras, dans son Dictionnaire insolite de La Réunion, donne la définition suivante du fénoir : « Le contraire du féclèr, la lumière qui apparaît au barzour [à la barre du jour], une aube d’espoir qui se lève à l’horizon. Autrement dit, le fénoir, c’est la nuit, mais aussi l’ignorance, l’obscurantisme, la désespérance. » (Figueras, 2022, p. 53-54). Mais à l’occasion de cette marche, c’est bien la spatialité et la quasi matérialité conférées au fénoir qui attirent l’attention des trois chercheurs. Elles aiguisent plus particulièrement la curiosité scientifique d’un géographe membre de Renoir, collectif de chercheurs en sciences sociales qui étudie les conditions de territorialisation des dispositifs de préservation de l’environnement nocturne3.
6Le fénoir apparaît comme une mémoire vivante de la nuit « naturelle » et des pratiques témoignant de l’importance de l’obscurité dans le vécu, les pratiques et l’imaginaire des populations créoles et d’une relation singulière au vivant non humain. C’est un milieu de vie à part entière, vers et à l’intérieur duquel on s’achemine – comme on part en montagne ou en mer –, une ressource spécifique (Lapostolle et Challéat, 2021) d’un habiter créole mis à mal par l’urbanisation rapide du territoire réunionnais (Junot et Praene, 2021). C’est pour approfondir cette approche du fénoir en tant que ressource territoriale (Gumuchian et Pecqueur, 2007) que le collectif Renoir signe une convention avec le Parc national de La Réunion pour le déploiement du programme Fenoir (« Figurations de l’environnement nocturne des territoires réunionnais », Challéat et al., 2022). Une mission exploratoire est menée en novembre 2021, avec trois objectifs. Tout d’abord, arpenter le terrain à la rencontre des habitants, de leurs expériences du quotidien et des acteurs locaux (élus, associations, etc.) ; organiser des ateliers participatifs dans différents secteurs de l’île (focus group, parcours commentés) et, enfin, s’entretenir avec des acteurs impliqués dans la gouvernance de l’éclairage public et l’énergie pour mieux comprendre le jeu d’acteurs autour du couple lumière-obscurité. Pour déployer ce protocole, trois secteurs de l’île sont choisis pour leur complémentarité et la présence de partenaires préalablement sollicités (encart 1).
Encart 1. Les trois secteurs de l’île de La Réunion dans lesquels est menée la mission exploratoire du programme Fénoir, en novembre 2021
Le quartier de La Rivière des Galets, d’environ 8 000 habitants, est partagé entre les communes du Port et de La Possession. Quartier populaire et très dense, peu végétalisé, il est coincé entre la route nationale 1 et le débouché de la Rivière des Galets, accès privilégié au cirque de Mafate. Ce quartier se caractérise par un essor démographique récent et un développement commercial et industriel marqué. Les cases traditionnelles, baraques et autres boutiks laissent progressivement place à de l’habitat collectif de type résidences collectives sécurisées. Dans ce quartier, le Centre social et culturel Farfar occupe une place particulière. Créé en 1992 par un groupe d'habitants, il est un lieu de rencontre, de brassage de populations et de générations à travers les nombreuses activités qui y sont pratiquées (apprentissage du hip-hop, de la zumba, soutien scolaire, jardinage, chorale, clubs de cuisine, couture, etc.). Farfar a été pour nous un relais et un point d’ancrage opportun pour mener des travaux exploratoires (enquête par questionnaire, entretiens individuels et collectifs, arpentages nocturnes avec des usagers et des animateurs (photographies 1a et 1b).
Photographies 1b |
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1a : Focus group avec des habitantes de La Rivière des Galets (communes du Port et de La Possession, La Réunion) au Centre social et culturel Farfar. 1b : Scène nocturne en bordure du quartier de La Rivière des Galets. |
© Samuel Challéat, 2021. |
Situé dans les Hauts de Saint-Denis, le quartier du Brûlé était au xixe siècle et au début du xxe siècle un lieu de villégiature, de « changement d’air ». Quelques demeures bourgeoises vestiges de cette époque, aux parcs arborés, jouxtent aujourd’hui des maisons plus récentes aux accès sinueux. Le quartier se densifie, sa fonction résidentielle s’est affirmée et le Brûlé constitue désormais une marge du tissu urbain de la grande ville littorale. Avec une végétation riche et dense et son accès à la Roche Écrite, un des hauts-lieux en plein cœur du Parc national, le Brûlé a été désigné comme « Porte de Parc », une démarche qui mobilise des habitants, des élus locaux, des associations. Des agents du Parc créent une dynamique collective d’accueil et d’orientation touristique. Au Brûlé, dans les prochaines années, un embryon d’économie touristique associée à la préservation de l'environnement nocturne pourrait prendre forme. C’est la manière dont plusieurs personnes – de la mairie de quartier, du Centre de lecture/écriture, de la Maison Roger, du jardin de la Vallée heureuse – s’investissent dans ce projet qui a été l’objet de nos investigations dans les différents quartiers du Brûlé (photographie 2).
Photographie 2 |
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Scène nocturne dans un quartier d’habitation. |
© Samuel Challéat, 2021. |
La commune de La-Plaine-des-Palmistes est située dans la plaine d’effondrement intervolcanique, bordée de remparts. La présence du siège du Parc national de La Réunion n’est pas anodine dans le choix de ce troisième secteur d’exploration : une économie touristique discrète mais émergente se structure, au sein d’un ensemble résidentiel relativement homogène et peu dense. La maison de quartier intergénérationnelle installée sur un quartier de frange, Bras des Calumets, nous a donné l’occasion de rencontrer des jeunes publics (enfants, adolescents) ainsi que des mères de famille avec lesquels nous avons parlé de « la vie la nuit » à La Plaine des Palmistes (photographies 3a et 3b).
Photographies 3b |
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3a : Focus group avec des enfants et adolescents du quartier de Bras des Calumets (commune de La Plaine des Palmistes, La Réunion). 3b : Scène nocturne d’un quartier résidentiel de La Plaine des Palmistes. |
© Samuel Challéat, 2021. |
7Lors des déambulations nocturnes durant lesquelles s’engagent des discussions et échanges informels, pendant les focus group et entretiens individuels cadrés sur les thèmes de « la vie la nuit ici, hier et maintenant » avec une diversité satisfaisante d’habitants dans les trois secteurs enquêtés, nous avons identifié plusieurs dimensions du fénoir. La première est celle que nous nommons « le fénoir patrimonial », fénoir raconté, fantasmé, qui participe de l’idéalisation d’un passé organisé autour d’espaces-temps et de rythmes différents, notamment ordonné autour de la référence rassurante au foyer de l’enfance (principalement pour les individus âgés d’une quarantaine d’années minimum). Ce fénoir patrimonial est aussi celui d’un temps social, par exemple celui du conte narré dans le jardin jouxtant la maison, à la lueur de la Lune. On en retrouve aujourd’hui la figure et l’expérience concrète dans l’évocation du cyclone qui, en coupant la lumière artificielle, replonge les Réunionnais dans fénoir et les rassemble dans leurs foyers.
8Une deuxième dimension, que nous nommons « le fénoir vécu » – ce que l’on ressent dans son quotidien la nuit, comment l’on s’y repère –, a pu constituer pour certains de nos témoins une épreuve initiatique dans leur enfance et leur jeunesse, mais sa prégnance et sa valeur symbolique se sont considérablement amoindries. La pratique du fénoir reposait auparavant beaucoup sur les mobilités de proximité, rarement motorisées et donc lentes (marche, vélo). La diffusion rapide de la voiture au cours des dernières décennies a effacé cette expérience du fénoir ou du moins l’a considérablement atténuée.
9La troisième dimension, que nous nommons « le fénoir environnemental » au sens mésologique (Berque, 2014), est un milieu de vie dans lequel on entre et où l’on rencontre un bestiaire fantastique qui a nourri les représentations des habitants de l’île, notamment ceux de culture créole :
On faisait des tentatives pour aller explorer le fénoir, venir auprès de la nature. On se faisait des challenges, faire des détours c’était comme braver des interdits. Il n’y a plus cet enchantement aujourd’hui, il n’y a plus l’imagination qui va avec : mes enfants ne pourront plus raconter la même chose. [...] Fénoir aidait les parents à éduquer. Avant on y allait quand on y était obligé, quand on nous envoyait faire des courses par exemple. Les lumières étaient beaucoup plus espacées. On avait la pétoche, on partait souvent à deux. Les bruits, les grincements, on attendait que ça s’arrête et on y allait… le noir nous foutait la trouille ! (Jimmy, habitant du Brûlé, Hauts de Saint-Denis)
10Parmi les membres les plus emblématiques de ce bestiaire figure Grand-mère Kalle (Granmèrkal) qui, depuis son repaire niché sous le Piton de la Fournaise, parcourt l’île à la nuit tombée pour enlever les enfants imprudents. Son oiseau de compagnie, la Timise, sombre créature ailée au cri spectral, hante également la nuit réunionnaise, croisant parfois l’esprit du vent, le Lozonglong, un autre hurleur nocturne annonciateur de mauvaises nouvelles. Ce bestiaire est aussi nourri d’animaux sauvages qui côtoient d’autres créatures associées à l’univers domestique :
J’ai la chance d’avoir cette grande cour, je sors, je contemple le ciel, les étoiles, je parle à l’esprit du vent. Au départ j’entends le son du silence et petit à petit on entend toutes les petites subtilités de la nuit, le craquement des feuilles sèches, les frottements de branches, les microsons amplifiés, les insectes, les coassements des crapauds, le frémissement des tangues et même les chauve-souris. [...] C’est aussi humer, humer les odeurs de la nuit. (Pascale, habitante du Brûlé, Hauts de Saint-Denis)
11Car on le voit, le fénoir environnemental est aussi, enfin, un paysage sonore. Nombre de peurs, de croyances, de motifs ou de qualités esthétiques de la nuit évoquées sont associées à ce que l’on peut entendre dans l’obscurité :
Pour moi la nuit, c’est un moment paisible. Il y a les choses qu’on n’entend pas le jour, les crapauds, les petits oiseaux. Si on me demande de choisir, je préfère vivre la nuit que le jour. (Sandra, habitante du Brûlé, Hauts de Saint-Denis)
On avait peur du grincement des bambous, notamment – « hinnnnnnn !... » –, sous la voûte de calumets par où passait une partie du chemin. (Jimmy, habitant du Brûlé, Hauts de Saint-Denis)
12L’île a vu, depuis plusieurs décennies, ses campagnes se transformer profondément, pour certaines très marquées par l’exode, pour d’autres avalées dans un processus d’urbanisation non maîtrisé. La ruralité a fortement nourri l’identité réunionnaise : ce processus de dissipation touche les Réunionnais dans leurs représentations et vient questionner leurs références et leurs valeurs (Alendroit et Bertile, 2021). Cette urbanisation rapide a subséquemment modifié les territorialités et les habitudes des populations. Les jeunes générations, celles des Bas et notamment du littoral, ont eu un accès facilité à la lumière artificielle. Les populations des zones plus rurales, équipées plus tardivement, restent plus accoutumées à la pratique de l’obscurité. Ces vécus et les représentations associées se télescopent dans certains contextes de brassage, comme à La Plaine des Palmistes ou, plus largement, dans les franges urbaines de l’île où le fénoir ne constitue plus désormais une réalité tangible : « Il n’y a plus de fénoir » (Michel, habitant de La Rivière des Galets, Le Port) ; « Si on veut trouver le fénoir il faut aller dans les étangs, monter dans les cirques, à Mafate » (Rolande, habitante de La Rivière des Galets, Le Port).
13Ce premier travail, guidé par l’hypothèse que le fénoir permettrait d’installer l’environnement nocturne comme arène de recherche-action et de dialogue science-société, nous a conduit à prioriser dans les travaux ultérieurs le contexte des franges urbaines – frontières épaisses, zones de transition entre la ville et les espaces naturels de l’aire d’adhésion du Parc national – où se manifestent des pressions montantes (immobilière, équipements, flux de mobilités). Ces espaces abritent une mémoire récente du fénoir, des formes de contact voire de pratiques de l’obscurité qui demeurent encore. Mais ils constituent également des espaces à enjeux pour le Parc national et le schéma d’aménagement régional. L’écologie du paysage a montré que l’ampleur des effets de la lumière artificielle nocturne sur la biodiversité est fortement dépendante du contexte paysager et de la tolérance des espèces à la lumière (Barré et al., 2022). La reconquête de l’obscurité peut permettre des gains de la qualité écosystémique dans des contextes d’espaces faiblement urbanisés. Entre chercheurs et Parc, une feuille de route se dégage, portant sur la caractérisation et à la compréhension fine des différents systèmes socio-écologiques nocturnes de l’île, en privilégiant des sites de travail situés dans les franges urbaines.
14Une deuxième mission est ainsi réalisée en avril 2022 par Kévin Barré, écologue, et Samuel Challéat, géographe de l’environnement pour tester des hypothèses sur les populations de deux espèces de chiroptères – Petit Molosse de la Réunion (Mormopterus francoismoutoui) et Taphien de Maurice (Taphozous mauritianus) – (encart 2). Le protocole déployé vise tout d’abord à documenter la réponse brute de ces deux espèces à la lumière artificielle nocturne de Saint-Joseph. Puis, profitant de l’extinction de l’éclairage public de la commune dans le cadre du programme d’actions des « Jours de la nuit » porté par le Parc national de La Réunion, l’expérimentation analyse comment s’organise (avant extinction de l’éclairage public) et se réorganise (après extinction), dans l’espace comme dans le temps, l’utilisation du paysage par ces mêmes espèces de chiroptères. Soixante sites sont ainsi échantillonnés à l’aide d’un dispositif bio-acoustique pour la détection passive des cris d’écholocation des chiroptères, dix nuits durant (tous les sites suivis cinq nuits avant l’extinction de l’éclairage public, puis tous les sites suivis également cinq nuits après l’extinction).
Encart 2. Le protocole expérimental déployé dans les Hauts de Saint-Joseph en avril 2022, en lien avec la modification de l’extinction de l’éclairage public
Le biologiste et biostatisticien Roger Green fut le premier, en 1979, à recommander l’échantillonnage simultané de zones « impactées » et de zones « témoins » pour évaluer efficacement de potentiels changements environnementaux d’origine anthropique – construction d’une infrastructure, par exemple, ou changement dans la gestion d’un paramètre environnemental, comme ici la lumière artificielle (Green, 1979). Cette approche pose que si deux zones (contrôle et impact) sont suivies avant une perturbation anthropique, l’impact présentera après perturbation un schéma différent de celui du contrôle. Cela permet donc de détecter des changements dans un (éco)système par comparaison avec son « état initial ». Parmi les designs expérimentaux en écologie fondés sur cette approche avant/après le Before/After and Control/Impact (BACI) est le plus robuste car il permet de tester simultanément chacun des deux facteurs que sont, d’une part, les différences entre avant et après changement/perturbation et, d’autre part, les différences entre sites control (ou « témoins ») et sites impact (ou « traitements »), tout en s’assurant que les effets observés relèvent du changement, de la perturbation et non d’un autre facteur – par exemple une différence de conditions météorologiques entre avant et après la mesure. C’est ce design BACI que nous avons déployé dans les Hauts de la commune de Saint-Joseph durant les quinze premiers jours de notre mission d’avril 2022.
L’hypothèse ici testée est que l'utilisation spatiotemporelle du paysage par les chiroptères se réorganise après la modification de l'horaire d’extinction de l’éclairage : nous étudions donc comment s’organise (en avant) et se réorganise (en après) leur utilisation du paysage, dans l’espace comme dans le temps. À l’intérieur de la dimension temporelle, en sus de l’approche avant-après internuits et parce que l’extinction en milieu de nuit fait déjà partie du régime normal de gestion de l’éclairage public des hauts de Saint-Joseph, nous serons également en mesure de tester un BACI intranuit. Celui-ci nous permettra de tester la réaction des chiroptères à l’extinction de l’éclairage public – et ce quel qu’en soit le régime (plage horaire normale ou « plage étendue Jours de la Nuit ») – en centrant chacune des paires sur l’heure d’extinction du site traitement afin d’examiner l’ensemble des paires (avant comme après) de façon synchrone et en se libérant des différences de régime d’extinction d’une armoire électrique à l’autre, ces derniers étant déjà relativement synchrones.
15Pour poursuivre cette caractérisation des systèmes socio-écologiques nocturnes réunionnais, le collectif Renoir – élargi à des collègues en intelligence artificielle et en apprentissage machine, en astrophysique des hautes énergies et en instrumentation et mesures physiques – bénéficie d’un financement de la Mission pour les initiatives transverses et interdisciplinaires du CNRS (Appel sciences participatives en situation d’interdisciplinarité, 2022) pour le programme Outrenoir (Participation des populations habitantes à la caractérisation des socio-écosystèmes nocturnes des territoires réunionnais). En d’autres termes, nous creusons la dimension environnementale du fénoir par une approche interdisciplinaire qui saisit les rapports expérientiels à la nature par l’intermédiaire de l’étude des paysages sonores en tant que composantes des espaces nocturnes quotidiens. Ce projet prend forme à travers des ateliers participatifs avec des groupes d’habitants où l’écoacoustique est mobilisée comme médium technique. Désormais radicalement interdisciplinaire dans son approche de l’environnement nocturne, le collectif Renoir opère par ce travail la jonction entre les dimensions mesurées et les dimensions perçues du fénoir environnemental.
16Dans ses premiers temps (2013-2018), le collectif Renoir travaille l’articulation entre les processus de mise en protection du ciel étoilé et l’opportunité que trouvent les acteurs des espaces de faible densité pour ménager la ressource obscurité (Bénos et al., 2016 ; Challéat et Poméon, 2020). L’équipe réfléchit également à la question de la protection de la « qualité de la nuit » depuis l’interface entre l’urbain et le rural, en questionnant, par exemple, les rapports de pouvoir (Challéat et al., 2015 ; Challéat et al., 2018a). De nouveaux terrains de recherche s’ajoutent dans les Alpes du Sud (Baronnies provençales, Hautes-Alpes), les Cévennes (Parc national) et plus largement dans le Massif central (Parcs naturels régionaux). Plusieurs publications rendent compte des modalités de territorialisation de la ressource obscurité et des jeux d’acteurs (Lapostolle et al., 2015 ; Challéat et al., 2018b ; Lapostolle et Challéat, 2019 ; Lapostolle et Challéat, 2021).
17Originellement ancré en sciences sociales, Renoir rassemble majoritairement des jeunes chercheurs précaires dans la mesure où, sur six membres du collectif, seulement deux d’entre eux sont maîtres de conférences – en l’occurrence en géographie, aménagement et urbanisme. Des appels à projets de recherche locaux et modestes (financement obtenu auprès de la Maisons des sciences de l’homme et de la société de Toulouse – MSHS-Toulouse –, soutiens financiers accordés par les unités mixtes de recherche [UMR] à des programmes exploratoires, etc.) constituent alors les premières opportunités pour installer des habitudes de travail et bâtir un répertoire méthodologique – fait d’entretiens individuels et collectifs, d’arpentages nocturnes pour caractériser les ambiances lumineuses, de photographies nocturnes, de récits de vie la nuit –, mais également pour amorcer la construction d’un réseau. À l’occasion du programme Cepymac (Ciel étoilé des Pyrénées et du Massif central), financé par la MSHS-Toulouse en 2014, nous rencontrons en entretien Georges Zissis, physicien au Laboratoire plasma et conversion d’énergie UMR Laplace) de l’université de Toulouse 3 qui mène des recherches sur les technologies de l’éclairage urbain. Il facilite l’intégration de deux membres du Collectif dans le réseau Loss of the Night Network (LoNNe), structuré autour d’une Coopération en science et technologie (COST) de l’Union européenne (2012-2016) et qui regroupe des scientifiques issus de différentes disciplines (physique, biologie, écologie, médecine, ingénierie, aménagement urbain, géographie, économie, psychologie sociale, etc.).
18Pour Renoir, c’est une étape clé laissant entrevoir, pour l’un des membres, la possibilité de sortir de la précarité statutaire par l’obtention d’un postdoctorat, et permettant à l’ensemble du collectif de confronter son approche embryonnaire aux travaux plus établis sur les effets négatifs de l’éclairage artificiel nocturne. À travers les disciplines qu’il agrège, l’intérêt de ce réseau se manifeste par des prises de contact et des discussions informelles avec des chercheurs en sciences expérimentales, en particulier de jeunes écologues français travaillant sur les effets perturbateurs de la lumière artificielle nocturne sur le vivant non humain. Implicitement, les résultats de leurs travaux questionnent les politiques d’éclairage public et recouvrent des enjeux de géographie de l’environnement et d’aménagement de l’espace. Ces discussions aident à l’obtention, en 2018, d’un programme de recherche Infrastructures de transports, territoires, écosystèmes et paysages (Ittecop), cofinancé par le ministère de la Transition écologique (MTE) et l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe). Initié par Clémentine Azam, jeune chercheuse fraîchement diplômée et rattachée au Centre d’écologie et des sciences de la conservation (UMR Cesco) du Muséum national d’histoire naturelle de Paris, le programme Chirolum (Comment limiter les impacts écologiques de l’éclairage artificiel nocturne le long des infrastructures linéaires de transports ? Caractérisation de l’influence des paramètres lumineux des LEDs sur les mouvements des chiroptères, voir Barré et al., 2021) permet au collectif Renoir d’intégrer un consortium à l’interface entre l’écologie et la géographie de l’environnement. L’une des phases de terrain de ce programme, menée le long du canal du Midi et du canal de Brienne à Toulouse, en juin 2018, sera décisive dans le rapprochement entre Samuel Challéat, du collectif Renoir, et Kévin Barré, chercheur postdoctorant du programme Chirolum au sein de l’UMR Cesco.
19Les échanges noués sur le terrain amorcent une réflexion interdisciplinaire permettant d’introduire, dans la revue Ecology and Society, le concept de « réseau écologique sombre » (Challéat et al., 2021). En soulignant l’importance de l’obscurité comme nouvelle dimension de la connectivité écologique et en se positionnant dans la continuité des travaux de Renoir sur l’obscurité comme ressource territoriale, ce concept offre une double perspective pour une préservation intégrée (McShane et Wells, 2004) de l’environnement nocturne : lutter contre l’homogénéisation et la fragmentation des habitats, d’une part, (Jongman, 2002), et insérer les théories de la conservation dans les pratiques d’aménagement, d’autre part, (Opdam et al., 2006). Au-delà de la création du concept, l’apport de l’interdisciplinarité est de montrer les difficultés pratiques de l’opérationnalisation et de la déclinaison en instrument d’action publique. Plutôt que l’hypothétique « trame noire », conçue par la doctrine planificatrice technostructurelle (OFB, 2021) et qui correspond à une mise en ordre du vivant suivant des infrastructures dédiées, la traduction du concept de « réseau écologique sombre » dans l’action publique conduit de facto à considérer, en premier lieu, la trame éclairée – c’est-à-dire le réseau de points lumineux, seule matérialité tangible sur laquelle il est rationnellement possible d’intervenir dans les zones à enjeux socio-écologiques, afin de rééquilibrer besoins humains de lumière et besoins humains et non humains d’obscurité.
20Considérer la matérialité de la trame éclairée pour rééquilibrer les besoins humains de lumière et les besoins humains et non humains d’obscurité est un apport important des croisements disciplinaires. Ceux-ci posent, en particulier, que la connaissance métrologique et statistique gagnerait à s’accompagner d’un travail d’acculturation et d’appropriation de la problématique par les usagers et les gestionnaires des milieux, et bien entendu par les pouvoirs publics décisionnaires. En effet, derrière le référentiel de « l’éclairer juste »4 qui s’est progressivement imposé aux parties prenantes de l’éclairage public sous couvert de « transition énergétique pour la croissance verte », émergent les dimensions socioculturelles, écologiques et sanitaires, toutes liées à la qualité de l’environnement nocturne. Cette « qualité située » commande de territorialiser les enjeux de préservation de l’environnement nocturne. Aborder la préservation de l’environnement nocturne par la question de sa territorialisation nous permet alors de consolider les relations disciplinaires pour éviter certaines erreurs de raisonnement scientifique rencontrées sur d’autres objets et thématiques – à l’instar de celles que l’on peut lire dans la pétition des écologues du 8 avril 2020, parue dans le quotidien Libération5, ou de celles rencontrées dans le récent article de Cafaro, Hansson et Götmark paru dans la revue Biological Conservation6 (Cafaro et al., 2022). Ici, les sciences sociales rappellent qu’en manipulant de manière hasardeuse des catégories générales comme « l’humanité » ou « la population », ces prises de position et travaux essentialisent un homme coupable de tous les maux écologiques, en tous lieux et toutes époques – car l’anthropocène est ici tellement englobant qu’il en devient imprécis et injuste. Ils donnent un sauf-conduit à l’expertise techno-scientifique modélisatrice, capable d’expliquer et proposer des solutions salvatrices… mais à quelles fins ? Ainsi, résonner dans le monde clos de l’expertise techno-scientifique n’est pas raisonner dans le monde réel, qui appelle une action mesurée, située et soutenue par l’enquête.
21La territorialisation de la préservation de l’environnement nocturne oblige à (r)assembler les connaissances issues de la métrologie, de l’écologie et de la chronobiologie sur les effets perturbateurs de la lumière artificielle sur le vivant humain et non humain, les enjeux d’aménagement des espaces urbains et ruraux, et les autres questions d’ordre politique, réglementaire et paysager qui cadrent les politiques d’éclairage public. Cette association de disciplines et de modalités de recherche appelle la négociation d’un énoncé expérimental organisant la discussion entre les différentes perspectives en présence. Ainsi, le protocole déployé à Saint-Joseph en avril 2022 pour instruire les effets de la lumière artificielle nocturne sur les deux espèces locales de chiroptères produira des données dont l’interprétation et la pertinence seront soumises au processus d’évaluation par les pairs. Passée l’étape de la validation, le dispositif expérimental interdisciplinaire ouvrira l’interprétation de ces données au débat au sein d’ateliers avec des usagers et des parties prenantes de l’éclairage public, de manière à concevoir des scénarios d’atténuation ou d’extinction de l’éclairage public relativement aux besoins d’obscurité et de lumière. Les scénarios envisagés donneront lieu à une hiérarchisation sur la base de critères socio-écologiques définis et discutés lors des ateliers. Ils pourront alors être modélisés pour aider à une prise de décision informée par ces délibérations.
- 7 Comme le souligne Vincent Devictor (2018, p. 75-76) : « l’étude de la dynamique des écosystèmes (...)
- 8 « Cependant, Lawton (2007) affirme qu’il est naïf de supposer que les preuves scientifiques fourni (...)
22L’énoncé expérimental interdisciplinaire élaboré par les chercheurs d’Outrenoir fait entrer la science en société en proposant un cadre de délibération scientifique et démocratique réplicable, un prototype qui dépasse l’argument d’autorité visant « l’acceptabilité sociale » des mesures de protection de l’environnement nocturne. C’est une tendance courante dans le domaine de l’environnement nocturne, où la conception managériale de la protection de la biodiversité conduit certains scientifiques à juger « pertinent de mener des études transversales écologie-société […] pour mieux comprendre les mécanismes puis pour favoriser l’acceptabilité des mesures à visées écologiques » (Sordello, 2017, p. 9). Sous couvert de connaissance des « lien[s] personnel[s] et parfois même affectif[s] et psychologique[s] [qui peuvent] en effet exister vis-à-vis de l’éclairage artificiel nocturne [et] peuvent éventuellement constituer des freins à certaines mesures de gestion » (ibid.), l’acceptabilité sociale est ici une façon de faire des populations ainsi décrites le véhicule des instruments techno-scientifiques. Ainsi la définition des finalités de l’action reviendrait aux experts armés de leur connaissance7 puis « si la science est solide mais que le système ne répond pas, les sciences sociales [pourraient] avoir un rôle à jouer dans la communication et la traduction des politiques, pour aider à faire passer le message. » (Lowe et al., 2009, p. 300, à propos de Lawton, 2007 ; nous traduisons8).
23A contrario, notre pratique de l’interdisciplinarité n’est pas un exercice de diplomatie ou de réduction des conflits d’interprétation sur un problème ou un objet donné. Elle pousse la logique disciplinaire dans ses propres retranchements. Aussi les chercheurs en sciences sociales ne peuvent-ils eux-mêmes ignorer la matérialité biophysique, les dynamiques du système Terre et les limites planétaires (Rockström et al., 2009 ; Steffen et al., 2015). La (re)connaissance des effets concrets et situés du changement environnemental global sur les individus, les populations et les sociétés, rend tout autant inopérantes des sciences de la nature aveugles des systèmes sociaux (enjeux de pouvoir, de production, d’organisations sociales et formes institutionnelles de l’action), que des sciences sociales ignorantes des niveaux et formes d’organisation du vivant (Atlan, 2015).
24Poser que la causalité est dépourvue de sens et de finalité n’est pas d’un grand recours dans les enjeux d’aménagement de l’espace et d’urbanisme sous contrainte écologique forte à l’ère du capitalocène. Dans les zones à enjeux socio-écologiques des franges du Parc national de La Réunion, là où les pressions urbaines et lumineuses rencontrent l’obscurité des espaces (semi-)naturels, il convient d’établir les conditions de la délibération entre les besoins d’obscurité et les besoins de lumière. L’obscurité naturelle est nécessaire au fonctionnement du vivant. En effet, faune et flore ont évolué dans le temps long suivant l’alternance nycthémérale entre lumière et obscurité résultant de la rotation de la Terre sur elle-même. En conséquence, du point de vue de l’écologie, « mieux éclairer » c’est toujours éclairer moins. Mais dans les sociétés humaines, les besoins de lumière artificielle ne sont pas tous des besoins artificiels (Keucheyan, 2019). Il convient alors d’établir des compromis d’aménagement par la délibération pour définir ce qu’est « mieux éclairer » ici et là-bas. Parce qu’elle met en tension des différentes lectures du cadre de vie, qu’elle questionne nos référentiels d’usage et d’attitude consuméristes et qu’elle amène à faire évoluer les façons de faire, la préservation de l’environnement nocturne doit être posée comme objet de débat et enjeu de société. Les ateliers menés dans le cadre de Fénoir y ont contribué. Toute action publique en la matière nécessite donc d’être débattue dans des arènes ouvertes à des publics pluriels, dans le but de produire une expertise d’usage et de pondérer les approches planificatrices portées par les sphères d’action descendantes, tant celles de l’éclairagisme que celles de la conservation. L’enjeu est alors de faire sortir les sciences de la nature de leur rôle de pétitionnaire sans réduire le rôle des sciences sociales à une fonction de traduction.
25L’échelle locale du voisinage apparaît ici pertinente pour rapprocher l’action collective de préservation de l’environnement nocturne des systèmes de valeurs et de représentations liés à l’épaisseur physique, écologique, historique, socio-économique, politique et symbolique du territoire. Cette mise en adéquation est l’enjeu de la territorialisation, processus situé d’hybridation de pratiques habitantes, d’action publique et de savoirs scientifiques ou, dit autrement, une combinaison des expertises techniques, scientifiques et d’usage. Telle que nous la définissons, la territorialisation vise donc à former des publics capables de définir des problèmes, de participer à l’enquête, à la collecte de données, d’être inclus dans les protocoles d’analyse pour, in fine, participer à la proposition de solutions. Sur la base de nos travaux exploratoires, c’est précisément ce besoin de situer les connaissances et leur traduction opérationnelle au plus près des enjeux d’aménagement qui convainc le Parc national de soutenir la construction d’une déclinaison locale du dispositif Observatoire de l’environnement nocturne du CNRS.
26À la suite des missions de novembre 2021 et d’avril 2022, les coordinateurs du programme Fénoir proposent à la direction du Parc national de doter le territoire réunionnais d’un Observatoire de l’environnement nocturne (Challéat, 2021 ; Challéat, Milian et al., 2022), dispositif opérateur et organisateur de la démarche interdisciplinaire initiée. Les bénéfices prévisibles pour l’ancrage territorial de sa stratégie de préservation de l’environnement nocturne de l’île incitent le Parc à appuyer la démarche en recrutant, en juillet 2022, un agent chargé d’œuvrer avec l’équipe de recherche à la construction de l’Observatoire réunionnais de l’environnement nocturne (OREN). Cet Observatoire permet d’ores et déjà le déploiement simultané de plusieurs opérations de recherche impliquant des publics variés – habitants, collectifs d’usagers, responsables politiques, agents du Parc national et praticiens de la préservation de l’environnement, associations environnementales ou encore associations d’astronomie. Ces opérations consistent, de façon non exhaustive, en l’installation d’un réseau de capteurs pour le suivi de long terme de la pression lumineuse sur l’île, l’organisation d’ateliers participatifs visant à décrire, comprendre et analyser les rapports expérientiels à l’environnement nocturne dans plusieurs quartiers de franges urbaines, le déploiement de protocoles expérimentaux en écologie des paysages ou encore en un programme pluriannuel de formation-action des agents du Parc national aux enjeux pluriels de la préservation de l’obscurité.
27Ces premières opérations commencent à répondre aux trois objectifs que nous donnons, à plus long terme, à l’OREN. Tout d’abord, théoriser les socio-écosystèmes nocturnes pour produire des analyses et des résultats spécifiques aux sciences humaines et sociales, d’une part, et aux sciences de la nature, d’autre part, mais également produire des résultats à partir de croisements disciplinaires appelés par le cadre d’analyse socio-écosystémique. Ensuite, monitorer et modéliser les socio-écosystèmes nocturnes pour outiller les travaux de recherche de l’Observatoire. Enfin, faire dialoguer la recherche et l’action territoriale pour répondre au besoin de territorialisation de la préservation de l’environnement nocturne. Ce travail suppose de penser l’Observatoire réunionnais de l’environnement nocturne avant tout comme un lieu de rencontre entre disciplines, entre chercheurs et praticiens, entre scientifiques et autres acteurs sociaux.
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28Positionner l’Observatoire réunionnais de l’environnement nocturne en dispositif scientifique d’accompagnement de la fabrique des politiques locales consacrées à l’environnement nocturne n’est pas neutre quant à la posture de recherche associée. Nous soutenons que l’écologisation des politiques d’aménagement en général et d’éclairage public en particulier implique un rapprochement des expertises scientifiques, techniques et d’usage. La posture scientifique des chercheurs et des praticiens de l’Observatoire de l’environnement nocturne est donc à la fois critique et propositionnelle. Elle ne se satisfait pas d’une logique linéaire de division des temps, des lieux, des acteurs de la connaissance, de ceux de l’action et de la décision. Elle propose une démarche qui s’inscrit dans le processus cumulatif de la connaissance scientifique tout en mettant à disposition des solutions contextualisées construites sur le croisement entre savoirs académiques interdisciplinaires, savoirs vernaculaires et expériences de vie. La bonne décision n’est pas uniquement celle des experts, mais s’enrichit de l’expertise du quotidien des personnes concernées et nos travaux aux côtés des territoires invitent à inoculer de la convivialité (Illich, 1973) dans une démarche scientifique de proximité, à l’échelle fine des quartiers de vie, qui favorise le partage des savoirs et la construction du concernement, sans pour autant renoncer à sa prétention universalisante ni céder à l’antiscience.