Remerciements : Ce texte n’aurait pas vu le jour sans les encouragements d’Anthony Pecqueux. Il s’est également enrichi des remarques d’autres contributeurs de ce numéro, Francis Chateauraynaud, Alix Levain, Germain Meulemans, ainsi que de Marine Legrand. Qu’ils soient remerciés de leur accompagnement bienveillant.
1Sollicitée pour participer à ce numéro hors série, j’ai éprouvé de prime abord une réticence. L’invitation était de produire non pas un discours théorique sur l’interdisciplinarité dans la recherche sur l’environnement, mais de partager un récit d’expérience dans ce domaine. Or, depuis quinze ans, j’ai eu plusieurs expériences interdisciplinaires liées à l’environnement, certaines très positives et fructueuses, d’autres vécues négativement (et à propos desquelles je me suis jusque-là abstenue de publier). Je craignais que mon récit, forcément issu d’une expérience singulière, n’appelle des montées en généralité abusives – contredisant la diversité des configurations interdisciplinaires dont j’avais moi-même fait l’expérience. Si je relatais les expériences heureuses, je serais amenée à nourrir un récit irénique de la collaboration interdisciplinaire, et j’aurais été à l’encontre d’un impératif de vérité sur les ambivalences de ce type de recherche. Si je relatais les expériences douloureuses, je pourrais au contraire donner le sentiment d’exagérer les incompréhensions et les impasses. En outre, si l’exercice d’analyse des difficultés de l’interdisciplinarité est intéressant en soi (partant que la focale est assumée), il présentait pour moi le risque d’exposer des situations tendues dans lesquelles il m’était difficile de démêler les éléments personnels des éléments structurels. Je craignais en particulier de fermer toute possibilité d’amélioration de relations distendues avec des collègues. Enfin, par ce format du récit, je pouvais prêter le flanc à la critique précisément adressée par mes partenaires en sciences de la vie dans le cadre de ces collaborations difficiles, en l’occurrence le manque de scientificité des recherches en sciences sociales. À la réflexion, mes scrupules devaient être levés par une raison supérieure : l’enjeu d’explicitation de difficultés rencontrées par de nombreux collègues en sciences sociales engagés dans des configurations similaires, et qui alimentent moult discussions dans les couloirs des laboratoires ou les pauses-café des colloques.
2J’ai donc choisi d’exposer trois expériences contrastées d’interdisciplinarité autour d’enjeux de biodiversité, pour en faire un bilan, et en tirer quelques éléments corrélés à leur succès ou leur échec. Dans chacun des cas, il me faut expliciter les conditions de construction de la collaboration.
3Le fait que l’exercice repose sur une autoanalyse, menée individuellement, sans croisement des perspectives, peut apparaître de prime abord comme une limite. Ce choix méthodologique a d’abord été imposé par des contraintes de temps, ainsi que par des conditions de dialogue parfois dégradées. Cependant, l’analyse avançant, il m’est apparu de plus en plus clair qu’un retour d’expérience assumant son caractère subjectif avait une vertu productive et heuristique. Il permettait en effet de se dégager des habitudes intégrées d’autocensure du chercheur en sciences sociales, souvent amené à faire des compromis lorsqu’il se place en position de coproduction des connaissances et de copublication – et de les prendre pour objet même de réflexion. Ce biais subjectif, s’il en est un, est minimisé par un autre choix méthodologique : celui de mettre trois expériences en perspective les unes avec les autres, créant les conditions d’une mise à distance du singulier.
- 1 La « recherche action participative » stricto sensu correspond à une méthode de recherche interven (...)
4Deux des configurations de recherche présentées impliquent un tiers non issu du monde académique : elles sont à ranger dans ce qui se stabilise actuellement en France sous le terme de « recherche action participative », c’est-à-dire une recherche assumant tant une relation de partenariat avec les collectifs qu’elle concerne qu’une visée transformatrice1. Les enseignements qui en seront tirés auront sans doute une validité, ou une pertinence, à circonscrire au périmètre de ce type de recherche.
- 2 Les fondateurs de l’équipe avaient en particulier étudié l’évolution, sur plusieurs années, de que (...)
5Une première expérience de collaboration interdisciplinaire tourne autour du mouvement de réappropriation paysanne des semences né en France dans les années 2000 (Demeulenaere et Bonneuil, 2010). Dès le départ, le noyau dur de la collaboration rassemble, d’une part, des agriculteurs et salariés du Réseau semences paysannes (RSP), association créée en 2003 pour réhabiliter les variétés anciennes et locales, et au-delà, les pratiques de sélection variétale à la ferme ; d’autre part, une équipe de généticiens des populations de l’INRA (Centre du Moulon en Île-de-France) pionnière dans l’étude de la dynamique évolutive des plantes cultivées2.
6En outre, dès sa création, ce mouvement agricole contestant les orientations de la sélection moderne des plantes attire l’attention de Christophe Bonneuil, historien des sciences qui travaille alors à une histoire de l’amélioration des plantes à l’INRA : il y voit là un équivalent dans le monde agricole des collectifs de « profanes » faisant intrusion dans des dossiers technoscientifiques, abondamment étudiés par la littérature en science and technology studies. Cette entrée analytique le convainc d’embaucher en postdoctorat une ethnologue, spécialisée dans l’étude des savoirs naturalistes locaux et autochtones, à même d’étudier à grain fin le foisonnement et l’épaisseur des pratiques et représentations relatives aux plantes et aux semences développées dans le Réseau. Telle est donc ma première mission lorsque je commence cette recherche en 2005. La méthode de l’anthropologue, fondée sur l’immersion longue, nécessite de négocier de façon plus ou moins explicite sa place sur le terrain. Ici, les portes s’ouvrent après que j’ai fait la preuve d’une relative sympathie avec la cause des semences paysannes, et surtout après que salariés et cadres de l’association ont été convaincus de l’intérêt de développer des collaborations avec le collectif interdisciplinaire de recherche que nous formions. Un autre point de légitimité vient de mon implication dans l’association Sciences citoyennes, qui défend une recherche publique au service du bien commun, notamment via le développement des démarches participatives3. C’est d’ailleurs dans cet espace militant que j’ai rencontré mes deux partenaires chercheurs, et nous nous y côtoyons régulièrement.
7Une première collaboration formelle est montée en 2006 par le biais d’un projet financé par le Bureau des ressources génétiques (BRG), visant à étudier les « complémentarités entre conservation statique des ressources génétiques en collection, et gestion dynamique à la ferme ». Par l’attention qu’il accorde aux pratiques paysannes de remise en culture de variétés de pays et à leurs conséquences en termes génétiques, ce projet conduit à mettre en lumière la contribution du RSP à la conservation in situ de l’agrobiodiversité. Mon écot dans ce projet consiste simplement à renseigner, via des enquêtes de terrain, la circulation des variétés et les pratiques de culture associées, et à nourrir une discussion dans le champ de l’ethnobotanique. Ce partenariat reposant sur une pluralité de perspectives disciplinaires se révèle productif à plusieurs égards. Il donne lieu à une première analyse commune (Demeulenaere et al., 2008), et il a pour conséquence indirecte de donner une légitimité au RSP dans les institutions relatives à la biodiversité.
8Dans les années qui suivent, les collègues généticiens et moi-même tentons plusieurs années de suite de décrocher de nouveaux financements, via des projets principalement orientés par des questions de génétique, même si une place est laissée à des perspectives relevant de l’ethnobotanique. Dans l’attente, je continue de faire du terrain sur cette thématique des semences paysannes, hors contrat, avec des reliquats budgétaires : ce faisant, ma focale analytique se déplace vers les dynamiques de coconstruction des savoirs entre chercheurs et paysans au sein des projets de sélection participative. En résulte un premier texte, analysant (entre autres) la rencontre entre ces deux mondes sous l’angle de la friction (au sens de Tsing, qui comprend par là tant les frottements que les ouvertures d’avenir qu’ils occasionnent) (Demeulenaere, 2014). Puis, à la suite d’une sollicitation des coordinatrices du dossier « Recherches participatives » dans la revue Nature Sciences Sociétés (Chlous et al., 2017), nous travaillons de façon plus collaborative sur les enjeux liés à la croissance en taille des projets de sélection participative (Demeulenaere et al., 2017). Ce dernier texte me permet accessoirement de répondre à ce que je percevais comme une attente implicite, en l’occurrence prendre en main la rédaction d’un article collectif, contrepartie des publications en génétique dont je m’étais retrouvée (suivant les usages en sciences de la vie) cosignataire bien qu’ayant joué un rôle marginal.
- 4 Il convient de noter que les chercheurs de métier ont eu plus de temps à consacrer à ces relecture (...)
9Le déplacement de focale instauré par le premier texte suscite dans un premier temps des incompréhensions de la part des collègues généticiens, peu enclins à se voir pris dans le périmètre de l’analyse anthropologique. Cependant, ces tensions sont rapidement dépassée, grâce à la complicité que nous avions établie sur le long terme, et grâce à une ouverture certaine à la pluralité des modes de connaissance (au sein du monde académique et au-delà – le cœur de la collaboration visant précisément à prendre au sérieux les façons de connaître des paysans). Il n’en reste pas moins que ces critiques ont catalysé une inflexion dans ma méthode de travail pour le texte suivant. Tout au long de ma recherche, j’ai veillé à partager mes textes en amont de leur publication, invitant mes premiers lecteurs à faire remonter critiques, commentaires ou précisions. Pour l’écriture de l’article pour Nature Sciences Sociétés en revanche, la demande des partenaires généticiens était que nous discutions collectivement des hypothèses de recherche en amont même de la rédaction (voir la section « Méthodologie », dans Demeulenaere et al., 2017). Je me suis prêtée à cet exercice, au prix d’un rallongement significatif des délais d’écriture. Nous avons procédé à deux réunions formelles, à six mois d’intervalle, au cours desquelles j’ai proposé et détaillé des axes analytiques (sous la forme synthétique d’un diaporama), qui ont été collectivement précisés et réorientés. S’en sont suivis plusieurs cycles de lectures critiques du texte et reformulations4. La version publiée de l’article laisse apparaître les étapes de ce processus d’écriture, et les pistes analytiques abandonnées. Pour les textes ultérieurs, qui n’engageaient pas directement les généticiens, je suis revenue à la pratique antérieure, non seulement parce qu’elle était moins contraignante, mais aussi parce qu’elle apparaissait comme un meilleur compromis entre respect de la subjectivité des interlocuteurs de la recherche et pleine responsabilité du chercheur dans ce qu’il écrit et signe sous son nom.
- 5 Emprunté à Bachelard, le principe de rupture épistémologique est développé dans le manuel-manifest (...)
10C’est ainsi que j’ai oscillé entre une démarche d’anthropologie dialogique, dans laquelle l’anthropologue échange et teste ses idées avec ses partenaires, et une démarche « participative » implicitement inspirée du pragmatisme qui, à l’encontre du principe de rupture épistémologique entre le sociologue et son terrain posé par une sociologie de type critique, place le chercheur en situation de coenquêteur parmi d’autres, au sein d’un collectif interdisciplinaire et hybride5.
11Plusieurs années ont passé durant lesquelles nous avons essayé d’obtenir des financements pour le consortium. Outre le découragement à consacrer chaque année plusieurs semaines à retravailler la proposition pour mieux coller aux termes des appels à projet, je n’y trouvais pas d’espace pour la formulation approfondie de mes propres questions de recherche. Il faut y voir tant l’effet de la composition du consortium réuni que de la nature des guichets auxquels nous nous adressions. Faire de l’ethnologie du proche permet de faire du terrain à peu de frais, et autorise à se dégager des contraintes de la recherche par projet. C’est ainsi que la collaboration s’est quelque peu distendue, même si nous gardons, de part et d’autre, le souvenir d’une aventure riche sur le plan personnel, et féconde tant intellectuellement que politiquement.
12La deuxième grande expérience de collaboration avec les sciences du vivant s’est développée dans le creuset du Muséum national d’histoire naturelle, autour des dispositifs participatifs d’observation de la biodiversité. Au départ, un projet déposé au ministère de l’Écologie, dans le cadre du programme DIVA3 dédié alors à la Trame verte et bleue. Le consortium essentiellement composé d’écologues propose de compiler de façon pionnière des données issues de différents dispositifs d’inventaire et de comptage des papillons de jour, pour établir des corrélations statistiques entre présence ou abondance de telle ou telle espèce et caractéristiques du milieu, ceci afin d’évaluer l’importance des continuités écologiques pour ce taxon. Le projet comporte une dimension méthodologique pionnière, au sens où il veut tester l’interopérabilité d’observatoires hétérogènes, parmi lesquels les observatoires dits « participatifs » de la biodiversité qui en appellent à l’observation volontaire.
13Lors de la première phase d’évaluation, le comité de sélection du programme émet un avis positif sur le projet, assorti d’une recommandation : il faudrait associer au consortium des chercheurs en sciences humaines et sociales s’intéressant aux conditions de production des données dans ces observatoires participatifs, alors en plein essor. Travaillant à ce moment-là dans un laboratoire d’anthropologie de l’environnement hébergé au Muséum, précisément sur la coconstruction des savoirs sur la nature, je suis mise en contact avec le porteur du projet. Je rédige un « volet SHS », ajouté au projet lors de la deuxième étape de sélection – passée alors avec succès.
14Au milieu des années 2010, le laboratoire d’écologie du Muséum, le Cesco, est un acteur majeur du développement des sciences participatives, via son programme phare, Vigie-Nature, qui rassemble des observatoires participatifs touchant plusieurs taxons. Confronté à un fort turn-over des participants au programme Vigie-Nature, le laboratoire développe en interne des études sur les motivations des personnes à s’impliquer dans la production de données naturalistes. Cependant, les questionnaires peinent à cibler les publics ayant déjà quitté le dispositif ; et les enquêtes tendent à développer une vision atomisée et simplifiée des participants : ils sont pris comme des individus isolés et peu compétents, sans considération des collectifs dans lesquels ils s’inscrivent, ni des pratiques d’observation naturaliste auxquelles ils s’adonnent par ailleurs.
15Partant, la proposition socio-anthropologique est d’élargir la focale, et de travailler sur les pratiques d’observation naturaliste, y compris au sein de sociétés savantes ou de collectifs locaux naturalistes, au-delà des seuls dispositifs participatifs, de façon à mieux saisir ce que le développement de ces derniers change à la pratique naturaliste.
16Au bout de deux ans, le projet Levana arrive à son terme, et l’enquête ethnographique auprès des amateurs de papillons menée dans ce cadre par Emmanuel Charonnet, alors étudiant en master dans la spécialité « Anthropologie de l’environnement » du Muséum, ouvre des pistes de recherche suffisamment stimulantes pour envisager un prolongement en thèse. Une demande de bourse doctorale est déposée à l’école doctorale du Muséum. Pour répondre à l’injonction à l’interdisciplinarité posée par l’école doctorale, et pour contourner le fait que je ne détiens pas l’habilitation à diriger des recherches, la demande est portée par un duo de chercheurs inscrits en écologie et en anthropologie sociale. Cependant, à ce stade, il n’est pas question d’enquêter sur Vigie-Nature et son observatoire participatif des papillons de jour (dénommé Sterf, pour Suivi temporel des rhopalocères de France) : le cahier des charges fixé au doctorant hébergé dans les locaux du Cesco est d’enquêter sur les milieux lépidoptéristes et leurs pratiques naturalistes. Ce n’est qu’après plusieurs années de socialisation au sein du laboratoire d’écologie, après avoir passé plusieurs épreuves de restitution de ses travaux dans cet espace scientifique, qu’il commence à porter son regard sur le dispositif participatif du Muséum.
17Comme dans l’exemple précédent, l’anthropologue était au départ perçu comme le traducteur d’un monde social auquel les chercheurs en sciences de la vie tentaient de mieux s’adresser. Son regard devait se cantonner aux acteurs profanes, en tenant loin de son analyse les dispositifs, savoirs et acteurs scientifiques. Mais avec le temps, le regard du doctorant s’impose comme suffisamment informé sur les milieux lépidoptéristes pour éclairer les potentialités et limites de l’observatoire de Vigie-Nature au regard des publics auxquels il s’adresse. Le jeune chercheur devient légitime pour entrer ouvertement dans le fonctionnement des projets Vigie-Nature.
18Dans le même temps, le regard des anthropologues sur leurs partenaires évolue. Lors des réunions mensuelles de suivi de la thèse, le codirecteur écologue de la thèse, dont le rôle aurait pu se restreindre à celui de prête-nom, se révèle précieux dans l’élaboration des hypothèses de recherche. Il nous conforte dans l’idée que la communauté de recherche en écologie scientifique comporte nombre de chercheurs attentifs à nourrir une réflexivité sur leurs pratiques, notamment du fait d’un fort degré de préoccupation face aux changements écologiques et d’une certaine ouverture aux idées de l’écologie politique et aux travaux de sciences sociales dans ce domaine. C’est du moins le constat que j’ai pu faire en travaillant au Muséum national d’histoire naturelle, institution qui encourage et catalyse au quotidien le dialogue entre disciplines des sciences de la nature et des sciences humaines et sociales, tout en assumant son rôle dans la production de connaissance, d’expertise et d’alertes sur la crise écologique.
19En termes de publications scientifiques (ce point doit être abordé car il importe dans la nature des relations et des productions interdisciplinaires), il résulte principalement de cette collaboration, d’abord la thèse d’Emmanuel Charonnet, soutenue en 2019 (Charonnet, 2019a), ainsi qu’un article publié dans la revue ethnographiques.org sur l’observation lépidoptériste, pour lequel Emmanuel Charonnet avait songé à proposer la cosignature à ses deux directeurs de thèse, ce dont je l’ai dissuadé, estimant que ce n’était pas l’usage en anthropologie en général, ni dans cette revue en particulier (Charonnet, 2019b). Nous travaillons actuellement à un texte abordant les recompositions actuelles du Sterf pour faire face au déficit de participation des lépidoptéristes. Destiné à une revue plus interdisciplinaire, il sera signé par nous trois, et à cette heure nous n’identifions pas de point majeur de dissensus.
- 6 Aucun nom ne sera cité par souci de discrétion.
20La troisième collaboration interdisciplinaire rassemble éleveurs, microbiologistes et anthropologues6. L’histoire commence en ce qui me concerne à l’automne 2017, par un courriel d’appel à l’aide envoyé par un éleveur de Loire-Atlantique au directeur de mon laboratoire – courriel qui m’est aussitôt relayé (car en lien très direct avec mes thématiques de recherche). L’UMR Éco-anthropologie, dont je fais alors partie, s’ancre dans une tradition de recherche développée pour documenter, visibiliser et défendre la légitimité des savoirs naturalistes vernaculaires. Serge Bahuchet, qui le dirige, est en pleine promotion de son ouvrage, Les jardiniers de la nature (Bahuchet, 2017), et il évoque au cours d’une émission sur une radio de grande écoute, le trésor inestimable que les artisans producteurs de produits fermentés ont entre les mains. Pour l’éleveur à l’autre bout du poste, cette petite phrase est le déclic qui le décide à écrire ce message.
- 7 En parallèle il y avait à l’époque un projet de création d’une laiterie artisanale, qui ne s’est p (...)
21L’éleveur en question élève des Bretonnes Pie Noir, une race de vaches à petits effectifs associée au terroir breton. Il fait partie à ce titre d’un collectif d’éleveurs qui valorise les produits de cette race par la production fermière d’une spécialité laitière fermentée bretonne. Le « gros lait » – puisque c’est de cette recette qu’il s’agit – était autrefois une production exclusivement domestique ; ce n’est que dans les années 1980 que la production pour la vente se développe et s’organise sous le nom d’une marque collective propriété du syndicat des éleveurs7.
- 8 L’expression désigne une composition complexe : il ne s’agit pas d’une seule espèce microbienne, m (...)
- 9 La texture et le goût finalement obtenus dépendent, outre de la qualité du lait et du ferment d’or (...)
22La typicité du produit repose sur l’activité de fermentation d’un mélange de micro-organismes spécifique à la région. Ce « consortium microbien »8 est « repiqué » de fabrication en fabrication : on utilise du gros lait produit sur la ferme pour ensemencer du lait fraîchement trait et pasteurisé, et lancer la fermentation de la production suivante9. Cependant, il arrive occasionnellement des « accidents de fermentation » : la fermentation ne se déclenche pas, et le lait reste (trop) liquide. Le ferment risque de se perdre à l’échelle de la ferme. La solution consiste à aller chercher du gros lait chez les collègues, ce qui n’est pas toujours aisé car les distances géographiques qui les séparent peuvent être grandes. En outre, comme il n’y a qu’une quinzaine de producteurs, le système est peu résilient et cela génère l’angoisse d’une perte définitive du ferment.
23Le courriel évoque une situation de blocage, que les compétences du laboratoire Éco-anthropologie sont susceptibles de débloquer. Un échange oral me permet d’en apprendre plus. Le collectif de producteurs de ce lait fermenté traditionnel est engagé, via le syndicat des éleveurs de la Bretonne Pie Noir, dans un projet de recherche avec un laboratoire de microbiologie de l’INRA pour « sécuriser le ferment ». Le projet, d’un budget de 50 000 €, est financé par une action européenne visant à mieux utiliser les variétés et races négligées, notamment en travaillant à leur viabilité économique. Le protocole proposé par les microbiologistes consiste plus précisément à analyser la composition du consortium microbien à partir de plusieurs échantillons, à isoler les souches (parmi les deux espèces de Lactococcus dominant le consortium microbien) associées aux qualités organoleptiques recherchées, en sélectionner deux, et proposer un cocktail de deux souches lyophilisées que les éleveurs pourraient utiliser en cas d’accident de fabrication. Une poignée d’éleveurs, minoritaires, s’inquiète cependant de la dénaturation du produit et du collectif d’éleveurs qu’un tel développement technique susciterait. Ils estiment que les microbiologistes n’ont pas compris l’identité du produit ni le projet agricole qui le porte : ce gros lait ne se définit pas par une association de deux souches, il est aussi et surtout le résultat de pratiques paysannes attachées tout à la fois à la biodiversité, au compagnonnage avec le vivant, aux démarches collectives… Leurs doutes restent peu audibles, et ils peinent à convaincre l’ensemble du groupe de l’urgence d’arrêter le projet. Leurs pairs leur opposent principalement deux arguments révélant le statut d’autorité accordé à la science, en l’occurrence : « il faut respecter les livrables annoncés dans le projet scientifique déposé », et « il faut faire confiance aux chercheurs, c’est leur métier ».
24C’est dans l’idée d’obtenir des appuis supplémentaires que cet éleveur particulièrement inquiet sollicite les anthropologues – ceux-ci étant plus enclins par leurs objets de recherche à se placer du côté de la raison des producteurs fermiers ou artisanaux. Il frappe à la bonne porte. Je partage son diagnostic sur l’enjeu de la situation : c’est un produit artisanal qui pourrait disparaître, menaçant la vie du collectif qui le porte.
- 10 J’emprunte l’expression au plaidoyer développé par l’Atelier paysan et Inpact (Initiatives pour un (...)
25Pour ne pas être seulement en opposition, notre interlocuteur a déjà élaboré des pistes alternatives pour la « sécurisation du ferment » en meilleure adéquation avec l’identité du produit. Il propose de tester plusieurs options de conservation du « ferment intégral » (i.e. l’ensemble du consortium microbien). La première, la congélation, se déclinerait suivant deux modalités : la congélation à -80 °C, température des congélateurs de laboratoire, une option qui a pour inconvénient à ses yeux d’impliquer une centralisation des échantillons à l’INRA ; la congélation à -20 °C, température des congélateurs domestiques, qui permet de préserver la souveraineté technologique des producteurs10. La deuxième option est pensée dans la même intention : il s’agit de tester en parallèle la conservation dans de l’azote liquide, équipement auquel les éleveurs ont recours en routine pour la congélation des paillettes de sperme.
26À l’époque, j’enseigne dans un master d’AgroParisTech traitant d’agroécologie, plus particulièrement dans un module où je parle de recherche participative. Je venais de recevoir la candidature spontanée, pour un stage, d’un étudiant microbiologiste de formation, intéressé par les démarches de recherche action participative.
27Après un premier contact avec les microbiologistes, conscients des oppositions que rencontre leur option et ouverts à l’intervention d’une anthropologue, j’élabore la proposition de codiriger avec eux un stage de master. La double mission du mastérant serait premièrement de tester en laboratoire les pistes alternatives de sécurisation du ferment, et deuxièmement de faire du terrain auprès des producteurs, pour en savoir plus sur leurs pratiques, leur attachement au produit, le projet collectif qu’ils portent autour de cette spécialité fermentée – de façon à faire resurgir toute l’épaisseur du contexte dans lequel ce gros-lait est produit. Le candidat est tout trouvé. Le financement de l’étudiant est déjà acquis ; il ne reste qu’à financer ses frais de terrains et les frais d’expérimentation en laboratoire – cela rentre parfaitement dans l’enveloppe budgétaire du projet européen. C’est au cours d’une réunion animée du comité de pilotage du projet, qui rassemble une dizaine d’éleveurs, et à laquelle les partenaires scientifiques sont conviés, qu’est actée la décision d’arrêter l’expérimentation de sélection du duo de souches, et la proposition de stage validée. Dans le même temps, je commence à rédiger une sorte de journal du déroulement du projet.
28Le stage se déroule pour le mieux, le mastérant se révélant particulièrement doué dans cette position délicate de diplomate – pédagogue pour vulgariser les savoirs et zones d’ignorance de la microbiologie, et toujours attentif aux interpellations des éleveurs pour les retraduire en questions de microbiologie. Ses résultats montrent de surcroît que l’option technique « congélation à -20 °C » est opérante.
29En septembre 2018 se tient le colloque de fin du programme, dans lequel le projet et ses résultats sont présentés devant une large audience, composée des financeurs et des autres lauréats. La réorientation du protocole de recherche pour mieux répondre aux attentes des éleveurs est assumée ; et à la satisfaction de tous, cette capacité d’adaptation chemin faisant est reprise par les organisateurs du programme européen dans leur synthèse, comme un exemple de bonne pratique de la recherche participative. Dans les coulisses de cette mise en scène des succès de la recherche participative (qui contraste avec la crise paroxystique qu’a vécu le collectif un an auparavant), mon malaise grandit quand j’en apprends plus sur les conditions de montage du projet : préparé dans l’urgence et sur sollicitation d’un tiers, pour répondre à l’appel d’offres européen, dans un dialogue exclusif entre salariés de l’association et scientifiques, mais sans consultation des éleveurs.
30L’histoire aurait pu s’arrêter là. Au printemps 2019, je reçois un message de la part de la collègue microbiologiste me demandant « comment on valorise le stage de master ? » (sous-entendu, comment on en tire une publication – on retombe là sur l’une des exigences implicites de la collaboration avec les sciences de la vie : publier). Nous convenons d’une date de réunion en visioconférence. En prévision de cette discussion, j’envoie les notes brutes de terrain dans lesquelles j’avais fait la chronique de ce que j’avais observé ou relevé depuis le début de mon implication dans le projet, invitant ma collègue à réfléchir aux pistes analytiques qu’il serait intéressant de poursuivre. Y figuraient la question des asymétries de pouvoir dans la production des connaissances, ainsi que les paradoxes d’une recherche participative procéduralisée qui met en scène l’articulation entre recherche académique et acteurs de la société civile, mais qui méconnaît les conditions de fonctionnement des associations, dans lesquelles les salariés doivent travailler dans l’urgence, sans avoir nécessairement le temps de consulter les administrateurs pour lesquels ils travaillent, et multiplier les projets pour autofinancer leurs salaires. Mon intention est alors de fournir les premiers éléments d’une analyse collective de ce que nous avions vécu. Cependant mes notes exposent de façon trop crue mon désaccord avec les orientations premières du projet, mes sympathies avec la position de l’éleveur dissident, et les stratégies que nous avions déployées pour que les alternatives qu’il proposait soient testées. Ce texte martyr est reçu comme une trahison, et suscite une discussion téléphonique anticipée.
- 11 Paradoxalement (ou pas), ma démarche double, d’accompagnement et d’analyse de la coconstruction de (...)
31Le malaise est palpable malgré les efforts de chacune pour se montrer constructive. Ma tentative d’explication est d’autant plus confuse qu’au fond, je n’arrive pas à identifier clairement les motifs qui m’ont conduite à envoyer ce document, assurément trop cru. Était-ce que je travaillais trop vite, sur de trop nombreux dossiers, et que je n’avais pas pris assez pris la peine de mettre les formes, et d’édulcorer mes notes brutes des formules susceptibles de heurter – que je n’avais pas suffisamment pris soin de mes partenaires en somme ? Avais-je pris trop confiance dans cette anthropologie dialogique et pragmatique que je prônais depuis ma recherche sur les semences paysannes, accordant trop de compétence réflexive à mes interlocuteurs11 ? Était-ce que je ne me satisfaisais pas du récit enchanté de la collaboration qui allait progressivement s’imposer, qui heurtait mon exigence de vérité ? Ne s’agissait-il pas tout simplement d’un acte manqué, me permettant de clarifier in fine, de manière certes un peu violente, mon objet d’étude ? Sans doute y avait-il un peu de tout cela. J’avais accumulé un matériau portant les germes d’une critique forte, et dont je ne savais plus quoi faire, sans avoir le sentiment de trahir des collègues qui m’avaient fait confiance. La suite de la discussion se déplace sur le terrain de la nature et du sérieux de mes recherches, confortant à mes yeux l’hypothèse de l’acte manqué. M’est reproché le périmètre trop large de mon enquête, ainsi que le manque de scientificité de mon travail. Je suis censée travailler sur les savoirs et représentations des éleveurs, sans élargir ; et pour ce faire, j’aurais dû conduire des entretiens systématiques avec les éleveurs, pour avoir un regard exhaustif, ou à défaut, représentatif des positions des producteurs. Je suis heurtée de me voir dicter mon objet et mes méthodes de recherche, ainsi que du défaut de reconnaissance de la diversité des postures en sciences humaines et sociales, nullement réductibles à l’étude de représentations collectives à partir de gros corpus d’entretiens visant la représentativité statistique.
- 12 Les événements de l’année 2020 nous ayant fait prendre du retard, le travail n’a pas encore été me (...)
32Le souci de réparer la relation domine. Une voie de sortie à cet échange tendu est proposée par les chercheurs en sciences sociales, qui reçoit un accueil favorable de la part des scientifiques, puis enthousiaste de la part du collectif paysan. Elle consiste à retracer la généalogie des collaborations entre les acteurs de la relance du produit dans les années 1980 et le laboratoire de l’INRA. La consultation des archives conservées par l’association des éleveurs révèle en effet que les projets d’identification-sélection de souches actives dans ce gros-lait traditionnel remontent à plus de trente ans. Elles ont été portées par un laboratoire, et dans un contexte historique, favorables à l’industrialisation des petites filières agricoles (Delfosse, 1991). Le protocole a été repris tel quel lors des tentatives successives de relance de la collaboration de recherche, et il semble que c’est le même protocole qui a été ressorti des tiroirs lorsque l’union des éleveurs de Bretonne Pie Noir et le laboratoire ont corédigé dans l’urgence une réponse à l’appel d’offres de la Commission européenne. Notre pari est que ce détour par la généalogie des projets pourrait mettre en lumière les contingences de l’histoire et alléger un peu les acteurs contemporains du poids de celle-ci12.
33Pour finir, il serait erroné de ne présenter cette expérience que sous l’angle de l’échec. Si les frictions de 2018 ont assurément suscité des affects négatifs, le mastérant a poursuivi en thèse de microbiologie, dans une démarche revendiquée de « microbiologie participative » visant à examiner les dimensions microbiologiques des pratiques de repiquage du ferment dans les réseaux de paysans-boulangers, et au sein de ce collectif de producteurs de gros-lait. Le collectif paysan en ressort fort de résultats scientifiques qui lui permettent d’objectiver ses pratiques ; il a en outre poursuivi sa réflexion autour de l’identité du produit, et a avancé dans des démarches de labellisation et de reconnaissance, au sein desquelles la pratique du repiquage d’un ferment lactique hérité sur plusieurs générations prend une importance centrale.
- 13 13 Le cadrage de la discussion portait « sur les enjeux autour de la réaction des personnes “enquê (...)
- 14 Je dois remercier Manu Pannier et Francesca Marin pour ce partage autour des déconvenues ethnograp (...)
34Avec des collègues anthropologues travaillant sur des questions environnementales, confiants dans la vertu heuristique consistant à analyser nos « ratés » du terrain (Stavo-Debauge et al., 2017), nous avons organisé un atelier-discussion « Retour (de bâton) du terrain »13, à l’issue duquel nous sommes ressortis confortés dans l’idée qu’il y avait une spécificité de l’enquête sur et avec des collègues en sciences de la vie14. C’est sur ce thème que la discussion qui suit se centrera.
35Indépendamment du sentiment de réussite ou d’échec qu’elles suscitent, ces expériences de collaboration interdisciplinaire laissent apparaître des thèmes transversaux.
36De façon récurrente transparaît la réticence des chercheurs en sciences de la vie à collaborer avec des collègues de sciences sociales qui les prendraient comme objet de recherche. Dans certains cas, cela s’explique par un défaut d’actualisation de la démarche des sciences humaines et sociales, qui continuent d’être associées à des objets ou des cadres de pensée caducs. Les sociologues restent par exemple souvent pris dans une conception « diffusionniste », datée, de l’innovation, celle qui distingue le moment de l’innovation technoscientifique de celui de sa diffusion dans la société : leurs objets de recherche sont alors cantonnés à des questions d’acceptabilité sociale. Les anthropologues sont quant à eux souvent renvoyés à leur objet d’étude historique, l’isolat culturel. Ils sont alors assignés à l’étude des représentations (culturelles) d’une nature dont l’étude objective resterait l’apanage des sciences naturelles. En corollaire, ils se retrouvent pris dans une double hiérarchisation des savoirs : celle qui pose les savoirs des sciences « dures » comme plus valides que les savoirs des sciences « molles » en vertu de degrés différenciés d’axiomatisation ; et conjointement, celle qui pose les savoirs scientifiques comme incontestablement plus robustes que les savoirs populaires. Cette assignation de position n’est pas facilement tenable, ou en tout cas, pas longtemps. Elle interroge de surcroît la raison d’être des anthropologues dans les collaborations scientifiques interdisciplinaires : supplément d’âme pour réenchanter des projets de recherche trop mâtinés de positivisme ? Caution SHS pour obtenir des financements dédiés à l’interdisciplinarité ? Traducteur entre des chercheurs en sciences de la vie tentés par la « recherche de plein air » (Callon et al., 2001) et les publics ciblés ? Si les anthropologues peuvent ponctuellement assumer l’accompagnement de scientifiques en sciences de la vie désireux de sortir des laboratoires, ils ne peuvent être réduits à ce rôle. Le cas échéant, il importe au chercheur ainsi assigné à cette place de faire de la pédagogie sur les objets contemporains des sciences sociales. Informées par les science and technology studies, elles s’intéressent à des dynamiques dont les scientifiques sont partie prenante. La prise en compte de ces derniers est d’autant plus incontournable que l’on traite de questions environnementales : celles-ci ont en effet pour principal mode d’existence, dans les sciences sociales, les discours et pratiques des acteurs qui s’en font les porte-parole, dont les scientifiques.
- 15 Mais l’idée que les sciences de la vie et de la terre fonctionnent suivant un raisonnement hypothé (...)
37La difficulté dans cet effort de pédagogie vient de ce que le chercheur en sciences sociales ne sait pas toujours très précisément quelle partie de ses observations ethnographiques il sera amené à approfondir et analyser ; sa problématique est rarement posée de façon définitive, mais est au contraire souvent reformulée-réinterrogée chemin faisant. Difficile de faire valoir cette façon de travailler face à des partenaires scientifiques posant la démarche hypothético-déductive ainsi que les approches quantitatives comme le gold standard de la scientificité15. Il importe alors de faire valoir que l’horizon du chercheur en sciences sociales n’est pas tant de viser la scientificité que de produire, de façon empirique et inductive, de l’intelligibilité sur des situations données ; et que cet objectif peut être atteint par des méthodes qualitatives, en aucun cas synonymes de manque de rigueur (Olivier de Sardan, 2008).
38Dans d’autres cas, les réticences des chercheurs en sciences de la vie viennent, non pas de leur méconnaissance des objets contemporains des sciences humaines et sociales, mais de la crainte de se voir objectivés, voire critiqués.
- 16 Avec toutefois un risque de malentendu sur ce que cela signifie : « quand j’ai commencé ma thèse ( (...)
39La question du malaise que suscite la posture objectivante du sociologue a été traitée de façon stimulante dans un article de Jean-Louis Genard et Marta Roca i Escoda, « La “rupture épistémologique” du chercheur au prix de la trahison des acteurs ? Les tensions entre postures “objectivante” et “participante” dans l’enquête sociologique » (Genard et Roca i Escoda, 2010). Quand bien même je ne me retrouve pas dans le type de sociologie que suggère le titre de l’article par sa référence à la « rupture épistémologique », ce texte évoque bien le sentiment de trahison des acteurs que j’ai pu rencontrer sur mes terrains. Les auteurs y pointent les difficultés éthiques que soulève l’« observation participante » pratiquée par de nombreux chercheurs en sciences sociales. Cette méthode leur apparaît par essence ambivalente en ce qu’elle articule intégration routinière dans la vie sociale et posture d’objectivation. Elle peut dès lors poser un problème éthique dans la mesure où elle repose sur l’utilisation d’éléments glanés sur le mode de la « conversation ordinaire », dans une démarche d’immersion, pour nourrir l’analyse de type sociologique. Pour y remédier les auteurs plaident pour une parfaite « transparence du déplacement de posture, [afin que] l’interlocuteur [soit] en mesure de saisir qu’il y a déplacement de sorte que l’adoption de la posture “objectivante” soit compréhensible et n’apparaisse pas comme un manque de respect » (Genard et Roca i Escoda, 2010). Les auteurs ajoutent – et cela rejoint mon constat sur la réflexivité des écologues avec lesquels j’ai pu travailler – que conversation ordinaire et posture objectivante ne sont pas imperméables : « la conversation ordinaire peut conduire ses participants à adopter à certains moments une posture “objectivante”. […] Dans la conversation ordinaire, la présence de moments “objectivants” s’inscrit dans la dynamique même de celle-ci et “fait donc partie” de la conversation » (p. 147). Dès lors, il importe pour le chercheur en sciences sociales de clarifier (peut-être de formaliser ?) les moments de bascule vers des moments « objectivants », sans prendre les collègues de court. Connaissant le besoin de réflexivité qu’expriment de nombreux chercheurs (ou laboratoires) en écologie, on peut même imaginer des dispositifs propices à susciter leur participation active à la production de savoirs réflexifs sur leurs propres pratiques. Un chercheur en sciences sociales – qu’il soit anthropologue, sociologue, ou historien… – pourrait endosser alors le rôle d’aiguillon de réflexivité16.
- 17 Voir à ce sujet les réflexions critiques de la philosophe féministe Cynthia Kraus, à l’encontre de (...)
- 18 Un collègue utilise le terme plus fort d’« allégeances ».
40Quant à la crainte de la critique, il faut reconnaître qu’elle est nourrie par certaines traditions enfermées dans une posture de dénonciation, tentées d’opérer des montées en généralité, ou de poser des conclusions court-circuitant le travail d’enquête. Pour rassurer mes interlocuteurs des sciences de la vie, j’ai pu argumenter que les sciences sociales – du moins celles que je souhaite pratiquer – ne sont pas critiques a priori, mais qu’elles sont d’autant plus pertinentes qu’elles s’autorisent (si besoin) à formuler des critiques. Tout l’art est de savoir trouver les formules et les espaces pour exprimer le cas échéant les problèmes rencontrés, de façon audible, constructive, sans que cela menace la relation. Cela suppose sans doute en amont de nourrir une conception positive et productive du dissensus17. Ce faisant, il ne faut pas exclure, dans certains cas, le surgissement de dilemmes, obligeant le chercheur en sciences sociales à arbitrer entre le maintien de relations harmonieuses de collaboration et l’exigence de vérité ou de complétude de l’analyse. Ces compromis18 sont d’autant plus forts et nombreux que le maintien de la collaboration conditionne l’accès à un terrain d’enquête, ou que sont posées d’emblée des exigences de copublication (comme c’est l’usage en sciences de la vie, où le régime de publication est bien plus intensif qu’en sciences sociales) impliquant de ne retenir que les énoncés consensuels.
- 19 Observation dans les panels de l’axe « Produire démocratiquement des savoirs » au congrès 2022 du (...)
41Un autre élément de réflexion concerne le cas particulier de la recherche interdisciplinaire et participative. L’idéal participatif vise l’horizon d’un effacement des asymétries épistémiques, et valorise la coconstruction des savoirs (Godrie et al., 2022). La posture pragmatiste, développée en réaction aux sociologies fondant la critique sur le monopole des outils d’objectivation, place l’enquêteur en situation de coenquêteur avec les acteurs de terrain. Elle s’aligne donc bien avec cet idéal participatif, et elle est d’ailleurs souvent revendiquée par les sociologues intervenant dans le cadre de recherches-actions19. La difficulté que nous avons pu rencontrer est que des asymétries subsistent entre disciplines. Dans certains espaces, les approches des sciences du vivant sont considérées comme plus légitimes et plus robustes que celles des sciences sociales. Lorsqu’elles surgissent au sein de dispositifs participatifs, ces asymétries mettent en échec l’idéal d’horizontalité qui est au cœur des démarches participatives radicales, et du pragmatisme. Revient alors le besoin de défendre l’autonomie des sciences sociales, dans la définition de leurs questions de recherche, dans leurs savoir-faire méthodologiques, dans leurs résultats, et leur rédaction – ce qui peut être fait ou vécu avec une certaine violence.
42Ce texte a beaucoup insisté sur les inconforts de la recherche interdisciplinaire. Dans tous les cas, des incompréhensions surgissent, des frictions surviennent… Mon expérience est que ces difficultés peuvent être résolues, avec le temps, s’il existe des principes qui les transcendent, comme l’amitié et un horizon normatif commun. Parler d’amitié peut paraître un peu fort, ou décalé ; j’entends par là, a minima, l’assurance partagée que la relation interpersonnelle établie est suffisamment importante pour que chacun se donne les moyens de dépasser les différends disciplinaires.
43Il faut également une conception partagée de la recherche, et un horizon d’action commun. Si, de nos jours, le domaine environnemental suscite le plus souvent une convergence des chercheurs autour d’un surcroît d’écologie, cela n’a pas toujours été le cas. À la fin des années 1990, les sciences humaines et sociales étaient dominées par les approches constructivistes (Blanc et al., 2022). Les relations entre anthropologues et écologues étaient tendues, parce que leurs horizons normatifs (rarement explicités) n’étaient pas partagés. Il s’agissait par exemple pour le champ de l’anthropologie de la conservation de décrypter les idéologies sous-jacentes aux politiques et programmes de conservation ; la réalité de la crise écologique ne se posait pas, ou passait au second plan derrière les enjeux de démocratie, et de défense des droits des populations ou des groupes minoritaires. Le contexte a changé. Dans les années 2010, le mouvement de balancier des sciences humaines et sociales est revenu vers la prise en compte de la matérialité du monde biophysique, conjointement avec la montée en puissance de la conscience d’une crise écologique majeure. La diffusion du paradigme de la « diversité bioculturelle » (l’idée selon laquelle diversité biologique et diversité culturelle sont intrinsèquement liées), ou celle du concept de « justice environnementale », ouvrent la voie à des convergences normatives, et partant à des alliances interdisciplinaires plus apaisées.
44Quel peut être le secret d’une recherche interdisciplinaire fructueuse ? Sur la base des expériences que j’ai relatées, j’y verrais trois conditions : partager un horizon normatif commun ; prendre soin de développer des relations interpersonnelles qui dépassent la collaboration de recherche proprement dite ; et assumer la part d’inconfort que comportera toujours la recherche interdisciplinaire.