1En 2016, les auteurs de cet article – respectivement anthropologue et artiste – ont entamé une collaboration visant à questionner les modes d’attention aux sols en milieu urbain. Du point de vue institutionnel, le projet est né au croisement de deux programmes auxquels nous participions : le projet de recherche Knowing from the Inside (KFI), porté par l’anthropologue Tim Ingold, et un format de résidence art et science porté par l’association d’art environnemental COAL. À travers ce projet, intitulé Pétrichor, nous avons entrepris de revisiter l’histoire des sciences du sol et des rapports entre sols et villes dans la construction de la ville moderne, en proposant un déplacement quant à l’appréhension du sol par une enquête basée sur – et mettant en scène – l’olfaction. Ce travail s’est d’abord matérialisé par une installation, puis par une série d’ateliers collectifs qui ont ouvert un espace de collaboration avec différents publics.
2À partir du compte rendu de ce projet de recherche-création liant art contemporain, anthropologie et sciences des sols, cet article envisage la manière dont art, anthropologie et écologie peuvent travailler ensemble, et se travailler mutuellement, pour développer des enquêtes de recherche-création sur les sols urbains – un type de milieu qui prolifère dans l’Anthropocène et pose des défis aux approches disciplinaires du fait que son existence tient à une histoire qui est autant humaine que naturelle. Nous envisageons ici l’interdisciplinarité comme un travail de correspondance, ce qui permet d’attirer l’attention autant sur la relation entre différentes pratiques de connaissances que sur la relation mutuellement transformatrice entre ces savoirs et le monde. Nous défendrons par là l’idée que l’intérêt d’une rencontre entre art, écologie et anthropologie réside plus dans la possibilité de cette transformation mutuelle que dans la production d’un savoir plus complet.
3Dans un premier temps, nous présenterons le champ de la recherche-création et la manière dont cette démarche a été reprise au sein du projet KFI. Nous aborderons ensuite la problématique des sols urbains et la manière dont elle remet en question les approches disciplinaires. Nous décrirons la genèse d’une résidence art-science dans laquelle nous avons utilisé les ressorts de la fiction pour explorer de nouvelles articulations de savoirs, et ce faisant, des nouveaux modes de relation aux sols, que nous avons présentés sous forme de « sols fictions ». Nous exposerons ensuite plus en détail le travail d’élaboration de Pétrichor, l’une de ces fictions de sol, qui explore la possibilité d’une pédologie olfactive et donne consistance à la manière dont un tel savoir transformerait notre rapport commun au sol urbain. Nous montrerons comment le processus de création de cette installation a pris la forme d’une enquête sur les sols et sur nos modalités de connaissance des sols qui, d’abord menée en coulisses, est ensuite devenue publique. Empruntant à la philosophie de l’éducation de Jan Masschelein, nous décrirons cette nouvelle phase de travail comme une école, une expérience collective d’invention d’un monde commun, et nous reviendrons en conclusion sur les liens entre la correspondance ethnographique proposée par Tim Ingold (2020) et la correspondance interdisciplinaire dont nous avons fait l’expérience.
4La notion de recherche-création s’est développée au cours des vingt dernières années, en particulier au Canada, dans le sillage de réflexions sur les transformations épistémologiques et ontologiques qu’impliquait une rencontre entre les modes d’enquête de l’art et des sciences humaines. Elle s’inscrit dans un contexte plus large de développement des démarches collaboratives entre artistes et chercheurs en sciences humaines (Baracchini et al., 2021), qui fait lui-même suite à une tradition plus ancienne d’emprunts plus ponctuels et unilatéraux (Foster, 1995).
5Dans un texte largement cité qui constitue un jalon du champ, Owen Chapman et Kim Sawchuk (2012) ont entrepris de clarifier la notion de recherche-création en la distinguant de trois autres modalités de relation entre recherche et création : la « recherche pour la création » (où la recherche intervient principalement au stade préparatoire d’un projet de création), la « recherche issue d’une création » (l’extrapolation théorique ou méthodologique à partir d’un projet de création), et la « présentation créative de la recherche » (qui comprend les modes alternatifs de diffusion de la recherche et ses données). Tout en reconnaissant que ces modalités peuvent se recouper et se retrouvent dans beaucoup de projets, Chapman et Sawchuk insistent sur le fait que la recherche-création s’apparente plutôt à de la « création en tant que recherche », qui questionne à la fois ce qui compte comme « recherche » et voit la création comme un processus de recherche plutôt que comme un objet ou une forme de présentation de la recherche.
6Ainsi, un trait central des démarches de recherche-création est d’insister sur l’hybridation des méthodes et des manières de rendre compte des démarches artistiques ou de recherche, et de reconnaître le fait que produire une œuvre ou un artefact peut être une forme de recherche légitime, y compris dans le monde académique (Clarke, 2020). Dans leur ouvrage Thought in the act (2014), les philosophes canadiens Erin Manning et Brian Massumi lient la recherche-création à une pensée processuelle et relationnelle du monde. Pour eux, la recherche et les savoirs qu’elle produit sont toujours enchevêtrés dans un monde en perpétuel devenir, comme le serait le travail d’un créateur. Ainsi, la démarche de recherche-création se fonde sur la reconnaissance que toute recherche est déjà une forme de co-composition avec le monde. Il ne s’agit pas tant de chercher à décrire, représenter ou analyser le monde comme s’il était extérieur au chercheur, mais plutôt de fonctionner sur un mode spéculatif dans lequel l’intervention cherche à « ajouter » au monde, à inventer de nouveaux mondes. Manning et Massumi insistent aussi sur l’indétermination des résultats de la recherche-création, sur leur caractère imprévisible et émergent : la recherche-création est avant tout une pensée dans l’acte (thought in the act) qui ne sépare par le savoir et l’expérience.
- 1 Le projet Knowing from the Inside : Anthropology, Art, Architecture and Design (ou KFI), dirigé pa (...)
7Cette approche comporte de nombreux liens avec les propositions de l’anthropologie contemporaine, qui depuis les années 1980, cherche à ouvrir à des formes de représentation et de production du savoir moins linéaires que celles de l’écriture ethnographique classique, notamment en initiant diverses formes de collaboration avec des artistes (Schneider et Wright, 2005 ; Kreplak et al., 2011). Si certains anthropologues ont vu dans les démarches artistiques une manière de renouveler les modes de représentation des cultures qu’ils étudiaient, d’autres ont insisté sur la manière dont l’art, en tant que forme de recherche, pouvait renouveler les modalités de production de savoir de l’anthropologie (Gatt, 2018 ; Clarke, 2020). C’est dans cette perspective que l’anthropologue Tim Ingold a réuni, de 2013 à 2018, une quinzaine d’artistes, anthropologues, designers et architectes à l’université d’Aberdeen au sein du projet Knowing from the Inside1. Faisant suite à la publication de son ouvrage Making (2013), le projet visait à élaborer et tester des modalités de production du savoir communes à ces disciplines. En effet, pour Ingold, elles consistent toutes à enquêter sur les conditions de la vie humaine par un engagement autant pratique et corporel que théorique et imaginatif avec les matériaux, les textures et les histoires qui forment la « toile de relations » (meshwork) du monde.
8Dans des termes qui résonnent fortement avec les théories de la recherche-création, Ingold affirme que la tâche première d’une anthropologie qui s’inspirerait de ces disciplines du « faire » n’est pas tant d’analyser, de décrire, ou d’interpréter le monde (et moins encore de « collecter des données » à son propos) que de correspondre avec lui. La notion de correspondance, qui connaîtra par la suite de nombreux développements – jusqu’à l’ouvrage qui lui sera consacré en 2020 – évoque chez Ingold une conversation perpétuée dans le temps, dans laquelle chaque partie répond à l’autre. Il s’agit d’une relation par laquelle l’enquêteur et son terrain se trouvent mutuellement travaillés, sinon transformés. Ainsi, bien que les idées d’Ingold se déploient au départ dans une trajectoire distincte de celles de la recherche-création, une partie des travaux menés au sein du KFI s’inspire directement d’auteurs relevant de cette approche, et une collaboration directe avec des figures importantes de la recherche-création (comme Erin Manning) se mettra en place au sein du projet.
9Entre 2013 et 2017, Germain Meulemans a réalisé une thèse sous la direction de Tim Ingold et de Véronique Servais sur la manière dont les savoirs scientifiques, experts et citoyens sur les sols urbains se transforment et entrent en tension à mesure que les sols urbains deviennent objet de préoccupation publique et scientifique. Les villes et les zones fortement urbanisées ont longtemps été considérées comme un hors champ – ou du moins un objet mineur et exotique – dans les sciences des sols, qui se sont avant tout pensées, à l’instar de la géologie ou de la chimie, comme des sciences de la nature. Pourtant, à partir des années 1990, des pédologues et des écologues du sol vont prendre pour objet cette zone grise que constituent les sols urbains (Meulemans, 2018a). Dans un mouvement que l’on peut rapprocher des discussions sur l’Anthropocène en géologie, des pédologues insistent pour que les activités humaines soient reconnues comme un sixième facteur de formation des sols (Dudal, 2005), tandis que l’Union internationale des sciences des sols lance en 1998 un groupe de travail et une conférence annuelle dédiée aux Suitma – les Soils of Urban, Industrial, Traffic, Mining and Military Areas – et que la catégorie de Technosol, décrivant les sols dont les activités humaines constituent le principal facteur de formation, fait son apparition dans le référentiel pédologique de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) en 2006 (IUSS Working Group WRB, 2006).
10Durant sa thèse, Germain a documenté le trouble que ces nouveaux objets d’étude généraient dans les sciences du sol. Au cours d’entretiens, des chercheurs lui disaient se demander si, en étudiant ces sols, ils faisaient encore des sciences naturelles ou bien déjà des sciences sociales. Leur discipline semblait traverser une crise épistémologique du fait de la perte de la notion de « nature » qui avait servi de boussole à la pédologie (comme à bien d’autres disciplines) depuis qu’il était question de l’étude scientifique des sols. La question que posaient ces chercheurs était celle d’un trouble dans la bonne distance à ménager avec les sols : comment décrire un écosystème dans lequel on intervient directement ? Comment penser ces sols si l’on ne peut les isoler des pratiques, des infrastructures et des savoirs qui les produisent continuellement ?
11Ayant rejoint le groupe du KFI à son début en 2013, il apparaît à Germain que travailler autour de telles questions pourrait bénéficier de l’approche expérimentale portée par le projet, et qu’une exposition, un scénario ou une expérience artistique pouvaient fournir d’autres ressources pour aborder les sols urbains, en suivre les fils et mener une enquête selon des modalités plus souples que dans la recherche académique.
12En 2015, par l’entremise de l’association COAL2, Germain rencontre l’artiste plasticienne Anaïs Tondeur, qui menait depuis plusieurs années déjà une pratique artistique ancrée dans une approche interdisciplinaire, avec des anthropologues et philosophes du vivant, géologues et physiciens, biogénéticiens et écologues, océanographes et astrophysiciens, dans le cadre de résidences d’artistes ou d’immersions dans des laboratoires scientifiques. Développé au moyen de protocoles d’enquête ou de récits spéculatifs ancrés dans la pensée écologique, son travail est présenté sous forme d’installations, de photographies, de vidéos, ou de marches3.
13Anaïs est à la recherche du pouvoir agissant des images et des façons de raconter le monde comme autant d’appâts pour ses transformations. Ainsi, nombre de ses projets naissent de rencontres sensibles avec un élément, un territoire ou d’autres formes de connaissances et de perceptions du monde. Par conséquent, elle affectionne la pratique de l’enquête qui mène à un état d’ouverture et d’attention amplifiée. Que ce soit sur les traces de phénomènes réels ou d’éléments et de personnages spéculés, ces sujets pistés deviennent pour elle des guides à même de nous accompagner vers des mondes autrement inaccessibles à nos perceptions. Elle s’intéresse en particulier aux interactions avec le végétal, l’atmosphère mais également avec les profondeurs de la Terre, le long des grandes failles tectoniques. Par exemple, dans la série de photographies Tchernobyl Herbarium4, débutée peu avant notre rencontre, elle tente de révéler dans la matière même des photographies les traces matérielles du désastre invisible, les stigmates de l’explosion nucléaire sur le corps des plantes de la Zone d’exclusion. Les photographies sont réalisées à partir de l’empreinte directe sur plaques photosensibles d’espèces végétales marquées par la radioactivité. Ces rayogrammes sont assemblés dans un herbarium, enrichi d’une planche photographique par année passée depuis l’explosion de la Centrale numéro 4.
14En 2016, COAL est mandatée par le Conseil départemental de l’Essonne pour programmer des expositions et des résidences « art et écologie » au domaine départemental de Chamarande, dans le cadre de ce qu’elle intitule « Laboratoire des cultures durables ». Elle souhaite organiser un cycle de résidence art-science sur les sols autour du travail d’Anaïs et de Yesenia Thibault Picazo, artiste également. L’écologue des sols Alan Vergnes, l’anthropologue Marine Legrand et Germain sont invités en tant qu’accompagnants scientifiques et la résidence bénéficie du parrainage de la géographe et artiste Nathalie Blanc. D’août 2015 à mars 2016, nous avons élaboré ensemble une exposition sur les sols, un travail qui s’est rapidement trouvé travaillé par les propositions du courant de la recherche-création. Anaïs, bien que très enthousiaste, avait émis des réserves quant aux collaborations avec des chercheurs. Lors d’expériences précédentes de projets art-science, elle avait parfois eu le sentiment d’avoir été cantonnée à la tâche de faciliter le transfert ou la vulgarisation de connaissances scientifiques, de communiquer la science. Ainsi, nous avons décidé collectivement que les rôles ne seraient pas assignés à l’avance dans ce projet. Si chacun arrivait avec son expertise propre, il était admis que celle-ci devait pouvoir être déplacée ou contaminée par celle des autres. Le travail que nous avons effectué au sein de la résidence a donc suivi un processus de co-investigation, dans lequel les scientifiques et les artistes, avec leur propre expérience dans différents domaines, ont participé à la formulation des questions de recherche sur lesquelles nous avons travaillé, puis aux différents volets de la recherche et aux processus de création eux-mêmes.
15Le programme de travail consistait à proposer une vision collaborative et spéculative des relations futures possibles que la culture urbaine pourrait développer avec ses sols. Ensemble, nous avons conçu un projet qui portait sur la manière dont les relations entre sols et sociétés se développent à une époque où la plupart des humains vivent dans des villes, et sont plus souvent confrontés à des sols pollués, imperméabilisés ou autrement transformés par les activités humaines qu’à des sols agricoles ou soi-disant naturels. Partant du constat, partagé dans les sciences humaines (Zitouni et al., 2018), que les sols tendaient à n’être envisagés que sous un jour idyllique (comme dans certains discours sur le jardinage urbain) ou comme un péril mortel à contenir (comme dans les discours sur la pollution), nous avons voulu explorer comment un autre type de relation aux sols anthropiques pourrait être possible et quelles formes d’éthique cela pourrait exiger et engendrer.
16La résidence Soil Fictions s’est développée durant six mois, au cours desquels ont eu lieu cinq ateliers de travail collectif de deux jours au domaine départemental de Chamarande. Lorsque nous avons commencé la résidence, nous savions que nous devions concevoir une exposition, mais tout le reste était ouvert pour nous. De cette expérience ont émergé sept installations collaboratives développées en binômes ou en trios. L’angle choisi était que ces installations devraient raconter des histoires, jouer sur un registre fictif, éventuellement dystopique, pour inviter à déplacer le regard sur les sols. Chacune de ces installations, par des techniques de mise en scène et des ressorts spéculatifs variés, tirait les fils d’une hypothèse relative aux rapports entre les sols et la vie urbaine. Chacune constituait, selon le vocable que nous avons adopté, une « fiction de sol ».
17Au cours des dernières décennies, de nombreux auteurs ont insisté sur l’importance de ne pas opposer la fiction et la réalité, l’imagination et les faits, ou l’invention et la description de manière trop rapide (Ingold, 2008 ; Haraway, 2016). Si ces avertissements ont souvent émané d’anthropologues cherchant à saper la dichotomie entre science et croyance dans l’étude du religieux ou des savoirs autochtones (Scott, 1996), ils ont aussi été repris par des historiens des sciences, qui ont montré qu’à l’époque moderne, écriture scientifique et fiction littéraire allaient souvent de pair. Ainsi, lorsque des savants écrivaient des récits de voyage fictifs, ceux-ci n’étaient pas considérés comme un à côté de la science, ou comme un moyen de mieux communiquer leurs savoirs, mais bien comme un moyen légitime d’approfondir la compréhension des phénomènes (Preston, 2015 ; Aït Touati, 2011). En questionnant les distinctions entre raison et imagination, ces auteurs nous invitent à réfléchir au statut du discours scientifique ainsi qu’à la capacité des arts et de la littérature à produire un savoir.
18En adepte de la philosophie spéculative et amatrice de science-fiction, la philosophe Isabelle Stengers (2020) propose de réhabiliter ces « aventures de pensée », de se saisir des possibilités de la fiction pour « [mettre] à l’aventure nos idées et nos définitions. [Mettre] ce qui semble aller de soi sous le signe de la spéculation, du “cela aurait pu être autrement” », dans un déplacement qui n’est pas sans rappeler les récits ethnographiques qui, eux aussi, « nous font sentir que d’autres manières de faire monde sont possibles » (ibid.). Ainsi, comme l’expliquent Nathalie Blanc et Marine Legrand dans un texte qui revient notamment sur leur participation au projet Soil Fictions, le recours à la fiction nous a permis de nous éloigner d’un rapport documentaire au réel pour « mettre en valeur une co-réalité qui se développe en tant qu’événement aux yeux des participants » (2019, p. 71). Plutôt que d’explorer le monde, il s’est agi de composer et d’ouvrir des mondes, de dérouler des hypothèses et d’évaluer leurs dimensions politiques et ontologiques. Chaque fiction de sol est une porte vers d’autres points de vue, d’autres conceptions de nos relations au sol, amenant un déplacement qui n’est pas sans rappeler la démarche ethnographique.
19Nos fictions de sol rejoignent ici les propositions de Maria Puig de la Bellacasa (2019), qui s’intéresse aux motifs actuels qui, dans les champs de l’art, de l’activisme, et de la science des sols, remettent en question les imaginaires objectifiant le sol comme une matière inerte, une ressource à exploiter, ou une surface à occuper, en insistant sur le caractère vivant et animé du sol. Reprenant Stengers, la philosophe montre comment ces motifs mettent en avant l’idée d’une interdépendance, d’un devenir commun entre humains et sols, en montrant comment ceux-ci « s’affectent mutuellement » (Bellacasa, 2019, p. 402, nous traduisons). Ainsi, « sentir » les sols comme vivants plutôt que comme une ressource inerte change les modes d’attention. Parmi les « motifs » qu’elle décrit, elle identifie le travail d’artistes qui donne forme à de nouvelles formes d’engagement sensoriel avec le sol par des installations, des performances ou des ateliers qui permettent à l’artiste et à son public de se laisser affecter par les sols en incitant une intimité matérielle, corporelle avec ce dernier. Dans ces expériences, la « revitalisation du sol se fait à travers une expérience sensorielle qui permet de cultiver des affections pour le sol » (ibid., p. 399, nous traduisons).
- 5 Pour une présentation de l’ensemble des installations présentées dans l’exposition, voir [URL :htt (...)
20Chacune des « fictions de sol » produites durant la résidence visait à répondre à une question permettant de retracer les processus d’attachement ou de détachement contemporains envers les sols urbains. Chaque projet d’installation était piloté par un binôme associant un chercheur et une artiste, tout en bénéficiant à chaque étape du regard et de l’expertise de l’ensemble des membres du collectif. Plutôt que de chercher à présenter des résultats aboutis, les installations mettaient l’accent sur le processus de recherche-création et sur l’exploration, la créativité et l’imagination qui l’accompagnent. Les thèmes abordés incluaient notamment l’invisibilisation de la vie des sols, les liens entre l’exploitation du sol et l’exploitation des corps féminins, les impasses de la promesse technoscientifique de la bioremédiation des sols pollués, ou encore les écologies émergentes dans un contexte de pollution à grande échelle du sol5.
21Dans la suite de cet article, nous présentons l’installation Pétrichor, que nous avons tous deux élaborée durant la résidence de Chamarande. Cependant, loin de se clore avec l’exposition de 2016, le parcours de Pétrichor s’est prolongé jusqu’à aujourd’hui en une série d’enquêtes pédologiques et olfactives ainsi que sous la forme d’autres installations. Nous rendons compte du processus de travail interdisciplinaire ayant mené à Pétrichor et de ses transformations dans le temps, et de la manière dont un travail de recherche-création initialement mené en binôme s’est transformé en un atelier-enquête collectif articulant des publics divers.
- 6 Le transect est une méthodologie consistant à arpenter un territoire selon un tracé linéaire de ma (...)
22L’une des « fictions de sol » élaborée durant la résidence Soil Fictions était Pétrichor, un protocole d’enquête sur les traces de l’odeur du sol après la pluie, phénomène connu sous le nom de « pétrichor ». Le protocole de recherche-création que nous avions conçu alors impliquait de suivre deux transects6 traversant Paris du nord au sud et d’est en ouest. Pour nous guider nous avons inventé un personnage de fiction, qui cherche à collecter et à classer les nuances « pétrichor ». En nous glissant dans la peau de ce scientifique imaginaire, tous les cinq cents mètres environ, nous collections un échantillon de sol, peu importe l’environnement dans lequel nous nous trouvions. Tels les pédologues qui encore aujourd’hui découvrent de nouveaux sols, notamment en milieu urbain, nous avons pu percevoir la multiplicité des sols en ville. De la terre végétale au sol de remblais, en passant par la matière poudreuse issue des fourmilières, nous avons extrait ensuite le parfum de ces sols, par un principe d’hydrodistillation, avant de mettre en mots et en couleurs les odeurs perçues. L’intention n’est pas de reproduire l’odeur du pétrichor, mais de se rapprocher de manière sensible des sols, de leurs genèses et de leurs devenirs.
Figure : Premier hydrolat de sol.
ⓒ Anaïs Tondeur, 2016.
23Les traces de cette enquête par l’olfaction ont ensuite été présentées sous la forme d’une installation composée d’une suspension de cinquante-deux flacons de verre contenant chacun un hydrodistillat de sol urbain collecté le long des deux transects. Une vidéo était projetée sur un mur en arrière-plan de la suspension. On y voit un homme se déplacer en ville, puis se baisser pour humer et collecter du sol de manière répétée. Un tirage offert aux visiteurs indiquait les points de collecte sur une carte et une description du paysage olfactif de chaque sol.
Figure 2 : L’installation Pétrichor, telle que montrée dans l’exposition Soil fictions à Chamarande.
ⓒ Anaïs Tondeur, 2016.
24Le néologisme « pétrichor » a été inventé dans les années 1960 par deux chimistes australiens, Isabel Bear et Richard Thomas. Il associe deux termes grecs : petra (roche) et ichor (essence). Dans leur article, Bear et Thomas (1964) affirment que « la nature de l’odeur argileuse », si familière aux promeneurs du monde entier, est liée à une substance appelée géosmine, qui émane du sol et est dispersée par la pluie. Plus tard, d’autres recherches (Becher et al., 2020) montreront que plusieurs composants – dont la géosmine – qui forment le pétrichor sont secrétés par les organismes du sol, notamment par les bactéries du genre Streptomyces auxquelles elles permettent d’entretenir une relation symbiotique avec les collemboles – de petits arthropodes qui jouent un rôle majeur dans l’écologie des sols, et qui sont un indicateur de la pollution des sols. Ainsi, le pétrichor n’est pas simplement « l’odeur de la terre », ou de la pluie, comme si elle en était une qualité intrinsèque. Elle émerge dans un système complexe d’interactions entre l’activité des bactéries du sol et sa stimulation par le rayonnement du soleil, les conditions atmosphériques qui piègent l’ozone près du sol et la brumisation provoquée par la pluie. Le pétrichor n’émerge que dans la correspondance (Ingold, 2020) des choses entre elles. C’est le caractère relationnel et processuel du développement de cette odeur qui nous permettait de suivre notre protocole d’enquête olfactive.
25Comme expliqué plus haut, plutôt que de chercher à exposer un quelconque savoir préétabli, l’installation était plutôt le résultat temporaire d’un processus de recherche par lequel nous avons cherché, par expérimentation, à nous rendre attentifs autrement au sol urbain. C’est dans ce sens que nous avons construit le personnage du savant visible dans la vidéo. Il s’agissait de se mettre dans les pas d’un expert de cette pédologie olfactive à laquelle nous voulions donner consistance. Notre inspiration principale, au-delà des travaux de Bear et Thomas, fut le chimiste Michel Eugène Chevreul (1786-1889). Anaïs Tondeur s’était intéressée aux travaux sur la couleur de ce savant dans le cadre de projets plus anciens et elle avait pris connaissance de son Mémoire sur plusieurs réactions chimiques qui intéressent l’hygiène des cités populeuses, dans lequel il rend compte d’une enquête sur l’odeur émanant du sol urbain. À cette époque, les sols urbains sont au centre de bien des inquiétudes, car de nombreux médecins tenaient leurs macérations intestines pour responsables des miasmes qui, pensait-on, corrompaient le corps et l’esprit des habitants des villes. Cherchant à comprendre le processus de formation des miasmes, Chevreul entreprend de collecter des échantillons de boue urbaine entre les pavés. Il les laisse ensuite macérer durant plusieurs années puis ouvre les bocaux pour procéder à leur analyse olfactive.
26Si elles font l’objet d’une publication au Bulletin de l’académie des sciences (Chevreul, 1854), ces expériences sur l’origine des miasmes urbains sont loin de constituer les recherches les plus connues de leur auteur. Tout d’abord, la théorie épidémiologique qui plaçait l’origine des maladies dans les miasmes sera supplantée par la théorie microbienne dans la seconde partie du xixe siècle. Ensuite, à l’époque de Chevreul, et en partie du fait du succès de la théorie des miasmes qui préconise d’isoler le sol des activités humaines, le sol des villes est progressivement scellé sous les pavés – bientôt sous l’asphalte et le béton – tandis que l’eau qui ruisselle en ville se retrouve de plus en plus confinée dans les égouts et que les déchets sont exportés dans les décharges périurbaines (Barles, 1993). Ce fort développement des infrastructures urbaines renforce la transformation sociomatérielle du « métabolisme urbain » et initie une séparation stricte entre le sol et l’atmosphère, qui se retrouvent désormais séparés par une couche imperméable. La palette olfactive des villes est réduite au silence en même temps que l’on bannit les processus de décomposition et de dégradation qui sont à l’origine de la formation des sols. Quelques décennies plus tard, la pédologie – la science moderne des sols – s’institutionnalise en Europe. La nouvelle discipline se concentre sur les sols ruraux et entreprend de classer les sols sur la base de critères essentiellement visuels. Selon un rapprochement courant dans les sciences modernes et contemporaines, la vision est supposée être le sens qui permet la plus grande objectivité, et l’utilisation de nuanciers de couleur et de clés de détermination basées sur des critères visuels est supposée garantir un plus grand détachement de l’observateur (Fox Keller et Grontkowski, 1983 ; Daston et Galison, 2012).
27C’est l’histoire de cette performance matérielle et épistémique de séparation entre ville et sols que nous avons cherché à questionner en créant cette fiction de sol et en nous mettant dans les pas de l’homme qui creuse. L’installation propose un récit uchronique : et si la pédologie olfactive que pratiquait Chevreul avait prospéré ? Et si l’odorat avait prévalu sur la vision dans l’appréhension moderne des sols et du monde ? Quelle compréhension des villes acquiert-on en prêtant attention aux processus qui donnent naissance aux odeurs éphémères qui les traversent plutôt qu’à leurs formes et volumes solides ?
Figure 3 : Germain Meulemans collecte un échantillon de sol le long du premier transect réalisé. Extrait du film de l’installation.
ⓒ Anaïs Tondeur, 2016.
- 7 En pratique, la pédologie est moins visuelle qu’il n’y paraît. Une ethnographie des pratiques d’ét (...)
28Le processus d’enquête et de conception de l’installation Pétrichor a constitué une expérimentation disciplinaire de deux manières différentes. Tout d’abord, il a constitué une expérience réflexive sur nos disciplines, sur leur caractère situé et sur l’histoire dont elles héritent en questionnant le « visualisme » – le « biais culturel et idéologique qui fait de la vision un sens plus noble que les autres » (Fabian, 1983, p. 106, nous traduisons) – qui sous-tend la pédologie et en montrant qu’emprunter d’autres chemins d’accès au sol pouvait révéler une tout autre réalité7. Dans le même temps, en cherchant à adopter les gestes et le regard de l’homme qui creuse, nous avons nous aussi dû incorporer une nouvelle discipline – et nous voulons parler ici non pas de la discipline au sens épistémologique ou institutionnel du terme, mais au sens d’un entraînement des sens, du corps, et de l’attention, à la manière des étudiants en médecine décrits par Byron Good (1998) qui doivent apprendre à voir le corps « en médecins ». Ou pour paraphraser Isabelle Stengers (2013), comme l’apprentissage d’une manière particulière de se laisser affecter par son objet de recherche.
29Il s’agissait donc, avec ce projet de recherche-création et la discipline fictive qu’il matérialise, d’inventer une autre manière de nous exposer au sol par le biais de la fiction et de l’olfaction, de tenter de le comprendre autrement en performant ces autres formes d’attention. Nous l’avons dit, le pétrichor n’existe que dans la relation complexe entre la terre, l’atmosphère, les microbes du sol, mais aussi les humains, leurs déchets et leur métabolisme – autant d’entités qui ont été séparées à la fois sur le plan matériel de la construction des villes et sur celui de la construction des savoirs et des disciplines scientifiques. Ainsi, se mettre en quête du pétrichor nous a permis de percevoir le sol d’une autre manière, non pas en tant que frontière entre la terre et l’atmosphère, mais comme un site de correspondance entre ces processus, ou pour reprendre Ingold, comme « le lieu où la terre, avec ses matériaux, et l’atmosphère, avec son climat, se rencontrent et poursuivent une conversation sans fin » (2020, p. 90, nous traduisons) – une conversation qui se déroule aussi entre processus relevant de l’habitation de la terre par les humains et par les autres vivants.
30À la suite des expositions de l’installation Pétrichor dans le cadre de Soil Fictions au Domaine départemental de Chamarande en 2016, puis lors de la Nuit blanche 2016 à Paris, nous avons ressenti le besoin de partager le processus de recherche à un plus large collectif ouvrant ainsi le dialogue sur les liens entre sols et villes que nous avions explorés. Nous souhaitions partager le décentrement des sens dont nous avions fait l’expérience et le décalage de perception du sol qui en résultait, en humant, palpant, creusant les sols avec un public actif. C’est une invitation du projet à l’occasion de l’exposition de clôture du projet KFI à Aberdeen qui nous a permis d’expérimenter cette mise en partage du protocole Pétrichor.
- 8 Dirigée par l’anthropologue Marc Higgin, l’exposition The unfinishing of things a donné à voir pen (...)
31En mai 2017, les membres de KFI, leurs collaborateurs, ainsi que de nombreux invités, se sont réunis pendant une semaine à Aberdeen pour une série d’ateliers et de conférences qui devaient permettre de tirer les conclusions des cinq années du projet. Cette semaine de travail fut aussi l’occasion de terminer le montage de l’exposition du projet, intitulée « The unfinishing of things »8, dans laquelle figuraient deux des installations préparées à Chamarande, dont Pétrichor. Cependant, la demande de Marc Higgin, le commissaire d’exposition, était que la version qui serait exposée à Aberdeen soit conçue in situ, avec l’aide des participants à la semaine d’échanges du projet. Nous avons donc élaboré un nouveau transect qui courait de l’université au port d’Aberdeen. Mais contrairement à notre première expérience, ce transect et la collecte de sols ont impliqué une vingtaine de personnes.
32Une autre nouveauté de ce protocole partagé fut qu’il bénéficia de l’expertise de pédologues de l’IRD de Bondy et d’écologues des sols tels qu’Alan Vergnes, membre du collectif de Soils Fictions avec lequel nous échangions depuis le début de notre collaboration. Participer aux transects fut, pour ces chercheurs, une manière de montrer les gestes et le type d’attention qu’ils et elles déploient sur le terrain pour leurs recherches. Ainsi, là où la plupart des participants ne voyaient qu’un trottoir en béton, il pouvait attirer leur attention sur la matière qui s’accumule dans ses fissures et offre à de nombreuses plantes et mousses un substrat pour s’y accrocher. En spécialiste de la macrofaune des sols, Alan Vergne donnait à voir sa manière de repérer la présence de vers et de fourmis, ou de les attirer hors du sol pour les examiner.
33Le Pétrichor d’Aberdeen, puis un autre réalisé au Centre Pompidou dans le cadre d’un projet de cinq mois avec des jeunes de Neuilly-sur-Marne, ont inauguré une série d’enquêtes partagées, intitulées « Pétrichors urbains », menées jusqu’à aujourd’hui, toujours avec l’implication d’Alan Vergnes et d’autres pédologues, mais aussi de chimistes, d’historiens, d’urbanistes et d’écrivains. Ces ateliers ont été menés en collaboration avec des centres d’art contemporain, des musées, des centres culturels, des associations, des laboratoires de recherche, des collèges, des lycées et une bibliothèque universitaire. Les ateliers se déploient sur une durée variant de plusieurs heures à plusieurs mois, selon les possibilités des lieux d’accueil. Chaque protocole est ainsi partagé de manière plus ou moins approfondie, impliquant une marche au sein d’un territoire, la collecte de sols ouvrant autant sur l’histoire urbaine et pédologique des zones explorées que sur l’histoire des sciences du sol. S’ensuit une hydrodistillation de ces échantillons puis un travail de mise-en-mots des odeurs distillées, ensuite reporté sur une cartographie, habituellement tracée collectivement. Cette analyse olfactive des sols par l’écrit réintroduit ici la dimension narrative et spéculative, motrice de notre recherche à la genèse du projet. Nous invitons les participants à faire appel à la fiction ainsi qu’à leurs souvenirs personnels afin de se rapprocher le plus finement possible l’odeur du sol, alors que souvent les mots viennent à manquer pour décrire une expérience olfactive.
Figure 4 : Collecte de sol, Montreuil, résidence au Centre Tignous d’art contemporain.
ⓒ Anaïs Tondeur, 2018.
34Ces enquêtes-ateliers ont impliqué des groupes de participants très différents – collégiens, groupes de jardiniers, réfugiés, chercheurs d’un département d’anthropologie, membres d’une ANR sur la ville et les sens, publics des expositions d’Anaïs ou des journées de la science. Aussi, ces protocoles d’enquête partagée ont chaque fois bénéficié des connaissances de leur public. Dès l’expérience d’Aberdeen, nous avons réalisé que la participation de personnes habitant la région ou le quartier où se déroulait l’enquête permettait d’apporter de nombreux éléments de contexte historique, géographique ou sensible à l’enquête. Leur participation, toujours enthousiaste, permettait aussi d’aborder de nouvelles pistes, de comprendre de nouvelles manières dont les relations au sol importaient ici et pour ces gens. À Aberdeen, les participants nous ont parlé des noms des lieux que nous traversions. Ceux-ci faisaient l’objet de disputes entre les tenants de dénominations en gaélique écossais, et ceux qui revendiquaient l’héritage du dialecte local, le doric, donnant ainsi à voir les controverses autour d’une identité écossaise en reconstruction, mettant en jeu le paysage et les sols. Lors du déploiement du protocole, durant six mois à Montreuil, c’est la question de l’héritage industriel, de l’invisibilité des pollutions du sol, et des inégalités environnementales qui occupa la plupart des échanges. Si nous avions des éléments généraux à apporter aux participants au sujet des sols et de l’histoire des rapports urbains aux sols, ce sont les participants qui connaissaient le mieux l’histoire du site et permettaient de réaliser une enquête en lien avec les problématiques locales.
Figure 5 : Atelier Pétrichor à l’université Grenoble-Alpes en janvier 2022.
ⓒ Jean-Paul Thibaud, 2022.
35Un tel processus collectif de production, de problématisation et d’échange de savoirs sur les sols et les environnements locaux a transformé la démarche de Pétrichor qui, d’un projet de recherche-création impliquant une artiste et un anthropologue, s’est rapproché de ce que nous proposons de dénommer « une école du sol ». Dans la définition qu’en donnent les philosophes de l’éducation Jan Masschelein et Marteen Simons (2013), une école n’a pas pour but d’initier ou de socialiser, ni « d’équiper » les apprenants de connaissances qui les rendront aptes à exercer une profession, pas plus qu’elle ne peut se réduire à une série de salles de cours regroupées dans un bâtiment. S’éloignant de ces définitions communes, ils proposent de comprendre l’école comme une expérience collective d’invention d’un monde commun, en relation avec les « nouveaux mondes » avec lesquels les apprenants devront vivre. Masschelein et Simons insistent sur la séparation physique par rapport au monde de la vie quotidienne, qui fait de l’école un espace et un temps propice à « une forme de suspension » (ibid., p. 31). De ce fait, l’école sépare les choses de leur contexte normal et les soumet à un autre type d’attention. Il s’agit avant tout d’un espace où l’on peut s’intéresser, poser des questions, développer la libre pensée et créer de nouveaux concepts en s’inspirant de la recherche, de la littérature et des arts.
36Si Pétrichors urbains est devenu une enquête de nature très libre par rapport aux enquêtes menées dans un cadre strictement académique – que ce soit en SHS ou en sciences de la vie –, elle ne repose pas moins sur un dispositif répété de manière fidèle, qui inclut notamment le transect, la collecte, l’attention aux odeurs et leur histoire, et parfois la construction d’une installation. Tous ces éléments forment un système de contraintes que l’on se donne pour rencontrer les sols et déplacer l’attention. Masschelein (2012) souligne la distinction entre les protocoles et les méthodes. Pour lui, une méthode est un procédé qui est défini par ses fins, alors qu’un protocole s’articule autour de l’ouverture et de l’exposition. Dans les méthodes des sciences naturelles, ce qui sera considéré comme valide à la fin du processus est clos, défini dès le départ. Les méthodes prédéfinissent également les normes selon lesquelles les résultats peuvent être évalués, et ce qui peut compter comme objections – comme les commentaires émanant des pairs. En revanche, le protocole est
[…] une ligne directrice précise, que l’on suit sans relâche, mais qui n’a pas de fin determinée, pas de destination. C’est une sorte de chemin qui ne mène nulle part ; comme une entaille qui ouvre sur un monde. Suivre ce chemin ne vise pas à actualiser une intention ou à répondre à des attentes quelconques. Au contraire, la répétition et la régularité mécanique sans signification préétablie permettent, précisément, de décentrer nos intentions (ibid., p. 367, nous traduisons).
37Suivre une ligne à la manière du protocole de Masschelein consiste à la prendre comme une discipline, un guide sur la façon dont l’esprit et le corps doivent rencontrer le monde d’une manière particulière. À l’instar des contraintes d’écriture que s’imposent parfois les écrivains, le dispositif des ateliers Pétrichors urbains a été un outil permettant aux participants de s’éloigner d’eux-mêmes (et non de les amener quelque part), de se défamiliariser de leur environnement quotidien et de développer une attention nouvelle à son égard. Ce point nous permet de conclure cet article en revenant à la continuité entre l’enquête ethnographique et la démarche de recherche-création que nous avons décrite ici.
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38Pour Tim Ingold, l’observation participante devrait être comprise « d’abord comme éducationnelle plutôt qu’ethnographique : il s’agit d’une manière d’apprendre et cet apprentissage est souvent transformateur » (2008, p. 23, nous traduisons). Suivant les approches de recherche-création expérimentées au sein de KFI, le principe de Soil Fictions était de mener une enquête à la conjonction des approches artistiques et ethnographiques. Dans le même temps, et sur un mode original au sein du KFI, il s’agissait aussi pour nous de correspondre avec les propositions de l’écologie des sols – comme celle de sol vivant, qui trouble la vision du sol comme un arrière-plan ou une ressource (Puig de la Bellacasa, 2019). Au cours de la résidence Soil Fictions, puis des résidences suivantes et des ateliers Pétrichors urbains qui ont suivi, nous avons rencontré des scientifiques, visité des laboratoires et creusé l’histoire de ces sciences du sol en pleine transformation. Cette enquête a souvent ressemblé à un travail de terrain reconnaissable pour une anthropologie plus conventionnelle. Dans le même temps, le recours à la fiction et à la mise en scène et à la performance a permis de rendre palpables des mondes à l’interface entre les sciences du sol, l’art et l’anthropologie, des mondes par lesquels on peut se laisser affecter (Stengers, 2013 ; Puig de la Bellacasa, 2019), qui donnent à penser et à sentir d’autres pratiques et relations au sol.
39Comme Masschelein et Simons l’affirment, ce que l’on apprend durant l’enquête « partage quelque chose avec le monde existant (et de cette façon ajoute quelque chose au monde et l’élargit) » (ibid., p. 46, nous traduisons). C’est-à-dire qu’il « devient une partie du monde dans/par lequel nous sommes immédiatement impliqués, intéressés, intrigués, et donc aussi quelque chose qui devient une inter-esse (quelque chose qui n’est pas notre propriété, mais qui est partagé entre nous) » (ibid., nous traduisons). Ainsi, plutôt que de seulement chercher à mieux décrire le monde, le travail de correspondance interdisciplinaire engagé avec Soil Fictions et poursuivi avec Pétrichors urbains a pu, par petites touches, ajouter au monde. De la même manière qu’un ethnographe peut être travaillé et transformé par son terrain, cette expérience collective a entraîné une recomposition de notre regard disciplinaire et de notre manière d’appréhender le sol. Les résidences et ce protocole partagé ont fonctionné comme une école, un espace où nous apprenions ensemble à être affectés par les sols urbains. Leur dispositif a permis de nous faire sortir de nos disciplines en suivant un fil conducteur ensemble. En ce sens, il ne visait pas à articuler différents corps de connaissances, comme l’ambitionnent parfois les collaborations interdisciplinaires, mais à inventer d’autres façons d’être scientifique, artiste, anthropologue, ou habitant des villes.
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