1Depuis une dizaine d’années, bréviaires d’évolution sociale et essais d’histoire universelle fleurissent sur les tables des libraires. À l’interstice du champ académique et d’une littérature grand public, ils paraissent renouer avec un « grand récit » dont notre époque « postmoderne » était pourtant censée s’être délivrée (Lyotard, 1979). Or, parmi les thèmes qui nourrissent cette dynamique, celui de l’inégalité est certainement l’un des plus récurrents et structurants. Comme en écho au Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de Rousseau paru en 1755, en plein siècle des Lumières, la notion sert à problématiser, au prisme d’un passé plus ou moins lointain, plus ou moins mythique, de grandes questions sociales et politiques contemporaines. Sous ce terme d’« inégalités » se trouvent alors englobées de façon parfois équivoque des entrées aussi diverses que la propriété, la richesse, l’aliénation, le pouvoir, la hiérarchie, la violence, la domination, etc. Exploitation du travail, racisme, patriarcat ou encore crise environnementale s’entremêlent et résonnent dans de nouvelles philosophies de l’histoire qui ont pour ambition de retrouver les causes profondes des maux du présent.

2On peut sans doute identifier un double motif expliquant « ce surprenant retour de la grande fresque civilisationnelle comme genre narratif » (Hadad, 2020, p. 293) : les métamorphoses de la question sociale et l’intensification de la question écologique. Depuis les révolutions de la fin de l’Ancien Régime, la première ne désigne plus les hiérarchies de rang et de statut, mais l’écart entre l’égalité formelle ou juridico-politique des droits et l’inégalité matérielle ou socio-économique des conditions. Or différents travaux ont établi que les inégalités à l’échelle mondiale ont crû dans les dernières décennies (Milanovic, 2019 ; Chancel et al., 2021 ; Oxfam, 2024), phénomène d’autant plus visible et injuste qu’elles avaient connu une réduction progressive depuis deux siècles (Piketty, 2023). Quant à la question écologique, elle n’a certes pas attendu la seconde moitié du xx^e siècle pour se poser, puisqu’elle a en réalité accompagné le développement de la société industrielle (Jarrige et Le Roux, 2017), voire de la Modernité (Fressoz et Locher, 2020). Mais il n’en demeure pas moins que les risques et les inquiétudes liés au changement climatique se sont considérablement intensifiés dans la dernière décennie, de sorte que la question de l’effondrement de nos sociétés se pose avec une acuité nouvelle, comme en témoigne le succès de la « collapsologie » et des thèmes apocalyptiques, déclinés en une multitude de séries, films, jeux vidéo, romans de science-fiction, etc.

3Depuis Rousseau, la donne a donc changé. D’abord, la question sociale se pose sous une autre forme. Depuis que l’égalité est devenue un principe moral et politique fondateur des sociétés démocratiques modernes, les inégalités apparaissent d’autant plus injustes que la localisation de leur origine soulève un inconfortable paradoxe : comment ont-elles pu surgir ou se maintenir dans un régime qui se dit égalitaire ? En outre, la réflexion sur les inégalités de richesse, que légitime un « contrat social » prétendument passé au bénéfice de tous mais qui constitue en réalité un « contrat de domination » à l’avantage de quelques-uns, s’est redoublée d’une réflexion sur les inégalités sexuelles et raciales impliquées et dissimulées dans ce même contrat : d’où l’idée de « contrat sexuel » passé au bénéfice des seuls hommes, et celle de « contrat racial » au seul bénéfice des Blancs – autant de dénégations, proprement modernes, des inégalités sociales (Pateman, 2022 [1988] ; Mills, 2023 [1997] ; Pateman et Mills, 2007). Ensuite, la question écologique a acquis une portée historique nouvelle depuis que la promesse de progrès qui a animé le développement technique, scientifique et social des derniers siècles « s’est inversée en menace » (Jonas, 2009 [1979]). Dès lors, si « nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles », c’est en un sens que ne soupçonnait peut-être pas Paul Valéry au sortir de la Première Guerre mondiale (2022 [1919], p. 13). Enfin, questions sociale et écologique apparaissent intimement liées à l’intérieur des dynamiques qui animent le système capitaliste mondial, comme le suggèrent par exemple les concepts de Capitalocène (Moore, 2016), de Plantationocène (Haraway, 2020) ou d’Androcène (Ruault et al., 2020).

4Dans ce contexte d’urgence, ces différentes dynamiques paraissent particulièrement insoutenables, et ce dans tous les sens du terme – contradictoires, non durables, intolérables – propres à raviver des sensibilités millénaristes. N’est-ce pas le spectre de la fin qui fait revenir la question de l’origine, et nous conduit à nous demander ce qui a mal tourné dans l’histoire pour que nous en soyons arrivés là ? Derrière la question de l’origine, une autre question se profile chaque fois : comment redresser le cours de l’histoire, si c’est encore possible ? Parce que ces nouveaux récits convoquent comme les anciens un ordre idéal dont on se serait éloignés, porteur in fine d’une promesse d’harmonie, certains comme David Graeber et David Wengrow (2021) se réapproprient le sujet de l’inégalité pour montrer justement qu’une autre histoire de l’humanité est possible, plus libre, plus démocratique, plus diverse. Derrière la quête des origines, une quête des possibles ? Mais en prenant sciemment le contrepied de mystifications existantes, il se pourrait que ces auteurs reproduisent finalement le geste rousseauiste initial (Hadad, 2023). Jusqu’à quel point cette « célébration de la multiplicité des possibles » (Scheele, 2021) peut-elle prétendre rompre avec la quête des origines sans assumer à son tour la forme d’un mythe ?

5Ce numéro de la revue Tracés interroge les résurgences et réappropriations actuelles des discours sur « l’origine des inégalités » à partir d’études centrées sur des objets déterminés. Il prend acte du réinvestissement contemporain de la question rousseauiste pour mieux problématiser ce retour des grands récits à l’aune d’approches situées, issues de l’anthropologie, de l’archéologie, de l’histoire, de la sociologie et de la philosophie.

« L’origine des inégalités » : le retour des grands récits ?

6La parution, la traduction ou la réédition d’ouvrages de grande ampleur, prenant pour fil directeur, pour point de départ ou pour titre la question de l’origine des inégalités constituent l’une des tendances éditoriales actuelles en sciences humaines. À défaut d’une liste exhaustive, citons par exemple, dans l’ordre chronologique : De l’inégalité parmi les sociétés de Jared Diamond (2000 [1997]), Naissance des inégalités, invention de la hiérarchie de Brian Hayden (2013), Conversation sur la naissance des inégalités de Christophe Darmangeat (2013), Les dix millénaires oubliés qui ont fait l’histoire : quand on inventa l’agriculture, la guerre et les chefs de Jean-Paul Demoule (2017), Homo Domesticus, une histoire profonde des premiers États de James C. Scott (2019), Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité de David Graeber et David Wengrow (2021), Une histoire des inégalités de l’âge de pierre au xxi^e siècle de Walter Scheidel (2021 [2017]), Une brève histoire de l’égalité de Thomas Piketty (2021), Le voyage de l’humanité, aux origines de la richesse et des inégalités d’Oded Galor (2022), Les chasseurs-cueilleurs ou L’origine des inégalités d’Alain Testart (1982, réédité en poche en 2022), etc.

7Ces projets éditoriaux rencontrent parfois un large public, bien au-delà du cadre académique si l’on pense au très populaire Sapiens de Yuval Harari (2015 [2011]). Ce livre, dont Barack Obama, Bill Gates ou Mark Zuckerberg ont fait la publicité, retrace l’ensemble de l’histoire en faisant de la capacité de l’espèce humaine à créer des récits le moteur de son évolution et de son succès. Symptomatique du genre, il pourrait bien fournir une théorie à sa propre pratique discursive : la performativité des grands récits pour « affronter les défis de demain ». En parallèle, nombre d’ouvrages rédigés par des universitaires reconnus dans leur domaine posent des questions renvoyant à des débats scientifiques – comme en témoignent, entre 2018 et 2020, la revue d’anthropologie L’Homme et la revue d’archéologie préhistorique Paléo (Guy, 2021), qui ont réuni dans trois dossiers une série de contributions et de controverses sur la question de l’origine préhistorique des inégalités et le supposé égalitarisme de certaines sociétés extra-européennes contemporaines.

8Très divers dans leurs motivations, méthodes, matériaux et thèses, ces ouvrages sont donc difficiles à classer. Tous partagent cependant d’une manière ou d’une autre la forme d’un grand récit qu’on peut caractériser par quelques constantes, qui sans être toutes présentes chez chaque auteur permettent de pointer des similitudes de construction et d’approche, qui répondent toutes à la même exigence de dramaturgie : 1) la volonté de totaliser le cours de l’histoire, souvent sous la forme de la révélation d’un passé ignoré ; 2) l’ambition affichée de rapporter une grande diversité de données historiques à une interprétation générale unifiante ; 3) la tendance à adopter une vision linéaire de l’histoire ; 4) la recherche de causalités profondes qui permettent d’expliquer des dynamiques de longue, voire de très longue durée ; 5) une importance accordée à l’origine et à quelques moments révolutionnaires décisifs, qui orientent à leur tour l’histoire humaine vers une fin catastrophique ou salvatrice.

9En résultent des récits ambitieux dont il est cependant nécessaire d’interroger la pertinence scientifique. À l’évidence, retracer en quelques centaines de pages l’histoire de l’humanité au prisme de l’inégalité – ou de n’importe quel autre – relève d’autres formes d’administration de la preuve que celle qui prévaut aujourd’hui en sciences humaines et sociales. La liberté ainsi prise vis-à-vis des contextes historiques entre en tension avec ce qui fait le propre de toute analyse rigoureuse. Sans doute de telles fresques expriment-elles justement un besoin de faire dialoguer les résultats obtenus dans différents champs disciplinaires, autrement cloisonnés par leur propre technicité, et d’en proposer une interprétation synthétique. Sans doute aussi répondent-elles à une exigence de systématisation et de sens que l’on peut penser comme une constante anthropologique et que Kant nommait un « besoin » de la raison, tout en soulignant que ce besoin était nécessairement producteur d’illusions (Kant, 2008 [1781]).

10Mais précisément, le statut épistémologique de ces discours n’est pas sans poser problème. La tendance à la systématisation et à la totalisation du savoir répond-elle à une exigence scientifique de mise en cohérence théorique et d’unification des connaissances actuelles, ou participe-t-elle d’une aspiration plus générale à la production d’une mythologie contemporaine ? Il n’est pas certain qu’on puisse lever l’équivoque. La question est exacerbée dans le cas de travaux controversés pour leur caractère à la fois scientifique et politique, voire militant – à l’image par exemple de Caliban et la sorcière de Silvia Federici (2014 [2004]), très critiquée au sujet de son interprétation de la chasse aux sorcières comme structure d’exploitation à l’origine du capitalisme, ou à l’inverse de La part d’ange en nous du psychologue Steven Pinker (2017), qui vante le caractère irénique de notre époque, résultat d’un long processus de civilisation et présage d’un triomphe ultime de la raison. Ce numéro de Tracés entend considérer ces discours, avec leurs présupposés et leurs effets, pour mieux questionner les enjeux de l’étude des processus sociohistoriques à de telles échelles.

11La question du statut de ces textes, et donc de la continuité ou de la discontinuité entre les champs universitaire et extra-universitaire, les relie aux philosophies de l’histoire des xviii^e et xix^e siècles (Rousseau, Condorcet, Ferguson, Herder, Kant, Hegel, Engels, etc.). A-t-on affaire à de nouvelles histoires universelles, certes enrichies de nouvelles connaissances, mais reconduisant une croyance dans le sens de l’histoire (qu’il constitue ou non un progrès) ? Faut-il y voir la résurgence du besoin de toute société à se mettre en scène à travers des métarécits historico-mythiques ? Le rapport au matériel empirique a, en tout cas, radicalement changé. L’époque où les savants n’avaient accès qu’à des informations de seconde main sur les civilisations non européennes, principalement des récits de voyage, et recouraient sciemment à des reconstructions hypothétiques pour imaginer les sociétés anciennes, telles que la « fiction utile » de l’état de nature, semble aujourd’hui bien loin. Quel que soit leur degré de scientificité reconnue ou revendiquée, les tentatives contemporaines ont à leur disposition une documentation à la fois plus riche, plus hétérogène et plus spécialisée. Elles s’affranchissent pourtant du doute, hérité du tournant critique, quant à la possibilité même de toute entreprise de synthèse.

Historiographie critique et irréductibilité des contextes

12Ces nouveaux discours sur « l’origine des inégalités » tirent leur succès de leur capacité à intégrer en une seule grille universelle une très grande diversité de situations historiques et culturelles. Sans présumer du succès analytique au demeurant très varié d’une telle entreprise comparative, celle-ci interpelle par ses procédés historiographiques. Dans tous ces discours, en effet, la décontextualisation du passé apparaît comme le corollaire nécessaire de son ambition généralisante.

13Du point de vue d’une histoire de la longue durée (Braudel, 1958), on remarquera d’abord que ces fresques se fondent souvent sur des postulats d’identité transhistoriques. Ainsi, lorsqu’elles font jouer un rôle déterminant à la naissance de l’État pour comprendre la mise en place d’un projet de domination, où la domination sociale s’accompagne d’une domination de la nature (Scott, 2019 [2017]), tout se passe comme si cet État naissait deux fois : une première fois dans le sillage du Néolithique, sous la forme de l’État archaïque et des sociétés de classes agricoles et sédentaires ; une seconde fois au cours de la Modernité, sous la forme de l’État-nation du capitalisme colonial et industriel. Que l’on considère que la coupure décisive se situe plutôt à la fin de la Préhistoire ou plutôt au début de la période moderne (Jouventin et al., 2019), ou que ces deux moments s’impliquent l’un l’autre, ils fonctionnent dans tous les cas en miroir dans un grand récit commun (Labrusse, 2019). Cette dimension était d’ailleurs assumée comme un procédé de connaissance par les auteurs qui, les premiers, ont défriché les chronologies anciennes, tels que l’archéologue marxiste Vere Gordon Childe (1936) qui popularisa les notions de Révolutions néolithique (ou agricole) et urbaine (c’est-à-dire étatique) en référence explicite à la Révolution industrielle. Si ce type d’analogie peut être porteur d’une réflexivité critique de défamiliarisation des inégalités telles que nous les connaissons, en les projetant dans un passé étranger, elle peut aussi tendre à les détacher du contexte historique qui les rend intelligibles, voire à les justifier en les installant dans le fatalisme dépolitisant du temps long. L’effet de symétrie et le schéma téléologique qui le sous-tend font alors peser un soupçon d’anachronisme sur des catégories dont la portée heuristique dépend de leur capacité à se présenter quasiment comme des universaux.

14Cette démarche conduit généralement à l’identification d’un moment de rupture unique, d’un point de bascule qui nous engage dans la mesure où il cristallise un maximum de relations signifiantes entre passé et présent. L’éloignement temporel aidant, le Néolithique est ainsi mobilisé pour ramasser en un seul événement originaire les deux révolutions childiennes, agricole et étatique, pourtant séparées de plusieurs millénaires. D’autres problèmes contemporains s’y agrègent souvent spontanément. À l’émergence de l’agriculture et de la sédentarité, elles-mêmes fruits d’un très long processus, s’ajoutent ainsi la domestication du vivant déjà transformé en ressource, l’apparition du stockage comme richesse voire comme accumulation primitive du capital, le germe d’un État forcément « despotique », d’une ville nécessairement « bureaucratique », l’appropriation privée des terres et moyens de production, l’institution de la guerre, de l’esclavage, etc. La référence préhistorique permet aussi de fixer et d’essentialiser des phénomènes historiques dont une origine unique et définitive est en réalité très incertaine. C’est le cas du « patriarcat », discuté par Claudine Cohen, Aline Thomas et Anne Augereau dans l’entretien qu’elles consacrent, dans ce numéro, à la question des inégalités de genre à la préhistoire : lorsque les traces archéologiques sont suffisamment nombreuses et riches pour pouvoir être interprétées, elles donnent à voir au contraire une diversité de formes d’organisation sociale et de rapports sociaux de sexe.

15Si les grands récits ne se complaisent pas forcément dans une nostalgie de l’état originel, on y retrouve souvent cette même dramaturgie, où le détour par le temps long prétend fonder l’espoir d’un dépassement futur qui peut prendre la forme d’une « contre-révolution paléolithique » et d’un « retour aux sources du Pléistocène » (Shepard, 2013 [1998]). Dès lors, on est conduit à se demander quels présupposés ces constructions narratives font peser sur une telle période « originelle » et quel système de référence en découle. Dans son article sur la construction de la hiérarchie sociale à Madagascar, Maurizio Esposito La Rossa rappelle ainsi comment l’accent que l’on met spontanément sur la distribution asymétrique des biens, comme expression la plus élémentaire de l’inégalité, conduit à négliger des processus anthropologiques plus complexes et tout aussi fondamentaux, tels que la possibilité de substituer biens et personnes ou la dimension socialisante des échanges. Alors qu’ils sont censés historiciser les inégalités, les discours sur l’origine des inégalités n’induisent-ils pas au contraire la naturalisation de différences construites a posteriori ? À l’instar des « inégalités naturelles » au cœur de la lecture libérale de l’histoire (Fukuyama, 2012 [2011]), ne risquent-ils pas de postuler l’existence d’un tournant pour mieux essentialiser une lecture partiale de l’histoire ? Dans l’entretien qu’elle nous a accordé, Sylvie Laurent montre comment le grand récit émancipateur nord-américain, en situant son origine dans le partage providentiel de Thanksgiving en 1620, la révolution bourgeoise de 1776 ou l’abolition de l’esclavage de 1863, définit l’égalité de manière à effacer rétrospectivement la conquête, la colonisation et le racisme, et à légitimer ainsi leurs effets à long terme.

16Le pendant épistémique d’un tel questionnement est le traitement des sources. Lorsque les métarécits écrasent la chronologie, ils postulent par exemple des principes d’équivalence entre des formes familières d’inégalité et des pratiques dont ils récusent alors la variabilité, comme lorsque l’on fait de la richesse le corrélat nécessaire de tout stockage alimentaire (Testart, 2022 [1982]), ou du racisme une cause initiale de l’esclavage. Or, l’approche historique éclaire justement des configurations parfois contre-intuitives par rapport aux présupposés de départ. Le cas du Néolithique montre bien comment une notion interprétative peut ainsi être utilisée à contre-emploi : à tout prendre, du seul fait que la période dure aussi longtemps que celle qui nous sépare de l’apparition de l’État, elle illustre surtout comment des sociétés agricoles résistent à son émergence. Et lorsque des attributs étatiques commencent à apparaître, comme c’est le cas au début de l’âge du Bronze de part et d’autre de la Manche, avec son maillage territorial de parcellaires, de routes, de pêcheries et de tumulus funéraires, présenté dans leur article par Clément Nicolas, Yvan Pailler et Cyril Marcigny, c’est souvent en des lieux et sous des formes – non urbaines, décentralisées et sans lendemain – que la théorie évolutionniste ne soupçonnait pas.

17Contre les généralisations hâtives et les rapprochements trop rapides, l’analyse contextuelle donne pourtant à voir la variabilité des régimes de domination, de leurs fonctionnements et de leurs transformations. Contre toute mise en équivalence généralisée, les spécialistes des grandes formations hiérarchiques asiatiques ou africaines ont souvent été surpris de la difficulté à y appliquer les outils classiques de mesure de l’inégalité (Dumont, 1966 ; Kopytoff, 1987). Dans ces sociétés habituées à gérer une grande diversité de conditions simultanées (linguistiques, professionnelles, rituelles, généalogiques, etc.), les statuts sociaux, pourtant marqués, sont rarement congruents à l’échelle individuelle : on y rencontre des esclaves ou assimilés assumant les pouvoirs politiques, militaires ou administratifs (mamelouks arabes, eunuques chinois, janissaires turcs, demosioi grecs, etc.) ou des détenteurs de la plus haute légitimité rituelle soumis à des contraintes parfois mortifères (royautés sacrées, castes sacerdotales, etc.). De même, ceux qui travaillent au sein de sociétés réputées « égalitaires » sont constamment confrontés au paradoxe d’une forte tendance à la différenciation individuelle, qui confine à la paranoïa et à la conflictualité. Le récent dossier de L’Homme sur « Les fins de l’égalitarisme » (Buitron et Steinmüller, 2020) a bien identifié les malentendus créés par nos attentes d’une société d’individus égaux commensurables, alors même que cette commensurabilité est une condition de possibilité de la stratification sociale. La capacité à maintenir l’incommensurabilité des conditions, qui nous apparaît à tort comme un summum du despotisme, est en fait ce qui permet une forme d’horizontalité politico-économique. La description classique de la chefferie amazonienne par Pierre Clastres (1974) reposait déjà sur un tel paradoxe, puisque le prestige du chef y constitue la garantie de son absence de pouvoir durable, dans une sorte d’équilibre instable toujours à la merci d’un événement « prophétique » (Descola, 1988). Ces apparentes contradictions planent toujours au-dessus de ces grands récits. Marshall Sahlins (1972), qui fut l’auteur d’une célèbre fresque néo-rousseauiste sur le « premier âge d’abondance », a ainsi fini par insister sur le cosmos hiérarchisé de ces sociétés supposées égalitaires (2017). Symétriquement, c’est la capacité de nos sociétés stratifiées à produire une mythologie égalitariste qui en sort questionnée.

18Les inégalités ne reposent pas toujours sur les mêmes ressorts (illégitimité ou infériorité de statut, coercition, autorité ou différenciation, etc.) et elles n’ont pas toujours les mêmes effets dynamiques. Ses différents dispositifs (aliénation du travail, contrôle de la reproduction, accaparement des biens, etc.) peuvent diverger selon les contextes. Derrière le grand récit linéaire qui invoque la dichotomie égalité-inégalités, la superposition de niveaux empiriques génère un trouble sémantique : il n’est pas toujours facile de qualifier un phénomène ainsi travaillé par des forces contraires. Souvent, il se laisse d’ailleurs mieux saisir à travers sa disparition ou sa remise en cause. Ainsi de la forme de domination patriarcale identifiée par Anne Augereau (2021) dans les pratiques funéraires du Néolithique ancien d’Europe centrale, qui s’estompe peu de temps après son apparition pour laisser la place à l’affirmation spectaculaire du statut de certaines femmes, évoquées dans l’entretien collectif sur le genre. Ainsi des royautés malgaches, analysées par Maurizio Esposito La Rossa dans son article, qui s’appuient sur des alliances dites « à plaisanteries », parce que reposant sur l’échange d’insultes entre groupes, et qui portent donc en elles la contestation de l’ordre inégalitaire. Ainsi des « princes de la Manche » à l’âge du Bronze, qui semblent avoir tiré une partie de leur légitimité de la proximité de monuments néolithiques plus anciens, mais dont le propre pouvoir s’étiole après quelques siècles. Ce dernier cas, présenté dans ce numéro par Nicolas, Pailler et Marcigny, illustre les pièges d’un cadre interprétatif trop rigide : classiquement interprété comme relevant de « chefferies », alors que des cas analogues au destin moins contrarié auraient été considérés comme d’authentiques royaumes, l’étude empirique permet de saisir une autre réalité des inégalités, dynamiques et fragiles, loin de la chape que fait peser le spectre du « despotisme » sur notre conception de l’État archaïque. Se confronter à l’irréductibilité des contextes ne disqualifie pas toute tentative de synthèse, mais en questionne l’intrigue sous-jacente, interroge les problèmes irrésolus qu’elle reconduit pour mieux en explorer les angles morts.

Comment écrire l’histoire longue des inégalités ?

19La discussion critique des grands récits ne vise donc pas à abandonner l’ambition d’une histoire longue des processus de constitution et de contestation des inégalités. Au contraire, en libérant la réflexion des pesanteurs d’un certain cadre narratif, il est possible de se saisir empiriquement et de manière créative des hypothèses soulevées dans ces récits, pour imaginer de nouvelles problématiques et éclairer des dimensions demeurées ignorées.

20Sans forcément rompre avec les approches diachroniques globales, les chronologies peuvent ainsi être discutées. Par exemple, l’hypothèse d’une « grande divergence » entre l’Europe et la Chine au xvii^e siècle proposée par Kenneth Pomeranz (2010 [2000]) grâce à la disponibilité des hectares « fantômes » fournis par la colonisation est ainsi retravaillée par Alessandro Stanziani (2021). Ce dernier fait commencer l’expansion occidentale par la contrainte sur le travail dès le xii^e siècle et pointe le dernier quart du xix^e siècle comme un tournant des techniques de prédation, visant non seulement les terres et le travail, mais aussi les semences. Il est également possible de refonder la narration à partir de sujets non humains. Ce qui a déjà été entrepris avec des chronologies classiques pour des sujets inanimés – comme le sucre et le coton (Beckert, 2014 ; Walvin, 2020) ou le charbon et le pétrole (Mitchell, 2013) – peut ainsi concrétiser le « retour de la longue durée » et les nouvelles ambitions de l’histoire « profonde » (Smail 2007 ; Armitage et Guldi, 2015 ; Chakrabarty, 2021). Peuvent y intervenir des notions issues des sciences géologiques ou biologiques, en elles-mêmes indifférentes à la notion d’inégalité (Haraway, 2020) : les ruptures ou rebouclages des cycles de l’eau ou de l’azote comme source d’inégalités territoriales (Billen et al., 2019), l’intrication entre certains paysages anthropiques et formes d’organisation politique (Løvschal, 2022). De manière plus générale, les lieux et les sites jouent un rôle important pour contrer le caractère autrement désincarné de la reconstruction évolutive. Des objets à la frontière de cette sphère réputée inanimée et de l’agentivité humaine, comme la domestication des végétaux ou leur stockage, respectivement présentés par Scott et Testart comme des marqueurs de bascules évolutives, peuvent être réinvestis pour concevoir des trajectoires potentiellement divergentes du destin historique de l’humanité. L’enquête sur les non-humains, enfin, permet de rompre avec la forme même du métarécit historique, comme le champignon d’Anna Tsing (2017 [2015]), qui sert d’entrée à une vaste fresque synchronique et multisituée pour penser le capitalisme contemporain en fonction des formes d’économie, des acteurs impliqués et des régions du monde.

21Il est également possible d’interroger les articulations ou intersections entre différents types d’inégalité et de domination, comme le proposent par exemple certains travaux qui mettent en relation dominations de genre, de la nature et coloniale. Si la plupart des fresques mentionnées plus haut sont composées par des hommes, la critique écoféministe a très tôt adopté la forme du grand récit (Eaubonne, 1976 ; Mies, 2024 [1986]), exploitant ses contradictions internes et anticipant son renouveau actuel. Elle a aussi mis en évidence des articulations en rupture avec une tendance à la naturalisation des inégalités (Merchant, 2021 [1980]). La nécessité d’historiciser ces entrées (race, genre, nature) n’oblige donc pas à renoncer au comparatisme, ni même à une certaine forme de narration, notamment grâce à l’usage de catégories de l’anthropologie comme le mariage, l’empire, la dette ou l’esclavage. Au contraire, en s’emparant des enjeux de définition, l’étude de ces institutions peut devenir un champ de comparaison heuristique et faire apparaître la diversité des pratiques, ainsi que le propose le travail collectif réuni dans Les mondes de l’esclavage (Ismard, 2021). L’anachronisme lui-même peut s’avérer être un outil analogique précieux (Loraux, 2005 [1992]), tandis que certaines notions, initialement conçues pour penser une altérité déroutante, peuvent produire en retour des effets politiques sur les sociétés qui les ont énoncées. C’est ce qu’illustre par exemple la réactualisation nord-américaine du vieux débat sur l’utilisation de la notion de « caste » pour repenser, au prix d’un éloignement certain avec son application initiale à l’Inde, la ségrégation raciale post-esclavagiste (Dumont, 1960 ; Wilkerson, 2020 ; Wacquant, 2024).

22Par ailleurs, il est possible de mobiliser des catégories qui sont moins dépendantes du mythe des origines et de certains présupposés sur la question des inégalités. Ainsi, les concepts de réparation (Bessone, 2019), de justice restauratrice (Zehr, 2011) ou encore celui de dignité (Ajari, 2019) ne présupposent pas un état idéal d’égalité indifférent à l’histoire, pas plus qu’ils ne se contentent de la perspective de son avènement. Crimes contre l’humanité, génocides, écocides et leur réparation sont difficilement réductibles aux inégalités de droits et d’accès aux ressources qu’envisage le récit humaniste de l’inégalité des conditions. Repolitisant la question « par le bas » en impliquant davantage le vécu et les situations, ces concepts permettent de s’émanciper de la fresque civilisationnelle pour permettre un autre type de comparaison, fondée sur les faits historiques, leurs racines, leurs modalités et leurs implications. Ils font apparaître une autre dimension universelle, non plus écrasante et totalisante mais transversale aux situations particulières, et qui, comme l’écrit Charles Péguy à propos du travail de mémoire, est « perpendiculaire » à une histoire qui se contenterait de « glisser […] le long de l’événement » (Péguy, 1932, p. 231). Plutôt que « l’origine » des inégalités, c’est leur constante résurgence et conjuration sous des aspects toujours différents et néanmoins reconnaissables qui devient alors le point focal de la réflexion.

Que faire des grands récits ?

23Que faire, dès lors, des grands récits qui peuplent notre tradition intellectuelle et qui refont surface aujourd’hui ? Quel que soit le statut de scientificité qu’on leur accorde, dans quelle mesure ces récits jouent-ils une fonction heuristique dans l’état actuel du savoir en sciences humaines et sociales ?

24D’une part, ils prétendent articuler et faire dialoguer entre elles des recherches empiriques, parfois issues de disciplines distinctes – et parfois même extérieures au champ des sciences humaines et sociales. Dans une note critique de ce numéro, Chloé Mondémé questionne ainsi le dernier livre de Bernard Lahire, Les structures fondamentales des sociétés humaines (2023), qui annonce renouer le lien entre la sociologie et les sciences naturelles pour expliquer, notamment, les grandes formes de domination. Elle montre que la forme même du grand récit totalisant risque de multiplier les quiproquos et de désamorcer l’intention initiale de dialogue.

25Pour autant, même lorsqu’ils servent de repoussoir, les grands récits contemporains jouent le rôle de ce que Bachelard nommait des « obstacles épistémologiques ». Leur tolérance à l’erreur factuelle et la désinvolture avec laquelle ils énoncent leurs hypothèses polarisent les coordonnées du débat scientifique. Ils catalysent ce processus selon lequel « on connaît contre une connaissance antérieure » (Bachelard, 2004 [1938], p. 15-16). C’est précisément ce qui ressort de notre entretien sur le genre à la préhistoire. Claudine Cohen, Anne Augereau et Aline Thomas reviennent de manière critique sur l’idée – défendue par Marija Gimbutas et d’autres – d’un matriarcat originel qui aurait subitement laissé sa place, à la fin du Néolithique, à des sociétés patriarcales. Elles montrent que c’est contre ce récit mythique et essentialisant que se construit aujourd’hui une archéologie préhistorique des rapports de genre. Salima Naït Ahmed examine également dans son article les transformations du concept de matriarcat : pensé d’abord comme un état primordial dans les débats anthropologiques de la fin du xix^e siècle, il devient une clef de lecture non androcentrique de l’histoire par la frange paradoxalement la plus anti-évolutionniste de la pensée marxiste du début du xx^e siècle. Si l’on peut dire que les grands récits contre lesquels se construit la science relèvent de l’idéologie, c’est au sens que lui donne Georges Canguilhem, non pas celui d’un discours absolument étranger à la science (l’opinion, le mensonge, la croyance, etc.), mais celui d’un discours immanent au savoir scientifique qui se construit dans sa négation déterminée : « Une science est un discours normé par sa rectification critique » (Canguilhem, 2009 [1977], p. 25).

26Cette réflexivité critique revendique une « histoire des catégories » (p. 23) omniprésente dans les articles et entretiens de ce numéro. Dans son entretien, Sylvie Laurent revient sur la notion de race et l’aporie qu’il y aurait à la penser sur le fond d’une égalité primordiale à laquelle on porterait préjudice, puisqu’elle renvoie à une vision et à une catégorisation du monde qui précèdent et rendent possible le découpage racial lui-même. Salima Naït Ahmed montre quant à elle dans son texte comment les auteurs de la première génération de l’école de Francfort (Fromm et Horkheimer) se sont défaits d’une conception évolutionniste du matriarcat pour en faire un concept critique d’ordre psychosocial. L’article de Clément Nicolas, Yvan Pailler et Cyril Marcigny sur les « princes de la Manche » nous invite à interroger les catégories d’État, de chefferie et de royaume pour penser les sociétés de l’âge du Bronze en Bretagne et dans le sud de l’Angleterre. Quant à l’étude de Maurizio Esposito La Rossa sur les relations à plaisanteries à Madagascar, c’est l’idée même que l’on se fait de l’inégalité entre individus ou entre groupes sociaux qui s’en trouve profondément transformée : traduite en un ordre hiérarchique par le truchement des échanges d’obligations rituelles et d’attitudes irrévérencieuses qui qualifient ces relations à plaisanterie, l’inégalité apparaît beaucoup plus ambivalente et plastique qu’on ne l’imagine au premier abord.

27Ainsi, l’approche critique des grands récits sur l’origine des inégalités porte avant tout sur les catégories à partir desquelles on pense et on écrit l’histoire, malgré eux et parfois contre eux. C’est dans cette discussion critique elle-même que se jouent, à côté d’autres approches plus empiriques, la construction des concepts et la production des connaissances.