• 1 C’est ce que Philippe Descola (2001, p. 110) appelle le passage de l’« homosubstitution » (on remp (...)
• 2 Selon la logique de ces échanges restreints, prédominante notamment dans les sociétés à « Grands H (...)
• 3 La logique de cet échange généralisé prévoit qu’un homme du groupe A donne une femme à un homme du (...)

3Ce passage de la guerre à la paix, de l’échange de meurtres à l’échange de biens, est rendu possible par un principe de substitution. Au lieu d’une équivalence stricte entre vies humaines, ce principe installe la possibilité de compenser une vie humaine par des biens1. Cette substitution permet non seulement de passer de la guerre aux échanges cérémoniels, mais aussi de remplacer l’échange matrimonial restreint – une femme contre une femme entre deux groupes2 –, à un échange généralisé d’épouses contre des biens entre plusieurs groupes3. C’est à partir du moment où une vie humaine est rendue équivalente à un bien (qu’il s’agisse d’un animal, d’un artefact ou d’une monnaie) que l’échange offre un débouché au stockage d’un surplus alimentaire. Et c’est précisément sur la base de ce principe de substitution, qui établit la non-équivalence en nature des biens échangés, qu’il est possible d’établir des échanges non équivalents en quantité, c’est-à-dire des échanges compétitifs, dans lesquels un groupe donne plus qu’il n’a reçu, afin d’imposer par la dette une supériorité politique. Dans ce cas, les échanges ne mettent pas seulement fin à la guerre en tant que compétition violente entre groupes, mais en représentent la forme sublimée et symbolique. L’émergence du Big Man comme figure d’une inégalité naissante ne répond donc pas à de nouvelles capacités de production ou d’accumulation, mais à un changement total des conceptions sous-jacentes des biens et des personnes.

• 4 Sur la théorie du don de Mauss comme réponse alternative aux thèses de l’État-Léviathan de Thomas (...)
• 5 Pour une critique de cette unification théorique de réalités ethnographiques très diverses, voir M (...)

4Cette idée des échanges compétitifs comme moyen de sublimer la guerre était déjà au cœur de l’Essai sur le don de Marcel Mauss (2013). Dans ce sens, les échanges de dons constituent, pour Mauss, une « forme archaïque de contrat » social (2013, p. 149) qui permet aux sociétés segmentaires de sortir de l’« état de nature » caractérisé par la « guerre de chacun contre chacun » (Hobbes, 2000 [1651], p. 227)4. C’est en raison de cette dimension socialisante que Mauss définit ces échanges comme des « prestations totales », impliquant des groupes entiers, par l’intermédiaire de leurs chefs (Mauss, 2013 [1924], p. 152) et prenant souvent une forme agonistique ou compétitive, comme le célèbre potlatch des sociétés amérindiennes du nord-ouest de l’Amérique du Nord. Dans un essai publié peu après celui sur le don, Mauss (1928) inclut également les « parentés à plaisanterie » parmi ces formes de prestations totales de type agonistique. Sous cette étiquette, Mauss regroupe « des institutions assez nombreuses dans l’humanité » (ibid., p. 6) qui consistent en des échanges sans conséquence d’attitudes plaisantes, voire insolentes, entre des catégories spécifiques de parents ou de membres de groupes sociaux différents5. Cette insolence impunie s’accompagne et contraste avec une attitude de respect, voire d’évitement, à l’égard d’autres catégories de parents (le cas le plus célèbre étant celui de la belle-mère [ibid., p. 5-6]). Comme l’ont montré d’autres anthropologues après Mauss (à commencer par Labouret, 1929), ces échanges agonistiques de plaisanteries et d’insolences accompagnent souvent l’échange de prestations économiques et rituelles entre alliés. C’est pourquoi Mauss, qui n’avait que soupçonné ce lien, considère la parenté à plaisanterie comme une forme « plus primitive » de prestation totale de type agonistique (1928, p. 20).

• 6 Pour une revue générale de la littérature sur les relations à plaisanterie je renvoie encore une f (...)
• 7 Comme l’ont bien remarqué Cécile Canut et Étienne Smith dans leur introduction au numéro spécial d (...)
• 8 Le premier à avoir lancé le débat sur les relations à plaisanterie dans la revue Africa, Henri Lab (...)

5Or, comme l’a remarqué Étienne Smith (2010, p. 98), cette intuition de Mauss sur la parenté à plaisanterie comme forme de prestation totale de type agonistique a trouvé peu d’écho dans la littérature pourtant très riche sur le sujet6. Il en a été tout autrement pour son essai sur le don, dont l’article sur la parenté à plaisanterie constitue pourtant le corollaire. Ainsi, dans la littérature sur la « parenté » ou les « relations à plaisanterie », l’aspect économique et politique a souvent été négligé au profit des caractéristiques plus formelles et sociologiques mises en avant par l’anthropologue britannique Alfred Radcliffe Brown (1940, 1949) dans ses articles consacrés à cette institution7. Et c’est en réaction – ou en continuité – avec cette définition des relations à plaisanterie que le débat anthropologique s’est développé, notamment parmi les anthropologues africanistes, souvent confrontés à ce type d’échanges sur leur terrain8.

• 9 Je reprends ici une distinction faite par Soy Camara (1976, p. 35‑36), entre « alliances à plaisan (...)

6Dans cet article, je voudrais au contraire repartir de l’intuition de Mauss pour analyser le rôle de la parenté à plaisanterie ou, pour être plus précis, de l’alliance à plaisanterie entre groupes sociaux9, dans la transformation des rapports asymétriques chez les populations sakalava de la côte ouest de Madagascar. Partant de la thèse mélanésianiste selon laquelle les échanges compétitifs sont essentiels à l’émergence des inégalités, le premier objectif de cet article est de présenter l’alliance à plaisanterie de la côte ouest de Madagascar, appelée « ziva » ou « lohateny », comme une forme particulière de prestation totale de type agonistique. Reprenant la distinction – elle aussi trop souvent ignorée – entre l’inégalité, fondée sur l’avoir, et la hiérarchie, fondée sur l’être (Dumont, 1966 ; Berger et Blanchy, 2014, p. 35 ; Stépanoff, 2020, p. 268 ; Berger, 2021, p. 161), je montrerai ensuite que, dans le cas des sociétés de la côte ouest de Madagascar, ce type particulier d’échanges compétitifs n’a pas tant permis l’émergence des inégalités, comme dans le cas des Big Men mélanésiens, que la construction de la hiérarchie à partir d’inégalités existantes. En effet, tandis que l’échange de biens entre individus implique des rapports asymétriques fondés sur leurs ressources matérielles, je montrerai que l’échange de plaisanteries et de prestations rituelles met en jeu une hiérarchie qui, ainsi que son étymologie l’indique, transpose l’asymétrie matérielle sur un plan symbolique (fondé sur un principe – ou un prince – « sacré, divin », ieros). C’est sur ce plan symbolique que l’asymétrie est reproduite et légitimée au sein de la société, dans la mesure où elle est attribuée à une essence propre à un individu et à son groupe. En ce sens, la hiérarchie traduit une inégalité conjoncturelle entre individus et groupes d’individus en un prestige statutaire transmissible et reproductible. Comme pour les sociétés à « Grands Hommes » de Nouvelle-Guinée, et comme nous le verrons dans le cas de Madagascar, la ritualisation des échanges entre les individus et les groupes, ainsi que leur médiation par les ancêtres ou d’autres métapersonnes, jouent un rôle central dans la formation de cette hiérarchie sociale.

• 10 J’ai effectué un total de vingt-deux mois d’enquête de terrain, principalement concentrée dans la (...)
• 11 En principe, d’après ce que j’ai pu lire dans les témoignages et constater par mes propres observa (...)

7Ce ne sont là que quelques exemples d’insultes que deux hommes de la région rurale du nord-ouest de Madagascar, liés par une alliance appelée « ziva », peuvent s’échanger sur le ton de la plaisanterie, notamment lors des funérailles ou des sacrifices pour les ancêtres. Lors de mon enquête de terrain conduite entre 2015 et 201910, j’ai assisté plusieurs fois à ces échanges en apparence triviaux, sans trop y accorder d’importance. Leur signification ne m’est apparue qu’après avoir relu mes notes à la lumière de la littérature sur l’alliance ziva, qui a un air de famille avec ce que la tradition anthropologique définit comme des relations ou alliances à plaisanteries. Comme me l’a expliqué le souverain d’un royaume sakalava : « [Entre ziva] il est convenable de “s’insulter”. Ziva est une espèce de relation qui vient de cette manière de se parler ». Interrogés à ce sujet, certains notables de la région rurale d’Analalava m’ont précisé que ces dérisions, en principe réciproques11, visent souvent à exalter le statut et la richesse de l’énonciateur et à dénigrer ceux de l’allié. Comme nous le verrons, cette manière de plaisanter sur les inégalités est la trace et le rappel de tensions passées, cristallisées et renégociées dans une alliance rituelle.

• 12 Sur les critiques adressées à l’approche normative et discursive des études sur les relations à pl (...)

8À Madagascar, le terme « ziva », et son synonyme « lohateny », désignent une relation d’alliance entre membres de groupes sociaux différents, qu’il s’agisse de groupes de descendance, de groupes statutaires ou de groupements sociopolitiques, improprement appelés « ethnies ». Ces termes indiquent à la fois la relation et les termes de la relation. À l’instar d’autres types d’alliances intergroupes attestés en Afrique de l’Ouest, tels que le hoolaare (Fay, 2006, p. 758), le senankuya (Diallo, 2006, p. 781) ou l’utani en Afrique de l’Est (Fouéré, 2008, p. 99‑100), cette relation implique notamment l’échange réciproque – potentiel ou attendu en fonction des circonstances – de biens, de prestations rituelles, ainsi que de plaisanteries et d’insultes. Ces alliances ziva sont au cœur du processus de construction de la royauté sakalava. C’est pourquoi, à travers leur étude, il est possible d’appréhender la formation d’une hiérarchie précoloniale, englobée et réagencée à partir du xvii^e siècle par la royauté sakalava, transformée ensuite par la domination coloniale et par l’État postcolonial. Si, comme le souligne Smith (2010, p. 16) en reprenant Michel de Certeau (1994, p. 243‑244), les pratiques culturelles sont les traces opaques des rapports économiques et politiques du passé, retracer l’histoire et les tensions sociales et politiques de l’alliance à plaisanterie permettra de déconstruire l’approche culturaliste et ahistorique qui a caractérisé son étude. En l’absence d’archives suffisantes pour la reconstituer en détail, cette histoire peut être esquissée en filigrane au travers des récits oraux recueillis au cours de mon travail sur le terrain et dans la littérature existante. Bien que fragmentaire, et tout en restant conscient de l’écart entre discours et pratiques, normes et stratégies individuelles12, cette démarche permet de dégager les logiques et les processus qui ont permis à ce type d’alliance de bâtir la hiérarchie sociale sakalava à partir de rapports économiques et politiques inégalitaires préexistants.

• 13 Sakalava était le nom de la rivière qui traversait la première capitale royale. Par métonymie, il (...)

9Au commencement était la guerre. Ce n’est pas seulement l’hypothèse de l’évolution des sociétés humaines de Hobbes, mais aussi ce qui est transmis dans les traditions orales des différents groupes de descendance qui composent les sociétés sakalava. Traditionnellement dédiés à l’élevage de zébus, ces différents groupes de pasteurs semi-nomades, sédentarisés avec la colonisation française à la fin du xix^e siècle (Waast, 1980), ont été réunis sous le nom collectif de « Sakalava »13 par la dynastie des Maroseràña, à l’origine des premiers royaumes dans le sud-ouest de Madagascar au xvii^e siècle (Lombard, 1988, p. 16). L’histoire précoloniale de ces groupes, relatée dans les traditions orales, est en effet faite de migrations et de conflits, que ce soit entre eux pour l’accès aux ressources et aux pâturages, avec les nouveaux conquérants de la dynastie maroseràña, ou entre les héritiers au trône de cette dernière. Ce sont d’ailleurs ces conflits dynastiques, liés au contrôle de la traite des esclaves sur la côte ouest, qui ont favorisé à partir du xvii^e siècle l’expansion des royaumes sakalava tout au long de cette côte (Lombard, 1988, p. 46‑47 ; Feeley-Harnik, 1991, p. 77‑79).

• 14 Je tiens à préciser que parler d’échanges entre groupes dans ce contexte est une simplification né (...)
• 15 Le fait que les alliances à plaisanterie sont issues d’un ou plusieurs mariages entre les membres (...)

10Comme le résume l’anthropologue Suzanne Chazan-Gillig (1991, p. 50) sur la base de récits recueillis dans le Sud-Ouest, c’est dans le cadre de ces conflits et de ces déplacements que se sont développées différentes formes d’alliance entre les groupes14, tels que les mariages, la fraternité de sang (fatidra) et l’alliance intergroupe ziva (Lombard, 1988, p. 85 ; Raison-Jourde et Randrianja, 2002, p. 18). Les récits oraux que j’ai pu collecter pendant mon enquête de terrain confirment que ces deux premières formes d’alliance sont à l’origine de la troisième15. Tandis que le pacte de sang fatidra et le mariage concernent deux individus et leurs parents proches, l’alliance ziva, issue de la réitération ou de la consécration de ces deux types d’alliances, étend les droits et les obligations existant entre les alliés à l’ensemble du groupe et de manière plus durable (David, 1939, p. 69‑70  ; Berger, 2006, p. 454).

• 16 C’est ce dont témoignent les récits recueillis par Jacques Lombard (1988, p. 85) dans les années 1 (...)
• 17 Fouéré (2008, p. 100) remarque que l’interprétation par les anthropologues de ces alliances comme (...)

11Ces alliances ziva ne se créent plus aujourd’hui, mais le respect des obligations de celles réputées avoir été scellées dans le passé est toujours actuel dans le contexte rural du nord-ouest de l’île. Selon les récits oraux au sujet de l’origine de ces alliances entre les groupes de la côte ouest de Madagascar, qui font écho à ceux concernant d’autres alliances à plaisanterie de l’Afrique continentale (Smith, 2010, p. 190‑195), les alliances ziva ont remplacé ou évité des conflits entre des rivaux anciens ou potentiels. La plupart des récits sur leur formation attestent qu’elles ont été principalement nouées soit entre anciens occupants et nouveaux arrivants pour le partage du territoire et de ses ressources (Berger, 2006, p. 453 ; Hébert, 1958, p. 302‑303), soit pour mettre fin à un conflit entre deux groupes, soit pour former une alliance entre deux groupes contre un ennemi commun16. D’après une théorie locale du contrat social, ces alliances à plaisanterie constituent donc des « contrats » (fankiaña) de paix et d’entraide entre deux groupes sociaux qui n’excluent pas la possibilité de conflit avec d’autres groupes17. À l’échange violent entre deux parties, cette alliance substitue donc l’échange de biens, d’épouses et de prestations rituelles encadré par une attitude plaisante et compétitive de défi ou de rivalité. Or, contrairement à « l’hypothèse irénique » des études structuro-fonctionnalistes (Canut et Smith, 2006, p. 694), qui présentent ces alliances à plaisanterie comme un Deus ex machina capable d’instaurer la paix et de créer des relations égalitaires (Fouéré, 2008, p. 97, p. 188), ces traités, toujours instables et renégociables, sont pour la plupart la cristallisation de relations de domination, certes ambivalentes, mais toujours asymétriques (ibid., p. 97).

• 18 C’est en citant la fable de La Fontaine que Julian Pitt-Rivers (2016, p. 450-451) présente le para (...)

13Plus particulièrement, il s’agit d’une prestation totale de type agonistique. Mais, contrairement aux potlatchs américains ou aux échanges cérémoniels compétitifs de Nouvelle-Guinée, cet agonisme ne s’exprime pas tant dans l’acte de donner – au sens cinétique de dare et non au sens moral de donare (Athané, 2011, p. 219). Il s’exprime plutôt dans les insultes échangées et dans la mise à disposition illimitée de biens et de personnes entre alliés. Il s’agit donc d’une compétitivité potentielle, limitée par la tension entre « le caractère perpétuel » du contrat et la possibilité toujours latente d’un conflit. C’est cette ambiguïté que traduisent insultes et plaisanteries défiantes voire méprisantes. En effet, ainsi que le caractère hyperbolique des prestations le suggère et comme le précise Louis Molet (1956, p. 185) à propos des populations du centre-nord de l’île, la disponibilité inconditionnelle des biens de l’allié est essentiellement virtuelle. Au lieu de susciter des abus, elle entraîne une certaine retenue de part et d’autre. Molet attribue à raison cette retenue à la crainte de fâcher les ancêtres et les autres entités invisibles invoquées dans les pactes de sang qui peuvent être à l’origine de l’alliance. Mais elle est aussi la conséquence de la réciprocité de ces relations et donc de la peur de s’attendre à la pareille – comme nous l’enseigne la fable du renard et de la cigogne de La Fontaine18. C’est pourquoi, sauf dans les contextes cérémoniels où leur présence et leur interaction sont exigées, ou bien en cas exceptionnels de besoin, les alliés ziva sont des personnes à éviter dans la vie de tous les jours. Comme le disent mes interlocuteurs, il s’agit de personnes et de relations « compliquées, délicates, dangereuses » (sarotro).

• 19 À la question centrale dans l’Essai sur le don (qui garantit, dans une société sans État, que le d (...)

14Sous cet angle, les relations à plaisanterie entre alliés ziva frôlent donc leur opposé, c’est-à-dire les relations empruntes de respect ou d’évitement. Les deux types de relations sont en effet complémentaires dans la mesure où, tandis que les premières supposent une franchise insolente entre certaines catégories de parents, les dernières obligent d’autres catégories de parents à éviter de se retrouver en situation intime ou de faire preuve de familiarité. Or, le cas des ziva montre qu’il existe entre elles non seulement une complémentarité structurelle – comme l’ont remarqué Mauss (1928, p. 5‑6) et Radcliffe-Brown (1940, p. 196) –, mais aussi une continuité psychologique et éthique. Contrairement à la thèse de Mauss (1928, p. 118) selon laquelle les relations à plaisanterie sont l’expression d’un « besoin de détente », elles apparaissent au contraire comme l’expression caricaturale et ambivalente de relations tendues. À la différence de la perspective normative qui a caractérisé les analyses fonctionnalistes de ce genre d’institution (Fouéré, 2008), l’alliance à plaisanterie doit être interprétée à la lumière d’une tension irrésolue entre permissivité totale et retenue craintive, entre normativité hyperbolique et circonscription dans son application. Plus que la crainte des ancêtres, c’est avant tout la réciprocité de la relation qui garantit le respect de ce « contrat » stipulé entre alliés ziva. En ce sens, la réciprocité est « le contrat à l’état pur », comme l’affirme Sahlins (1968, p. 15) à propos du don19. La retenue mutuelle et craintive inspirée par l’alliance intergroupe ziva confirme cette hypothèse.

• 20 Chazan-Gillig (1991, p. 217) rapporte le récit du chef du groupe Hirijy qui témoigne d’une allianc (...)

15Selon les récits historiques, en tant que « traités de paix » garantissant échanges et entraide entre groupes sociaux, les alliances ziva ont permis la mise en place d’un contrat social à l’usage d’une société sans formation étatique centralisée (Sahlins, 1968, p. 5). Elles constituent en somme la pierre angulaire sur laquelle la société sakalava est bâtie. Comme l’affirme Chazan-Gillig (1991, p. 223), leur antériorité à l’institution de la royauté au xvii^e siècle est suggérée par le fait que certains groupes ont noué entre eux des alliances ziva pour combattre les conquérants étrangers maroseràña, futurs rois sakalava20. Elles auraient ainsi favorisé le développement d’un réseau social constitué par l’accumulation d’alliances dyadiques (nouées entre deux groupes, qui à leur tour ont contracté plusieurs alliances) fondées sur des obligations réciproques entre les alliés. Ce n’est que dans un deuxième moment que les conquérants maroseràña ont fondé une monarchie en centralisant les alliances existant entre groupes locaux. Cela a été rendu possible grâce aux mariages que les souverains, lors de leurs conquêtes territoriales, nouèrent avec les femmes issues des principaux groupes, lesquels devinrent, par ces mariages, des alliés ziva des rois (Lombard, 1988 ; Chazan-Gillig, 1991 ; Goedefroit, 1998).

• 21 Dans la suite d’une citation que j’ai rapportée plus haut, ce lien est expliqué comme suit : « Ziv (...)

16Mais pour mieux comprendre la dynamique qui sous-tend la construction de cette hiérarchie royale, il faut d’abord examiner le modèle à partir duquel l’alliance ziva est formée. Comme mes interlocuteurs me l’ont fait remarquer21 et comme d’autres cas d’alliances à plaisanterie africaines le suggèrent (Radin, 1973 ; Paulme, 1939 ; Fortes, 1945, p. 196 ; Rigby, 1968 ; Dupire, 1970, p. 210), ces alliances sont calquées sur les relations entre cousins croisés, c’est-à-dire entre les enfants d’une femme et les enfants de son frère. Dans un système tendanciellement patrilinéaire, ceux-ci relèvent en effet de deux groupes différents. Pour comprendre le type de hiérarchie que les alliances à plaisanterie bâtissent, il faut donc d’abord analyser la hiérarchie entre le lignage issu d’un frère et celui issu de son beau-frère. Cette hiérarchie se forme à partir de la dette que le second a contractée à l’égard du premier pour avoir épousé sa sœur. C’est à partir des rapports d’inégalité et de dette entre donneurs et preneurs d’épouses que, par le biais des obligations rituelles que cette dette impliquait entre les membres de leurs groupes, une première forme de hiérarchie se met en place. Et c’est cette hiérarchie que la royauté a englobée et transformée.

• 22 C’est également une des prérogatives principales d’autres types d’alliances à plaisanterie en Afri (...)
• 23 En effet, dans la génération de leurs parents, c’est le frère de la femme qui taquine le mari de l (...)

17Cette assimilation de l’alliance ziva à la relation entre cousins croisés repose non seulement sur l’échange de plaisanterie qu’impliquent les deux types de relations, mais aussi sur les prestations rituelles que les deux relations ont en commun. L’une des tâches principales des alliés ziva est en effet d’enterrer les morts des alliés22. « Les ziva enterrent les morts et assistent les vivants » est l’une des définitions les plus concises qui m’aient été données sur le terrain. Et aux côtés des ziva, les enfants des sœurs aident les enfants des frères dans les rituels funéraires. Ils interviennent également dans les cérémonies de sacrifices périodiques destinés aux ancêtres du groupe maternel. La différence essentielle entre les deux relations repose toutefois sur le fait que, dans l’alliance ziva, ces transferts de prestations, de biens et de plaisanteries, sont réciproques, alors que dans la relation entre cousins croisés ils sont unilatéraux : ce sont les enfants de la sœur qui aident et taquinent les enfants des frères23.

• 24 Cela semble être également le cas des relations à plaisanterie entre cousins croisés (dendiraagu) (...)
• 25 C’est-à-dire qu’il faut se marier avec des membres d’autres groupes de descendance, préférablement (...)
• 26 C’est dans des termes similaires que Berger (2006, p. 454) décrit la différence entre le pacte de (...)

18La raison de cette différence repose sur la nature du transfert à l’origine des relations. Toutes deux découlent d’un transfert de vie, sous la forme d’un transfert d’épouse. Or, si ce transfert est réciproque dans le cas de l’alliance ziva, celui qui fonde la relation entre cousins croisés ne l’est pas24. Ceux-ci héritent de la dette contractée entre leurs pères respectifs, c’est-à-dire entre les deux beaux-frères, dont l’un a donné sa sœur et l’autre l’a reçue en mariage. Ainsi que l’anthropologue Paul Ottino (1998, p. 73) l’atteste pour le sud-ouest de Madagascar, dans un tel système de parenté à tendance patrilinéaire, selon lequel les enfants issus d’un mariage appartiennent au père et à son groupe, le preneur d’épouse est « l’éternel obligé » de sa belle-famille. Pour épouser une femme, un homme doit donner à sa future belle-famille ce que les anthropologues appellent le « prix de la fiancée » (miletry ou didin-karena) en zébus ou en argent. Toutefois, cet échange de femme contre richesses n’annule pas la dette du mari, puisque, dans un système exogamique à résidence virilocale25, il reste le « maître » des enfants issus de cette union. C’est pourquoi ceux-ci garderont des obligations envers leur groupe maternel. Pour compenser cette « dette de vie », ils devront aider les enfants de leurs oncles maternels dans les cérémonies, notamment funéraires. Ils devront ainsi collaborer à la prospérité du groupe maternel et à la fabrication de leurs ancêtres. C’est donc en transformant l’échange direct entre beaux-frères d’une femme contre des richesses en un échange différé de prestations rituelles entre cousins croisés26 que cette dette se cristallise en un rapport d’obligations rituelles et de dépendance.

• 27 J’ai dédié une partie de ma thèse à une reconstruction plus détaillée de ce processus (Esposito La (...)

25Selon cette logique, le processus de formation du pouvoir royal sakalava, tel qu’il est rapporté par les traditions orales27, correspond bien à l’affirmation de Sahlins (1989, p. 85) selon laquelle « la royauté survient d’ailleurs ». Revendiquant leur descendance divine (Lombard, 1988, p. 22) et leur origine dans la péninsule arabique, la dynastie royale maroseràña se présente dans les récits comme ontologiquement étrangère. Aujourd’hui encore, pour mes interlocuteurs roturiers d’Ambendraña, les membres de cette dynastie qui règnent dans le village sont considérés comme des étrangers, bien qu’ils possèdent des terres. Dans cette « construction de l’extériorité » (Amselle, 1996, p. 760) qui oppose les gens du pouvoir aux gens de la terre, l’alliance à plaisanterie a eu une fonction essentielle. D’après les récits (Lombard, 1988, p. 18) et en accord avec les théories du roi-étranger de Sahlins (Sahlins, 1981, 2008 ; Graeber et Sahlins, 2017), après s’être imposé par la force, le chef de ces conquérants étrangers a épousé une femme issue du groupe local le plus éminent. L’enfant de cette union, successeur au trône, a incarné ainsi le lien entre la légitimité autochtone et le pouvoir étranger, entre la terre et le pouvoir. De plus, grâce à une stratégie d’alliance polygamique, le roi s’est allié aux principaux groupes de descendance de la région. Par ces dons d’épouses, ces groupes locaux sont devenus les alliés à plaisanterie ziva du roi (Chazan-Gillig, 1991, p. 49‑50 ; Goedefroit, 1998, p. 104).

• 28 Les souverains peuvent tout au plus participer économiquement aux cérémonies de leurs alliés ziva.
• 29 Les maîtres de la terre sont par exemple considérés comme les « aînés du roi » (talañolon’ny mpanj (...)

26Cependant, contrairement aux alliances à plaisanterie entre groupes roturiers, celles nouées avec la famille royale, en vertu de son statut et de sa position dominante, sont asymétriques et non réciproques. En effet, alors que les alliés ziva du roi enterrent les morts de la famille royale, les membres de la famille royale ne s’occupent pas des morts de leurs alliés28. De même, tandis que le roi a reçu des femmes de ces groupes alliés, les femmes de la famille royale en principe ne sont pas données en épouses aux groupes roturiers (Lombard, 1988, p. 83). En revanche, les maîtres de la terre, alliés ziva des rois, gardent un pouvoir rituel de légitimation sur eux. En tant que responsables des funérailles royales, les maîtres de la terre détiennent encore aujourd’hui le pouvoir d’intercéder auprès des ancêtres du roi afin de légitimer son pouvoir. D’où la hiérarchie ambivalente qui existe entre les rois étrangers et les maîtres de la terre. Selon cette ambivalence hiérarchique, que Sahlins (2008, p. 184) considère comme propre à la dyarchie royale constitutive de tout pouvoir souverain (Dumézil, 1940 ; Needham, 1980), chacune des deux parties revendique sa supériorité, l’une pour des raisons de préséance29, l’autre en raison de son pouvoir politique.