- 1 Voir notamment Lahire (2010, 2012).
- 2 Je remercie les relecteurs anonymes et les coordinateurs du numéro pour leurs remarques précieuses
- 3 Bernard Lahire l’annonce dès le début de l’ouvrage, « avoir du temps et apprendre à s’en servir sa (...)
1Fidèle à ses invitations à s’engager pleinement dans la discussion interdisciplinaire1, Bernard Lahire franchit un pas supplémentaire dans son dernier ouvrage, Les structures fondamentales des sociétés humaines2. Il y propose l’élaboration d’un « cadre général unificateur et intégrateur » (p. 17), mais ce n’est plus seulement l’unification des sciences sociales qui est visée : le projet consiste à faire apparaître des lois robustes (« des grands faits structurants, des lignes de force et des lois sociologiques », p. 323) qui permettraient de comprendre de manière définitive qui est l’homme, comment il a évolué et pourquoi il se comporte socialement comme il se comporte, pour in fine expliquer ce qui fonde la société. Comme le temps semble manquer à ses contemporains pour faire un travail bibliographique approfondi3, Bernard Lahire propose de compiler ses lectures dans un ouvrage de presque mille pages (dont beaucoup sont occupées par des citations) pour en faire émerger, comme Edward O. Wilson en son temps, bien qu’il s’en défende, « une nouvelle synthèse » des travaux en biologie de l’évolution, en anthropologie, en psychologie comparée.
- 4 C’est justement depuis le point de vue de quelqu’un qui s’efforce d’étudier la systématicité des p (...)
2L’ouvrage s’origine, semble-t-il, dans une insatisfaction vis-à-vis d’une certaine sociologie française, dont Bernard Lahire a été d’ailleurs un représentant important. L’auteur déplore le « mélange d’hostilité́ et d’ignorance » (p. 33) qu’entretiennent ses collègues à l’égard de la biologie évolutive, sous prétexte d’un risque d’allégeance à des approches jugées par eux réductionnistes, et qui aurait pour conséquence le refus du dialogue interdisciplinaire. Nous l’accompagnons jusque-là, tant s’intéresser aux productions qui émanent d’autres domaines des sciences est une démarche indiscutablement féconde. Il est stimulant et sans doute nécessaire de lire les travaux en biologie de l’évolution, en psychologie comparée ou en anthropologie évolutive4.
3Mais essayer d’en comprendre les arguments propres est une tâche ardue, qui commence peut-être justement par ne pas s’illusionner sur l’apparente homogénéité disciplinaire. En effet, n’y a-t-il pas une forme de simplicité à vouloir synthétiser les apports de « la biologie » ? Y a-t-il réellement consensus sur les causes et le fonctionnement des processus évolutifs ? Ce ne sont pas là des questions de spécialistes : se les poser est un préambule nécessaire quand on adosse un projet nomologique à des arguments empiriques, arguments dont il convient de s’assurer de la compatibilité épistémologique.
4L’ouvrage ne se présente pas comme une entreprise modeste : il revendique être une des premières tentatives d’accomplissement de la grande synthèse entre « biologie et sciences sociales », appliquée à un phénomène spécifique : les « racines du fait social humain » (p. 35).
- 5 Je reprends ici le titre d’un ouvrage collectif des anthropologues Nick Enfield et Stephen Levinso (...)
- 6 Les deux auteurs cités supra ont par exemple apporté des contributions majeures et ont eux-mêmes a (...)
5L’effet de radicalité de l’argument s’atténue si l’on admet que le projet de comprendre les « racines de la socialité humaine »5 structure depuis ses débuts l’anthropologie américaine (en particulier dans sa branche évolutive, mais pas seulement). La plupart de ses développements récents, soucieux de créer et mettre en œuvre un dialogue interdisciplinaire dans une perspective évolutionniste, sont pourtant totalement ignorés dans l’ouvrage6.
- 7 Si on convoque de moins grands noms, on trouve même des projets tout à fait analogues dans les ent (...)
6L’anthropologie sociale britannique s’est, elle aussi, largement engagée dans des discussions de cette nature depuis quarante ans (Ingold, 1986 ; Goody, 1995). Que ces travaux ne soient pas discutés, dans un ouvrage pourtant généreusement pourvu en références de toutes sortes, est surprenant, car ils avaient déjà problématisé (et accompli) le geste de s’engager dans la discussion interdisciplinaire avec la paléologie, la génétique des populations (Ingold, 2004), la psychologie sociale (Goody, 1997) en tentant, bien avant Lahire, de faire reposer les particularismes des traits sociaux humains dans les mécanismes évolutifs hérités d’ancêtres primates ou dans des formes d’organisation sociales non humaines, c’est-à-dire sur la comparaison interespèces7 et intersociétés.
7Il est plus étonnant encore que ne soient ni mentionnés ni discutés tous les projets ayant explicitement et diversement proposé des programmes d’explication des phénomènes sociaux sur la base d’arguments naturalistes : Sperber et son idée d’une conception évolutionniste de la culture ; Chomsky et son projet de grammaire universelle naturalisant la faculté du langage ; ou encore Varela et Maturana, qui avaient aussi émis (et mis en œuvre) le projet de rassembler les contributions en biologie de l’évolution, en sciences cognitives et en sciences sociales pour tenter de comprendre les origines de la vie (et de l’esprit). Aucune de ces entreprises, qu’on peut contester mais dont on ne peut nier le caractère absolument marquant pour les sciences sociales du xxe siècle, n’est citée, ni n’est présente en arrière-fond des discussions.
8La thèse centrale du livre s’appuie sur la notion « d’altricialité secondaire », reprise au zoologue Adolf Portmann, et dont le caractère matriciel est résumé en ces lignes : « C’est dans la situation d’altricialité secondaire que s’originent [les] rapports sociaux fondamentaux que sont les rapports de dépendance-domination. Couplée avec la capacité, inédite dans le règne animal, à une certaine cumulativité culturelle qu’en grande partie elle rend possible, l’altricialité secondaire a renforcé́ l’opposition entre les parents et les enfants, les vieux et les jeunes, les majeurs et les mineurs, les grands et les petits, les aînés et les cadets […], etc. » (p. 44). Sous d’autres noms, notamment celle de « néoténie », cette notion a inspiré nombre de chercheurs, autant en zoologie (Desmond Morris dans Le Singe Nu) qu’en paléoanthropologie (Stephen Jay Gould, en particulier dans son premier ouvrage Ontogeny and Phylogeny) ou dans l’anthropologie philosophique allemande (Arnold Gehlen, Helmuth Plessner, Hans Blumenberg). Elle a notamment servi à dégager les caractéristiques d’une « nature humaine » marquée par le fait que les membres de son espèce sont sortis de l’utérus de leur mère quasiment neuf mois trop tôt, comme le dit Gould dans un texte intitulé « Human babies as embryos » (Gould, 1982, p. 10). Selon Lahire, cette dépendance originelle du jeune enfant serait donc susceptible d’expliquer, pratiquement et symboliquement, à la fois les phénomènes de coopération intragroupes propres à l’espèce humaine (puisque le jeune humain est incapable de se nourrir et de survivre seul, la coopération apparaît comme une solution adaptative) mais également les phénomènes de domination et les inégalités sociales afférentes : « l’altricialité secondaire (en tant que propriété particulièrement marquante de l’espèce humaine), imprimerait sa marque de fabrique à l’ensemble des rapports de domination dont on peut dire qu’ils dérivent du rapport fondamental de dépendance-domination parents-enfants » (p. 683, souligné dans l’original).
9Pourtant, une fois que l’on a établi « universellement » que les vieux dominent les jeunes (chapitre 16), que le masculin domine le féminin (chapitre 19) et que la xénophobie est un phénomène naturel et spontané (chapitre 21), qu’a-t-on fait de plus que de construire une usine à gaz doxographique pour fonder en nature un certain sens commun ?
10Faire passer pour un coup de pied dans la fourmilière quelque chose qui est dit depuis les débuts de l’anthropologie (non francophone) tout en ignorant ses propositions les plus centrales est tout au plus un tour de force éditorial, assorti d’une bonne dose d’autoconviction, comme en témoignent les passages sur la nécessaire ambition propre aux « grands synthétiseurs » (p. 89) – et Lahire de citer Einstein pour montrer qu’il n’est pas tout seul à avoir dû faire preuve, lui aussi, « d’une certaine dose de foi, de persévérance et d’audace » (p. 61).
11L’auteur se place en effet sous le haut patronage des grands physiciens et mathématiciens, figures ayant élaboré de grands modèles intégratifs (Newton, Einstein), pour justifier un « réalisme » ou à l’idée que quelque chose comme une vraie science existe : « étant donné que les propriétés du réel préexistent aux points de vue scientifiques construits pour les appréhender, des disciplines aussi différentes que les sciences sociales, la psychologie et la biologie ne peuvent pas produire des connaissances contradictoires entre elles à propos de la réalité » p. 907). La « cumulativité des savoirs » s’arrête donc manifestement aux portes de l’épistémologie.
- 8 C’est encore la référence à Einstein qui permettra de justifier l’ambition au prix de l’approximat (...)
12Pour justifier qu’il n’y aura pas d’examen minutieux des travaux de recherche mais seulement la volonté de les faire « défiler rapidement » pour « voir apparaître les motifs permanents » (p. 322)8, une foi dans les « faits réels » est réaffirmée : « l’essentiel de ce que l’on cherche à dire est paradoxalement sous nos yeux, contenu dans tous les travaux théorico-empiriques publiés depuis plus de cent ans » (p. 322). Que ceux-ci aillent univoquement dans le même sens ne fait pas de doute pour l’auteur. On lit entre les lignes que ce sera donc l’inverse d’un travail épistémologique minutieux qui sera entrepris. L’argument réaliste peut-il pour autant se passer complètement d’une réflexion minimale sur la structuration même des champs qui produisent ces connaissances ? En biologie aussi, et sans être un farouche constructiviste, il y a des désaccords et des controverses – et en particulier dans l’interprétation de la théorie de l’évolution.
13S’intéresser à des travaux de philosophie de la biologie qui contribuent à la clarification des différentes controverses qui parcourent la biologie de l’évolution – ne serait-ce que Ernst Mayr (1982) ou encore Godfrey Smith (2016) – aurait peut-être permis de nuancer ce qui est dit au sujet des apports de « la » biologie, conçue comme entité unique et se situant supposément au-delà des controverses scientifiques, dans une allégeance homogène au Darwinisme comme paradigme unificateur. En France, la discussion des travaux d’épistémologues ou de philosophes de la biologie qui ont examiné ces différentes théories (Jean Gayon, Philippe Huneman, Francesca Merlin, Laurent Loison, Charles Lenay, entre bien d’autres), ou encore de sociologues s’attachant aux liens originels entre sciences de la vie et sciences sociales (par exemple Guillo 2000, 2006), aurait du même coup rendu manifeste que les sciences humaines et sociales françaises, dans leur ouverture disciplinaire et leur connaissance des théories biologiques, ne sont pas si mal en point que cela.
- 9 On peut prendre pour exemple une discussion classique, menée par Gould et Lewontin (1979) qui oppo (...)
14Il ne s’agit pas là seulement de pointer l’absence de références importantes, dans un ouvrage qui se targue d’en « compter près de mille » (p. 908). Il s’agit simplement de dire que la biologie, comme toutes les disciplines, est effectivement traversée par d’importants débats dont les exemples ne manquent pas9, portant sur la nature des mécanismes évolutifs, le processus de sélection naturelle, la place prise par le hasard ou la contingence, ou encore sur la question de la « convergence », pourtant au cœur de la démonstration de Lahire.
- 10 Il existe différentes hypothèses évolutives concurrentes pour tenter de comprendre l’émergence du (...)
15Les hypothèses sur les origines du langage fournissent un exemple plus marginal, mais du même ordre. Dans l’ouvrage, l’hypothèse de la « gestural origin » est présentée comme un fait scientifique établi et indiscutable. Pour ce point comme pour le reste, ce qui est présenté comme une avancée, ou un « apport » de la biologie, de la primatologie, de la linguistique, dans son caractère scientifiquement irréfutable, est une fois encore un point de discussion dans la communauté scientifique10.
16On voit vite comment cela fait vaciller l’ensemble de l’édifice. L’argument repose sur l’idée qu’il faut unifier et synthétiser les apports et connaissances de champs dans lesquels, sur nombre de phénomènes empiriques pris en exemple par l’auteur, les choses ne sont pas univoques. Et si tout le monde s’accorde sur la pertinence d’examiner les ressorts d’une théorie de l’évolution, la question de savoir comment et pourquoi un trait ou un phénomène culturel a évolué (par exemple le langage verbal) est hautement débattue et loin d’être tranchée. C’est là, une fois encore, qu’un engagement épistémologique fort et une connaissance approfondie de ces domaines semblent nécessaires avant d’espérer asseoir de grands principes unificateurs. Ce ne sont pas là de frileuses précautions relativistes, c’est un réquisit nécessaire pour s’assurer d’une certaine consistance méthodologique, laquelle ne peut pas seule reposer sur l’accumulation de travaux disparates mais rendus convergents.
- 11 Cette assertion mérite toutefois d’être nuancée au regard de la pluralité des courants sociologiqu (...)
17Cela est d’autant plus dommageable qu’il peut en effet y avoir une vraie méfiance vis-à-vis de toute forme de production émanant des sciences de la vie de la part de certaines approches en sciences sociales11, qui se rendent coupables d’un « oubli de la nature » comme l’avait déjà formulé Conein (2001), et qui tendent à traiter les travaux en sciences de la vie comme un « bloc unitaire » (Guillo, 2007). Cette méfiance se manifeste parfois, et c’est là où la pente est glissante, par une mécompréhension des usages de la théorie de l’évolution – peut-être à tort confondue avec le courant « évolutionniste » en anthropologie, initialement étranger au programme de Darwin, et bien évidemment antérieur à la Synthèse Moderne. Rejeter cette anthropologie désuète ne doit pas faire rejeter en bloc l’idée même que les espèces évoluent, selon des mécanismes que l’on s’évertue à rendre prédictibles (d’où l’idée d’une « théorie »), incorporant des phénomènes de transmission, génétique ou non.
18Malheureusement, là où le projet de Bernard Lahire peut apparaître comme une tentative maladroite de renouer le dialogue, c’est qu’une bonne partie des auteurs et notions sur lesquels il choisit d’élaborer ses arguments ne sont pas les moins réductionnistes ni les moins controversés.
19En effet, si l’on examine attentivement celles parmi les thèses produites dans le champ de la biologie de l’évolution et de la psychologie comparée qui sont convoquées dans l’ouvrage, on a au contraire l’impression d’un éternel retour d’idées datées.
- 12 Auteurs de l’ouvrage de sociobiologie The Imperial Animal (1971), voir en particulier leur « Intro (...)
- 13 La section intitulée « La domination des mâles sur les femelles » du chapitre 19 (« Partition sexu (...)
20S’il ne s’agit pas de critiquer l’ouvrage pour son « naturalisme naïf » comme cela a été désamorcé par l’auteur (p. 910), l’examen des auteurs mentionnés comme appuis à la démonstration interroge malgré tout. Parmi ceux-ci, ceux qui relèvent explicitement de la sociobiologie sont en très bonne place : Wilson est omniprésent, quand ce n’est pas son élève, Richard Machalek. Robert Trivers, et ses travaux sur l’investissement parental, ou encore les anthropologues Robin Fox et Lionel Tiger12, servent le propos. Également représentée, la psychologie évolutionnaire – une entreprise réductionniste d’explication du comportement sociocognitif humain sur la base de nos ancêtres primates et des sociétés de chasseurs-cueilleurs – à la différence qu’ici ce ne sont pas les traits psychologiques mais les traits « sociologiques » (à condition d’entendre par là domination, éducation, etc.) qui sont interprétés de façon fonctionnelle. Ces auteurs sont tous en très bonne place, et scandent l’argumentation. Leurs textes ne sont pas discutés comme cibles d’un réductionnisme à dépasser mais comme vivier permettant d’apporter la charge de la preuve13.
- 14 Il semble que ce soit cette logique qu’on trouve à l’œuvre quand on montre que des phénomènes comm (...)
21La grande question qu’on n’ose se poser, puisqu’elle semble désamorcée dès le début est donc : quelle est la réelle différence entre ce grand projet « intégrateur » et le projet synthétique de la sociobiologie, amplement discrédité depuis son heure de gloire il y a cinquante ans ? Lahire s’en défend en disant qu’il ne veut pas « biologiser le social », contrairement à ce qu’on avait reproché à la sociobiologie, mais, inversement, « sociologiser le biologique » (p. 37). Or on voit mal en quoi le projet d’aller trouver les fondements biologiques des comportements sociaux humains se distingue vraiment d’un programme de biologisation du social14. En voulant opérer une grande synthèse des savoirs « accumulés » dans différentes disciplines (et avec cette foi inébranlable dans l’unité disciplinaire), on est assez proche, voire complètement dans le projet wilsonien d’une « new synthesis ». Rappelons que Wilson (1929-2021), un des pères fondateurs, sinon le père fondateur de la sociobiologie, est l’auteur d’un ouvrage somme (sept cents pages illustrées), paru en 1975 et justement intitulé Sociobiology: The New Synthesis. De manière frappante, son projet était également de « reformuler les fondements des sciences sociales de manière à intégrer ces sujets dans la Synthèse Moderne » (Wilson, 1975, p. 4 ; je souligne) en s’adossant à des arguments éthologiques (et sociologiques : Wilson cite Goffman à plusieurs reprises) « pour postuler une nature humaine ancrée dans un ancêtre primate ou dans une existence de chasseur-cueilleur, permettant ensuite d’expliquer un certain nombre d’aspects du comportement social actuel » (Laland et Brown, 2002, p. 64). Même s’il est vrai que l’argument lahirien s’est débarrassé du déterminisme génétique, vouloir « regarder les humains comme nous avons regardé jusque-là les non-humains (au niveau de leurs constantes comportementales et de leurs structures sociales profondes) » (p. 12) est très précisément l’axiome de Wilson dans son tout dernier chapitre, intitulé « Man: from sociobiology to sociology ».
- 15 Voir en particulier Lewontin et al. (1984) et Rose et Rose (2000).
22S’affiliant à ce courant sans l’admettre, ou sans le voir, les propos de Lahire redeviennent redevables d’une critique du type de celle qu’avaient produite à l’époque les détracteurs de la sociobiologie, depuis la biologie même, la paléontologie (Gould), la génétique des populations (Richard Lewontin) ou les neurosciences (Steven Rose)15. Et si l’on est obligé de reprendre les débats d’il y a cinquante ans à l’identique, l’idée même de « cumulativité des savoirs », pourtant chère à l’auteur, se trouve quelque peu mise à mal.
23Si rien de bien nouveau n’est avancé depuis les tentatives de comprendre les fondements biologiques du comportement social des années 1970, on se demande qui ce pavé dans la mare a-t-il bien pu éclabousser.
- 16 Voir p. 132 où l’ethnométhodologie et le « pragmatisme dans sa version française notamment » sont (...)
- 17 Pour une discussion de la notion de « perspective des membres », à tort confondue ici avec une con (...)
24Puisque le livre s’ouvre sur une somme « d’insatisfactions » au regard des pratiques du monde académique, se posent alors une série de questions : qui est en ligne de mire ? À qui, du coup, est destiné ce livre ? On entrevoit dans le viseur une sociologie française constructiviste, « relativiste » et « nominaliste » (chapitre 2), accusée d’avoir une aversion pour la théorie, très spécialisée (la critique n’est pas neuve, et était déjà très justement formulée dans Monde pluriel), sans doute incarnée en partie par les Cultural Studies – même si celles-ci ne sont jamais citées frontalement. Moyennant quoi, on agite les épouvantails traditionnels : les ethnométhodologues et les pragmatistes qui pécheraient, apparemment, par leur aversion pour la théorisation. Ces critiques sont parfois dures à entendre, quand on sait que Mead était un naturaliste revendiqué, que Dewey a écrit notamment The Influence of Darwin, et que le naturalisme occupe une bonne place dans la pensée pragmatiste. L’ethnométhodologie, elle, apparaît çà et là comme une cible bien pratique. On peut se rassurer en faisant l’hypothèse que, pour ne pas avoir à ferrailler frontalement avec les réels interlocuteurs, Lahire fait dire des aberrations à ce courant16 en en faisant une sociologie du point de vue qu’elle n’a jamais été, ni prétendu être17.
- 18 Voir Lemerle Sébastien, 2006, « Le biologisme comme griffe éditoriale. Sociologie de la production (...)
25On ne peut manquer de voir des analogies troublantes entre cette critique des sciences sociales (en tant qu’elles sont l’incarnation, par métonymie, de l’approche constructiviste) et la critique formulée jadis par les psychologues évolutionnaires Tooby et Cosmides (et Pinker après eux) contre ce qu’ils ont appelé le « Standard Social Science Model », désignant par là les approches relativistes et constructionnistes en sciences sociales faisant le pari d’une culture émergeant à partir d’une « page blanche ». L’ouvrage grand public de Pinker justement intitulé The Blank Slate: The Modern Denial of Human Nature, auquel Lahire se réfère dans sa traduction française (Comprendre la nature humaine, paru chez Odile Jacob)18, défend des arguments anti-SHS assez classiques.
26On a beaucoup lu, dans les recensions faites dans la presse notamment, que ce livre était une petite révolution – une rhétorique qui est amplement construite dans l’énonciation même, presque autant que par le très efficace service de presse des éditions La Découverte. Notre propos a consisté à nuancer son caractère ambitieux au regard de la production existante, pour peu qu’on se décentre du monde académique de la sociologie francophone, mais aussi au regard des propositions qui sont faites, qui ressemblent davantage à une néo-sociobiologie qu’à un discours radicalement original sur la manière d’articuler de manière féconde les sciences de la vie et les sciences sociales.
27Remettre en question l’exceptionnalisme humain et ramener ce dernier à sa place animale est un geste darwinien, absolument fondamental, scientifiquement comme éthiquement – et qui permet, entre autres, de contrer toute forme de créationnisme. Ce faisant, on en arrive à ce paradoxe qui n’est qu’apparent : la culture semble distinguer l’espèce humaine des autres espèces animales, mais cette culture est le produit de l’évolution.
- 19 Latour, 1994.
- 20 On pourrait donc en principe examiner les comportements sociaux en général, ceux des humains comme (...)
28Tout au long de l’ouvrage s’énonce un argument qui a le mérite de rappeler que social et culturel ne sont pas synonymes, mais qui n’est pas nouveau dans la sociologie francophone (puisque déjà avancé par Latour et Strum à la fin des années 1980, et synthétisé sous la formule « le social précède l’humain, et de beaucoup »19 ; et amplement commenté dans le texte programmatique de Conein, [2001]). Il s’ensuit, toujours selon Lahire, qu’en faisant cette confusion les sociologues ont oublié, depuis Espinas au moins, que toute considération sur « le social » pouvait théoriquement s’appliquer aussi aux comportements animaux20.
- 21 C’est-à-dire, pour paraphraser Garfinkel et Sacks (1970), que le social y est traité comme une res (...)
29La conséquence de cela est formulée de manière convaincante par Lahire : « la coupure étant telle qu’il n’est plus imaginable de penser que le social – que seraient pourtant bien en peine de définir une grande majorité de chercheurs en sciences sociales – puisse être autre chose qu’une réalité humaine » (p. 462, je souligne). Mais une fois qu’on a acté que la sociologie, comme entreprise disciplinaire, se préoccupait en fait bien peu du « social » (au sens où elle s’abstient parfois d’en faire un examen conceptuel, laissant souvent ce soin à l’ontologie sociale, mais aussi d’en faire un examen empirique, le traitant comme un allant de soi)21, il ne suit pas forcément qu’il faille avoir recours à ceux qui s’en sont saisi sous les modalités de la grégarité, de la compétition ou de la coopération (éthologie et psychologie comparée essentiellement) pour y puiser son vivier d’arguments empiriques et apporter la charge de la preuve.
- 22 Je m’en réfère ici à la manière dont Brown et Levinson, dans leur ouvrage d’anthropologie comparée (...)
30Il est pourtant capital de prendre à bras le corps cette question de la démarcation du social, mais pour en proposer des réponses qui ne soient pas celles, toutes faites, de l’éthologie ou d’une anthropologie « extensionaliste »22 dérivant toute forme d’organisation sociale de la structure familiale (comme l’illustre le traitement fait à « l’altricialité secondaire »). Une réponse résiderait probablement dans la proposition d’une définition du social respectueuse de la théorie de l’évolution mais non réductible aux typologies proposées par les études du comportement animal, et qui ne se satisfasse pas d’un adaptationnisme appliqué aux comportements sociaux et culturels. La vraie révolution aurait pu être ici.
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