1Dans le cadre de ce numéro de la revue Tracés consacré aux origines des inégalités, nous avons souhaité revenir, à travers un entretien, sur l’essor récent d’une archéologie du genre, sur ce qu’elle dit de l’état du débat scientifique sur ces questions, d’un changement de regard sur les contextes anciens et des nouvelles perspectives ouvertes par les approches sociales du temps long. Les trois préhistoriennes que nous avons invitées pour en discuter incarnent différentes dimensions de cette recherche, travaillent selon différentes approches et témoignent de divers aspects de son institutionnalisation. Elles nous présentent ici les grandes problématiques de cette discipline, ses ressources théoriques et méthodologiques, son histoire, ainsi que ses enjeux qui font dialoguer des réflexions scientifiques avec des perspectives politiques et militantes dans le champ féministe.

2Claudine Cohen, directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, est pionnière dans l’introduction de la question du genre dans les études préhistoriques en France, en particulier grâce à ses ouvrages La femme des origines (2003) et Femmes de la Préhistoire (2016). Philosophe et historienne des sciences, elle travaille particulièrement sur le Paléolithique et aborde la problématique du genre à l’aune d’une histoire des représentations des femmes préhistoriques dans les disciplines scientifiques depuis le xix^e siècle.

3Anne Augereau est archéologue, chercheuse à l’Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap). Spécialiste des industries de pierre taillée du Néolithique européen, ses travaux récents portent notamment sur les rapports de genre dans les populations Rubané, qui sont au centre de son ouvrage Femmes néolithiques. Le genre dans les premières sociétés agricoles (2021).

4Aline Thomas est maîtresse de conférences du Muséum national d’histoire naturelle. Archéo-anthropologue, elle questionne les sépultures néolithiques sous une double perspective, culturelle et biologique, pour mieux comprendre les mécanismes de différenciation et d’inégalités sociales. Elle a coordonné le projet ANR NéoGenre.

5Rémi Hadad et Jean-Baptiste Vuillerod

Tracés : Si « l’origine des inégalités » est une thématique classique de l’anthropologie, elle a longtemps passé sous silence les rapports homme-femme. Dans les grandes fresques économistes, depuis Vere Gordon Childe (1925) qui situait l’apparition des inégalités dans une division croissante du travail, jusqu’à Alain Testart (1982) qui les fait remonter à l’apparition du stockage, l’égalitarisme initial n’est pas incompatible avec la domination masculine. Si certains évolutionnistes faisaient coïncider « les premières oppressions de classes avec l’oppression du sexe féminin par le sexe masculin » (Engels, 1884, p. 79), leurs successeurs ont au contraire tendance à présumer cette dernière comme universelle ou relevant de tout autres dynamiques évolutives. La recherche anthropologique contemporaine a depuis eu à cœur de mieux intégrer les différentes facettes de l’inégalité. En même temps, le genre a émergé comme un champ particulièrement dynamique de la recherche archéologique. Aujourd’hui, qu’est-ce que l’étude du genre fait à « l’origine des inégalités » ?

Anne Augereau : Sachant que, de manière académique, on définit les études de genre comme l’étude des rapports sociaux de sexe, et en particulier des rapports de domination entre les hommes et les femmes, l’étude du genre débouche forcément sur l’étude de formes d’inégalité. Le problème, c’est d’essayer de saisir ces rapports dans les données archéologiques, et pour cela, à mon avis, il faut pouvoir recenser les mécanismes du genre que l’on connaît par ailleurs dans les approches ethnologiques ou anthropologiques, et voir lesquels peuvent être visibles dans les données archéologiques.

Il y en a un certain nombre. Il y a d’abord l’affichage du genre, puisque le genre doit se montrer, dans les vêtements, dans les parures, et aussi dans les postures corporelles. Sur cela, en tout cas pour le Néolithique, les contextes funéraires fournissent pas mal d’informations : des tombes d’hommes et de femmes avec des outils, des armes, des éléments de parure qui peuvent être différents en fonction du sexe ou de l’âge, mais aussi des individus qui se caractérisent par l’absence d’éléments d’affichage du genre, en tout cas conservés jusqu’à nous. Ensuite, on a tout ce qui concerne la mobilité. L’un des éléments importants de la domination masculine, c’est « l’échange » des femmes. Or un certain nombre d’analyses peuvent nous donner des indications sur la mobilité, l’origine locale ou non locale des individus, notamment par la mesure des isotopes du strontium contenus dans les ossements. Il y a aussi l’alimentation et la santé. Dans la littérature anthropologique, on connaît de multiples interdits ou, au contraire, des aliments qui sont plutôt spécifiques aux hommes ou aux femmes. On peut donc, à partir des études isotopiques là aussi, ou des études ostéologiques, avoir quelques indications assez fiables sur l’alimentation et sur l’une de ses conséquences : la bonne ou la mauvaise santé des individus. Sans pouvoir ici tout évoquer, d’autres aspects peuvent être mentionnés, en particulier l’acquisition du genre chez les enfants. L’archéologie de l’enfance est un nouveau champ d’étude, en tout cas en France, dont les résultats mériteraient d’être questionnés sous l’angle du genre. Est-ce que l’on a, par exemple, la même alimentation pour les filles et les garçons ? Leur sevrage intervient-il au même âge ? Est-ce qu’ils ont mené les mêmes activités ? Est-ce qu’ils ont des caractéristiques qui peuvent se rapporter au genre ? Le problème principal étant la détermination du sexe des enfants qui n’est pas possible avec les méthodes ostéologiques sur les os du bassin, utilisées pour différencier hommes et femmes.

Aline Thomas : Pour poursuivre dans le sens de ce que dit Anne Augereau, l’étude conjointe des artefacts et des restes humains issus des fouilles permet d’évaluer la manière dont le sexe biologique est, ou non, facteur de structuration des pratiques sociales, telles qu’on peut les percevoir dans le registre archéologique. Autrement dit, c’est interroger l’expression matérielle de la différence (voire des inégalités) sous l’angle des rapports homme-femme. À une plus large échelle, c’est rechercher comment ces pratiques s’organisent entre elles, et font ensemble système. C’est interroger leurs rapports de dépendance ou de causalité, leur diversité à travers l’espace et le temps.

Pour reprendre l’exemple des travaux d’Alain Testart, la thématique de la « division du travail » (telle qu’il l’a explorée dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs subactuels) constitue l’un des aspects des rapports de genre qui peut être retracé dans le passé préhistorique. C’est en particulier possible grâce à l’étude des indicateurs squelettiques d’activité, c’est-à-dire des modifications osseuses liées aux activités physiques pratiquées durant la vie des individus. La nature de cette spécialisation des tâches, en fonction du sexe des squelettes, ouvre sur un ensemble de questionnements en cascade qui permettent finalement d’éclairer les dynamiques de construction des normes de genre : la division sexuelle des activités implique-t-elle des traitements funéraires inégalitaires et des statuts sociaux hiérarchisés ? A-t-elle une influence sur l’organisation familiale et les modalités d’héritage de statuts chez les plus jeunes ? Etc.

Claudine Cohen : Pour ma part, je parlerai plutôt du Paléolithique, beaucoup moins riche en éléments de preuve que ce qui vient d’être exposé. Le Paléolithique, c’est cette très longue période qui commence avec les premières traces d’une technicité humaine il y a plus de 3 millions d’années, pour se terminer il y a 12 000 à 10 000 ans. C’est un énorme pan de l’existence humaine, avec des espèces différentes sur lesquelles nous avons peu d’éléments en ce qui concerne la différence des sexes. Il existe des cimetières néolithiques, mais au Paléolithique, on trouve surtout des ossements dispersés, parfois quelques sépultures pour les périodes les plus récentes. Dans le cas de sépultures néandertaliennes ou sapiens, on peut en effet essayer d’identifier par l’anatomie des squelettes masculins ou féminins. Aujourd’hui l’apport des études de l’ADN ancien donne d’autres éléments pour reconnaître le sexe des individus, comme la fillette de Denisova ou certains Néandertaliens. Je pense à ce groupe néandertalien d’El Sidron, en Espagne, où on a identifié une douzaine d’individus, dont trois femmes et trois hommes adultes, et où l’ADN ancien montre que les hommes sont issus de la même lignée maternelle, tandis que les femmes appartiennent chacune à une lignée différente. Ce qui évoque, dès le Paléolithique moyen, des pratiques d’exogamie et, en l’occurrence, une sorte de patrilocalité. Bien sûr, tout cela est discuté, et la possibilité de faire de telles hypothèses dépend de la conservation d’un ADN utilisable, ce qui n’est pas si fréquent : mais on voit ainsi s’ouvrir de nouvelles possibilités, non seulement de reconnaître le sexe, mais aussi d’identifier certaines relations de filiation et de parenté entre les individus.

Pendant très longtemps, les attributions d’activités à l’un ou l’autre sexe relevaient de l’arbitraire ou du fantasme : les rôles des hommes et des femmes étaient supposés être naturellement prescrits. Je pense au contraire que les comportements masculins et féminins dans la Préhistoire, même la plus ancienne, n’étaient pas régis par la nature. Dans toute société humaine les rapports de parenté sont déterminés par des règles. Cela est très probablement en rapport avec la permanence de la sexualité chez les humains, en raison de la perte des signes visibles de l’œstrus (elle-même liée à la bipédie) qui efface les périodes de rut et rend l’activité sexuelle possible à tout moment. En conséquence, les relations entre hommes et femmes préhistoriques ont dû être régies par des normes, par des règles de comportement, par des interdits, par toutes sortes de pratiques et de conventions assimilées par les individus au sein du groupe.

L’insistance sur une « nature féminine » et « masculine », si présente au xix^e siècle et au début du xx^e siècle, revient dans la sociobiologie qui, à partir des années 1970, naturalise les comportements sociaux humains : la finalité de tout être vivant étant de reproduire ses gènes, les hommes seraient déterminés par la volonté de disperser leurs gamètes au maximum, c’est la raison pour laquelle ils sont infidèles, tournés vers le monde extérieur, enclins au viol, tandis que les femmes n’ayant qu’un ovule à la fois, doivent veiller à sa protection et à la gestation, et sont donc contraintes à la sédentarité, à la fidélité, au soin des enfants… Un ensemble de représentations s’est ainsi réimposé et, même si elles ont été critiquées, elles se perpétuent aujourd’hui sous d’autres formes comme la psychologie évolutionniste, qui elle aussi justifie par de supposés comportements préhistoriques l’idée que les femmes sont vouées à la maternité, tandis que les hommes auraient un intérêt évolutif à multiplier les occasions de se reproduire. C’est précisément contre cette notion de détermination naturelle qu’on peut penser la notion de genre comme une construction sociale de la différence des sexes, celle-ci étant présente depuis les temps lointains de la Préhistoire de l’humanité.

Avec sa notion de « sélection sexuelle », Darwin s’opposait déjà à une telle naturalisation des rapports entre les sexes en introduisant la notion de choix du partenaire, et avançait qu’aux temps les plus anciens, ce sont les femmes qui choisissaient les mâles pour se reproduire. Cette idée est reprise aux États-Unis dans les années 1970, à un moment où des étudiantes arrivées en force dans l’anthropologie universitaire s’élèvent contre les modèles machistes qui tendent à faire de la chasse (activité éminemment virile) le moteur de l’hominisation. Ces nouvelles réflexions visaient à donner une place aux femmes dans ce processus de l’hominisation, à leur redonner un rôle et une visibilité. Pour le Paléolithique ancien, l’accent mis sur l’importance du charognage, par exemple, a permis de relativiser l’importance de la chasse virile dans la structuration du psychisme humain et des sociétés préhistoriques. En ce qui concerne le Paléolithique récent, les enquêtes ethno-archéologiques (chez des populations actuelles de chasseurs-cueilleurs) montrent que ce ne sont pas les hommes qui partent au loin et qui chassent tandis que les femmes restent à la maison en attendant qu’on leur apporte de la nourriture. Celles-ci participent à la chasse, comme rabatteuses par exemple, pourvoient à la nourriture du groupe par la cueillette, par le ramassage de petits animaux, d’œufs, de coquillages, etc. Elles parcourent des kilomètres, nourrissent le groupe à 70 % de sa subsistance, ont peu d’enfants… Tout cela nous invite à reconsidérer les préjugés concernant les relations entre les sexes dans les sociétés paléolithiques. Les femmes savaient probablement maîtriser la natalité par l’aménorrhée de lactation, l’usage de plantes abortives, voire l’infanticide. Parce que la reproduction n’est pas seulement un phénomène biologique, mais très largement un phénomène social, un mode de régulation du groupe, de sa subsistance, et la condition de sa permanence dans le temps, il y a, dans tout groupe social, une gestion de la reproduction, à laquelle les femmes prennent part, mais qui est aussi aménagée par les règles que les hommes leur imposent, par exemple en punissant l’infidélité, en les isolant pendant certaines périodes de leur cycle, etc., selon des modalités qui évidemment ne sont pas réductibles à des rôles naturels.

Tracés : Cette question de la nature, justement, s’est beaucoup exprimée à travers l’étude du dimorphisme sexuel, de la différence de stature et de robustesse entre hommes et femmes, que l’on prend parfois pour une donnée naturelle fondamentale, alors même qu’il n’est pas toujours facile de déterminer le sexe des individus concernés, qui plus est quand il s’agit de l’unique fossile d’un taxon… En outre, même lorsque l’on constate un dimorphisme, il n’est pas évident de savoir s’il faut l’attribuer à la nature ou à la culture, comme l’ont montré les travaux qui insistent sur l’influence morphologique des pratiques sociales différenciées en fonction du genre (Touraille, 2008).

A. Thomas : En théorie, la détermination du sexe d’un squelette archéologique Homo sapiens n’est pas un obstacle majeur. Cette diagnose sexuelle repose en effet sur l’existence d’un dimorphisme sexuel. Pour autant, les différences de stature et de robustesse osseuse entre hommes et femmes ne sont pas de bons indicateurs car ils sont très variables entre individus (si les hommes sont en moyenne plus grands que les femmes, il y a des hommes petits et des femmes grandes) et entre populations (la différence moyenne de stature homme-femme peut varier d’une population à l’autre). Le dimorphisme de taille est soumis à des facteurs génétiques mais aussi, comme vous le soulignez, à des facteurs environnementaux et culturels (par exemple, l’alimentation et la santé des individus au cours de leur croissance vont conditionner leur taille atteinte à l’âge adulte, la pratique d’une activité physique va modifier la robustesse des os, etc.). En dehors de tout référentiel, la taille et la robustesse d’un squelette n’est donc pas un bon prédicteur de sa catégorie sexuelle. En revanche, de manière « universelle », la conformation des os du bassin (les os coxaux) est bien corrélée au sexe en raison de son implication dans la reproduction (gestation et parturition). Ces trente dernières années de recherche en anthropologie biologique ont confirmé la fiabilité de cette approche (testée sur des populations mondiales dites de référence, dont on connaît le sexe). La méthode est néanmoins soumise à certaines contraintes (1) pratiques : l’os coxal est fragile, susceptible d’être dégradé et non observable ; (2) fondamentales : avant la puberté, l’os coxal n’est pas suffisamment dimorphique pour estimer avec fiabilité le sexe d’un squelette d’enfant. Sous certaines conditions, l’approche morphoscopique peut alors être secondée par des analyses paléogénétiques. Celles-ci présentent leurs propres limites : dégradation de l’ADN ancien et contaminations, nécessité de procéder à des prélèvements osseux invasifs (destruction des échantillons), coût élevé des analyses. D’autres méthodes prometteuses, basées sur certaines protéines impliquées dans la formation de l’émail dentaire ou sur la conformation de l’oreille interne, font aujourd’hui l’objet de développements technologiques. En bref, en fonction du choix des méthodes, de la rigueur de leur application et des efforts techniques et financiers, l’identification sexuelle des squelettes archéologiques Homo sapiens est possible avec un haut niveau de fiabilité. La question est évidemment d’un autre ordre vis-à-vis des autres espèces humaines pour lesquelles nous ne connaissons pas – a priori – la nature de leur dimorphisme sexuel.

C. Cohen : Pour les périodes anciennes, où coexistaient plusieurs espèces d’hominines, c’est effectivement un vrai problème. Le squelette de Lucy, trouvé en miettes, a été immédiatement attribué à une femme. Pourquoi ? Je pense que si on l’a nommée ainsi, c’est parce qu’en 1974, avec la prégnance des mouvements féministes anglo-saxons, il était important de nommer un fossile d’un nom féminin. On n’avait aucun référentiel pour cette nouvelle espèce : Lucy était alors un spécimen unique, le plus ancien hominine connu. Comment juger de sa gracilité relative par rapport à un mâle de son espèce ? Quand on n’a qu’un fossile, sans autre point de comparaison, l’attribution à un sexe est forcément arbitraire. En ce qui concerne certaines formes d’Australopithèques, certains paléoanthropologues débattent encore de la question de savoir si leur dimorphisme signale deux sexes ou deux espèces distinctes…

Chez les représentants fossiles du genre Homo, Homo erectus par exemple, on constate peu de dimorphisme sexuel. Chez les Néandertaliens, la robustesse commune aux hommes et aux femmes fait que l’on a du mal à reconnaître les sexes. Que le fossile de la Quina ait changé cinq fois de sexe témoigne bien de la difficulté d’en décider. Avec des fossiles néandertaliens très complets, comme celui de Kébara (Israël), l’anatomie du bassin permet de reconnaître qu’il s’agit d’une femme. Mais l’on sait qu’il existe dans cette espèce une grande variabilité géographique : la différence de stature ne permet pas forcément d’identifier la différence anatomique des sexes.

Même chez les Sapiens du Paléolithique supérieur, dont l’anatomie est bien connue, le sexe assigné à certains individus inhumés a varié au cours de leur étude : ainsi, l’homme de Menton découvert à la fin du xix^e siècle (il s’agissait de la sépulture d’un individu robuste, orné de parures et d’offrandes) est devenu la « dame du Cavillon », ou inversement la « Dame rouge » de Paviland, squelette sapiens fossile découvert en Angleterre en 1823, est aujourd’hui identifiée comme un homme.

À mon avis, l’argument qu’a développé Priscille Touraille, d’une origine sociale et culturelle du dimorphisme sexuel humain, est moins pertinent pour le Paléolithique que pour les périodes ultérieures, du Néolithique à aujourd’hui. Du reste, les données qu’elle examine sont essentiellement ethnographiques. Au Paléolithique, comme je l’ai indiqué, le dimorphisme sexuel, pour ce qu’on peut en connaître chez les différentes espèces du genre Homo, est peu prononcé, voire inexistant. De plus, l’hypothèse d’une différence genrée d’accès à la nourriture et aux protéines ne semble guère pertinente pour des petits groupes de chasseurs-cueilleurs dont la survie dans des environnements difficiles est mise en péril si l’on maltraite certains individus ou qu’on les prive de nourriture. Ce qui évidemment n’exclut pas la possibilité d’autres types de hiérarchies ou de dévalorisation des femmes sur le plan symbolique dans ces groupes sociaux.

A. Augereau : En ce qui concerne le Néolithique, il y a eu des comparaisons systématiques entreprises par des paléoanthropologues en Europe qui montrent qu’hommes et femmes présentent une taille en moyenne plus petite qu’au Mésolithique, période pendant laquelle vivaient encore des chasseurs-cueilleurs. Il peut y avoir une question de gènes, puisqu’en Europe l’agriculture est importée par migrations de population venant du Proche-Orient. Mais quoi qu’il en soit, sur l’ensemble du Néolithique, entre le Croissant fertile et le Bassin parisien, on observe une régression des statures par rapport à la période précédente. De plus, concernant le Néolithique le plus ancien sur l’axe de diffusion qui part du bassin des Carpates jusqu’au Bassin parisien, que l’on appelle la culture du Rubané, cette régression semble toucher davantage les femmes que les hommes. Cela peut s’interpréter par des différences alimentaires, un moindre accès aux protéines animales notamment, mais également par des temps de travail plus importants, des déplacements fréquents, bref, par une dépense physique plus élevée, peut-être accompagnée d’une mauvaise alimentation. On pense en tout cas, d’après les études qui ont été faites sur ces populations rubanées, que la santé des femmes était moins bonne que celle des hommes. Elles ont plus de caries, elles ont plus d’abcès dentaires. Elles développent davantage ce qu’on appelle l’hypoplasie dentaire, c’est-à-dire une malformation de l’émail qui peut être due à des carences alimentaires ou à des maladies infectieuses, qui auraient pu davantage toucher les filles que les garçons.

Tracés : Peut-on parler d’origine pour autant ? S’il ne fait pas de doute que le Néolithique fait émerger de nouvelles formes d’inégalités, y compris entre hommes et femmes, on sait aujourd’hui qu’il y a différents foyers de néolithisation et que leurs effets peuvent être très variés selon les contextes d’émergence ou de diffusion. Votre livre, Femmes néolithiques (Augereau, 2021), a d’ailleurs ceci d’enthousiasmant qu’il montre les variations à l’intérieur même de ce Rubané, que l’on a pourtant tendance à concevoir comme l’expression la plus typique et homogène du Néolithique. Ce qui paraît contredire l’inertie un peu accablante de grandes catégories évolutives comme celle de « révolution » ou, de manière plus critique, celle de « patriarcat ». Mais comment articuler ces deux niveaux : celui de ces modèles qui nous permettent de traduire les enjeux de la profondeur historique, et celui des contextes qui informent localement la forme de la domination masculine et laissent parfois entrevoir une variabilité à rebours des grandes tendances ? En l’occurrence, la forme de patriarcat que vous mettez en évidence pour le Rubané semble avoir une origine bien déterminée, qui ne se confond pas avec l’origine du Néolithique, et qui finit par s’essouffler avant même le terme de son mouvement de diffusion…

A. Augereau : En ce qui concerne les modèles, il y a des anthropologues qui, pour moi, ont été d’une importance capitale, notamment Alain Testart, Françoise Héritier, Paola Tabet, Christophe Darmangeat et depuis peu Bernard Lahire… justement parce qu’ils ont travaillé sur des structures et des lois qu’ils ont définies aussi bien sur un plan général que sur un plan plus particulier, celui de la variabilité au sein de diverses sociétés. Je pense qu’il ne faut rejeter ni l’un ni l’autre de ces deux niveaux. Il ne faut pas forcément rejeter les approches générales, dites parfois évolutionnistes, mais il ne faut pas non plus en faire un catéchisme qui consisterait à appliquer une sorte de réductionnisme sociologique à la Préhistoire. La domination masculine est présente de manière indiscutable dans toutes les sociétés connues, mais elle a été exercée de manière très variable. Tout l’enjeu consiste donc à partir de cet invariant, de nous demander si, dans les sociétés néolithiques, mésolithiques, etc., la domination masculine existait, mais surtout comment elle se manifestait dans une culture donnée – d’autant qu’il n’y a pas toujours de convergence dans les différents registres funéraires, sanitaires, artistiques, etc. – pour penser les rapports de genre et les inégalités qui en découlent. C’est toute la difficulté.

Pour moi, les modèles ne sont pas de grandes fresques qui nous disent : voilà, c’était comme ça. Ce sont des approches qui nous indiquent qu’il est important de s’intéresser à cette question-là, et qui nous donnent des pistes pour le faire, mais qui ne doivent pas nous empêcher d’y travailler de manière affinée pour chacun des exemples abordés. Par exemple, je ne pense pas possible de dire que le patriarcat est présent partout. Le patriarcat, au sens étymologique d’un gouvernement par les pères, est une forme de domination masculine, mais ce n’est pas la seule. Il y en a d’autres qui portent sur les droits matrimoniaux, sur les droits sexuels, sur l’alimentation, etc. Il y a par exemple des interdits alimentaires qui frappent les femmes dans certaines sociétés qui ne sont pourtant pas des sociétés avec une domination masculine très coercitive du type patriarcal. Le patriarcat imprègne tous les aspects de la société, que ce soit la religion, le droit, la justice, l’éducation, l’exercice de la politique. C’est une structure de société qui donne le rôle principal aux hommes d’un certain âge. Je crois en effet qu’on la voit apparaître dans le Rubané d’Europe centrale, mais le fait qu’elle semble s’étioler ensuite, pendant le Néolithique, montre qu’elle n’a rien d’universel.

C. Cohen : La domination masculine s’inscrit sans nul doute de manière très diversifiée dans les sociétés néolithiques. En ce qui concerne les populations nomades du Paléolithique supérieur qui circulent de la Russie à l’Atlantique, on observe une certaine homogénéité, du moins en apparence, au niveau des modes de vie, des réalisations techniques, du symbolisme, etc. Cependant nous savons aujourd’hui qu’elles ont aussi connu des variations dans leurs formes culturelles et leurs organisations sociales. Malheureusement les effets de cette variabilité sur les transformations du statut respectif des hommes et des femmes restent pour le moment difficiles à appréhender.

Comment est né le patriarcat ? Je ne suis pas sûre que la question de l’origine soit une question bien posée. Chercher un commencement absolu pour tel mode de vie ou telle forme sociale, c’est spéculer sur une origine ponctuelle. Penser en termes de processus oblige à dépasser cette fixation sur l’origine. L’hominisation n’est pas un seuil ou un point d’émergence unique, mais un processus complexe. De la même manière, on parle de néolithisation plutôt que de révolution néolithique. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de nouvelles formes qui émergent, de nouvelles organisations qui apparaissent, mais les commencements sont souvent insaisissables, et la quête de l’origine reste à mes yeux embrumée de mythologie.

A. Thomas : La question de « l’origine » est sans doute une formule pratique, qui renvoie chez chacun de nous à des préoccupations quasi existentielles, mais qui ne doit pas réduire la portée de la recherche archéologique sur les dynamiques des normes et des rapports de genre. En considérant le succès du modèle patriarcal dans l’espèce humaine, il est légitime de s’interroger sur son ancienneté, sa constance, sa diversité dans le temps, dans l’espace, et sur ses causes. S’interroger sur les origines d’un ordre social conduit inévitablement à se tourner vers « la » Préhistoire. Mais celle-ci ne peut pas être considérée comme l’histoire des origines de toutes choses. Interroger la Préhistoire, c’est tenir compte d’une extrême diversité de contextes, de cultures, de types humains sur plusieurs dizaines de millénaires. Nous l’avons déjà dit, la Préhistoire « ancienne » (Paléolithique) des chasseurs-cueilleurs nomades ne peut pas être confondue avec la Préhistoire « récente » (Néolithique) des sociétés fermières, sédentaires. Et chacune de ces périodes ne constitue pas non plus des ensembles sociaux, économiques, environnementaux homogènes.

De cette extrêmement longue période préhistorique, nous ne disposons que des morceaux d’histoires sociales essentiellement liées aux sphères techniques. Identifier les rapports de genre dans les sociétés du passé, retracer leur évolution, leur diversité, leur répartition reste un enjeu de la recherche actuelle. Il s’agit d’une étape indispensable qui permettra ensuite de tester différentes hypothèses relatives aux déterminants sociaux, culturels, écologiques voire biologiques des rapports de pouvoir entre les sexes. Dans cette perspective, les données de la primatologie et de l’éthologie ont un rôle à jouer, car elles livrent des informations sur les facteurs évolutifs de traits sociaux liés au sexe chez les primates non humains, tels que les comportements coercitifs (dominance d’un sexe sur l’autre), le soin apporté aux petits, les systèmes matri- ou patrilocaux, etc.

Tracés : Qu’en est-il du pendant matriarcal de cette notion de patriarcat ? David Graeber et David Wengrow (2021) ont récemment proposé de réhabiliter le travail de l’archéologue Marija Gimbutas (1974 ; 1989), notamment connue pour avoir postulé l’existence d’une religion de la « déesse » dans le Néolithique européen sur la base de statuettes et de figurines féminines. Plusieurs autrices écoféministes y ont vu un moyen de développer une spiritualité non androcentrique en rupture avec les grandes religions monothéistes (Starhawk, 1982 ; Christ, 1978). Gimbutas elle-même a réinterprété sa précédente « hypothèse kourgane », qui cherchait l’origine de l’âge du Bronze dans l’arrivée d’un peuple des steppes eurasiatique, comme une invasion venant recouvrir l’ancien substrat « matristique » sous une nouvelle domination aristocratique, guerrière et patriarcale. Les présupposés essentialistes et romantiques de cette démarche ont depuis été contestés. Pourtant, la tentation demeure de rechercher dans le passé archéologique des situations d’émancipations féminines, ainsi que le proposent à leur tour Graeber et Wengrow avec leur hypothèse de gynocratie en Crète minoenne. Comment vous rapportez-vous à ce type de travaux qui assument se placer à la charnière de la science et du militantisme ?

A. Augereau : Il y a eu certainement des épisodes dans l’histoire humaine où les rapports entre les hommes et les femmes étaient plus ou moins équilibrés, plus ou moins coercitifs. L’archéologie du genre tente justement de mettre en évidence, de manière la plus objective possible, cette variabilité dont on parlait tout à l’heure. Mais la théorie du matriarcat, dont Graeber et Wengrow (2021) disent maintenant qu’elle a été considérée comme un « délit intellectuel et que ses représentants ont été rayés de l’histoire » (p. 275), doit à mon avis être discutée et remise en cause, parce qu’elle est fondée sur une confusion. Tel qu’on peut le comprendre, si les mots ont un sens, le matriarcat désigne l’exact contraire du patriarcat, c’est-à-dire le gouvernement par les femmes en tant que mères, avec tout ce que cela implique dans ses aspects publics, sociaux, politiques, etc. Or jamais un tel matriarcat n’a été mis en évidence dans les sociétés humaines, même si l’on connaît des sociétés matrilinéaires, matrilocales, parfois les deux…

Mais pour Graeber et Wengrow, le matriarcat ce n’est pas ça. C’est quelque chose d’un peu bizarre : un dispositif qui consisterait à dire que les mères peuvent gouverner, au même titre que les pères, à l’intérieur de l’unité familiale, de la maison. Et que ce gouvernement domestique permettrait aux femmes d’avoir un rôle décisif dans d’autres aspects de la société sans forcément y être présentes. Pourquoi pas, mais si les mots ont un sens, ce n’est pas de matriarcat dont ils parlent et c’est un peu malhonnête, intellectuellement, d’introduire cette confusion. Car alors il y a des gens qui se disent : « Ah oui ! tiens, si le matriarcat a existé, alors le patriarcat serait plus facile à renverser ». Et il y a effectivement une partie des archéologues du genre qui ont cet objectif-là : mettre en évidence des sociétés paléolithiques ou néolithiques matriarcales, de manière à pouvoir alimenter l’idée que, puisque le patriarcat n’a pas toujours existé, il peut être renversé plus facilement. C’est écrit noir sur blanc dans un certain nombre de publications d’archéologie du genre, par exemple le livre de Diane Bolger, A Companion to Gender Prehistory (2013).

Pour ma part, je ne suis pas d’accord avec cette manière de considérer les choses. D’abord parce qu’on se prive de connaître la réalité des rapports de genre dans le passé, qui sont très difficiles à saisir et étaient sans doute très variés. Ensuite parce que si l’on veut combattre efficacement le patriarcat contemporain, il est plus utile de comprendre de manière approfondie comment ces rapports fonctionnaient dans le passé plutôt que de se bercer d’illusions sur un hypothétique matriarcat originel, qui n’a jamais été constaté dans les sociétés vivantes et qui reste spéculatif dans les sociétés du passé.

C. Cohen : L’histoire des mouvements américains est mal connue en France. Il y a eu aux États-Unis plusieurs générations de féministes qui ont eu une influence sur la manière de faire et d’écrire la Préhistoire. Le mouvement des années 1970, dont on a déjà parlé, a été extrêmement radical dans sa volonté d’imposer, face au modèle de l’homme-chasseur, le modèle de la femme « gatherer », la femme qui rassemble, qui cueille, qui accueille… Il s’agissait ainsi d’attribuer aux femmes un pouvoir aux origines de l’humanité : une féminisation, en quelque sorte, de ce qui présidait à l’émergence des sociétés humaines. C’était aussi, comme on l’a dit plus haut, un moment de changement important dans les professions anthropologiques, car les femmes entraient en force dans un domaine où elles n’avaient pas vraiment eu leur place jusque-là. C’est dans ce contexte que s’est imposé le modèle de la femme préhistorique comme femme de pouvoir, déesse, matriarche.

Ces positions radicales ont généré toutes sortes de controverses : certains anthropologues masculins ont cherché à les ridiculiser, et il y a eu le retour de bâton imposé par la sociobiologie. Mais deux décennies plus tard, la critique est venue de l’intérieur même du féminisme, avec l’introduction du concept de genre en Préhistoire : c’est en 1991 que paraît Engendering Archaeology, un livre-manifeste dirigé par Joan Gero et Margaret Conkey. Le nouveau courant qu’il inaugurait s’inscrivait en faux contre les positions précédentes, critiquant l’idée d’un matriarcat primitif comme un mythe sans aucun fondement, qui longtemps n’a servi que de repoussoir pour justifier le nécessaire avènement du patriarcat… L’introduction de la notion de genre, au sens d’une construction sociale de la différence des rôles sexués, permettait de nouvelles approches et des recherches fines sur la question de la place des femmes dans la Préhistoire – ce que font Anne Augereau et beaucoup d’archéologues aujourd’hui. C’est à partir de ce genre d’interrogations qu’il est possible de rechercher sur le terrain les traces de ce qu’étaient les femmes, de ce qu’elles faisaient réellement, de la manière dont elles ont vécu dans les sociétés du passé, sans préjuger du pouvoir qu’elles avaient.

C’est là que se situe la discussion autour de l’œuvre de Marija Gimbutas. Originaire de Lituanie, elle arrive aux États-Unis dans les années 1950, en tant que spécialiste des cultures néolithiques d’Europe de l’Est, riches notamment de nombreuses figurines féminines. Elle commence à travailler sur leur signification au moment où se développe le féminisme américain. Livre après livre, elle a défendu l’idée que ces figurations incarnaient la permanence du matriarcat et d’un culte de la « déesse-mère » depuis le Paléolithique supérieur jusqu’au Néolithique, sans prendre en compte la rupture entre ces deux périodes. Elle voit dans ces temps préhistoriques dominés par les femmes une période de bonheur social, sans injustice ni violence qui aurait perduré pendant des millénaires jusqu’à l’apparition du métal et l’irruption de guerriers armés venus de l’Est : ceux-ci auraient détruit cet ordre merveilleux longtemps perpétué par le règne des femmes. Gimbutas a eu son heure de gloire, elle est devenue, en un sens, l’égérie, la « déesse-mère » du féminisme américain des années 1970 et 1980. Elle est morte en 1994 en un moment où, comme on l’a vu, les approches et les enjeux féministes avaient changé. À la suite de critiques posthumes adressées à son œuvre, certaines ont crié à « l’assassinat de Marija Gimbutas », comme si c’était une destruction malveillante. En réalité, elle a été critiquée parce que les généralités qu’elle posait ne tenaient pas scientifiquement et n’étaient pas utilisables, y compris dans une perspective féministe.

Il peut donc paraître étrange que Graeber et Wengrow reprennent en ces termes la défense de Gimbutas dans leur livre. Cette référence prend sens par rapport à leur argumentation générale, selon laquelle il n’y a pas une trajectoire prédéterminée des sociétés, comme si l’apparition de chefferies au Néolithique menait nécessairement à celle des États. Ils cherchent par tous les moyens à critiquer cette vision linéaire du devenir des sociétés humaines, et les thèses de Gimbutas sur le « règne des femmes » sont utilisées à cette fin, quitte à être de fort mauvaise foi. Car en faisant cela, ils semblent ignorer que le féminisme lui-même a évolué, qu’il s’est transformé.

Lorsqu’on reprend aujourd’hui cette idée d’un pouvoir féminin « aux origines », on méconnaît les leçons apportées par l’histoire des féminismes américains. Dans les années 1970, les mythes du matriarcat et de la « grande déesse » étaient peut-être nécessaires pour sortir du machisme académique et pour définir de nouvelles perspectives qui visaient à redonner une place aux femmes. Mais on ne peut plus penser comme cela. La nécessité s’impose aujourd’hui d’une archéologie préhistorique plus fine, animée par de nouvelles problématiques de recherche. Si on reprend le vieux poncif de la « femme puissante », comme cela a été encore récemment le cas avec l’opération Lady Sapiens (un docufiction télévisé, un livre et un jeu vidéo, soi-disant nourris des dernières avancées de la science, et destinés au grand public), qui est vraiment une caricature en la matière, non seulement on fait de la mauvaise archéologie, mais on trahit les enjeux féministes que l’on prétend défendre.

A. Thomas : La Préhistoire est une discipline qui repose sur une documentation à trous. Pour cette raison, elle est poreuse aux théories « hors sol », produites en dehors de toute donnée matérielle. Elle est exposée au risque de récupération idéologique et à la fabrication de mythes. La démarche scientifique nous oblige à nous défaire de nos propres stéréotypes, à décrire les données avec intégrité, objectivité et une certaine forme d’humilité (il faut accepter les vides !). Certes, l’œil du chercheur, de la chercheuse, n’est jamais absolument neutre. Il est par définition subjectif, conditionné par son école de pensée scientifique, son parcours de vie personnel, ses convictions intimes. Cette subjectivité intrinsèque doit être compensée par une rigueur méthodologique, mettant à la base de toute interprétation les données de terrain, en favorisant l’approche quantitative (et statistique) plutôt que qualitative, en faisant l’effort d’un ancrage des données dans un contexte chronologique, géographique et culturel cohérent et maîtrisé. L’utilisation d’autres disciplines (comme l’ethnologie par exemple), à la recherche d’invariants, de normes, permet d’ouvrir des pistes de recherche et de produire des postulats que l’on pourra ensuite soumettre aux données archéologiques pour les tester, en aucun cas pour les remplacer.

De mon point de vue, la production de données scientifiques s’oppose par essence à la démarche militante qui se place, elle, du côté de l’opinion. Les deux démarches ne devraient pas être confondues, il en va de la responsabilité déontologique du chercheur vis-à-vis de ses pairs et de l’ensemble de la société. La confusion des deux perspectives prend non seulement le risque de discréditer la recherche scientifique, mais ne rend pas non plus service aux mouvements militants qui souhaiteraient prendre appui sur les données de la recherche à la seule condition qu’elles aillent dans le sens de leur projet. Créer un lien entre la situation supposée des femmes de la Préhistoire et le combat féministe actuel n’est pas justifié. Cette démarche laisse entendre qu’en fonction de l’ancienneté ou de la permanence d’un système social, celui-ci serait plus ou moins légitime aujourd’hui. Les rapports sociaux actuellement normés – de genre entre autres – tiennent avant tout à notre volonté collective de les maintenir ou de les renverser.

Tracés : Dans un registre proche, quoique plus académique, on ne compte plus ces dernières années les parutions d’articles prétendant révolutionner la connaissance d’une période par la détermination du sexe d’une défunte enterrée avec des armes. Qui entendant démontrer ainsi la primauté des femmes dans les pratiques guerrières de l’âge du fer de Cornouailles (Mays et al., 2023), qui l’existence de chasseresses en Amérique du Sud avant l’agriculture (Haas et al., 2020), qui d’une élite féminine dans l’âge du cuivre de la péninsule Ibérique (Cintas-Peña et al., 2023), etc. Ces découvertes de femmes avec des attributs classiquement considérés comme masculins ne sont pas si nouvelles, si l’on pense à un cas comme la Dame de Vix, mais ces publications témoignent aussi d’une volonté bienvenue de revenir sur des contextes de découverte. En même temps, l’interprétation demeure très consensuelle, peu ambitieuse, voire terriblement prévisible dans sa manière d’attribuer des rôles sociaux ou de reconnaître une stratification. Quel est votre regard sur ces « découvertes » ?

A. Augereau : Je partirais d’un cas que je connais bien. À la fin du Rubané, lorsque ce courant culturel arrive en Alsace puis dans le Bassin parisien, il y a l’émergence de ce que l’on appelle des femmes « en grand apparat », parce qu’elles sont inhumées avec des coiffes, des colliers, des ceintures, des plastrons très riches et fabriqués en matériaux précieux ou lointains, comme des coquillages qui viennent des côtes atlantiques. Et l’on peut se demander si, effectivement, elles occupent une position sociale prééminente, qui serait marquée par l’abondance et la richesse de leurs parures comparées à celles des hommes notamment, mais aussi à celles d’autres femmes. D’autant que cela s’accompagne de l’abandon dans les tombes des herminettes en pierre polie et autres attributs funéraires que j’interprète comme des marqueurs du patriarcat rubané. Comment interpréter cela ? L’idée facile serait de dire que ce sont des femmes de pouvoir. Alors ce sont peut-être des femmes de pouvoir, mais la bonne question à se poser, c’est : quel pouvoir ? Est-ce que ce sont des femmes de pouvoir parce qu’elles sont aux côtés d’un homme de pouvoir ? Dans ce cas se pose la question de l’émergence de sortes de « classes » sociales à cette époque-là. Ou alors, est-ce que ce sont elles qui dirigent la société rubanée dans ces secteurs de l’Europe ? Pour le moment, on ne peut pas trancher, mais il faut se garder d’une réponse trop rapide sur le rapport entre apparat et pouvoir. De même pour les femmes inhumées en armes que vous citez : dire que ce sont des guerrières n’a rien d’évident. La relation entre des biens funéraires et l’identité sociale du défunt est plus compliquée que cela. Comme pour les hommes d’ailleurs ! Il faut se poser la question de savoir ce que signifient socialement de telles associations dans les tombes, et comment cela s’articule avec ce que l’on sait de la place de la guerre ou la chasse dans une société donnée. Pour cela, il faut laisser les possibilités ouvertes et partir de ce que l’on a de tangible.

A. Thomas : Estimer révolutionner la connaissance d’une période ou d’une culture archéologique sur la seule base d’un individu (quel que soit son sexe) est un non-sens scientifique. Le dépouillement minutieux et quantifié des données doit permettre de saisir ce qui fait sens général et ce qui a valeur d’exception. Dans certains cas ces exemples de « redécouvertes » éclairent les « biais masculins » des premiers travaux de notre discipline. L’exemple de la tombe de l’homme de Menton, devenue la « dame du Cavillon » après cent ans de découverte, déjà évoqué par Claudine Cohen, est emblématique de ces « biais » de la recherche. Ce squelette paléolithique apparemment grand et robuste, faisant en plus l’objet d’un traitement funéraire particulier, ne pouvait être envisagé autrement que masculin. L’analyse des os de son bassin a révélé qu’il s’agissait d’une femme… Est-ce que son traitement funéraire permet d’en faire « une cheffe » ? L’identité sexuelle d’un squelette est une chose, l’interprétation de son statut social sur la base de la documentation funéraire en est une autre.

Les gestes pratiqués lors des funérailles ont plusieurs dimensions (sociale, technique, symbolique) qui se superposent et rendent l’interprétation du discours funéraire complexe. La présence d’une arme dans une tombe, à quelle pratique correspond-elle ? Au dépôt d’un bien personnel lié à la fonction que le défunt occupait de son vivant ? S’agit-il d’un don fait par la communauté en raison de l’appartenance sociale du défunt, indépendamment d’une réelle pratique ? En définitive ce dépôt renvoie-t-il à un statut vécu, symbolique, hérité, acquis de manière posthume ? La signification sociale du mobilier funéraire s’inscrit à différents niveaux. Au-delà de l’individu lui-même, elle est liée à une ambiance culturelle collective, qui met en scène les morts et induit des choix sur ce que l’on veut montrer ou au contraire occulter.

L’engouement médiatique autour de ces travaux tient au contre-pied qu’ils produisent par rapport à nos représentations dominantes et une fois encore à l’écho « politique » que cela trouve dans notre société. Cet enthousiasme a certaines répercussions dans la communauté scientifique : identifier le sexe féminin d’une tombe dite « guerrière » augmente certainement les chances d’une diffusion de ses travaux… Il est sans doute plus porteur, dans ce cas de figure, de faire d’une éventuelle exception à la norme, le représentant d’un renversement de paradigme, niant la complexité des faits. Les publications sont bien souvent plus nuancées, mais elles sont relayées sous forme simplifiée voire détournée pour ne retenir que l’effet d’annonce dans l’air du temps. Ces effets d’annonce sont contre-productifs. Du côté des scientifiques, ils brouillent le dialogue ; côté grand public, ils génèrent une certaine lassitude et conduisent, soit au rejet de la notion même de genre, soit au principe d’une démarche scientifique visant à traiter des rapports homme-femme dans le passé.

C. Cohen : Toutes ces annonces témoignent à mon sens d’un biais méthodologique, qui vise à la recherche du smoking gun, d’un trait anatomique ou d’un cas remarquable qui va radicalement remettre en cause les idées sur la position de la femme dans les sociétés préhistoriques. Ce n’est pas ainsi que se construit un système de preuves. Si l’on peut ouvrir la question du genre, c’est précisément parce que les sciences de la Préhistoire, qui pendant très longtemps étaient extrêmement positivistes et se donnaient essentiellement pour tâche de décrire et de classer des artefacts pour les ranger en rang d’oignons, se sont transformées. Aujourd’hui la notion de genre permet de problématiser autrement ces enjeux, d’introduire des questions sociales. Certes, de nouveaux outils high tech rendent possibles certaines déterminations de sexe parfois inattendues. Mais cela suffit rarement à construire un modèle pertinent et à apporter des réponses claires quant à la distribution des rôles sociaux au sein d’un groupe donné.

Tracés : Peut-être est-ce l’occasion de clarifier de quels outils on dispose pour appréhender les relations de genre dans la Préhistoire ? Parce que contrairement à l’image d’une discipline qui se contente de restes peu loquaces, l’archéologie est en réalité bien placée pour apprécier la diversité des dimensions simultanément à l’œuvre dans la construction du genre : le corps, les artefacts, les représentations, etc. Comment s’articule par exemple l’étude des productions « artistiques » avec le déchiffrement des pratiques funéraires et l’analyse de l’ADN ? Les résultats sont-ils toujours congruents ? Plutôt que l’inversion des rôles traditionnels sur laquelle jouent les études dont on vient de parler, qui finalement continuent d’assimiler sexe et genre, on se demande si l’archéologie ne nous encourage pas ici à travailler sur l’absence de corrélation systématique entre les deux.

A. Augereau : On peut commencer par émettre une critique qui concerne la détermination du sexe. Toutes les méthodes ne sont pas forcément fiables. Dans le cas de Randall Haas et de sa découverte d’une chasseuse péruvienne, par exemple, il a combiné plusieurs méthodes qui permettent de se passer de l’ADN, ici non conservé, comme l’analyse de l’amélogénine de l’émail dentaire. Et lorsque l’on met bout à bout ces méthodes de détermination, on arrive à un taux de fiabilité aux alentours de 81 %, alors que l’on considère une analyse comme fiable quand elle atteint au moins 98 %. Si l’on prend l’étude de Marta Cintas-Peña sur l’individu de l’âge du cuivre enterré à Valencina avec des ivoires d’éléphant et un poignard en cristal de roche, la méthode est également fondée sur les séquences protéiques de l’émail dentaire (détection des protéines amélogénine X et amélogénine Y) qui « surdétecte » les protéines X. Lorsque la protéine amélogénine Y est présente, on peut être sûr qu’il s’agit d’un homme, mais lorsqu’on a seulement l’amélogénine X, ce n’est pas forcément une femme, car cela peut résulter de la faiblesse du signal de l’autre protéine, et l’on ne peut pas déterminer avec certitude le sexe.

Le deuxième problème, une fois que l’on sait qu’il s’agit effectivement d’une femme, est de savoir comment on interprète les données : qu’est-ce que cela signifie d’être enterrée avec une arme ? Pour les hommes, on a parfois un certain nombre de traces osseuses qui permettent de dire qu’ils ont tiré à l’arc ou manipulé le propulseur. Si, en plus, ils ont des blessures de guerre, on peut envisager sérieusement que la chasse et le combat étaient des activités plutôt masculines. Mais parfois on n’a pas ces traces, bien qu’ils aient des armes : qu’est-ce que cela veut dire, alors ? Est-ce qu’ils avaient un statut social particulier ? Est-ce qu’ils n’ont jamais combattu et que les armes avaient avant tout une fonction symbolique ? Pour les femmes, la même question se pose. Pour la Viking de Birka par exemple, que l’on a retrouvée inhumée avec tout un arsenal, et dont le sexe est bien déterminé avec l’ADN (Hedenstierna-Jonson et al., 2017), il faut commencer par se demander pourquoi cela est extrêmement rare dans le monde viking, pourquoi on trouve moins de dix femmes avec des armes. Qu’est-ce que cela signifie ? Est-ce qu’il s’agit d’un statut féminin spécifique ? Ou d’un travestissement du genre par rapport au sexe ?

A. Thomas : La culture matérielle produite par les populations préhistoriques incarne certains aspects des différences – voire des inégalités – sociales. Selon les contextes culturels, nous parvenons à identifier ces différences, nous pouvons catégoriser voire hiérarchiser les artefacts que l’on va qualifier de « banal » ou de « prestigieux », en fonction du degré de technicité de fabrication, de l’origine, de la rareté de leur matière première, de leur éventuelle fonction, etc. Mais rien ne permet a priori d’interpréter ces différentes catégories en termes de genre. Le sexe biologique constitue le seul point de départ objectif à l’interprétation des normes de genre préhistoriques. Le genre peut certes être exprimé indépendamment (ou à l’opposé) du sexe biologique ; c’est en effet une dimension qu’il est possible de tester a posteriori, lorsque s’est dégagée une norme basée sur les corrélations entre sexe et fait archéologique. Dans cette perspective, la sépulture est un document de prédilection. Elle affiche par elle-même la différence (de la simple fosse à la structure monumentale) et par les objets qu’elle renferme ; différence qu’il est immédiatement possible d’associer à l’identité du défunt. Avec le recul interprétatif qu’il convient d’adopter, comme nous l’avons évoqué précédemment, le traitement funéraire donne accès aux statuts sociaux. C’est la corrélation « sexe-statut social » qui permet d’identifier des normes de genre.

En dehors du sexe des squelettes, l’anthropologie biologique permet d’accéder à divers aspects de la vie des hommes et des femmes préhistoriques, notamment grâce au développement de nouveaux outils et techniques (imagerie, analyses isotopiques, génétiques). En plus des identités intrinsèques (sexe, âge, patrimoine génétique), nous pouvons restituer les maladies (ou stress physiologiques), les traumatismes et potentiels soins, les activités physiques manuelles ou locomotrices, les comportements alimentaires, perçus à travers la signature chimique des ossements depuis la période de sevrage jusqu’à l’âge adulte, perçus également à travers l’usure (et micro-usure) dentaire influencée par la texture des aliments plus ou moins cuits et préparés. Les généticiens développent plus spécifiquement des outils permettant de reconstruire les dynamiques démographiques des populations (migrations et métissages) pouvant faire intervenir de manière asymétrique les hommes et les femmes, et à une plus petite échelle l’histoire des organisations sociales, dont les comportements matrimoniaux, structurés autour de règles de filiation ou de résidence, laissent une empreinte dans le génome. C’est bien à tout un pan du parcours de vie que renvoie l’étude biologique des restes humains. Ils documentent d’éventuelles différences entre les hommes et les femmes, de tout âge, en termes de santé, d’alimentation, d’activité, de mobilité résidentielle, etc. En introduisant ces éléments dans le champ de l’archéologie funéraire, il devient possible d’interpréter la « valeur sociale » de ces différences et de les évaluer en termes d’inégalité de genre.

Tracés : Pourriez-vous revenir, pour finir, sur l’institutionnalisation de l’étude archéologique du genre et sur la manière dont elle a eu lieu – très tardivement semble-t-il – en France ? On sait que l’archéologie a été très tôt une profession relativement féminisée, du moins dans certaines situations comme l’Angleterre de l’entre-deux-guerres marquée par de grandes figures comme Dorothy Garrod, Kathleen Kenyon ou Gertrude Caton Thompson. Il faut pourtant attendre un demi-siècle pour que l’archéologie intègre des éléments de théorie féministe et que le genre commence, très lentement, à être reconnu comme un champ d’études à part entière. Qu’est-ce qui a changé de manière significative ces dernières années, dans la formation à la recherche ou autre, pour qu’on aborde désormais ces questions ? Comment est-ce qu’on s’oriente vers ce type d’objet ?

C. Cohen : Pour moi, cet intérêt est né à la suite de plusieurs longs séjours aux États-Unis, à la fin des années 1990 et au début des années 2000, où j’ai assisté à l’extraordinaire expansion de ce champ de recherche. Il y avait une quantité de débats et de publications nouvelles sur ces questions, et quand je rentrais en France, je me disais : pourquoi n’en parle-t-on pas chez nous ? À la suite d’une conférence que j’ai faite sur le sujet au CNAM en 2001, et qui a eu un certain retentissement médiatique, un éditeur m’a demandé d’écrire un livre sur la question. La Femme des origines, publié chez Belin en 2003, faisait le bilan des représentations de la femme au cours de l’histoire des sciences de la Préhistoire. Je pense que cela a été l’une des premières ouvertures sur ces questions en France.

Les préhistoriens français ont la chance de disposer d’un matériel d’une richesse fabuleuse, accumulé depuis l’origine des sciences préhistoriques, au moins en ce qui concerne le Paléolithique moyen et supérieur et certaines périodes de la protohistoire. Les Américains n’ont pas de vestiges aussi anciens, ce qui explique peut-être pourquoi les anthropologues y sont si enclins à produire des modèles, tandis que la Préhistoire française continuait de s’attacher à la collection, à la description et la classification des « faits », s’interdisant les extrapolations, l’élaboration de modèles, voire même d’hypothèses. Mais aujourd’hui les problématiques s’élargissent. Quand j’ai commencé, il y a vingt ans, à poser la question de la différence des rôles sexués en Préhistoire, la réception de la part des préhistoriens français a été très méfiante. Il faut dire que le milieu était encore assez machiste, et qu’il n’y avait pas beaucoup de place pour le féminin, ni dans la pratique de terrain, ni dans les enjeux de la recherche. Maintenant, c’est devenu une vraie question scientifique, qui fait l’objet de thèses, d’articles scientifiques, de projets de recherche qui obtiennent d’importants financements nationaux et internationaux… Je pense que les mutations de la société française, et les transformations des regards portés sur les femmes et les rapports entre les sexes depuis une vingtaine d’années ont eu une incidence sur le développement de ces nouvelles approches.

Aujourd’hui, je suis donc plutôt optimiste. L’important, me semble-t-il, c’est que le genre ne soit pas seulement un sujet parmi d’autres pour les préhistoriens ou les préhistoriennes, mais une approche qui enrichisse les problématiques de la Préhistoire dans sa totalité, et la transforme en une science sociale à part entière.

A. Augereau : Pour moi, c’est l’événement #MeToo qui a été décisif. Ça m’a ouvert les yeux de manière extrêmement aiguë. Ce n’était pas le cas auparavant… J’ai toujours pensé que ma force de travail, ma compétence, mon expérience valaient la même chose que celle d’un homme. Eh bien non ! Et je l’ai rencontré de manière assez brutale dans mon milieu professionnel. Donc c’est cela qui m’a amené à m’orienter vers l’étude des femmes et du genre au Néolithique et dans le Rubané, dont j’étais déjà spécialiste. Ce travail, je l’ai fait dans le cadre d’une HDR et il a été bien reçu, je n’ai pas eu de difficultés à le faire accepter. Le temps était venu.

Sur les difficultés de l’institutionnalisation en France, je crois qu’elle est aussi perceptible par rapport au reste de l’Europe, où la recherche est structurée depuis quelques années à travers des réseaux comme l’AGE (Archaeology and Gender in Europe). Plus généralement, je pense que les résistances à ces questions sont peut-être aussi dues à la superposition de deux grands courants de l’archéologie du genre et des femmes. Il y a eu en effet le courant qui a émergé dans les années 1990-2000 en Europe, et qui s’est vraiment posé la question de savoir comment l’on pouvait étudier le genre dans les données archéologiques, avec les travaux de Marie-Louise Sørensen (2000) ou de Roberta Gilchrist (1999) par exemple. Mais il y a aussi un autre courant, qui est revenu à la démarche radicale des années 1970 que l’on a évoquée tout à l’heure, et qui a réfléchi plutôt à la place des femmes dans les données archéologiques. Ce courant a été majeur pour faire émerger la problématique en archéologie, mais il a glissé vers le militantisme et il est devenu davantage une archéologie genrée plutôt qu’une archéologie du genre. On peut citer par exemple le volume Doing Archaeology as a Feminist (Wylie, 2007), paru dans un grand journal américain, le Journal of Archaeological Method and Theory. Et beaucoup d’archéologues français se sont peut-être focalisés sur cette démarche féministe militante pour ignorer l’archéologie du genre.

A. Thomas : Je me suis pour ma part intéressée aux rapports de genre en Préhistoire en raison des résultats que j’ai obtenus dans le cadre de ma thèse d’anthropologie biologique (2011, université de Bordeaux). Sur le plan méthodologique, mon travail doctoral s’inscrivait dans la continuité de recherches françaises en bioarchéologie humaine qui accordaient depuis plusieurs années un intérêt particulier à l’approche croisée, quantitative et statistique, des données funéraires et de l’anthropologie biologique. Sans se réclamer de l’archéologie du genre, cette démarche méthodologique posait les jalons d’un discours objectif sur le traitement funéraire différencié entre les hommes et les femmes. Appliquée au contexte funéraire particulièrement codifié des premières sépultures monumentales européennes (Bassin parisien, Néolithique moyen), la méthode s’est avérée très fructueuse. Mes travaux ont conduit à isoler plusieurs catégories d’hommes de pouvoir et à constater, à l’inverse, une certaine invisibilité des femmes. Convaincue de la pertinence de la méthode, j’ai spécifiquement tourné mes travaux bioarchéologiques et funéraires dans une perspective de genre et obtenu un financement ANR (Agence nationale de la recherche) pour le projet NéoGenre « Rapports hommes-femmes au Néolithique – Biologie, sociétés, symboles ».

Ce soutien de l’ANR est un signal positif de la part de nos institutions, il reflète un intérêt grandissant pour ces problématiques, confirmé ces dernières années par le nombre croissant de projets financés sur ce thème, tant du côté des sciences sociales que biologiques. La thématique a d’ailleurs fait l’objet des Prospectives INEE 2022 (Institut écologie et environnement du CNRS, Atelier « Sexe, genre, espèce et évolution », voir Chaix et al., 2023). Cet intérêt s’inscrit aussi dans un contexte social singulier (suites du mouvement #MeToo, etc.), marqué par de fortes attentes de la part de la société civile sur le sujet des inégalités des sexes et les identités de genre. Cette dynamique est extrêmement positive pour l’avancement de la recherche sur le sexe/genre, y compris en Préhistoire. L’appel d’air que produit cette dynamique contient évidemment le risque de récupération, comme nous l’avons déjà discuté. Il nous appartient collectivement de veiller à l’intégrité de la recherche scientifique et de sa diffusion. Côté formation, il n’existe pas, en France, de « cursus » dédié en archéologie du genre. L’absence de socle théorique commun conduit à une diversité d’objectifs et de méthodes. Comme c’est souligné dans la restitution des dernières Prospectives INEE du CNRS, l’interdisciplinarité requise par ces questions de recherche, à l’interface des sciences sociales et biologiques, représente un défi pour la recherche française et ses actions de formation et de diffusion futures.