1Le national-socialisme représente la période sombre de l'histoire allemande. Une culture de la commémoration de la Shoah, appelée Erinnerungskultur, vit le jour à la fin des années 1980, signe d'une volonté de faire amende honorable, tant du point de vue politique que culturel. Une mémoire officielle plus apaisée semble se profiler à l'horizon. Mais qu'en est-il de la sphère privée ? La confrontation au passé nazi y demeure encore un sujet sensible, voire tabou. Les Kriegsenkel vont tenter justement de briser ce tabou, initiant par là une nouvelle dynamique.

2Qui sont les Kriegsenkel ? Ce terme, créé en 2006, signifie littéralement « les petits-enfants de la guerre » et se réfère aux grands-parents, impliqués dans les rouages du Troisième Reich. Les Kriegsenkel appartiennent à la génération des Allemands nés environ entre 1960 et 1975 et qui se définissent comme Kriegsenkel par choix. A la fin des années 2000, une évolution sociétale apparut, avec l’émergence dans les pays de langue allemande de groupes de parole de Kriegsenkel, fonctionnant comme des groupes émotionnels, selon le concept forgé par l’historienne américaine Barbara Rosenwein. La notion de Kriegsenkel est également corrélée à l’idée d’une transmission inter- et transgénérationnelle de traumatismes engendrés par la Seconde Guerre mondiale (bombardements, fuites et expulsions des populations d’origine allemande à partir de 1945, pénuries, nazisme, etc.) jusqu’à la troisième génération.

3Dans le cadre de notre thèse, nous avons mené une enquête de terrain en recourant à l’observation participante, via la participation à plusieurs manifestations culturelles en Allemagne. Nous avons réalisé vingt-quatre entretiens semi-directifs de Kriegsenkel, pour lesquels le national-socialisme impacta l’histoire familiale. Leurs ancêtres n’ayant pas été de grands dignitaires nazis, les sondés de notre panel sont des Allemands anonymes que nous qualifions d‘« Allemands ordinaires », selon la perspective de « l’histoire d’en bas ». Notre démarche se situe à la croisée de plusieurs champs disciplinaires : études germaniques (civilisation), sociologie (enquête qualitative et approche biographique), psychologie, notamment sous l’angle de la psychogénéalogie, courants historiographiques les plus récents (histoire orale, histoire socio- culturelle, histoire des émotions).

4L'objectif a été de cerner les tenants et les aboutissants des engagements religieux, politiques et sociétaux des répondants dans la société (ouest)-allemande actuelle. L’étude de l’engagement religieux s’est essentiellement focalisée sur une communauté religieuse protestante, d’inspiration pentecôtiste, la « Tübinger Offensive Stadtmission » (TOS), fondée en 1987 par Charlotte et Jobst Bittner à Tübingen. Son objectif est de réunir des « descendants de nazis » et des descendants de rescapés de la Shoah, afin de vivre ensemble le pardon et la réconciliation via les générations d’après. L’engagement religieux de cette église libre s’inscrit dans une lutte acharnée contre l’antisémitisme actuel, selon une logique du « Plus jamais ça ! ».

5Les Kriegsenkel, même s'ils restent encore un phénomène à la marge, sont porteurs d'une mutation profonde dans la société allemande du 21^e siècle, encourageant leurs concitoyens à oser affronter le national-socialisme au sein de la sphère privée, afin de se libérer définitivement de son emprise, parfois inconsciente.

6L’enquête a révélé comment s‘articulent mémoire familiale, Histoire et engagements des Kriegsenkel dans la société outre-Rhin. Ce lien a été flagrant pour les trois enquêtés qui ont intégré l’idéologie nazie via leur milieu familial. Nous avons mis en évidence une quasi-proportionnalité entre, d’une part, l'intensité de leur mobilisation contre l’antisémitisme ainsi que l’extrême-droite et, d’autre part, l’enthousiasme pour le régime hitlérien durant leur jeunesse, hérité de leurs ancêtres par un phénomène de transmission. Nous avons également observé une étroite corrélation entre les engagements spirituels des fidèles de la communauté religieuse « Tübinger Offensive Stadtmission » et le passé de leurs ascendants. Ces cinq enquêtés vivent leur foi en reconnaissant pleinement les fautes de leurs grands-parents durant la dictature nationale-socialiste.

7En revanche, les expressions très polymorphes des engagements constituent le fait majeur pour les autres sondés : l'histoire familiale ne conditionne pas à elle seule le parcours d'engagement de ces Kriegsenkel. En effet, d’autres facteurs interviennent, tels que le psychisme de l'intéressé, les instances de socialisation, les préoccupations sociétales contemporaines, les faits marquants de la trajectoire biographique familiale, les circonstances de vie ou encore l’appartenance générationnelle.

8Sur l'ensemble des répondants (y compris les entretiens-témoins), le taux d'engagement est élevé, s’élevant à plus de 95 %.