- 1 Par la suite, nous abrégerons le titre de la revue par G. Les numéros de pages mentionnés dans cet (...)
1Cet article part du constat selon lequel les avant-gardes dites historiques de la première moitié du 20e siècle (futurisme, constructivisme, dada et surréalisme) sont souvent reléguées dans un passé révolu, alors qu’elles ont inspiré plusieurs mouvements artistiques jusqu’à aujourd’hui. En effet, les propositions esthétiques et politiques des avant-gardes ont fait l’objet de plusieurs séquences de reprises et de réévaluations postérieures : autour du peintre danois Asger Jorn et du mouvement CoBrA (Copenhague, Bruxelles, Amsterdam) dans les années 1950, autour de l’artiste allemand Joseph Beuys et du mouvement Fluxus dans les années 1960, ou plus récemment, dans le cadre des réflexions que mène l’architecte néerlandais Rem Koolhaas sur l’interaction entre l’architecture et les nouveaux médias. Dans le même temps, le constat postmoderne de la fin des utopies a favorisé la critique des avant-gardes historiques, des idéologies qui les avaient portées et des œuvres qu’elles avaient produites. Cet article se propose de montrer que la question de l’évaluation de la radicalité des avant-gardes historiques reste pertinente. Pour ce faire, nous nous appuierons sur la revue G-Material zur elementaren Gestaltung1, éditée par Hans Richter et Werner Gräff à Berlin de 1923 à 1926.
2G fait partie d’un réseau international de revues d’avant-garde, avec De Stijl publiée par Theo van Doesburg à La Haye entre 1917 et 1932, MA publiée par Lajos Kassák à Budapest et à Vienne entre 1916 et 1925, Merz éditée par Kurt Schwitters à Hanovre entre 1923 et 1932, ou Vešč/Objet/Gegenstand éditée par El Lissitzky et Ilya Ehrenbourg à Berlin en 1922. En dehors de Hans Richter – peintre, membre de Dada Zurich et, avec Viking Eggeling, pionnier du film abstrait – les contributeurs de la revue comprennent Werner Gräff – étudiant au Bauhaus –, les architectes Mies van der Rohe et Ludwig Hilberseimer, le peintre Theo van Doesburg, les artistes Dada Raoul Hausmann, Kurt Schwitters et Hans Arp, le designer constructiviste El Lissitzky, ainsi que le philosophe et critique d’art Walter Benjamin. Cet assemblage hétérogène d’artistes, d’architectes, de cinéastes et d’intellectuels donne un instantané de la scène artistique et intellectuelle berlinoise à un moment de transition où se croisent les mouvements expressionnistes et Dada alors sur le déclin, le Bauhaus et le constructivisme en plein essor.
3Tributaire du caractère incertain des sources de financement dont elle dispose pour payer les frais d’impression, la diffusion de G demeure – avec en moyenne mille exemplaires – plutôt confidentielle comparée au nombre de tirages d’un journal populaire comme Die Berliner Illustrierte Zeitung qui tire environ deux millions d’exemplaires à la fin des années vingt. Le public de G se limite à une poignée d’abonnés, constituée d’artistes, d’intellectuels, de critiques, d’éditeurs et de collectionneurs. Cinq numéros de G paraîtront, à intervalles irréguliers, entre juillet 1923 et avril 1926 – le dernier numéro (double) étant entièrement consacré au film. Si G ne connaît pas une longévité exceptionnelle comparée à une revue comme De Stijl, publiée de 1917 à 1932, elle concentre une intensité particulière d’innovations esthétiques et médiatiques. Au fil des cent quarante pages de la revue se déploient des registres qui couvrent l’ensemble des aspects de la vie moderne, de l’architecture industrielle aux moteurs automobiles, de la photographie aérienne aux parcs d’attraction, du théâtre contemporain à la mode ou au design.
- 2 Étant donné qu’il n’existe pas d’équivalent français exact du terme Gestaltung, et que le mot « cré (...)
4La ligne éditoriale de G s’articule autour de la notion de « configuration élémentaire » [elementare Gestaltung]2 qui vise à abolir la distinction entre arts et techniques, entre beaux-arts et culture de masse, et à intégrer les nouveaux médiums – le film, la photographie ou l’architecture de béton – à un système de formes élémentaires. Fidèles au sens étymologique du mot « radical » (du latin radicalis, dérivé de radix), qui renvoie à la notion de racine, les contributeurs de G opèrent un retour méthodique aux racines de la création artistique, en organisant les matériaux et moyens artistiques à partir de leurs possibilités élémentaires. Nous commencerons par montrer comment G ouvre un nouveau champ d’action culturelle autour de la notion de configuration élémentaire, pour voir ensuite en quoi ce projet témoigne d’un engagement politique. Ce point ouvre enfin sur la portée utopique de G qui tend vers une reconfiguration de l’environnement matériel et culturel de l’homme.
- 3 « Wir Künstler als Vertreter eines wesentlichen Teiles der Gesamtkultur wollen uns 'mitten in die (...)
5Fidèle à la ligne adoptée en 1919 dans le « Manifest der radikalen Künstler », dans lequel Hans Richter, Hans Arp, Marcel Janco et Viking Eggeling appellent les artistes à ancrer leur pratique artistique dans la vie3, G oppose à l’approche « esthétisante » de ‘l’art pour l’art’ un « point de vue culturel général », englobant tous les aspects de la vie humaine. Hans Richter et Werner Gräff affirment dès l’éditorial de G :
- 4 « Nous ne nous adressons pas à des amateurs d’art, mais à des hommes qui aiment ce qui est fondamen (...)
« Wir wenden uns nicht an Kunstliebhaber, sondern allgemein an Menschen, die Grundsätzliches lieben, in der Kunst, wie in allen Zusammenhängen des Lebens. Von solchen können wir erwarten verstanden zu werden in dem Willen, das Problem der Kunst nicht vom ästhetisierenden, sondern vom allgemein kulturellen Standpunkt aus zu lösen »4 (Richter, Gräff, 1923).
- 5 « Nous n’avons pas besoin d’une beauté qui colle comme une fioriture à notre être, mais d’un ordre (...)
6Plutôt que d’aborder la question de la forme artistique sous l’angle du style ou de la beauté, les contributeurs de G entendent « configurer » [gestalten] les matériaux nécessaires à la production d’objets techniques, artistiques et culturels – articles, photographies, objets d’art et d’architecture, objets techniques, objets de mode et de loisirs – selon les principes de la fonctionnalité et de l’« économie de moyens » [Ökonomie der Mittel]. « Wir brauchen keine Schönheit, die als Schnörkel an unserem Sein klebt, sondern innere Ordnung unseres Seins »5, affirment Richter et Gräff dans l’éditorial (Richter, Gräff, 1923), s’inscrivant ainsi dans le mouvement constructiviste, dont l’objectif n’est pas d’embellir ou de décorer la vie, mais de l’organiser à partir de ses composantes matérielles – que ce soit le verre, le béton et le fer ou la lumière, le temps et l’espace.
- 6 « L’art est élémentaire, car il ne philosophe pas, mais se construit uniquement à partir de ses pro (...)
7L’attachement à la question du matériau, qui caractérise le paysage artistique et intellectuel des années vingt, s’accompagne d’une tendance à la réduction de l’art à ses moyens élémentaires : « Elementar ist die Kunst, weil sie nicht philosophiert, weil sie sich aufbaut aus den ihr allein eigenen Elementen »6, affirment Raoul Hausmann, Hans Arp, László Moholy-Nagy et Ivan Puni dans « Aufruf zur elementaren Kunst » qu’ils cosignent en 1921 dans la revue De Stijl (Hausmann et. al., 1921 : 156). Deux ans plus tard, Hans Richter et Werner Gräff rejettent à leur tour l’art ornemental et décoratif du Jugendstil au profit d’un art élémentaire fondé sur le principe de l’économie des moyens :
- 7 « Le principe fondamental de la configuration élémentaire est l’économie. Pur rapport entre puissan (...)
« Die Grundforderung elementarer Gestaltung ist Ökonomie. Reines Verhältnis von Kraft und Material. Das bedingt elementare Mittel, völlige Beherrschung der Mittel. Elementare Ordnung, Gesetzmäßigkeit »7 (Richter et Gräff, 1923).
- 8 Voir par exemple l’article que le photographe Max Burchartz consacre au parc d’attraction berlinois (...)
- 9 « 53 Abbildungen von Eisenkonstruktionen, Ölbildern, Modeobjekten, Autos, Polargebieten ».
8G décline ce principe au fil des numéros dans des domaines aussi variés que la peinture, la sculpture, la poésie, l’architecture, la photographie, le film, la mode, le design, la technique et les loisirs8. En annonçant, au début du troisième numéro, « 53 illustrations de constructions métalliques, peintures sur huile, objets de mode, automobiles, régions polaires »9, G s’inscrit clairement dans une perspective culturelle globale. Gestaltung préfigure d’ailleurs la discipline du design, telle que nous la connaissons aujourd’hui, comme secteur d’activités des designers [Gestalter] qui travaillent la forme et réfléchissent à la fonction des objets qui nous entourent.
- 10 « Nous rejetons toute spéculation esthétique, toute doctrine et tout formalisme. Configurez la form (...)
9Dans le domaine de l’architecture, Mies van der Rohe appelle ses contemporains à opposer à la perpétuation des styles historiques la construction fonctionnelle fondée sur les nouvelles avancées techniques et industrielles : « Jede ästhetische Spekulation, jede Doktrin, jeden Formalismus lehnen wir ab. Gestaltet die Form aus dem Wesen der Aufgabe mit den Mitteln unserer Zeit »10, écrit-il dans son article « Bürohaus » publié dans le premier numéro de G (Mies van der Rohe, 1923). Dans la contribution qu’il consacre à l’architecture américaine, publiée dans le quatrième numéro, Ludwig Hilberseimer écrit que le projet de gratte-ciel que Mies van der Rohe avait conçu pour la Friedrichstraße à Berlin en 1921 fournit l’exemple même d’une architecture épurée, dont la structure en verre et en fer est dépouillée de tout élément décoratif, s’opposant ainsi à « l’architecture en trompe-l’œil » [Architekturattrappe] des façades gothiques (Hilberseimer, 1926 : 89).
10Du côté du cinéma, Hans Richter et Viking Eggeling explorent toutes les possibilités du médium filmique, afin d’expérimenter de nouveaux rapports aux matériaux et d’éprouver de nouvelles façons de voir et de penser les images. Dix ans avant la publication de l’ouvrage de référence Film als Kunst (1932) de Rudolf Arnheim, Richter et Eggeling font du film un art à part entière, en étant les premiers à révéler et à isoler le mouvement et le rythme comme principes générateurs de l’expression filmique. Leurs premiers films abstraits visent à contribuer au développement d’une nouvelle « conscience optique » [optisches Bewusstsein], permettant à l’homme de ne plus seulement voir en termes de formes statiques, mais de percevoir (et de penser) des formes en mouvement (Richter, 1926 : 108).
- 11 Un enregistrement sur disque de ce poème eut lieu le 5 mai 1932 à Francfort pour la station de radi (...)
11Sur le plan littéraire, Kurt Schwitters réduit ses « poèmes élémentaires » [elementare Gedichte] à leurs matériaux de base, c’est-à-dire la lettre – ou le son lorsqu’il s’agit de poèmes sonores (Schwitters, 1924 : 55). Le poème Cigarren, que Schwitters écrit en 1921, n’est composé que d’un seul mot, qui constitue précisément le titre. Mentionnons également le poème sonore Ursonate, que Schwitters publie en 1932 dans le dernier numéro de Merz11, et qui reproduit l’intégralité d’une sonate sans instruments de musique, uniquement à l’aide des sons émis par la voix.
12C’est donc bien un nouveau champ d’action culturelle que fonde l’expérience de G : la configuration élémentaire applique à tous les domaines de la production matérielle – de l’architecture au cinéma – l’exigence d’une adéquation entre les possibilités offertes par le matériau, la fonctionnalité et l’aspect esthétique. La radicalité de G réside ainsi dans son projet d’élaborer un art délesté du poids du beau et entièrement construit à partir des possibilités intrinsèques du matériau artistique.
13La définition que Peter Bürger propose des avant-gardes historiques comme mouvement de rupture radicale avec « l’institution art en tant qu’institution séparée de la vie pratique » (Bürger, 2013 : 82) ne s’applique pas tout à fait à G, dont la position est plus proche de la définition que Theodor Adorno donne de l’autonomie de l’art : cette dernière se définit, selon lui, dialectiquement comme autonomie de l’art en tant que culture, en tant qu’art dans la société. Adorno insiste sur le « double caractère » de l’œuvre d’art, qui est à la fois « autonomie et fait social » (Adorno, 1995 : 21). En ce sens, G correspond à ce que Lissitzky et Ilya Ehrenbourg affirment dans l’éditorial de leur revue Vešč/Objet/Gegenstand :
- 12 « L’‘objet’ est en dehors des partis politiques car il est consacré à des questions non pas de poli (...)
« ‘Gegenstand’ steht allen politischen Parteien fern, weil er nicht an Problemen der Politik, sondern der Kunst arbeitet. Das bedeutet aber nicht, daß wir für eine Kunst eintreten, die außerhalb des Lebens steht und grundsätzlich apolitisch ist. Im Gegenteil, wir können uns ein Schaffen neuer Formen in der Kunst ausserhalb der Wandlung gesellschaftlicher Formen nicht denken »12 (Lissitzky, Ehrenbourg, 1922).
14Dès leur « Appel à un art élémentaire », publié dans la revue De Stijl en octobre 1921, les artistes Raoul Hausmann, Hans Arp, Ivan Puni et Moholy-Nagy avaient appelé à la construction d’un « art élémentaire » contre « la réaction » dans l’art : « Wir fordern die elementare Kunst ! Gegen die Reaktion in der Kunst ! » (Hausmann et. al, 1921 : 156). Le terme « réaction » désigne ici les forces conservatrices soucieuses d’éliminer toute tendance qui dévierait des normes et des conventions esthétiques héritées de la tradition académique. Au début du quatrième numéro de G, la rédaction de la revue réaffirme, après le temps de latence d’un an et demi qui s’était écoulé entre la publication du troisième et du quatrième numéro, l’importance et l’actualité de son projet :
- 13 « Même si aucun autre numéro n’est paru entre-temps, la revue en tant que telle est loin d’avoir do (...)
« Wenn inzwischen keine weiteren Nummern erschienen sind, so hat die Zeitschrift als solche nicht geschlafen. Wir haben an Ihrem Plan weiter gearbeitet, oder besser : um ihn gekämpft. ‘G’ erscheint wieder, weil wir es brauchen. Wir brauchen eine Kampfzeitschrift, in der wir um die Gestalt und Eindeutigkeit dessen kämpfen, was wir in unserer lebenden Generation geschaffen haben, schaffen und zu schaffen imstande sind »13 (G, 1926 : 83).
- 14 « G. Material zur elementaren Gestaltung… unter Führung des schlauen und kämpferischen Hans Richter (...)
15Tout en se distinguant de la rhétorique offensive, voire agressive et militariste qui caractérisait les manifestes futuristes (Asholt et Fähnders, 1997 : 39), cette prise de position collective montre que les contributeurs de G étaient déterminés à défendre leur projet et à « se battre pour lui ». Dans la revue constructiviste Stavba, le chef de file de l’avant-garde tchèque Karel Teige qualifie Hans Richter d’éditeur « rusé » et « combatif », à qui l’on doit « l’organe le plus conséquent et radical du constructivisme contemporain »14. En cela, G rejoint De Stijl, que Richter qualifie à son tour de « revue de combat » dans un texte élogieux qu’il lui consacre dans le troisième numéro :
- 15 « Cette revue se distingue en ce qu’elle est une revue de combat qui n’utilise pas le combat pour (...)
« Diese Zeitschrift unterscheidet sich dadurch, daß sie eine Kampfzeitschrift ist, die den Kampf um die menschliche Kultur und die moderne Kunst nicht nur als Reklameschild benutzt. Wenn man Zeitschriften im Allgemeinen, Vermittlung verdankt, so dem Stijl, daß er, wo andre nur feststellen, Ziele setzen konnte und um sie kämpft »15 (G, 1924 : 68).
16G et De Stijl se distinguent d’une revue telle que Der Querschnitt – revue populaire, éditée par Hermann von Wedderkop à Berlin de 1923 à 1931 – qui, selon Richter, se contente d’« annoter » et d’« enregistrer », au lieu de « prendre position » :
- 16 « Elle opte pour le confort, en se contentant d’annoter, d’enregistrer – ce qui la dispense de l’ef (...)
« Sie macht es sich bequem, indem sie nur anmerkt, registriert – was sie der Mühe überhebt, die alle Tendenz mit sich bringt, konsequent zu sein, Stellung zu nehmen. Herr Wedderkop kompromittiert die Gesellschaft mit der Parole, die Dinge nur ‘anzusehen’ (querzuschneiden) – ohne ihnen Gestalt geben zu wollen – eine Objektivität, die Leichen gegenüber am Platze ist »16 (Richter, 1924 : 71).
17Selon Richter, en se limitant à la représentation objective des choses, sans leur donner une « forme » [Gestalt], Der Querschnitt « compromet » la société. Le caractère politique de revues comme G et De Stijl résiderait, au contraire, dans leur capacité à se positionner par rapport aux enjeux de leur époque, comme le fait d’ailleurs le Bauhaus, auquel la rédaction de G consacre une note à la fin du troisième numéro (G, 1924 : 73) :
- 17 « Quelles que soient les objections que l’on formule à l’encontre des méthodes d’enseignement du B (...)
« Was man auch gegen die Lehr-Methoden des Bauhauses einzuwenden hat, in diesem Moment ist das Parteiarbeit, Frage ob rechte oder linke Partei. Dieser Kampf wird nicht geführt gegen die unzulänglichen Methoden des Bauhauses, sondern im Gegenteil gegen den idealen Plan einer solchen Einrichtung. Keinem Menschen würde es einfallen über die Berliner oder Münchner Akademie ein Wort zu verlieren »17 (G, 1924 : 73).
- 18 Première république allemande mise en place après la Première Guerre mondiale (1919-1933).
18Dans le contexte tendu de la République de Weimar18, où s’affrontaient les forces réactionnaires de l’extrême-droite et la gauche radicale, tout positionnement critique vis-à-vis d’une école subversive comme le Bauhaus était nécessairement d’ordre politique. Même les critiques soi-disant objectives étaient loin d’être anodines, puisqu’elles étaient dirigées contre le projet même de l’école, qui laissait entrevoir un modèle alternatif de société, inacceptable pour les forces conservatrices et les partisans du statu quo – le conseil municipal de Weimar devenant de plus en plus réactionnaire au cours des années vingt (Raulet, 1984 : 31).
- 19 Hebdomadaire satirique publié à Berlin entre 1848 et 1944. Fondé par l’écrivain David Kalisch dans (...)
19Pour donner une idée des critiques plus ou moins virulentes que G pouvait provoquer à l’époque, citons un extrait du poème satirique intitulé « G », publié en 1925 dans le journal populaire allemand Kladderadatsch19 et reproduit dans le dernier numéro de G :
- 20 « G – c’est de la Gestaltung, / déploiement libre de l’art, / complètement élémentaire, / éruptif – (...)
« G – das ist Gestaltung, / Freie Kunstentfaltung, / Ganz elementarisch, / Eruptiv – barbarisch ! / G – ist eigentümlich / Teils verrückt, teils zierlich ! / G – sind Exkremente, / Geist-Experimente, / Abendlandes Trümmer / G – das ist ekstatisch, / Dadaismokratisch »20 (G, 1926 : 110).
20Alors qu’une école comme le Bauhaus était une institution dépendante de l’État, G évoluait à la marge des appareils étatiques. Jacques Julliard distingue les revues d’avant-garde de l’organisation politique et syndicale traditionnelle, en les décrivant comme des « espaces de liberté » et des « lieux de sociabilité » où une « identité de groupe » s’affirme « aux marges des organisations » (Julliard, 1987 : 7). Si G n’est pas une revue activiste au sens partisan du terme, si elle n’est pas l’organe de propagande d’une organisation politique, elle témoigne néanmoins d’une prise de position et d’un engagement collectif en faveur de la configuration élémentaire. C’est donc d’abord sur le terrain de l’expérimentation artistique que va se jouer l’engagement politique de G : en transformant les moyens artistiques, les contributeurs de la revue entendaient transformer les pratiques culturelles et les représentations sociales de leur époque.
21Si G ne se tient pas à la lettre à la théorie marxiste, la revue adhère cependant à son approche matérialiste, au sens d’une production des idées par la réalité matérielle. Rejetant toute forme d’idéal achevé, posé a priori et définitivement, les contributeurs de G visent à configurer les formes matérielles dans lesquelles la vie se déploie, au sens de la « constitution d’un système de représentations et d’un univers culturel partagé dans une société », selon les mots de Karl Marx (1972 : 18). Dans le troisième numéro de G, Raul Hausmann s’attache à la mode vestimentaire allemande, dont il déplore non sans ironie le manque de fonctionnalité :
- 21 « Aux États-Unis, même le plus riche achète du prêt-à-porter. Tous les vêtements y sont bien coupés (...)
« In Amerika kauft auch der reichste Mann alles fertig. Alles ist gut geschnitten und einfach, d.h. anständig, in der Form. Der deutsche ‘Herr’ ist aber leider unempfindlich für Mode. Der Deutsche hat das Konstruktive, das Kleidung besitzen muß, nicht erfaßt. Daß der Deutsche beim Militär war, wird man sehen, nicht aber, daß er sich bewegen kann. Vor allem ihm gesagt : Mode ist die sichtbar gemachte Körperfunktion – und angezogen sein, heißt ein Körperbewußtsein haben »21 (Hausmann, 1924 : 61).
- 22 « Des femmes qui ont conscience de leur corps, qui font de la gymnastique – elles sont la seule ant (...)
22La médiocrité de la mode allemande – qu’il oppose à la mode américaine, de qualité et conçue pour être accessible au plus grand nombre – fait dire à Hausmann que le « monsieur allemand » reste prisonnier d’un état d’esprit conservateur et petit-bourgeois. Hausmann clôt sa contribution en évoquant la figure de la femme moderne et sportive : « Frauen mit Körperbewußtsein, die Gymnastik treiben – sie sind der einzige Gegenpol zur deutschen Innerlichkeit, die in Quadratlatschen und Bierbäuchen ihren höchsten Ausdruck findet »22 (Hausmann, 1924 : 61). Le développement de la mode féminine dans les années vingt allait de pair avec l’évolution de la représentation du corps féminin dans les nouveaux médias.
23De la même manière que Raoul Hausmann conçoit la mode comme une catégorie culturelle à part entière et un vecteur de la transformation sociale, Werner Gräff conçoit la technique comme un moyen de contribuer au progrès culturel de la société. Dans son article « Es kommt der neue Ingenieur », publié dans le premier numéro de G, il écrit :
- 23 « Un critère fondamental pour l’homme créateur moderne : la capacité à penser et à configurer de ma (...)
« Unbedingtes Kriterium für moderne schöpferische Menschen : Die Fähigkeit elementar zu denken und zu gestalten. Schule zur neuen Gestaltung ist : die Elemente jedes Gestaltungsgebietes radikal und unanfechtbar klarstellen. – Und : die moderne Weltanschauung in äußerster Konsequenz leben. Jetzt wächst die neue Ingenieurgeneration heran ! »23 (Gräff, 1923).
- 24 « Rumpler a créé, au moyen d’un travail radical, un type de voiture parfaitement conçu, qui fournit (...)
- 25 « Der Luftwiderstand ist minimal, da sowohl Karosserie als Chassis die aerodynamisch günstigste, di (...)
24Pour illustrer son propos, Gräff prend l’exemple de la voiture en forme de goutte d’eau de l’ingénieur Edmund Rumpler : » Rumpler hat in radikaler Arbeit einen bestdurchdachten Autotyp geschaffen, der die Grundlagen für den künftigen Automobilbau gibt »24 (Gräff, 1924 : 28). La voiture de Rumpler représentait à l’époque l’exemple même d’une technologie fonctionnelle fondée sur l’économie des moyens. La forme aérodynamique de la goutte d’eau permettait d’économiser de l’énergie, en réduisant la résistance à l’air et le dépôt de poussière sur la carrosserie25.
25Si G est portée par un large optimisme technique, elle n’en porte pas moins les traces critiques de l’esprit technocrate des futuristes. Quand Gräff proclame « la nécessité d’une nouvelle technique », plus fonctionnelle et économe, il ne cède pas au culte aveugle de la machine, mais il en fait le fondement d’une réflexion critique sur le processus de rationalisation et de modernisation de la société (Gräff, 1924 : 32). G s’inscrit dans la perspective d’une technique émancipatrice ouvrant la voie à une utopie anthropologique : au système capitaliste qui exploite l’homme et asservit la nature dans une logique de rentabilité, la revue oppose une unité harmonieuse entre l’homme et la nature.
26Dans un texte intitulé « Rad, Propeller und das Folgende », publié dans le deuxième numéro de G, Lissitzky affirme que les nouvelles formes de mobilité de l’homme induites par la technique déterminent les formes architecturales : on est en pleine utopie prophétique, dans laquelle Lissitzky imagine « un nouveau système de mobilité » permettant à l’homme de « flotter dans l’espace » [im Raume schweben] :
- 26 « L’homme volant est arrivé à la limite des anciennes conceptions, de l’ancienne configuration, de (...)
« Der fliegende Mensch ist an der Grenze der alten Konzeptionen, der alten Gestaltung, des alten Gesellschaftszustandes. Es muß eine neue Energie befreit werden, die uns ein neues Bewegungssystem gibt (eine Bewegung, die nicht auf Reibung basiert, die die Möglichkeit gibt, im Raume zu schweben). Nur Erfindungen werden uns weiterbewegen. Selbst für die Revolutionen müssen neue Formen erfunden werden »26 (Lissitzky, 1923).
27Le projet de G est donc traversé de deux dynamiques qui ne sont pas opposées mais complémentaires : d’un côté, la volonté de configurer la réalité matérielle de l’époque, de l’autre, l’aspiration à un dépassement utopique de cette réalité. Ces deux tendances se complètent dans une utopie qui est moins conçue comme un monde idéal que comme une projection vers l’avenir, dans laquelle la matière fonctionne comme un réservoir des possibles.
28En définitive, l’intérêt particulier de G réside, comme nous l’avons démontré, dans le projet de la configuration élémentaire qui se décline à deux niveaux : comme rupture avec l’idée de style et de beauté esthétique au profit de l’organisation de l’art et de la vie, mais aussi comme transformation de l’existence par le dépassement des frontières entre l’art et la technique, entre les arts traditionnels et les nouveaux médias, entre la grande culture et la vie quotidienne. L’approche par les matériaux se trouve illustrée de manière exemplaire dans G, où elle s’accompagne d’une volonté de déconstruire toute forme de préjugé esthétique, en reconfigurant l’art, l’architecture, la technique, la société et la vie en général à partir de leurs possibilités élémentaires. Ce dernier point nous amène à poser, à la fois pour conclure notre travail et pour ouvrir de nouvelles perspectives, la question de la possibilité d’une réactualisation de la radicalité de G.
29Dans notre société, dans laquelle nous définissons notre rapport au monde par l’intermédiaire d’un nombre croissant d’images, la définition exigeante que défend G d’un art réduit à ses propriétés élémentaires peut nous permettre de repenser notre rapport aux images et aux médias. La notion floue d’image, à travers laquelle nous désignons souvent de façon plus ou moins équivalente une peinture, une photographie, un film, une vidéo ou une publicité, devient plus précise une fois réévaluée à la lumière d’une pratique qui accorde davantage d’importance au matériau et au médium de l’image qu’à sa dimension iconique et spectaculaire. On pense par exemple aux nouvelles réflexions et pratiques contemporaines autour de la matérialité de l’image photographique. Par ailleurs, dans un contexte où les artistes sont plus que jamais « connectés » au réseau à l’ère du numérique et où les interactions virtuelles se sont substituées à la circulation réelle et physique des matériaux, un collectif comme celui qui se structure autour de la revue G peut nous permettre d’imaginer de nouveaux espaces concrets et vivants de sociabilité et de production culturelle.
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