1Ces quarante dernières années sont marquées par le triomphe de la doctrine politique et économique néolibérale à l’échelle globale. Si les mécanismes de dérégulation des marchés et de recomposition des compromis sociaux induits par cette doctrine sont bien connus, la géographie urbaine peine encore à en identifier et à en qualifier l’importance sur la production locale de la ville, particulièrement en France où la tradition planificatrice et la puissance publique restent fortes. Pourtant, concomitante à l’émergence de l’« urbanisme par projet » et à la diffusion, à une grande diversité de contextes locaux, de modèles urbains génériques comme la « ville durable » ou la « ville créative », etc., la « néolibéralisation » pose la question d’une transformation radicale du système de production de la ville. Cette transformation ne touche pas uniquement les politiques d’aménagement, mais concerne plus globalement une grande partie des normes et des valeurs qui président la conception, les représentations et les appropriations de la ville contemporaine, c’est-à-dire des principes qui servent de guide à l’évaluation et à la légitimation des politiques urbaines et des compromis de classe qui les permettent. Analysant et articulant ces transformations locales dans quatre anciens quartiers industriels de villes moyennes françaises et allemandes qui ont connu d’intenses processus de renouvellement urbain depuis près de trente ans, ce travail interroge ces processus de revalorisation urbaine dans des espaces pourtant fortement dévalorisés au début des années 1990.

2Ce retour sur une longue période (1990-2020) permet de montrer que dans les quatre quartiers étudiés, la revalorisation urbaine apparaît comme un moment d’articulation entre investissement de capitaux symboliques, de valeurs d’usages et économiques. Ce moment de recapitalisation se décompose en deux phases analytiquement distinctes : une phase de recapitalisation culturelle et symbolique avant une phase de recapitalisation marchande. Les capitaux symboliques agissent comme instruments de la création de la valeur marchande, selon un modèle spéculatif qui fait endosser les risques d’échec des stratégies de revalorisation aux acteurs publics (en France) et aux agents pionniers des classes intermédiaires (en Allemagne). En ce sens, les deux phases de la revalorisation urbaine sont intimement liées, au point que leurs temporalités se confondent presque dans les cas français, où l’ensemble de cette stratégie de valorisation (production de discours marketing, facilitation d’appropriations pionnières temporaires ou durables, maîtrise d’ouvrage des programmes de logements, etc.) est directement piloté par les pouvoirs municipaux. Cette articulation apparaît toutefois plus complexe dans les cas allemands, où les deux phases sont plus indépendantes les unes des autres, la phase de valorisation symbolique précédant les stratégies d’intensification immobilière et étant menée par des acteurs distincts par rapport à la phase de la valorisation marchande.

3Ce mouvement structurel de subordination des valeurs symboliques à la valeur marchande n’aboutit donc pas pour autant à une indifférenciation stricte des espaces locaux. Les quatre exemples convoqués ici se caractérisent au contraire par autant de formes d’aménagements, de récits et des formes historiques et contemporaines d’appropriations de l’espace basés sur une multitude d’arrangements et de rapports de force politiques locaux qui aboutissent à autant de nuances des formes standardisées de la ville contemporaine.

4Les deux cas allemands (Leipzig et Dresde) se caractérisent en effet par une plus forte latitude laissée aux dispositifs locaux de production de la ville jusqu’au milieu des années 2010. Cela permet une implication importante de la part de populations fortement dotées en capital social et culturel dans la structuration des récits et des formes urbaines de la valorisation symbolique. Cette dimension apparaît encore plus importante dans le cas de Leipzig, où les années 2000 sont marquées par l’adoption d’une stratégie qui vise principalement à faciliter ce genre d’appropriations transitoires des anciens quartiers industriels. Ces dispositifs sont aujourd’hui aux sources d’une image culturelle et alternative qui se diffuse à l’international participant à ériger Leipzig en « modèle » de renaissance urbaine en Europe.

5Les deux cas Français (Caen et Le Havre) se distinguent par des stratégies de planification urbaine plus rigides qui consacrent les pouvoirs publiques (municipaux et intercommunaux) comme les principaux agents de la revalorisation symbolique des anciens quartiers industriels à travers la production de grands équipements publics et de récits publicitaires destinés à promouvoir les quartiers en transformation comme des vitrines du développement métropolitain des villes. Dans les deux cas, cette valorisation symbolique est ainsi directement subordonnée aux impératifs de commercialisation des projets urbains.