Navigation – Plan du site

AccueilNuméros2La boîte à musique« Xanny help the pain » : pistes ...

La boîte à musique

« Xanny help the pain » : pistes pour une étude de la corrélation entre addiction et souffrance psychologique comme moteur esthétique de la scène emo rap

Fabrice Vergez

Résumés

Cet article vise à suggérer quelques pistes d’analyse pour une étude des caractéristiques formelles, culturelles et politiques autour desquelles est structurée la scène emo rap. Nous commençons par une présentation générale de cette scène, qui a émergé sur la plateforme de musique en ligne Soundcloud au début des années 2010. Par la suite, nous analysons la corrélation entre consommation de psychotropes et souffrance psychologique qui constitue le cœur de l’esthétique de cette scène, en la replaçant dans le contexte de l’histoire du rap américain et en analysant les stratégies esthétiques mises en œuvre pour représenter les effets émotionnels des addictions et d’autres troubles de la santé mentale dans quelques morceaux choisis.

Haut de page

Notes de l’auteur

vaguessurbitume.wordpress.com

Texte intégral

Lémergence dune scène dématérialisée

1À l’été 2017, le rappeur Lil Uzi Vert met en ligne le morceau « XO Tour Llif3 », qui atteindra la 7ème place au Billboard (au 15 mars 2021, le clip de la chanson a été visionné plus de 430 millions de fois sur YouTube). Le succès de ce titre témoigne de l’importance grandissante prise dans le rap américain par la mouvance dont le jeune rappeur d’Atlanta est issu, une mouvance dont nous allons ici tenter d'esquisser les contours et les enjeux.

2Au cours de la seconde moitié des années 2010, plusieurs rappeurs attirent l’attention du grand public états-unien via la plateforme de partage de musique en ligne Soundcloud. Parmi les figures centrales de ce mouvement, citons les rappeurs Juice WRLD, Lil Peep, XXXTENTACION et Trippie Redd. Leur musique place au centre de son esthétique des thématiques jusqu’alors sous-jacentes dans le rap américain, au premier rang desquelles on trouve la question de l’addiction et celle de la santé mentale au sens large. La presse spécialisée, analysant ce renouveau esthétique, parle de l’émergence d’une scène emo rap1.

3Il paraît toutefois utile de s’interroger sur la manière dont le concept de scène s’applique à ce mouvement. Les rappeurs emo ont en effet en partage un ensemble de pratiques de diffusion de leur musique via des espaces en ligne, collaborent régulièrement entre eux et sont rassemblés autour d’une esthétique commune, mélange de références empruntées à la scène emocore des années 2000, d’emprunts visuels aux anime japonais et d’un style de rap faisant la part belle aux mélodies sous Autotune et aux rythmiques dérivées de la trap music d’Atlanta. Toutefois, et c'est là la principale différence avec le concept de scène tel qu’on l’utilise traditionnellement (Woo), ces pratiques ne sont pas ancrées dans un contexte spatial donné. Les acteurs et publics de la scène ne sont pas fédéré∙es autour d'espaces communs, mais sont au contraire éparpillé∙es sur le territoire américain : Juice WRLD est originaire de Chicago, XXXTENTACION de Floride, Lil Uzi Vert d’Atlanta... La scène se construit donc autour d’espaces en ligne, en premier lieu autour de la plateforme sur laquelle les morceaux sont diffusés, Soundcloud, qui fait office d’espace commun pour les rappeurs de cette scène – au point que la critique les regroupe parfois sous l’appellation de Soundcloud rap.

4L’apparition d’une telle « scène dématérialisée » vient subvertir la cartographie traditionnelle des scènes du rap américain, ancrée spatialement dans des pôles urbains centraux (New York, Los Angeles, Atlanta) autour desquels gravitent des scènes locales dont la résonance nationale et internationale est moins importante (Houston, Memphis, Detroit, Chicago, la baie de San Francisco...). Ces aires urbaines fonctionnent comme des sites culturels, où sont produites des normes esthétiques différenciées : à chacune de ces villes est associée une esthétique particulière, qui se retrouve dans la « couleur locale » du rap qui y est produit, mais aussi dans l’argot utilisé ou dans la prédominance de certaines thématiques liées au territoire urbain spécifique d’où les rappeurs et rappeuses parlent.

5Par contraste, l’apparition et la montée en puissance de la scène Soundcloud vient ainsi consacrer l’avènement de ce que le critique musical Raphaël Da Cruz qualifie de « rap post-régional » (Rogès 175). En l’absence de site de l’emo rap (hormis les espaces en ligne évoqués précédemment), les contours de la scène sont en effet délimités par une esthétique commune, détachée des réalités spatiales de l’Amérique urbaine qui constituaient jusqu’ici le terrain principal du rap. Les artistes de la scène sont donc réuni∙es autour d’un univers référentiel et sonore commun qui, s’il s’appuie bien sur des structures formelles issues de la trap music (qui est le courant dominant du rap américain au moment de l’émergence de la scène emo rap), convoque également des éléments traditionnellement éloignés du hip-hop, que ce soit sur le plan sonore (avec l’influence marquée de sonorités rock / punk) ou visuel (avec des emprunts à la culture emo et à l’animation japonaise).

6Ces rappeurs ont également en partage un ensemble de thématiques qui traversent leurs œuvres respectives et dont l’élément central semble être un certain rapport à l’expression sans retenue de la souffrance psychologique. C’est cette prédominance de l’expression effusive d’émotions douloureuses (la tristesse, la haine de soi, la colère, le désespoir) qui conduira la critique à faire le lien avec le courant emo qui a traversé les musiques rock durant les années 2000 pour forger la catégorie « emo rap ». Si la transversalité de tels thèmes ne doit pas faire oublier la singularité de la voix de chaque artiste rattaché∙e à cette scène, elle atteste toutefois une certaine attention portée aux questions de santé mentale.

7Cette question de la souffrance psychologique constitue le point d’entrée le plus évident dans une analyse des pratiques esthétiques de cette scène. Elle peut être définie de manière médicale, en utilisant par exemple les critères définis dans le texte de référence qu’est le Diagnostic and Statical Manual of Mental Disorders (DSM). Toutefois, nous utiliserons ici l’expression plus large de « souffrance psychologique » pour désigner un ensemble de symptômes témoignant d’un dérèglement émotionnel (ce que le DSM rassemblerait sous l’appellation de « troubles de l’humeur »), parmi lesquels des émotions excessivement intenses ou des idées suicidaires, et ce, pour éviter une approche exclusivement pathologisante de la question.

8En effet, dans le discours des rappeurs que nous étudions ici, ces symptômes ne sont pas décrits de manière clinique mais mis en représentation. L’auditeur∙ice n’a pas accès aux cognitions des sujets, comme ce pourrait être le cas dans le cadre d’une thérapie, mais bien à une représentation esthétisée de la souffrance psychologique. Il s’agit donc non pas d’établir le tableau symptomatologique des individus, mais bien d’analyser les modes de représentation esthétique de ces souffrances psychologiques et la manière dont elles permettent à ce groupe de rappeurs de « faire scène ».

9Par ailleurs, dans le discours de l’emo rap, la souffrance psychologique semble inextricablement liée à un autre champ thématique : celui de la consommation de psychotropes. De fait, les rappeurs de la scène font notamment de l’usage de prescription drugs – ces médicaments anxiolytiques, neuroleptiques ou antidépresseurs (Xanax, Adderall, Vicodine...) détournés de leur usage thérapeutique – un des sujets récurrents de leur musique : leurs effets, les conditions de leur consommation (festive ou solitaire) et les raisons qui poussent à en prendre sont largement représentées. Le thème est par exemple si prégnant dans l’œuvre de Lil Xan que son nom d’artiste lui vient de l’Alprazolam, anxiolytique bien connu commercialisé sous la marque Xanax.

10Il est possible que la raison de la prédominance de ces thèmes soit générationnelle : les acteurs de cette scène sont tous relativement jeunes au moment où le retentissement médiatique de celle-ci devient significatif, certains d’entre eux sont même encore des adolescents. Ainsi, en 2017, alors que la scène est déjà bien installée dans le paysage culturel du hip-hop aux États-Unis, Trippie Redd fête ses 18 ans, et Lil Pump ses 17. Ces rappeurs ont donc grandi en écoutant les artistes de la génération précédente comme Lil Wayne, Future ou Young Thug, chez qui ces thèmes et certaines des stratégies esthétiques pour les représenter sont déjà présents.

11C’est en établissant des modes spécifiques de corrélation entre ces deux thèmes (le DSM parlerait de « comorbidité ») que la scène Soundcloud puise une partie de ses ressources esthétiques et parvient à faire émerger un discours et un son qui lui sont propres – ou, pour le dire autrement, une esthétique de l’emo rap. Dans cet article, nous tâcherons de replacer cette esthétique dans le contexte de l’histoire du rap américain, avant de nous interroger sur les modalités de représentation de la comorbidité entre addictions et troubles de l'humeur en tant que moteur esthétique de cette scène.

La consécration dun changement de paradigme dans le rap américain

12L’émergence de la scène emo rap peut se comprendre comme l’aboutissement d’un changement de paradigme dans le rap américain, qui fait de la représentation de l’addiction un objet de plus en plus central. En effet, à partir de la deuxième moitié des années 2000 s’opère un glissement dans les discours prédominants du rap américain : le thème de la drogue n’est plus seulement traité sous l’angle du trafic (que ce soit pour glorifier le train de vie de gangsta qui l’accompagne ou pour en dénoncer les ravages) et le discours sur la consommation de drogues dites « dures », notamment la cocaïne et la MDMA, passe de la stigmatisation à l’apologie. En d’autres termes, il s’opère un glissement d’un « rap de dealers » vers un « rap de consommateurs » (Smiley).

13Ce basculement vient bousculer l’ethos gangsta traditionnellement mis en valeur par les rappeurs des années 1980 et 1990 – ainsi par exemple de « White Lines » de Grandmaster Flash, l’un des premiers hymnes anti-drogues du rap, ou du commandement énoncé par Notorious BIG : « Don’t get high with your own supply ». Sous entendu : le gangsta fait le commerce de ce produit dangereux (il « vend la mort »), mais ne le consomme pas lui-même, sous peine de se voir associé à la figure repoussoir du dope fiend (« toxico »). La marijuana constitue un cas à part, au statut différent des autres produits classés comme drogues et dont la consommation récréative est largement vantée et valorisée.

14Cet ethos commence toutefois à évoluer, sous l’influence notamment de scènes locales situées à l’écart des principaux pôles du rap et où la consommation récréative d'autres produits est également valorisée. C’est notamment le cas à Houston ou à Memphis avec le sirop de codéine (lean) et dans la baie de San Fransisco avec la MDMA (thizz ou molly). À mesure que des artistes issus de ces scènes voient leur musique circuler à l’échelle nationale, ce type de discours valorisant la prise d’autres psychotropes comme pratique festive se démocratise à plus large échelle dans le hip-hop américain. La consommation de drogues se voit alors représentée comme un moyen d’abandonner ses inhibitions, de « se lâcher » (turn up) dans un contexte de fête. Cette évolution se traduit par une augmentation exponentielle du nombre de références aux psychotropes dans le rap américain et une diversification des produits représentés (Inkster et Sule). La scène emo rap s’inscrit dans la continuité de cette évolution en faisant de l’usage des prescription drugs l’un de ses thèmes privilégiés. Par ailleurs, la consommation de psychotropes n’y est plus envisagée seulement dans un cadre festif.

Vers une libération de la parole autour de la souffrance psychologique et des pathologies mentales

15En effet, en parallèle de cette évolution, l’usage de psychotropes commence également à être décrit comme un moyen de soulager des symptômes de l’ordre de la souffrances psychologiques. Le succès de rappeurs comme Lil Wayne (« I Feel Like Dying ») et Future (« Codeine Crazy ») atteste une représentation de plus en plus fréquente de ce type d’automédication. Le thème de la drogue devient alors une porte d’entrée pour évoquer la question de la souffrance mentale, qui devient elle aussi l’objet de chansons de plus en plus nombreuses au fur et à mesure de l’histoire du rap américain.

16Il ne s’agit pas ici de faire l’archéologie des discours sur la souffrance mentale dans le hip-hop états-uniens, ce qui nous lancerait dans une enquête remontant aux sources des musiques hip-hop, mais simplement de constater qu’il devient dominant au cours de la décennie 2010. Des thèmes tels que la santé mentale, les troubles psychiatriques et les idées suicidaires sont en effet présents dès les années 1990, dans des morceaux aussi décisifs pour l’histoire du genre que « Suicidal Thoughts » de Notorious BIG (1994) et « Mind Playing Tricks On Me » des Geto Boys (1991). Le rap américain ne manque pas de figures d’ « écorchés vifs », à l’image par exemple de DMX ou Prodigy. Ce rôle de la musique comme catharsis est d’ailleurs enraciné dans les tropes esthétiques de la musique noire américaine depuis bien avant l’émergence du rap, et on pourrait avancer qu’elle prend en grande partie ses sources dans la figure du bluesman.

17Force est toutefois de constater que les questions de souffrance mentale, et leurs éventuelles résonances dans le discours psychiatrique, demeurent avant tout traitées à travers le prisme de l’individu : le bluesman est, par essence, solitaire. Les rappeurs qui portent ce type de discours et de représentations, à l’image de Boosie Badazz par exemple, sont appréciés précisément parce qu’ils font figure d’exception. La donne commence cependant à changer au cours des années 2010 sous l’impulsion de rappeurs comme Lil Wayne, Earl Sweatshirt ou même Kendrick Lamar (« A.D.H.D », « u »). L’ascension de Future au statut de superstar consacre le statut paradigmatique de cette libération de la parole : le rappeur d’Atlanta construit une carrière couronnée de succès autour de la description de ses tourments intérieurs – de nombreux critiques ont souligné la nature profondément dépressive de ses ballades sous Autotune (« Hate the Real Me ») – qui fera de lui l’une des têtes d’affiche du hip-hop américain. La présence d’un tel registre esthétique au sommet des charts témoigne bien de l’acceptation de plus en plus marquée des thèmes liés à la souffrance psychologique dans le rap. Des études appuient par ailleurs ces conclusions et soulignent l’augmentation significative du nombre d’occurrences de termes liés à la santé mentale dans le rap états-unien au cours de la décennie 2010 (Kresovich).

18La scène emo rap émerge donc à un moment où deux nouveaux objets – la consommation de drogues et la souffrance mentale – sont intégrés aux possibilités expressives du rap. Elle opère un pas de côté par rapport aux standards esthétiques du hip-hop, qui se construisent dans une large mesure à l’intersection de la masculinité et de l’assignation à la race noire, qui impliquent une certaine suppression du discours de l’émotion (Diallo) ; le travail esthétique des artistes de cette scène participe à la chute de ces barrières. Il s’agit donc ici de proposer des pistes pour étudier conjointement ces phénomènes dans la musique produite par les rappeurs de la scène emo rap et de montrer comment les interactions entre les deux contribuent à l’esthétique de la scène.

Quelles stratégies esthétiques pour représenter les effets de laddiction et des troubles de lhumeur ?

19Les rappeurs de la scène emo rap mettent donc en place des stratégies esthétiques et construisent des modes de représentation qui permettent d’exprimer des symptômes psychologiques. Les plus aisément repérables sont les idées suicidaires et le sentiment de désespoir, qui appartiennent au tableau symptomatologique de la dépression. De ce point de vue, le morceau « SAD ! » d’XXXTENTACION semble être un exemple canonique. La quasi-totalité du morceau est occupée par la répétition lancinante de ces quatre mesures :

Yeah, Who am I? Someone thats afraid to let go, uh
You decide, if youre ever gonna let me know, yeah
Suicide, if you ever try to let go, uh
Im sad I know, yeah, Im sad I know, yeah

Les idées suicidaires sont ici évoquées de front dans les paroles, et apparaissent comme la conséquence d’un désespoir profondément installé (« I’ve been broken, heart’s contentious / I won’t fix, I’d rather weep »). Cependant, si la désignation des symptômes par le langage, parfois en mobilisant des catégories issues de la psychiatrie (« PTSD » de G Herbo et Juice WRLD, « Depression and Obsession » du même XXXTENTACION), est une première manière de représenter différents modes de souffrance psychologique, l’analyse du discours et des paroles ne suffit pas à rendre compte des émotions exprimées. En effet, les artistes ont recours à des stratégies esthétiques qui s’appuient sur le cadre formel propre à la musique en général et au rap en particulier. Ainsi, « SAD ! » est une chanson construite quasi-exclusivement autour de son refrain – les quatre mesures citées plus haut reviennent six fois pendant les quelques minutes que dure le morceau et occupent trois fois plus de temps que les couplets. Cette répétition lancinante peut être comprise comme une forme imitative des phénomènes de rumination qui touchent le fonctionnement cognitif des personnes dépressives. Le travail esthétique des rappeurs de la scène Soundcloud consiste donc à rendre la souffrance mentale audible (et non seulement intelligible).

20La scène emo rap dans son ensemble a opéré un travail sur les codes esthétiques du rap pour permettre la représentation de symptômes et de douleurs situé∙es un cran en deçà du domaine du dicible. Un facteur déterminant de cette ouverture des possibilités esthétiques de représentation de la souffrance psychologique semble être la démocratisation de l’emploi d’Autotune, l’un des outils techniques centraux dans la production de l’esthétique de cette scène. Ce plugin ajouté aux logiciels de production assistée par ordinateur, et initialement prévu pour corriger les fausses notes, permet d’augmenter le registre naturel de la voix, ce qui permet de rendre audible une large palette d’émotions (Leca, Rosen), mais aussi de rendre audibles les altérations de la perception et des émotions induites par la consommation de psychotropes, par exemple en utilisant des procédés de distorsion pour imiter l’effet euphorisant produit par les amphétamines.

21Ces deux thèmes, la souffrance psychologique et la prise de psychotropes, n’existent pas indépendamment l’un de l’autre ; bien au contraire, ils sont étroitement liés. Cette corrélation entre la prise de psychotropes et l’expression d’intenses émotions négatives (peur, colère, désespoir) relève d’ailleurs d’une grille d’analyse médicale : le fait que les troubles de l’addiction soient fréquemment présents comme comorbidité dans le tableau médical des personnes atteintes de dépression ou de stress post-traumatique (PTSD) est un phénomène largement connu et étudié. Juice WRLD l’exprime avec lucidité dans le titre « Lucid Dreams » : « I take prescriptions to make me feel okay ». Ici encore, la musique sert donc de mode d’expression pour représenter un phénomène concret : les pratiques d’automédication auxquelles de nombreux∙ses patient∙es nécessitant des soins psychiatriques ou une thérapie se trouvent contraintes en raison du système d’oppression économique, racial et genré qui interdit à des segments entiers de la population l’accès à ces soins.

22La question, cependant, n'est pas traitée de manière froide et médicale, mais bien exprimée à travers le prisme de l’émotion. Dans « XO Tour Llif3 », Lil Uzi Vert chante :

I might blow my brain out (hey)
Xanny, help the pain, yeah
please, Xanny make it go away
I'm committed not addicted but it keep control of me
All the pain, now I cant feel it
I swear that its slowin me, yeah

Dans cet extrait, la consommation de Xanax, affectueusement surnommé « Xanny », est explicitement décrite comme un moyen d'apaiser un état de souffrance psychologique qui se traduit par l’apparition d’idées suicidaires. Ici encore, cependant, le sens n’est pas contenu seulement dans le texte des paroles, et l’émotion est également représentée par d'autres moyens, notamment à travers la prononciation et l’intonation (Rossen). Par exemple, la phrase « I might blow my brain out » est chantée avec une voix traînante, ralentie, et des phonèmes entiers sont avalés. On entend /a maɪ blo ma breɪ a:/ là où l’anglais américain standard serait /aɪ maɪt bloʊ maɪ breɪnz aʊt/ : au total, 8 phonèmes ne sont pas prononcés (Rossen 10). Cet effet de « marmonnement » (mumble) produit une imitation du ralentissement des facultés cognitives causé par le Xanax (« I swear that it’s slowin’ me, yeah »). Par ailleurs, Autotune est utilisé pour tirer la voix du rappeur vers l’aigu, produisant une sonorité stridente qui évoque la sensation physique de douleur souvent décrite par les patient∙es atteint∙es de dépression ou d’idées suicidaires. En d'autres termes, cet extrait fournit un exemple audible des effets émotionnels de l’interaction entre addiction et troubles de l’humeur. Les effets de la comorbidité sont représentés à travers de tels procédés sonores, au point que le marmonnement résultant de l’habitude de manger des phonèmes est devenu un qualificatif utilisé (le plus souvent de manière péjorative) servant à désigner la scène dans son ensemble. On parle alors de mumble rap : les stratégies permettant de représenter la corrélation entre addiction et souffrance psychique deviennent un élément qui définit la scène dans son ensemble, ou tout du moins sert à caractériser son esthétique.

23De fait, cette comorbidité influe sur toute l’esthétique de la scène, et l’addiction et la consommation de prescription drugs sont représentées comme partie intégrante d’un mode de vie – le morceau « Pill Breaker » de Trippie Redd et Travis Barker en est un bon exemple : les prescription drugs sont intégrées à la vie quotidienne, qu’on les partage avec sa petite amie (« We just split a Xanny ») ou qu’on les prenne avec son déjeuner (« I ate a Percocet for lunch (pop that perky yeah) »). Ce morceau est par ailleurs extrait d'un album intitulé Neon Shark vs Pegasus, que le rappeur dit avoir pensé et construit comme un album de rock. De fait, plus que tout autre sous-genre du hip-hop, l’emo rap entretient une relation symbiotique avec le rock’n’roll et les musiques qui en sont issues. La « figure tutélaire » de Kurt Cobain, mort par suicide à l’âge de 27 ans, est érigée en point de référence et en source d’inspiration par de nombreux rappeurs de la scène, Lil Peep en particulier2.

24Au cours de la seconde moitié des années 2010, Soundcloud devient donc un véritable laboratoire pour les rappeurs de cette scène, qui expérimentent un ensemble de techniques musicales, que celles-ci soient propres au rap ou importées du punk, du grunge ou de la scène emocore des années 2000. Ces différents procédés esthétiques permettent d’incarner la comorbidité entre addiction et souffrance psychologique dans des voix et dans des sonorités. Comme le soulignent Emmanuelle Carinos et Karim Hammou dans l’article d’introduction de l’ouvrage Perspectives esthétiques sur les musiques hip-hop, l’un des principaux défis qui se posent aux études sur le hip-hop est celui de l’élaboration d’outils d’analyse pour rendre compte de ces spécificités formelles du rap et de leurs potentialités expressives. La scène emo rap constitue un terrain d’étude intéressant de ce point de vue, et appelle davantage de travaux se concentrant sur les outils esthétiques utilisés pour donner à entendre ces souffrances psychologiques et les effets produits par l’automédication.

Éléments de conclusion

25Alors même que son heure de gloire n’était pas encore arrivée, la génération emo rap a été rattrapée par la réalité médicale des problèmes qu’elle travaillait à représenter : deux de ses membres les plus en vue, Juice WRLD et Lil Peep, sont décédés des suites d’une overdose, plusieurs autres ont été victimes de morts violentes et de nombreux artistes de la scène se sont exprimés sur les difficultés auxquelles ils étaient confrontés des suites de leurs addictions. La récurrence de troubles et problèmes de santé de ce type au sein d'une scène relativement homogène en termes d’âge, de race et de milieu social d’origine nous pousse à considérer la question dans sa dimension sociale : on peut faire l’hypothèse que ces pathologies résultent de violences auxquelles sont sujets les groupes sociaux dont cette scène a émergé. L’usage de drogues comme forme d’automédication semble devoir être compris comme un symptôme de surface (comorbidité), la face visible d’une souffrance qui, puisqu’elle semble si généralisée, doit être observée dans sa dimension systémique. La question des problématiques de santé mentale et de leur expression dans le rap doit donc être examinée non seulement en termes esthétiques, comme nous avons tenté de le faire, mais également comme le révélateur de questions de santé mentale à l’échelle systémique, qui relèvent des politiques de santé publique.

26Comme l’écrit James Baldwin,

It is only in his music […] that the Negro in America has been able to tell his story. […] As is the inevitable result of things unsaid, we find ourselves until today oppressed with a dangerous and reverberating silence; and the story is told compulsively, in symbols and signs, in hieroglyphics.  (Baldwin 25)

27Le rap, ici, fonctionne comme le signe d’une souffrance, de l’émotion « à l’état brut » qui ne s’est pas solidifiée dans un discours politique. À ce titre, les aspects formels et proprement « musicaux » décrits plus haut sont tout aussi importants que le contenu des paroles. La mise en musique d’émotions brutes devient pour l’auditeur ou l’auditrice un moyen cathartique de gérer les souffrances auxquelles iel est confronté. Le succès rencontré par la musique des soundcloud rappers, qui prouve que les émotions qu’ils expriment ont trouvé écho chez une part significative de la jeunesse américaine, est donc le signe de l’état de santé mentale d’une certaine partie de la société états-unienne, dont il serait intéressant d’établir le profil sociologique au moyen d’une étude statistique des publics et/ou d’une enquête de réception.

Haut de page

Bibliographie

BALDWIN, James. Notes of a Native Son. Penguin UK, 2017.

CARINOS, Emmanuelle, et Karim HAMMOU. Perspectives esthétiques sur les musiques hip-hop. Presses universitaires de Provence, 2020.

DANG, Sidney, Derek VIGON, et Jaleel ABDUL-ADIL. « Exploring the Healing Powers of Hip-Hop: Increasing Therapeutic Efficacy, Utilizing the Hip-Hop Culture as an Alternative Platform for Expression, Connection ». See You at the Crossroads: Hip Hop Scholarship at the Intersections. Dir. Sidney Dang, Derek Vigon et Jaleel Abdul-Adil. Brill Sense, 2014, p. 169-180.

DIALLO, David. « Du folklore au vinyle : archéologie du héros gangsta de la musique rap ». L’art du folklore. Dir. Mélina Cariz. Presses Universitaires de Lorraine, 2014, p. 253-270.

DORMEAU, Léna. « Histoire d’émotions néolibérales : pédagogie d’une émancipation individuelle, dialectique d’une aliénation collective ». Cahiers d’histoire, vol. 36, n° 2, 2019, p. 129-149.

INKSTER, Becky, et Akeem SULE. « Drug term trends in American hip-hop lyrics ». Journal of Public Mental Health, vol. 14, n° 3, 2015, p. 169-173.

KRESOVICH, Alex, Meredith K. Reffner COLLINS, Daniel RIFFE et Francesca R. Dillman CARPENTIER. « A Content Analysis of Mental Health Discourse in Popular Rap Music ». JAMA Pediatrics, vol. 175, n° 3, 2021.

LECA, Gabriel. « Poétique de la voix sous Auto-Tune ». Perspectives esthétiques sur les musiques hip-hop. Dir. Karim Hammou et Emmanuelle Carinos. Presses universitaires de Provence, 2020, p. 137-150.

ROGÈS, Nicolas. Kendrick Lamar. De Compton à la Maison-Blanche. Le mot et le reste, 2020.

ROSSEN, B. The Role of Emotion in AAVE Pronunciation: Mumble Rap as a Phenomenon of Language Evolution. Thèse de doctorat, Radboud University, 2018. theses.ubn.ru.nl/handle/123456789/6154. Page consultée le 21 mars 2021.

SMILEY, Calvin John. « Addict Rap?: The Shift from Drug Distributor to Drug Consumer in Hip Hop ». Journal of Hip Hop Studies, vol. 4, n° 1, 2017, p. 94-117.

VOLKOW, Nora D. « Drug Abuse and Mental Illness: Progress in Understanding Comorbidity ». American Journal of Psychiatry, vol. 158, n° 8, 2001, p. 1181-1183.

WOO, Benjamin, Jamie RENNIER et Stuart R. POYNTZET. « Scene Thinking: Introduction ». Cultural Studies, vol. 29, n° 3, 2015, p. 285-297.

Discographie

FUTURE. « Codeine Crazy ». Monster, Freebandz, 2014.

GETO BOYS. « Mind Playing Tricks On Me ». We Can't Be Stopped, Rap-A-Lot Records, 1991.

G HERBO, JUICE WRLD. « PTSD ». PTSD, Machine Entertainment Group, 2020.

GRANDMASTER FLASH & THE FURIOUS FIVE. « White Lines (Don't Do It) ». Sugar Hill, 1983.

JUICE WRLD « Lucid Dreams ». Goodbye & Good Riddance, Grade A / Interscope, 2018.

LIL UZI VERT. « XO Tour Llif3 ». Luv Is Rage 2, Generation Now / Atlantic, 2017.

LIL WAYNE. « I Feel Like Dying ». Da Drought is Over 2, self-released, 2007.

THE NOTORIOUS BIG. « Ten Crack Commandments ». Life After Death, Bad Boy / Arista, 1997.

THE NOTORIOUS BIG. « Suicidal Thoughts ». Ready To Die, Bad Boy, 1994.

TRIPPIE REDD, TRAVIS BARKER. « Pill Breaker ». Neon Shark vs Pegasus, TenThousand Projects / Caroline / 1400 Entertainment, 2021.

XXXTENTACION. « Depression & Obsession ». 17, Bad Vibes Forever / Empire, 2017.

XXXTENTACION. « SAD ! ». ?, Bad Vibes Forever, 2018.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Fabrice Vergez, « « Xanny help the pain » : pistes pour une étude de la corrélation entre addiction et souffrance psychologique comme moteur esthétique de la scène emo rap »Transatlantica [En ligne], 2 | 2020, mis en ligne le 10 mars 2021, consulté le 16 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/transatlantica/16476 ; DOI : https://doi.org/10.4000/transatlantica.16476

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Search OpenEdition Search

You will be redirected to OpenEdition Search