1En identifiant les liens entre données raciales et esthétique au tournant du xx^e siècle, Autumn Womack propose une lecture extrêmement stimulante, et dessine implicitement une perspective historique permettant de re-contextualiser un pan entier de l’art afro-américain contemporain, préoccupé notamment par ce que Saidiya Hartman a pu appeler the afterlife of slavery (6, voir aussi Womack 218). À rebours d’une lecture dualiste tendant à opposer de manière assez statique les diverses formes de l’archive coloniale à des contre-archives (ou contre-histoires) oppositionnelles, l’auteure propose d’explorer la manière dont une esthétique de l’expérience noire américaine s’est constituée, dès l’époque progressiste, à partir d’une pratique largement partagée des outils sociologiques et anthropologiques de recensement et d’étude de la communauté afro-américaine. La démonstration est souvent brillante, même si certains exemples proposés sont moins convaincants que d’autres. C’est un risque assumé par l’auteur, qui exhume quelques archives et événements méconnus, tout en revisitant l’influence de figures emblématiques telles que W. E. B. Du Bois et Zora Neale Hurston.

2Le demi-siècle couvert par cette étude, celui où la question de l’émancipation se reconfigure en « problème noir », est caractérisé par le déploiement de systèmes de production de données sous la forme d’études sociologiques (faute d’une meilleure traduction pour le mot survey), de statistiques, de photographies, et même, selon Womack dont c’est la discipline d’origine, d’œuvres littéraires (2). L’alignement de ces « technologies » productrices de sens sous le concept de « données » ne va pas forcément de soi, mais il est central à la thèse de l’ouvrage, et permet par exemple de traiter ensemble les travaux sociologiques de Du Bois et ses efforts romanesques :

For even as [The Quest of the Silver Fleece] manifests the Victorian-inspired reformist vision that Du Bois was never quite able to shake, it also articulates the productive oscillation between data’s instrumental horizons and the ‘elusive’ nature of free black life. (3)

3Cette interaction productive entre les données et l’expérience noires est au cœur du propos, qui tente d’identifier à travers un éventail de « relevés » statistiques, cartographiques, photographiques ou romanesques la manière dont la socialité afro-américaine échappe toujours aux efforts de documentation qui pourtant la font surgir. Il ne s’agit pas seulement ici d’une insuffisance de l’outil, ou d’une volonté délibérée d’y échapper, mais bien de la manière dont celui-ci permet l’émergence d’une forme d’authenticité, au moment où des praticiens afro-américains s’en emparent et le questionnent.

4C’est en cela qu’il est bien question ici d’une « expérimentation esthétique des données raciales », comme le suggère le sous-titre. Les tentatives de mesurer le Negro problem, à travers des outils rationnels, systématiques, statistiques, et souvent visuels, suscitent paradoxalement l’expression d’une expérience noire diverse, vivante et insaisissable dans sa complexité. Alors même que la documentation suppose une lisibilité de l’expérience afro-américaine (et donc de ses « surfaces », métaphore souvent utilisée ici par extension de l’idée de color line), et s’en saisit comme si elle était déjà constituée et largement atomisée (c’est la condition même de sa traduction sous forme de données), la socialité noire se caractérise, selon Womack, par l’interaction, les réseaux et l’énergie collective. Dans les textes et les images analysés ici, une identité noire irréductible à la saisie s’échappe et s’affirme. C’est qu’il faut comprendre la production de données comme un processus lui-même expérimental, et non comme la forme figée de pratiques disciplinaires (8).

6Ce que postule Womack, c’est donc une « esthétique de la comptabilité » (23). Pour ce faire, elle organise les trois principaux chapitres autour de trois technologies d’enregistrement qui deviennent génératrices d’une esthétique propre. À l’enquête sociologique correspond la « fiction documentaire sociale » telle que la définit Alain Locke ; la photographie s’étire pour donner forme à la durée longue de la violence subie, au-delà de l’enregistrement systématique des lynchages (ce que Womack appelle looking out) ; enfin, le cinéma apparemment ethnographique de Zora Neale Hurston se dépasse par la « surexposition », et la frustration du regard anthropologique ou sociologique (28).

7Le premier chapitre affirme que la popularité des social surveys élaborés par les réformateurs et travailleurs sociaux du tournant du xx^e siècle reste un phénomène culturel sous-évalué aujourd’hui. Selon l'auteure, l’une de leurs contributions majeures est la prise en compte, dans leur méthodologie même, des notions de collectivité, d’interactivité, et de réseaux. Le survey, dont elle considère qu’il est un paradigme omniprésent dans l’œuvre de Du Bois, brouille les frontières entre fait et fiction en s’appuyant sur le rôle d’un observateur profondément impliqué (38). Outre une analyse de plusieurs études classiques (The Philadelphia Negro, « The Negro in the Cities of the North » dans Charities, « Harlem : Mecca of the New Negro » dans Survey Graphic), Womack s’intéresse notamment à la manière dont Kelly Miller, mathématicien à Howard University, se réclame aussi de l’esprit du survey et s’appuie sur la fiction pour défendre l’idée d’une documentation dynamique de la réalité noire, à rebours des statistiques désincarnées et morbides du théoricien des races Frederick Hoffman (70-71). Roman signé Sutton Griggs, Imperium in Imperio (1899) remet en cause la figure de l’observateur « scientifique » et réformateur, et oppose au modèle d’une photographie d’enquête et de surveillance celle de l’album familial, où les nuances de la peau « noire » se révèlent un indicateur racial instable (76-81). Le chapitre se conclut sur la figure d’Alain Locke, son mépris pour la représentation statistique face au « mouvement psychologique de la vie noire moderne » (99) et sa conception du survey comme outil de « contestation sociologique », mais aussi comme « incubateur d’une expérience esthétique » (94).

8Le deuxième chapitre est une exploration passionnante de l’imbrication douloureuse de la photographie, au moment de son expansion comme forme dominante d’une culture visuelle de masse, avec la multiplication des lynchages et de leurs représentations. L’originalité du propos est de fonder une grande partie de l’analyse sur le destin de Lavinia Baker et de ses enfants, survivants d’une tentative d’assassinats et protagonistes dans les mois suivants d’une série de performances visuelles (spectacle, film, portraits photographiques).

9Selon Womack, ce qui se dégage à travers ces diverses visualisations de leur survie est une forme de perception pointant vers la violence sourde et continue qui constitue profondément l’expérience noire – à l’encontre de « l’événement » strictement circonscrit que représente chaque lynchage en lui-même (109). Cette perception (qu’elle nomme looking out) n’est pas seulement une stratégie de résistance au regard colonial (resisting the gaze) mais bien une tentative d’inscrire dans la culture visuelle une expérience sans fin, un continuum de l’oppression.

10La question est alors de savoir « à quoi ressemble une photographie de la survie » (124). Womack en reconnaît une manifestation dans la pose photographique : le portrait de studio se révèle une « pratique de la durée » (146), attentive aux circulations futures de l’image, une photographie paradoxale du lynchage comme élément indissociable de l’expérience noire. C’est cette même temporalité longue, à rebours de l’événement photographique du crime raciste, que Du Bois tente de pointer lorsqu’il se résout à publier un cliché de lynchage dans The Crisis, en 1911 (153-157).

11Insistant toujours sur la pratique des images, plus que sur l’analyse des représentations, le troisième chapitre s’intéresse à la manière dont les films réalisés par Zora Neale Hurston à la fin des années 20 sollicitent l’attention du spectateur à travers le recours à la surexposition, défaut technique apparent élevé au rang de questionnement épistémologique. Mettant à mal les promesses de connaissance scientifique et de résolution narrative esquissées par le cinéma, les films réalisés par Hurston sont pourtant largement tributaires du tournant culturel de l’anthropologie (163). Mais leur caractère expérimental suggère aussi une conceptualisation de l’idée de blackness comme relationnelle, contingente et toujours en mouvement (168). Comme pour le survey et la photographie, il s’agit de déterminer comment une pratique de la collecte de données (ici le cinéma) peut être sollicitée et reconfigurée (par la surexposition, définie métaphoriquement comme le trop-plein de mouvements ou de lumière) et ainsi voir remise en question sa prétendue capacité à ordonner le monde et donc à discipliner le corps noir (169).

12En frustrant l’attente d’une mise en ordre et en données de l’expérience afro-américaine, Hurston ne se contente pas d’en faire surgir une « vision » alternative. Elle remet plus fondamentalement en cause l’idée d’une identification quantifiée et stable de ce qui constitue la matière de cette expérience : « Coming and going, appearing and disappearing, the feeling of blackness moves in excess of extant categories of identification, racial idioms, or visual signifiers » (195). Comme dans les chapitres précédents, Womack retisse les liens entre divers aspects du travail de Hurston, partant de la nouvelle « Drenched in Light » (« a remarkable meditation on the crisis of [...] visual legibility », 178) pour conclure sur « Characteristics of Negro Expression », en passant par l’analyse de séquences de divers films montrant des jeux d’enfants, ainsi que du court-métrage Kossula : Last of the Takkoi Slaves.

13Pourtant, Womack suggère que dès le début des années 30, l’anthropologie comme la sociologie avaient « discipliné » l’usage des données (215, 218), désormais installées dans le discours public comme un préalable à la compréhension et à la résolution du « problème noir ». À l’inverse, l’indiscipline dont se réclame cette étude peut à l’occasion désarçonner, notamment lorsque les analyses littéraires – par ailleurs très fines ‒ glissent un peu rapidement vers le statut de preuve historique. Ainsi la métaphore des « surfaces », déjà mentionnée, permet-elle réellement de faire le lien entre la fiction d’Imperium in Imperio et la force de surveillance parfois incarnée par le regard sociologique (86-87) ? Peut-on faire de Rosa Baker une théoricienne de la photographie sur la foi de son utilisation du mot « light » pour décrire les coups de feu qui déciment sa famille (120) ? Sur ces exemples ponctuels, on pourra exprimer quelques réserves. Cela ne saurait occulter des pages brillantes, tel ce passage où le témoignage de Lavinia Baker est lu comme une manière de soustraire sa douleur au regard blanc, contournant ainsi le processus de sujétion visuelle qui gouverne le « spectacle » du lynchage :

Her mourning forecasts a visual and political practice that wrests lynching from its status as highly visual spectacle and firmly resituates it within a landscape of opacity, intransigence, and impenetrability. (118)

14Ici, la parole, la cour de justice et la presse émergent comme des sites privilégiés de reconfiguration des logiques jumelles des données et de la visualité. La très belle contribution de ce livre est de suggérer la manière dont les intellectuels afro-américains s’emparent de ces technologies et de ces institutions, en dépit parfois de leurs propres doutes, pour célébrer cette « impénétrabilité » de l’expérience noire, et son irréductibilité aux données qui partout semblent vouloir lui donner sens, aujourd’hui encore (215).