Navigation – Plan du site

AccueilNuméros1RecensionsDaniel Cirera, Guy Groux et Mark ...

Recensions

Daniel Cirera, Guy Groux et Mark Kesselman (dir.), Regards croisés USA-France. Mouvements et politique en temps de crise

Clément Petitjean
Référence(s) :

Daniel Cirera, Guy Groux et Mark Kesselman (dir.), Regards croisés USA-France.Mouvements et politique en temps de crise, Nancy : Arbre bleu éditions, collection « Gauches d’ici et d’ailleurs », 2022, 234 p., ISBN : 9791090129535, 23 €.

Entrées d’index

Par rubrique :

Recensions
Haut de page

Texte intégral

1Publié avec le soutien de la Fondation Gabriel Péri, créée en 2004 à l’initiative du Parti communiste français, l’ouvrage dirigé par Daniel Cirera, Guy Groux et Mark Kesselman entend, par « la mise en regard des rapports entre les mouvements sociaux et politiques dans les contextes américains et français » (11), atteindre deux objectifs. Le premier consiste à proposer une synthèse des connaissances existantes sur les réalités sociales et politiques étatsuniennes ; le second, à « mettre en évidence […] l’originalité des deux modèles [étatsunien et français] » afin de « susciter un regard distancié sur la réalité française » (ibid.). L’ouvrage s’inscrit d’ailleurs dans une collection, « Gauches d’ici et d’ailleurs », qui vise elle aussi à nourrir les réflexions sur la (ou les) gauche(s) française(s) grâce à la comparaison avec d’autres expériences nationales en Allemagne, en Italie, en Espagne ou en Yougoslavie.

2La mise en regard s’opère d’abord au niveau de l’architecture d’ensemble du volume. En effet, celui-ci regroupe douze contributions (une introduction, quatre textes de conclusion, et sept chapitres thématiques) rédigées par neuf personnes dont la diversité des disciplines (sociologie, science politique, économie, histoire, civilisation américaine) et des ancrages linguistiques constitue un indéniable atout.

3L’organisation générale de l’ouvrage contribue elle aussi à ce va-et-vient permanent. L’introduction de Daniel Cirera, secrétaire général du conseil scientifique de la fondation Gabriel Péri, expose les intentions scientifiques et politiques de l’ouvrage : la crise économique de 2008 marquerait une rupture fondamentale dans l’histoire des gauches françaises et étatsuniennes, renouvelant les termes du « rapport entre politique, pouvoir et mouvement social ou le rapport entre action collective et individualité » (13). Les sept chapitres qui suivent donnent corps à cette thèse, couvrant des sujets aussi divers que la crise des mouvements de gauche et les perspectives de sa réinvention en France et aux États-Unis depuis 2008 (chapitre 1, Daniel Cirera) ; l’analyse des transformations des structures économiques depuis les années 1970 dans ces deux pays et les formes de résistance à ces phénomènes, qu’elles soient de gauche ou qu’elles fassent au contraire resurgir le « spectre du fascisme » (chapitre 2, George Friedman) ; la trajectoire du Parti démocrate depuis les années 1960 (chapitre 3, Ambre Ivol, Hélène Le Dantec-Lowry, Olivier Mahéo) ; une analyse comparée du syndicalisme dans les deux pays (chapitre 4, Guy Groux) ; les transformations et dilemmes des mouvements écologistes aux États-Unis (chapitre 5, Hannah Hollemann) et en France (chapitre 6, Sylvie Ollitrault) ; la mise en question du paradigme « populiste » dans ses variantes de droite et de gauche des deux côtés de l’Atlantique (chapitre 7, Mark Kesselman). Le fait que chaque chapitre ne fasse pas systématiquement le choix de la comparaison empêche d’ailleurs que la lecture ne devienne trop monotone et répétitive.

4Quatre contributions viennent conclure le volume, la première consistant en un résumé synthétique des trois autres, respectivement rédigées par Guy Groux sur le « cas français », Mark Kesselman sur le « cas américain », et Daniel Cirera pour un regard panoramique. Ce dernier clôt ainsi l’ouvrage en « [osant] l’idée qu’il s’agit désormais, pour l’efficacité de l’action politique, d’articuler un ensemble cohérent d’objectifs clairs à une disponibilité et une ouverture à l’imprévisible » (215).

5Au-delà de l’intérêt de la mise en regard de deux contextes nationaux, qui selon Daniel Cirera « repose sur le constat de correspondances historiques et culturelles qui fondent l’originalité de cette relation [entre les États-Unis et la France] » (11), deux réussites majeures peuvent être soulignées. La première tient dans l’intention même du projet : non seulement l’ouvrage représente un effort de synthèse sur la longue décennie de contestations multiformes qui ont secoué les deux pays – d’Occupy Wall Street au mouvement Black Lives Matter, des mouvements syndicaux à Nuit Debout et aux Gilets jaunes en France en passant par les luttes écologistes, LGBTQ+, et féministes dans les deux pays – mais il s’agit bien d’articuler ce foisonnement contestataire à une réflexion sur la crise et les réinventions possibles des organisations partisanes se réclamant de la gauche, des deux côtés de l’Atlantique.

6L’autre réussite majeure de l’ouvrage est le chapitre de la politiste Sylvie Ollitrault, qui constitue un modèle d’étude de cas comparatiste. Ne plaquant pas l’existence de circulations transatlantiques comme un donné allant de soi, le chapitre expose en détail et de manière très convaincante l’histoire des mouvements écologistes et de l’interpénétration entre mouvement social et champ politique en analysant les emprunts concrets du mouvement écologiste français aux pratiques, revendications, formes organisationnelles et cadrages étatsuniens dans les années 1970. Pour autant, Ollitrault insiste bien sur l’autonomie relative du mouvement français, précisant que « les enjeux hexagonaux pèsent sur la structuration des intérêts écologistes » (140) au sortir de la séquence contestataire ouverte par Mai-Juin 1968. L’analyse en termes de « contestations transnationales » (142), qui se développe en sociologie des mouvements sociaux et du militantisme depuis quelques décennies, permet par ailleurs de sortir d’une vision nationale qui risque d’homogénéiser et rigidifier les effets de frontière au détriment des circulations, des influences mutuelles et des processus d’hybridation. Ollitrault démonte ainsi la thèse répandue selon laquelle les mouvements écologistes seraient constitutifs d’un « post-matérialisme » hérité de l’après-1968, aveugle à la matérialité des inégalités sociales et environnementales, pour conclure que « les écologistes contemporains en France rejoignent une dynamique présente aux États-Unis, celle consistant à vouloir provoquer un changement de paradigme politique et économique, mettant l’anthropocène au centre des préoccupations. On ne protège plus l’environnement pour le bien-être de l’espèce humaine mais pour sa survie même » (146).

7En dépit de ces mérites indéniables, l’ouvrage Regards croisés USA-France peine à convaincre complètement pour plusieurs raisons. La première est d’ordre formel et stylistique. Sans s’attarder sur le choix étonnant du sigle anglicisé « USA » dans un titre de livre, plusieurs choix de traduction dans les textes écrits par des auteur·ices anglophones auraient mérité d’être retravaillés, comme « activistes communautaires » (72) pour l’intraduisible community organizers, « nouveaux gauchistes » (43) pour désigner les membres de la New Left étatsunienne, ou encore les « méthodes disruptives » (194) aux accents sans doute involontairement macroniens.

8Ces scories relèveraient de l’anecdote si la question linguistique n’était pas présentée en introduction comme un enjeu important en raison du « risque de malentendu [qui] menace la signification même des mots et des notions : parti politique, “working class”, banlieues et ghettos, sans entrer ici dans le détail des polémiques sur la notion de “race”, l’identité et l’universalisme » (12). Cet échec à mettre en pratique l’annonce inaugurale d’une attention à l’épaisseur du langage est d’ailleurs le symptôme d’un manque plus structurel de l’ouvrage : l’absence d’analyses et de réflexions sur les significations différenciées de « gauche » et de « left » et sur les évolutions des usages de ces catégories polysémiques – d’ailleurs jamais définies au fil de l’ouvrage. On retrouve un problème similaire dans le chapitre de Mark Kesselman consacré au populisme, qui oppose les catégories « populisme de gauche » et « populisme d’extrême droite/de droite » (150), ce dernier étant également appelé « populisme ploutocratique » (160), alors qu’il s’agit là d’une catégorie dont plusieurs travaux ont remis en cause la pertinence analytique en raison de sa grande plasticité (Collovald).

9À de nombreuses reprises, le texte des chapitres reste en surface des enjeux analytiques soulevés par les objets étudiés. Il est ainsi étonnant que les réflexions du politiste étatsunien Sidney Tarrow dans le récent Movements and Parties sur les relations complexes entre organisations partisanes et mouvements sociaux aux États-Unis du début de la Guerre civile en 1860 jusqu’à aujourd’hui soient aussi peu mobilisées et discutées. En effet, elles permettent justement de sortir de la dichotomie un peu simpliste qui oppose organisations politiques d’une part et mouvements sociaux de l’autre comme s’il s’agissait de deux entités homogènes bien distinctes l’une de l’autre. Les analyses de Tarrow, pour qui les années 2000 sont marquées par une hybridation des systèmes partisans sous l’impulsion de la multiplication de groupes d’intérêt, auraient par exemple pu trouver leur place dans le chapitre d’Ambre Ivol, Hélène Le Dantec-Lowry et Olivier Mahéo sur la « longue relation » entre le Parti démocrate et « la gauche », qui conclut par ailleurs qu’elle « reste encore difficile à bien cerner » (88). Dans ce même chapitre, la discussion des analyses du politiste étatsunien Adam Hilton sur les transformations du Parti démocrate aurait permis d’accorder une plus grande place au groupe des New Democrats qui, dès le début des années 1980, se convertissent à l’idéologie néolibérale et ambitionnent non seulement de rompre avec l’héritage du New Deal mais également de transformer l’organisation partisane elle-même.

10Enfin, bien que l’ouvrage ne prétende pas couvrir de manière exhaustive tous les mouvements qui se sont déroulés depuis 2008, il est frappant de constater qu’aucun chapitre n’est consacré ni au mouvement #BlackLivesMatter ni aux mouvements féministes, qui ne sont mentionnés que de manière sporadique à travers le texte. Un chapitre entier sur le premier aurait par exemple permis de thématiser de manière plus fine et moins surplombante la question de l’articulation entre mouvement social et exercice du pouvoir politique et d’interroger le devenir collectif des élu·es noir·es à tous les niveaux des institutions politiques représentatives depuis les années 1970. Il aurait également permis de réfléchir au « comment » de l’action collective en discutant de l’articulation complexe entre usages des réseaux sociaux et répertoires d’action collective hors ligne. Cela aurait également pu être l’occasion de souligner combien les mouvements antiracistes en France se construisent au moins autant en empruntant à l’exemple étatsunien qu’en s’en distinguant (Beaman et Fredette).

11Un chapitre entier sur les mouvements féministes étatsuniens, quant à lui, aurait permis de faire le point sur la très forte intégration d’organisations nées dans les années 1960 et 1970, comme l’organisation pro-avortement NARAL Pro-Choice, fondée en 1969, aux réseaux étendus du Parti démocrate et à la neutralisation des répertoires d’action collective que cette intégration a renforcée. Un tel chapitre aurait également pu faire porter la focale non pas seulement sur les organisations et les idées de « la gauche » mais également sur les pratiques militantes, le travail militant au quotidien, et les manières dont les mouvements féministes – de même que les mouvements antiracistes – ont porté la critique au sein même des organisations, mettant en évidence des phénomènes de production et de reproduction des rapports de pouvoir dont Regards croisés USA-France parle finalement très peu.

12Cette double absence est d’autant plus dommage que la photo de couverture retenue pour l’ouvrage, prise lors d’un hommage à George Floyd au printemps 2020, et qui montre un homme blanc vêtu de noir au visage partiellement masqué d’un bandana noir, portant une pancarte « We the People Will Bring Change » et entouré de personnes majoritairement blanches portant des masques chirurgicaux, aurait pu donner l’occasion d’analyses critiques bienvenues. Qui est « we » ici ? Qui est « the people » ? De quel(s) changement(s) est-il question ?

Haut de page

Bibliographie

BEAMAN, Jean, et Jennifer FREDETTE. « The U.S./France Contrast Frame and Black Lives Matter in France ». Perspectives on Politics, vol. 20, n° 4, 2022, p. 1346-1361.

COLLOVALD, Annie. Le populisme du FN : un dangereux contresens. Bellecombe-en-Bauges : éditions du Croquant, 2004.

HILTON, Adam. True Blues: The Contentious Transformation of the Democratic Party. Philadelphie : University of Pennsylvania Press, 2021.

TARROW, Sidney. Movements and Parties: Critical Connections in American Political Development. Cambridge, UK : Cambridge University Press, 2021.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Clément Petitjean, « Daniel Cirera, Guy Groux et Mark Kesselman (dir.), Regards croisés USA-France. Mouvements et politique en temps de crise »Transatlantica [En ligne], 1 | 2023, mis en ligne le 01 juin 2023, consulté le 26 septembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/transatlantica/21085 ; DOI : https://doi.org/10.4000/transatlantica.21085

Haut de page

Auteur

Clément Petitjean

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / CRIDUP

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0

https://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/

Haut de page
Search OpenEdition Search

You will be redirected to OpenEdition Search