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Une révolution presque sereine : la déségrégation des écoles à Washington en 1954

Ludivine Gilli

Résumés

L’arrêt de la Cour suprême Brown v. Board of Education of Topeka du 17 mai 1954, qui interdit la ségrégation dans les écoles publiques, est mal accueilli dans les États du Sud. Dans la capitale Washington DC, la conjugaison de plusieurs facteurs permet néanmoins une transition rapide et pacifiée d’un système dual, pourtant enraciné dans l’histoire, vers un système déségrégué. L’État fédéral, guidé par un président résolu, donne le ton en exigeant des autorités locales une action immédiate. Le système scolaire est alors grossièrement inégalitaire et la ségrégation y est devenue un obstacle manifeste au règlement de dysfonctionnements structurels. Les protestations des parents et de la société civile se succèdent sans relâche à partir de 1947, dans la rue et devant les tribunaux. Les militants locaux avaient obtenu la déségrégation des théâtres dès 1946, sans débordements majeurs, ce qui en dédramatise les effets et donne peu à peu un caractère inexorable à la déségrégation totale. Dans ce contexte propice, les organisations citoyennes et les autorités s’organisent à l’avance pour préparer la mise en œuvre de la déségrégation. Le résultat, à Washington, est une déségrégation scolaire sereine.

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Texte intégral

Introduction

1Le 17 mai 1954, la Cour suprême des États-Unis déclare la ségrégation scolaire inconstitutionnelle. Le pays traverse alors une récession économique (INSEE 283), il est agité par les soubresauts de la guerre froide et vit les dernières heures du maccarthysme, tandis que le mouvement pour les droits civiques prend de l’ampleur (Klarman 236-289).

2Dans la capitale fédérale, cet arrêt historique survient en pleine mutation urbaine, politique et sociale. La Seconde Guerre mondiale a définitivement changé le statut de Washington, qui est devenue le centre névralgique de la lutte contre les forces de l’Axe, puis celui du bloc occidental dans la guerre froide, confortant l’importance de la ville sur la scène internationale et son rôle maintes fois contesté de capitale nationale (Cobb).

  • 1 Abréviation de « Washington, District of Columbia » le nom officiel de la ville.

3L’une des conséquences principales de la Seconde Guerre mondiale pour la métropole a été une explosion démographique (+32 % entre 1940 et 1946) qui a généré une pression considérable sur les infrastructures, en particulier le logement, et a profondément modifié la structure de la population (Gilli 920). La ville, dépourvue d’industrie, compte toujours peu d’immigrés récents en 1950. Leur proportion reste stable à 5 %, ce qui distingue Washington de métropoles comme Chicago ou Boston, où ils représentent alors respectivement 15 % et 19 % de la population (US Bureau of the Census, 1999). Le District1 a en revanche toujours été caractérisé par une importante population noire, qui a contribué à forger son identité. La proportion d’habitants noirs s’accroît fortement pendant et après la guerre, passant de 30 % environ pour la période 1800-1945 à près de 42 % en 1954, avec des conséquences politiques et sociales importantes (Gilli 929).

  • 2 La classification du bureau du recensement en 1950 inclut dans les États du Sud : Delaware, Marylan (...)

4Culturellement, la ville hésite encore et toujours en 1954 entre Nord et Sud. John F. Kennedy souligne avec ironie à cette époque que Washington est « une ville au charme du Nord et à l’efficacité du Sud » (Kennedy 719). La capitale a été placée par les Pères fondateurs à la frontière entre les deux régions, assise entre un État qui allait faire sécession au Sud (la Virginie) et un État qui resterait dans l’Union au Nord (le Maryland). Géographiquement, politiquement et culturellement, elle a toujours été écartelée. Ainsi, elle a fortement bénéficié de l’esclavage sur le plan économique, mais elle a simultanément été un bastion abolitionniste (Myers Asch et Musgrove 290). Cette culture plurielle est en partie due à la population de la ville, dont les origines sont particulièrement variées et dont l’installation n’est pas souvent définitive. En 1950, 64 % des résidents de la capitale sont nés ailleurs, alors que c’est le cas de seulement 34 % dans le Maryland et de 25 % en Virginie. Au même moment, en excluant les habitants nés sur place, la ville compte seulement 39 % d’habitants originaires d’États du Sud2 (US Bureau of the Census, 1950, 1953).

5Dans ce contexte, Washington est loin d’être exemplaire en matière de droits civiques. Les mots rédigés quelques années avant l’arrêt Brown par l’auteur Alden Stevens s’y appliquent encore :

  • 3 Toutes les traductions sont de l’auteure.

Washington la capitale est un symbole de démocratie et de l’Amérique. Washington la ville est un symbole de presque tous les travers de la démocratie et de l’Amérique (…). Ici, dans la capitale d’une nation vouée à cette idée que tous les hommes naissent égaux, un tiers des résidents sont exclus des théâtres et des restaurants du centre-ville, sont de fait entravés dans leurs recherches d’emploi, ont fréquemment des loyers deux à trois fois plus onéreux que les deux autres tiers pour des logements équivalents, et sont haïs et craints parce que cette situation leur déplaît.3 (50)

  • 4 Sur les approches ségrégationnistes entre le Nord et le Sud et leurs similitudes, qui nuancent la n (...)

6Pour autant, la ville n’est pas imprégnée de culture ségrégationniste comme le sont les États du Deep South et les pratiques en la matière y sont moins brutales. Les transports en commun washingtoniens n’ont jamais été ségrégués, par exemple, et la ville offre à la classe moyenne noire des opportunités professionnelles inégalées dans le pays, grâce à l’emploi fédéral (Kluger 508-510 ; McCluskey 49 ; US Bureau of the Census, 1975). La situation des droits civiques est comme la culture de la ville : à mi-chemin entre Nord et Sud4.

7La fin de la Seconde Guerre mondiale suscite dans le District une résurgence des luttes pour les droits civiques. Dès la fin du conflit, des actions de protestation se succèdent pour obtenir la déségrégation des cinémas et des théâtres, des logements, des écoles, des restaurants, ou encore des installations sportives. Ces mobilisations se renforcent mutuellement et, associées aux premiers succès obtenus, contribuent à faire évoluer la culture et les dynamiques locales.

8Les Washingtoniens sont également très mobilisés par la lutte pour le droit de vote et l’autodétermination. Du fait de son statut de capitale, la ville dispose alors d’un système de gouvernance particulier qui prive ses résidents de tout suffrage, que ce soit sur le plan municipal, législatif ou présidentiel. La ville a été placée par la Constitution sous la responsabilité du Congrès (Diner, 1987). En pratique, l’exécutif local est un collège de trois commissaires nommés par le président des États-Unis. Ils disposent d’une latitude importante pour gérer les affaires courantes mais opèrent sous la supervision de deux commissions du Congrès, l’une à la Chambre, l’autre au Sénat, dont la plupart des membres sont partagés entre désintérêt pour les affaires locales, manque de temps pour s’en soucier et volonté d’instrumentaliser la ville à des fins politiciennes (Dodd 58-65 ; Harrison 151 ; Gilbert). La ville pâtit souvent du désintérêt des parlementaires pour des domaines comme le financement ou les travaux publics, qui nécessiteraient des actions urgentes de leur part (« Donohue »). Elle est parfois aussi l’objet de tentatives d’instrumentalisation sur des sujets à fort enjeu politique, comme le redéveloppement urbain ou la ségrégation. Dans ce dernier cas, au cours des années 1950, les élus ségrégationnistes comme John L. McMillan ou James C. Davis utilisent leur pouvoir pour empêcher ou freiner autant que possible toute déségrégation au sein de la capitale tandis que les administrations de Harry Truman puis de Dwight Eisenhower, par le biais des commissaires et des agences fédérales, tentent de desserrer l’étau et de faire de la capitale une vitrine des droits civiques en ces temps de guerre froide (Gooding 62-69 ; Nichols ; Dudziak).

9C’est dans ce contexte local que survient l’arrêt Brown. Dans la capitale, il remet en cause un système éducatif dont la ségrégation est très enracinée, car en vigueur depuis des décennies. Pourtant, tous les éléments sont en place en 1954 pour permettre une transition apaisée. C’est à cette très brève période, entre mai et décembre 1954, que s’intéresse cet article, plutôt qu’aux aléas de la déségrégation des écoles washingtoniennes à plus long terme. Il se propose d’examiner, sur la base de travaux antérieurs de l’auteure et de nombreuses sources primaires, comment le contexte particulier de la capitale, son système scolaire unique et l’implication des acteurs locaux et nationaux ont permis aux écoles d’ouvrir de manière déségréguée et dans le calme dès 1954 à Washington, alors que le processus a bien souvent été retardé et violent dans de nombreuses écoles du Sud et parfois du Nord.

À la veille de la déségrégation, un système scolaire inégalitaire hérité du passé

Aux origines du système scolaire dual

10Le système scolaire washingtonien est né ségrégué. La première école publique de la ville a vu le jour en 1804, peu après la création de la capitale. Elle était réservée aux enfants blancs pauvres. À défaut d’offre publique, la première école noire a été créée trois ans plus tard à l’initiative de la communauté afro-américaine. Trois systèmes éducatifs ont ainsi coexisté pendant plusieurs décennies à Washington : des écoles publiques réservées aux Blancs, des écoles privées réservées aux Blancs et des écoles privées réservées aux Noirs (Diner, 1982 4 ; Dabney 1-22).

  • 5 Preparatory High School for Negro Youth, qui deviendra M Street High School puis Dunbar High School

11En 1862, en pleine guerre de Sécession, le Congrès vote la création d’écoles publiques pour les enfants noirs de la capitale. Il ne s’agit pas d’ouvrir les écoles publiques à tous mais d’en créer de nouvelles pour ces enfants. Les premières sont inaugurées en 1864. Dès cette année-là, les deux systèmes scolaires publics fonctionnent de manière séparée (Diner, 1982 15). Les écoles publiques de la capitale réservées aux enfants blancs sont alors impopulaires auprès de la population car sous-financées et donc médiocres (Knox 5). Elles sont fréquentées par les classes défavorisées qui ne peuvent s’offrir un enseignement privé. Les écoles noires constituent en revanche l’un des attraits du District. Jusqu’au début du xxe siècle, certains migrants noirs s’installent à Washington afin que leurs enfants profitent du système éducatif. C’est dans la capitale qu’est créé en 1870 le premier lycée noir du pays5, qui devient l’un des rares dont les élèves peuvent ensuite intégrer les meilleures universités sans passer d’examen d’entrée spécifique (Roe, 2004/2005 28-30). L’un des atouts majeurs de ces établissements est la qualité des enseignants : paradoxalement, la ségrégation empêche l’accès à de nombreux emplois qualifiés aux Noirs diplômés, qui se tournent vers l’enseignement (Gilli 273).

12En 1954, les écoles publiques de la capitale sont toujours ségréguées, en accord avec la doctrine separate but equal instaurée en 1896 par l’arrêt Plessy v. Ferguson. « Selon cette doctrine, l’égalité de traitement est admise lorsque les races sont dotées d’installations égales, même si ces installations sont séparées » (Warren, Brown 488). Le système scolaire washingtonien est constitué de deux divisions : la division I pour les élèves blancs, la division II pour les élèves noirs. Il est dirigé par l’administrateur général Hobart Corning. Du fait du statut particulier de la capitale, l’administrateur est responsable devant un Conseil scolaire dont les neuf membres sont nommés par des juges fédéraux de district et rendent compte au Congrès (Strayer 2). Le budget est alloué par le Congrès sur proposition du Conseil scolaire, après validation par les commissaires qui administrent la capitale (Strayer 951-954). Washington a pour avantage de constituer un district scolaire unique dépourvu de chevauchement de juridictions et des tracas associés. En revanche, les conflits sont fréquents entre les acteurs impliqués dans la gestion des écoles de la ville et ils sont exacerbés au cours des années 1950 par les débats concernant la ségrégation : ils se manifestent entre l’administrateur et le Conseil scolaire, au sein même du Conseil entre partisans et opposants à la ségrégation, et entre le Conseil, l’administrateur et le Congrès, les commissaires jouant souvent les arbitres (Diner, 1982 35).

Un système éducatif inégalitaire parce que ségrégué

13Les écoles publiques de la capitale sont dans un piètre état en 1954, victimes d’un sous-investissement chronique aggravé par l’arrêt de toute construction et de l’entretien des bâtiments pendant la guerre (Diner, 1990 116-117 ; Cooke, 1949). Elles bénéficient à cette période d’un budget par élève légèrement plus élevé que la moyenne des vingt plus grandes villes du pays (Strayer, 103, 900). Cependant, ces moyennes masquent l’inégalité profonde et croissante qui existe entre les écoles noires et blanches. Elle touche tous les domaines : les dépenses par élève, le nombre d’élèves par professeur, le nombre d’élèves par classe et la qualité des infrastructures. Des écoles blanches à moitié vides coexistent avec des écoles noires vétustes et surchargées où les élèves doivent être scolarisés à temps partiel faute de place et d’enseignants (Knoll 95-97). À partir de 1935, ces inégalités se sont accrues du fait de la conjugaison de trois facteurs principaux : le manque de souplesse du principe de financement, les évolutions démographiques et résidentielles très rapides dans la capitale et la rigidité du système ségrégué.

Fig. 1 - Nombre d’élèves blancs et noirs au sein des écoles de Washington (1930-1960)

Fig. 1 - Nombre d’élèves blancs et noirs au sein des écoles de Washington (1930-1960)

Source : Gilli (726)

14Dans les années d’après-guerre, le budget est réparti entre écoles noires et blanches sur la base du nombre d’élèves dans chacune des divisions. C’est un principe équitable qui mérite d’être souligné, surtout en comparaison des pratiques largement employées dans le Sud à la même époque (Walsh ; Tyack et Lowe ; Guyse). Le problème est que les données d’entrée ne sont pas mises à jour suffisamment souvent pour prendre en compte l’évolution très rapide de la structure démographique de la ville et de ses écoles. Entre 1935 et 1953, la population noire de la capitale augmente, tandis que la population blanche diminue, en particulier le nombre de familles avec enfants. Le nombre d’élèves blancs passe de 59 500 à 46 800 dans les écoles publiques de la capitale tandis que le nombre d’élèves noirs passe de 33 500 à 58 900 (Swaim, 156). La répartition du budget entre les deux divisions évolue, mais avec trop de retard non seulement pour prendre en compte la croissance du nombre d’élèves noirs mais aussi pour rattraper le retard de financement accumulé au cours des années antérieures. Le résultat est une dégradation du financement des écoles noires.

15L’administration et le Conseil scolaire, conscients des problèmes induits par le mode de financement, de la dégradation de la situation des écoles noires et de la montée du mécontentement des parents, ont mis en place certaines mesures correctrices. En 1947, par exemple, 44 % du budget ont été attribués aux écoles noires alors que la loi prévoyait 34 %. Ces mesures restent insuffisantes. Le rapport commandé en 1948 par le Congrès au professeur George Strayer pour obtenir une évaluation détaillée de la situation dresse un tableau sans concession du mauvais état des infrastructures, du manque de moyens pour l’ensemble des écoles, mais aussi des inégalités entre les deux divisions (Strayer III, V). En 1953-1954, la ville investit 240 dollars dans l’instruction de chaque élève blanc contre 187 dollars par élève noir, ce qui, rapporté au nombre d’élèves, représente un sous-financement de 2,9 millions de dollars pour les écoles noires sur l’année (Knoll 95-97 ; Knox 9 ; « The Scholastic »).

  • 6 Pour une explication détaillée des dynamiques historiques de la ségrégation résidentielle washingto (...)

16La ségrégation est l’un des obstacles majeurs à la résolution de ces problèmes, car elle empêche l’adaptation des infrastructures scolaires aux évolutions résidentielles. Le Conseil scolaire a attribué les écoles à chacune des divisions sur la base des personnes habitant à proximité, dans un contexte de ségrégation résidentielle historique6 : les écoles blanches ont été implantées dans les quartiers habités par les Blancs, principalement au nord et à l’ouest de la ville, les écoles noires dans les quartiers habités par les Noirs. De la même manière que pour la répartition du budget, ce principe a fonctionné tant que la situation est restée stable. Mais avec l’accroissement de la population noire dans la capitale, celle-ci occupe en 1954 plusieurs nouveaux quartiers, en particulier dans le quadrant nord-est (comme cela est visible sur la figure 2) et ne dispose donc pas d’écoles noires. Cela pose un problème pour la scolarisation des nouveaux arrivants et conduit certains enfants à parcourir de grandes distances pour se rendre dans une école en sureffectif, alors même qu’une école sous-occupée mais réservée aux Blancs se trouve à deux pas. La ségrégation ajoute donc de la rigidité à une situation déjà difficile à gérer du fait de l’augmentation du nombre total d’élèves. En 1946, environ 7 000 jeunes Washingtoniens assistent à leurs cours par roulement, dont plus de 6 000 noirs. Dans certains cas, la journée de classe est transformée en demi-journée. Dans d’autres cas, la durée de chaque cours est réduite (Knoll 95-96).

Source : Gilli (925-927)

17En 1954, un rapport du Fund for the Advancement of Education conclut :

Quelle que soit la perspective envisagée, la division noire des écoles publiques de Washington reste inférieure à la division blanche. Les crises financières et autres sont devenues la norme dans les écoles de la capitale à cause des efforts permanents destinés à maintenir un système scolaire totalement ségrégué dans une ville où les limites des quartiers noirs et blancs se déplacent rapidement. (Knoll 97)

18Pour tenter de gérer la surcharge des établissements noirs les plus affectés, le Conseil scolaire, qui est divisé entre partisans et opposants à la ségrégation, transfère des écoles de la division I à la division II. Entre 1947 et février 1954, vingt écoles sont concernées, soit un total de 10 770 places (Nesbitt 9). Cette solution est imparfaite pour plusieurs raisons. Premièrement, les transferts n’interviennent que lorsque la surcharge d’une école est devenue ingérable. Deuxièmement, la création d’écoles noires supplémentaires se fait à moyens d’enseignement presque stables du fait des contraintes budgétaires. Troisièmement, les écoles transférées sont généralement vétustes. Les transferts d’écoles contribuent donc à renforcer les inégalités entre divisions en termes de qualité des infrastructures. Enfin, pour les trois raisons mentionnées ci-dessus, cette solution crée des tensions entre les parents. Les parents blancs veulent conserver « leur » école et ne souhaitent pas voir leurs enfants affectés dans un autre établissement, en général plus éloigné. De leur côté, les parents noirs acceptent avec réticence de se voir attribuer des écoles de « seconde main ». Les décisions de transferts nourrissent la colère de ces derniers, révoltés que leurs enfants étudient dans de mauvaises conditions alors que des classes sont vides dans des établissements pour élèves blancs souvent plus proches. Elles sont donc souvent à l’origine de mobilisations.

Entre la rue et les tribunaux, la contestation prépare le terrain

19Dès le xixe siècle, la séparation des deux systèmes et les inégalités entre ceux-ci suscitent des actions de protestation. Elles sont menées par des associations, des élus ou des parents d’élèves pour remettre en cause la ségrégation ou réclamer davantage de moyens pour les écoles noires. Ces actions sont ponctuelles et ont peu d’effets. En 1870, par exemple, le sénateur Charles Sumner dépose un projet de loi visant à interdire la ségrégation et la discrimination dans l’admission des élèves et le recrutement des professeurs (US Senate). C’est un échec. En 1910, Stephen Wall conteste l’exclusion de sa fille Isabel de l’école blanche de Brookland. Il échoue face au Conseil scolaire puis devant les tribunaux (Malesky ; US Court of Appeals Wall v. Oyster). En février 1932, une centaine de citoyens et d’enseignants se réunissent à l’initiative de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP) afin de protester contre le manque de moyens des écoles du District et contre la ségrégation (« Colored », « D. C. Riled »). Le mouvement aboutit au transfert de quelques fonds à la division II mais pas à une évolution du système. En mars 1944, John Davis porte plainte contre le Conseil scolaire pour que son enfant de cinq ans soit admis dans l’école blanche de son quartier plutôt que d’avoir à marcher plusieurs kilomètres pour se rendre à l’école noire la plus proche. Au fil des ans, les plaintes se succèdent auprès du Conseil scolaire et du Congrès mais la situation évolue peu.

  • 7 Voir Diner (1982 41-43) et Richards (24) pour une explication des liens entre ces deux luttes, nota (...)

20En 1947, la contestation prend une nouvelle ampleur, dans un contexte national de recrudescence de la lutte pour les droits civiques (Biondi 79-97) et un contexte local de lutte pour le droit de vote et la déségrégation7. Des manifestations sont organisées et de multiples actions en justice intentées par différentes organisations : associations de défense des droits civiques, associations religieuses, organisations politiques. Les parents d’élèves se mobilisent également et jouent un rôle central, de manière individuelle et collective.

  • 8 La NAACP décide finalement de ne pas déposer de plainte, car ce cas précis s’intègre mal dans la st (...)

21L’une des premières affaires de cette séquence débute au printemps 1947. Karla Galarza, jeune fille inscrite en février dans un lycée technique noir pour suivre des cours de stylisme, a été expulsée deux mois plus tard par le Conseil scolaire au motif qu’elle est blanche et ne peut donc être inscrite dans un établissement pour élèves noirs (Garcia et al. 38 ; « White Girl » ; « Segregated »). Karla et son père Ernesto se mobilisent avec le soutien de la NAACP, de l’American Civil Liberties Union, de l’American Jewish Congress et de la National Lawyers Guild (Garcia et al. 46-52). L’affaire, largement médiatisée, joue un rôle important de sensibilisation de l’opinion à la question de la ségrégation scolaire8.

  • 9 L’établissement est situé dans une zone en cours de recomposition dans le nord-est de la ville, à p (...)

22Au même moment, les parents du collège noir Browne9 se mobilisent. L’établissement est surpeuplé, vétuste et mal équipé. Les parents s’insurgent contre le manque de moyens et les solutions proposées par le Conseil scolaire, comme les cours par roulement. Dans un premier temps, ils adressent leurs plaintes au Conseil scolaire (Morton 335). Face au manque d’améliorations, plusieurs plaintes sont déposées devant les tribunaux. L’une d’elles oppose la fille du président de l’association des parents d’élèves de Browne, Marguerite Daisy Carr, à l’administrateur des écoles. C’est l’affaire Carr v. Corning (Kluger 514-515), qui poursuivra son parcours judiciaire jusqu’à une défaite en appel en février 1950. Une autre plainte est déposée par un regroupement d’associations civiques, de syndicats enseignants et d’associations de parents d’élèves. Il s’oppose au transfert des écoles Blow et Webb à la division II. Ces réaffectations sont perçues comme faisant partie du problème, en tant qu’expédients systématiquement utilisés par le Conseil scolaire pour gérer les cas toujours plus nombreux de surpopulation scolaire, à défaut de les régler définitivement (Liotta 39).

23Plusieurs dizaines de parents, désireux d’en faire davantage, se rassemblent pour former le Browne Parent Group. À leur tête, un coiffeur du quartier, Gardner Bishop, qui n’a confiance ni dans la NAACP, ni dans l’association des parents d’élèves, qu’il suspecte de défendre avant tout les intérêts de la bourgeoisie noire et de ne pas se soucier des familles plus modestes (Kluger 513-516). Ensemble, ces parents qui n’appartiennent pas aux réseaux militants s’engagent. Ils lancent un mouvement de grève, refusant d’envoyer leurs enfants en classe tant que le Conseil scolaire n’aura pas pris de mesures adéquates pour résoudre les problèmes de surpopulation dans les écoles et mettre un terme aux cours par roulement (Liotta 38-39). La grève débute le 3 décembre 1947. Elle n’est pas consensuelle au sein de la communauté noire, dont une partie, qui inclut la NAACP, s’y oppose fermement. Au fil des semaines, le front de grévistes se fissure et certains élèves retournent en classe. La grève se conclut finalement le 2 février 1948 à la suite de quelques concessions du Conseil scolaire. Ce n’est toutefois pas la fin du mouvement, à la fois parce que plusieurs plaintes restent en cours d’instruction et parce que le Browne Parent Group reste mobilisé (« Pupils »). En septembre 1948, il se rebaptise Consolidated Parent Group (CPG) et se constitue en association, avec Gardner Bishop à sa tête. L’objectif des membres est de « [s’]organiser et de [s’]engager à utiliser tous les moyens constitutionnels à [leur] disposition pour mettre un terme à la terrible pratique qu’est la ségrégation des enfants » (Borchardt 78 ; Liotta 76). Conscients qu’ils ont besoin de soutien parmi les élites de la ville, ils sollicitent avec réticence le soutien de Charles Houston et de la NAACP. La relation de confiance qui se développe entre Bishop et Houston à partir de février 1948 permettra au CPG de jouer un rôle crucial dans la déségrégation des écoles de la capitale (Kluger 517-518 ; McQuirter 67-79).

24Fig. 3. Le Browne Parent Group manifeste le 2 décembre 1947

25Publié avec l’autorisation de la Bibliothèque publique du district de Columbia (D.C. Public Library, Star Collection © Washington Post)

  • 10 La stratégie de la NAACP évolue de « l’égalisation » (equalization), qui est la stratégie promue pa (...)

26En septembre 1950, quelques mois après le classement de la plainte Carr v. Corning, le CPG lance une nouvelle action. Le soutien actif de la NAACP est cette fois fourni par James Nabrit, dont la stratégie n’est pas d’obtenir l’égalité de traitement mais de contester la constitutionnalité de la ségrégation10 (Roe, 2004/2005 27). Gardner Bishop accompagne plusieurs adolescents noirs au collège John Philip Sousa, établissement flambant neuf situé au nord-est de l’Anacostia River, doté de plusieurs gymnases, courts de basket, d’un grand auditorium et de plusieurs salles de classe vides, car il a été attribué à la division I. Le collège noir le plus proche dans cette zone en transition est surchargé mais les élèves noirs se voient refuser l’inscription à Sousa. Le 9 novembre 1950, le CPG porte plainte en leur nom (« Suit » 1950, Crooms 16). Il s’agit de l’affaire Bolling v. Sharpe, du nom de l’un des élèves, Spottswood Bolling et du président du Conseil scolaire, C. Melvin Sharpe.

27Tandis que l’affaire Bolling effectue son périple judiciaire, les opposants à la ségrégation scolaire poursuivent leur mobilisation individuelle et collective à force de grèves, manifestations et nouvelles actions en justice. Les parents de l’école noire Daniel Payne organisent ainsi trois grèves successives entre 1951 et 1953 pour des motifs similaires à l’action du CPG, qui leur apporte son soutien. La première est déclenchée en décembre 1951 pour protester contre la surpopulation de l’établissement, qui compte 493 inscrits alors qu’il est prévu pour 288. Les parents manifestent aussi leur opposition aux transferts d’écoles prévus par le Conseil scolaire, car ils les jugent insuffisants. L’action est menée pendant une dizaine de jours avec les parents et élèves de l’école Webb, également concernée (Hall, 1951 ; « Parents » ; Taylor, 1951). La persistance des problèmes conduit à une deuxième grève en février 1952. Elle est plus brève mais implique cinq écoles différentes (Hall, 1952 ; Taylor, 1952). Une troisième mobilisation est organisée un an plus tard. Elle dure deux semaines et mobilise cette fois les écoles Payne et Maury. Ce sont à nouveau des centaines d’écoliers qui n’assistent pas à leurs cours (« Strike » ; « Payne »). Aucune de ces grèves n’aura apporté de solution au problème, mais ces actions témoignent de la colère de milliers de parents et de leur détermination à obtenir une éducation de qualité pour leurs enfants. En attirant de manière répétée l’attention des médias et donc de l’opinion publique sur le problème, elles maintiennent la pression sur le Conseil scolaire et préparent les esprits à la déségrégation.

28Parallèlement aux incessantes actions collectives des associations et des parents d’élèves, des actions individuelles continuent également de voir le jour. En février 1952, Lemon H. Moses Jr. porte plainte contre le Conseil scolaire pour exiger que sa fille soit scolarisée dans l’école blanche Buchanan, la plus proche de chez elle, au lieu de se rendre à l’école noire Webb, située à près de deux kilomètres (« Suit », 1952). En mars 1952, le pasteur Smallwood Williams se présente quant à lui à l’école blanche Wheatley pour y inscrire son fils. Pendant deux jours, il reste assis dans le hall de l’établissement pour obtenir gain de cause. Face au refus de l’administration, il inscrit finalement l’enfant dans l’école noire la plus proche mais porte plainte contre le Conseil scolaire (Paull ; « Minister »).

L’anticipation d’une déségrégation scolaire

  • 11 La bibliographie sur le lien entre lutte pour les droits civiques et guerre froide est riche. Voir (...)

29Dans le pays, la situation change lentement avec le renforcement de la lutte pour les droits civiques. La Seconde Guerre mondiale a nourri les aspirations émancipatrices et le contexte de guerre froide renforce la pression pour les États-Unis de se défaire des pratiques discriminatoires qui nuisent à leur image de grande démocratie sur la scène internationale11.

30À Washington, le mouvement de protestation monte rapidement en puissance. Il touche tous les domaines, et les évolutions sont tangibles. La déségrégation des théâtres est amorcée dès 1946 à la suite d’un mouvement victorieux (Novak 25, 29-32). En 1948, la Cour suprême déclare inconstitutionnels les contrats immobiliers qui interdisent la vente de biens aux Noirs. En 1949, des manifestations multiples sont lancées contre la ségrégation des restaurants. La même année, la déségrégation des aires de jeu est amorcée (B. Jones 144-154).

31Une étape symbolique est franchie en juin 1949 avec la déségrégation des piscines municipales, dont la plupart sont sous la responsabilité de l’État fédéral. Beaucoup, y compris parmi les partisans de la déségrégation, redoutent des émeutes lors de l’ouverture. La décision d’y procéder est validée par le ministre de l’Intérieur Julius Krug lui-même, avec la bénédiction du président Harry Truman, soucieux de montrer l’exemple dans la capitale. À la fin de la saison estivale, le bilan est très mitigé. Certaines piscines ont pu fonctionner presque normalement mais d’autres ont été très perturbées du fait d’affrontements sporadiques. Une en particulier a dû être fermée tout l’été après des violences survenues au cours des premiers jours (Gilli 700-701).

32Cette première expérience difficile est sans doute à ranger parmi les causes de la déségrégation pacifiée des écoles quelques années plus tard. Tout d’abord, car malgré les difficultés rencontrées, les autorités n’ont pas reculé, conférant un caractère inexorable à la déségrégation. Ensuite, parce que les autorités fédérales et locales tirent des enseignements des échecs subis sur la manière de procéder pour éviter les violences à l’avenir.

33L’expérience de l’été 1949 est utilisée dès l’année suivante pour achever la déségrégation des piscines. Alors que certains redoutent les mêmes débordements, le ministère de l’Intérieur décide de persister en 1950, en préparant mieux l’échéance. Les principales parties prenantes sont consultées et impliquées au cours des mois qui précèdent, depuis les forces de l’ordre jusqu’aux hommes d’église, en passant par les associations citoyennes et le personnel des piscines. Un spécialiste de l’université de Chicago est recruté pour prodiguer des conseils et organiser la concertation. La presse est priée de couvrir le sujet avec retenue, afin de ne pas alimenter les passions. L’été ainsi préparé se déroule sans violence et sans fermetures de bassins. En septembre 1950, la déségrégation des piscines de la capitale est acquise. Cette réussite constitue un précédent très important pour la déségrégation des écoles (Gilli 698-708 ; Delano 741).

34Parallèlement, les mobilisations et actions en justice se poursuivent dans le domaine scolaire. Le changement progressif de climat est perceptible. Lorsque les plaignants de l’affaire Bolling v. Sharpe perdent en première instance, en avril 1951, le juge les invite à faire appel de la décision (« Bastian »). La Cour suprême est intéressée. En effet, les affaires concernant la ségrégation scolaire se multiplient dans le pays et les décisions défavorables s’accumulent du fait de la doctrine Plessy. À l’automne 1952, la Cour sollicite une requête des plaignants washingtoniens afin de pouvoir se prononcer, requête qu’elle approuve le 10 novembre 1952 (Lautier ; Roberts nov. 1952). L’affaire Bolling sera examinée avec quatre autres, venues de quatre États différents, toutes concernant la question de la ségrégation scolaire (Roberts oct. 1952).

35L’attention de la magistrature suprême ne passe pas inaperçue. Tandis que les actions de protestation se poursuivent, que les affaires s’accumulent devant les tribunaux, que les controverses concernant les transferts d’écoles, les moyens et les inégalités scolaires se succèdent et que la presse se fait l’écho de cette actualité aussi riche que passionnée, la perspective d’une déségrégation scolaire devient peu à peu une probabilité aux yeux de bon nombre de Washingtoniens. Ce sont bientôt des préparatifs au changement qui se mettent en place, à l’initiative des associations d’abord, puis des autorités (Green 306-308 ; Osborne et Bennett 101). En 1951, des représentants de l’American Friends Service Committee (AFSC) et d’autres organisations comme la NAACP, l’Urban League, le CPG, des associations féministes et des associations de parents d’élèves lancent ensemble des études sur les moyens d’améliorer le système éducatif et de réduire les inégalités. Elles se constituent en Joint Committee on Education et ainsi fédérées portent leur message auprès du Conseil scolaire, écrivent à la presse et interviennent dans des réunions à travers la ville. Ces organisations et d’autres lancent également des initiatives indépendantes visant à susciter le débat sur le sujet (Knox 23 ; Cooke, 1951).

36Lorsque la Cour suprême tient en décembre 1952 la première série d’audiences concernant l’affaire Bolling, l’atmosphère change dans la capitale. C’est notamment le comportement des autorités qui évolue. Confronté aux revendications répétées des parents d’élèves, le Conseil scolaire n’a pas changé de position jusque-là : il s’est efforcé de gérer les situations les plus catastrophiques, principalement par des transferts d’écoles, mais a systématiquement rejeté les demandes de déségrégation, en se retranchant derrière la doctrine separate but equal. Pour autant, le changement de contexte qui se produit dans la capitale ne lui échappe pas. Par conséquent, alors même qu’il défend devant les juges son refus de déségréguer les écoles, il décide en 1952 d’accompagner le mouvement qui se met en place et de recueillir l’avis de la population sur la meilleure façon de procéder à la déségrégation, « dans l’éventualité où la Cour prendrait une telle décision » (Osborne et Bennett 101). Le CPG propose son aide aux autorités. Dans un courrier adressé à l’administrateur général Hobart Corning en janvier 1953, il souligne que la transition sera un moment délicat à gérer et que « l’attitude et les actions de notre Conseil scolaire et de l’administrateur des écoles seront un facteur déterminant ». C’est pour cette raison qu’il propose d’aider « de toute manière qui serait jugée utile, car cette organisation a conscience que les citoyens doivent prendre leur part de responsabilité dans un processus de gouvernance efficace » (Liotta 73-74).

37Le Conseil scolaire sollicite en janvier 1953 les suggestions des citoyens et organisations désireux de contribuer (« School Board »). L’AFSC est contacté par nombre de contributeurs qui réclament des conseils (Osborne et Bennet 106). À l’issue de cette large consultation, une trentaine de personnalités sont auditionnées en mai 1953 (Rogers, 1952 ; « Citizens »). Les opposants à la déségrégation refusent de participer. Les contributions sont donc largement positives et constructives et un consensus se dégage rapidement sur des principes directeurs, au premier rang desquels l’affectation des élèves à leur nouvelle école sur la seule base de la géographie et l’intégration totale du corps enseignant (Osborne et Bennett 106). Le Conseil scolaire ne s’aventure pas plus loin dans le débat public sur le sujet. En revanche, il mène des travaux en cercle fermé pour envisager la planification de la déségrégation à venir.

38L’intérêt de la population pour le sujet s’accroît au fil des mois. Pour répondre à la demande, plusieurs organisations tiennent des réunions publiques et rassemblent de la documentation sur la manière dont la déségrégation est gérée dans le reste du pays (Osborne et Bennet 102). L’AFSC est à l’avant-garde de l’anticipation. Dès 1952, il collecte de l’information sur le fonctionnement et les bonnes pratiques à retenir de systèmes scolaires déségrégués dans le pays, produit et distribue des études et documents divers d’information. En 1953, il organise des séminaires de sensibilisation qui permettent d’apaiser les tensions. La plupart sont à l’attention des enseignants et du personnel administratif, qui sont libres d’y participer ou non, sur leur temps personnel. Le premier, intitulé « Les problèmes scolaires dans un système éducatif intégré », est organisé en février 1953. Prévu pour une trentaine de personnes, il reçoit plus de 100 candidatures. Un deuxième puis un troisième séminaire sont donc organisés pour répondre à la demande. Le principe de ces séminaires est d’offrir pendant une journée et demie un espace de discussion informel et dépassionné au sein duquel chacun peut poser des questions, partager son expérience et écouter les contributions des autres participants et de consultants venus de systèmes déségrégués. Ces moments privilégiés d’échange et de réflexion permettent aux enseignants d’imaginer leur rôle et leur position dans un système déségrégué. Ils rassemblent des participants d’horizons très divers et aux opinions variées concernant la déségrégation : partisans, réticents, inquiets, résignés. De nombreuses questions sont mises en débat : quels sont les problèmes récurrents lors de la transition ? Quel est le rôle des enseignants dans cette transition ? Comment impliquer la communauté dans les préparatifs ? Quelles sont les craintes des enseignants et du personnel administratif ? Comment gérer les questions de sécurité ? Comment faciliter les interactions entre les enfants noirs et blancs ? Les séminaires atteignent leur objectif principal : créer les conditions d’un débat apaisé et dédramatiser la déségrégation à venir (Osborne et Bennett 104-105 ; Green 306-308).

39Le 8 juin 1953, une décision majeure de la Cour suprême vient renforcer la perception que la déségrégation scolaire approche. Dans son arrêt District of Columbia v. John R. Thompson Co., Inc., la Cour confirme la validité des « lois perdues » washingtoniennes de 1872 et 1873, qui interdisent la discrimination dans les lieux de restauration. À la suite d’une bataille de longue haleine, l’activiste Mary Church Terrell a obtenu la déségrégation des restaurants de la capitale. Cet arrêt est à plusieurs égards un précurseur de l’arrêt Brown qui sera rendu l’année suivante. Il n’invalide pas la doctrine Plessy mais envoie un signal très clair. Malgré son périmètre limité, qui en réduit la portée aux restaurants de la capitale, la décision est comprise par tous, dans la capitale et ailleurs, pour ce qu’elle représente : une évolution de la Cour sur la question de la ségrégation, annonciatrice de futures mesures. À Washington, la décision est acceptée sans remous. Les commissaires annoncent qu’ils la feront appliquer. L’association des restaurateurs conseille à ses membres de s’y plier. Du jour au lendemain, une barrière très visible tombe, sans incident, après des décennies d’opposition et de résistance. C’est un indice supplémentaire de l’évolution des mentalités (Roberts, 1977 293).

40En ce mois de juin 1953, en revanche, la Cour suprême ne rend pas la décision attendue sur la ségrégation scolaire. Elle sollicite une nouvelle série d’audiences sur le sujet avant de trancher. L’année scolaire 1953-1954 est rendue difficile par cette absence de décision. L’incertitude qui s’éternise crée un sentiment croissant de malaise au sein de la population comme des enseignants et du personnel scolaire. Les problèmes de surpopulation scolaire persistent et les solutions proposées restent les mêmes, rendues totalement inadaptées par les contraintes de la ségrégation.

41Les préparatifs et la sensibilisation se poursuivent néanmoins, principalement à l’initiative des associations. L’AFSC organise une série de quatre séminaires intitulée « Parlons-en ». L’administration scolaire poursuit elle aussi ses préparatifs, à huis clos. Une commission composée d’enseignants et de personnel administratif met en place des ateliers sur les relations humaines à destination du personnel dirigeant. Ils font intervenir des consultants expérimentés en matière de déségrégation scolaire (Liotta 75 ; Osborne et Bennett 102). En mars 1954, l’AFSC organise à l’attention du Conseil scolaire et du Conseil des sports et loisirs un atelier du même type que ceux proposés aux enseignants depuis l’année précédente. Deux mois plus tard, l’organisation publie un document qui détaille ses recommandations pour une intégration réussie des écoles de la capitale, sur la base de l’expérience et des recherches rassemblées. La brochure propose des réponses aux vingt-quatre questions les plus fréquentes sur la déségrégation (Osborne et Bennett 104-106).

42Les associations, au premier rang desquelles l’AFSC et le CPG, se sont très tôt efforcées d’échanger avec les membres du Conseil scolaire sur les meilleures méthodes pour déségréguer les écoles. Parmi les suggestions martelées, le besoin d’énoncer très clairement la politique poursuivie et de prendre des mesures fermes et rapides. Tous les acteurs ne sont pas du même avis sur la marche à suivre. Des divergences existent notamment sur la rapidité avec laquelle la déségrégation devrait être mise en place et sur les aspects pratiques de la déségrégation du corps enseignant. C’est un débat qui parcourt l’ensemble de la ville pendant des mois, et traverse l’ensemble du pays, jusqu’au cœur de la Cour suprême (Osborne, 1954 279-280 ; Klarman 314-315). Néanmoins, lorsque la décision est annoncée, le sujet n’est pas neuf et l’administration est préparée.

L’arrêt Brown et sa réception

Un système « intrinsèquement inégalitaire »

43La Cour suprême rend l’arrêt Brown le 17 mai 1954. Le verdict est unanime. La décision n’est pas une surprise mais elle représente un renversement de doctrine avec des implications majeures pour le pays (Kluger ; Klarman 290-442). Plusieurs décisions antérieures avaient remis en cause les pratiques discriminatoires de manière partielle ou locale. L’arrêt Brown a une portée nationale et concerne bien plus que les écoles publiques, car il met à bas la jurisprudence Plessy. « Dans le domaine de l’éducation publique, écrit la Cour, la doctrine "séparés mais égaux" n’a pas sa place. Des installations éducatives séparés sont intrinsèquement inégalitaires » (Warren, Brown 495).

44Concernant les affaires issues du Delaware, du Kansas, de Caroline du Sud et de Virginie, la Cour estime que la ségrégation scolaire est une violation par les États en question de l’égale protection de la loi garantie par le quatorzième amendement. La capitale n’étant pas située dans un État, les arguments des plaignants washingtoniens étaient différents : ils sont eux aussi reconnus valables. Dans l’affaire Bolling v. Sharpe, le président de la Cour Earl Warren déclare :

45Considérant notre décision selon laquelle la ségrégation dans les écoles publiques des États est interdite par la Constitution, il serait impensable que la même Constitution impose un devoir moindre à l’État fédéral. Nous déclarons que la ségrégation raciale dans les écoles publiques du District de Columbia est un déni de justice qui va à l’encontre du cinquième amendement à la Constitution. (Warren et al., 1954a 500)

46La Cour suprême ne tranche pas les détails des cinq affaires dans son jugement du 17 mai. Du fait de la diversité et de la complexité des situations traitées, elle renvoie la résolution des « questions du comment et du quand » à une date ultérieure, demandant aux parties de soumettre leurs arguments avant le 1er octobre 1954. Pour autant, la décision ne laisse aucune ambiguïté sur sa portée (Warren et al., 1954b 495).

47L’arrêt Brown ne produit pas le même effet dans l’ensemble du pays, car tous les écoliers ne sont pas soumis aux mêmes règles en 1954. La ségrégation des écoles publiques est obligatoire dans dix-sept des quarante-huit États que compte le pays, autorisée dans quatre d’entre eux, interdite dans seize autres, tandis que les onze restants n’ont pas de loi en vigueur à ce sujet. La législation suit principalement les lignes de fracture héritées de la guerre de Sécession. La mise en œuvre de la décision sera donc bien différente selon les États (Kent ; Klarman 344-345).

Dans la capitale, les autorités partagées entre réserve et résolution

48À Washington, les réactions à la décision de la Cour suprême sont variées. Initialement, les autorités scolaires locales temporisent. Le 17 mai, Hobart Corning déclare, après s’être entretenu avec le président du Conseil scolaire C. Melvin Sharpe, que « l’administrateur et le Conseil scolaire ne seront pas en mesure de mener la moindre action tant que la Cour n’aura pas déterminé comment et quand l’intégration devra être conduite » (Rogers, 18 mai 1954). Cette déclaration ne traduit pas un grand empressement à agir et indique que l’initiative viendra du gouvernement fédéral ou ne viendra pas. Du côté du Congrès, la plupart des élus du Sud manifestent leur colère. Le sénateur du Mississippi James Eastland déclare ainsi que « la Cour suprême a perpétré prétendument au nom de la loi et de la justice un crime monstrueux » (Goldfield 75). En revanche, la décision reçoit le soutien immédiat du président des États-Unis, des commissaires du District et de la presse locale. Le 2 février 1953, Dwight Eisenhower avait déclaré dans son premier discours sur l’état de l’Union sa volonté d’utiliser « tout le pouvoir associé à la présidence pour mettre un terme à la ségrégation dans le District de Columbia » (Nichols 57-58). Le 18 mai 1954, il indique aux commissaires la « très grande attention » qu’il porte à la déségrégation des écoles de la capitale et leur enjoint d’agir immédiatement pour s’assurer que Washington soit un modèle pour la nation entière. Il leur demande de le tenir au courant de leurs progrès et garde un œil sur le sujet au cours des mois qui suivent. À l’automne, il s’impliquera personnellement dans la préparation des arguments présentés par le ministère de la Justice auprès de la Cour suprême dans la suite de l’affaire Brown pour exiger la mise en œuvre de la déségrégation dans les plus brefs délais (Rogers, 18 mai 1954 ; Nichols 58 ; « Ike » ; Kluger 729-730). Le 18 mai également, les commissaires s’entretiennent avec le Conseil scolaire pour discuter de la planification du processus de déségrégation. À l’issue des deux heures de réunion, les consignes présidentielles ont été transmises et le ton du Conseil a évolué : il a été décidé d’accélérer le processus et de mettre en place les premières mesures de déségrégation dès la rentrée de 1954 (Rogers, 19 mai 1954 ; Cooke 1956).

49Le lendemain, 19 mai, le Conseil scolaire tient une réunion tendue en présence d’Hobart Corning. Celui-ci souhaite finaliser une déclaration de principe et la présenter au Conseil le 25 mai. Margaret J. Butcher, en revanche, l’une des membres du Conseil en faveur d’une mise en œuvre rapide de la déségrégation, estime que ce type de déclaration est du ressort du Conseil, pas de l’administrateur. Son collègue Walter Tobriner est du même avis. Il déclare :

Il me semble extrêmement important pour le lancement du programme d’intégration que nous nous apprêtons à mettre à œuvre que ce Conseil publie, avant d’envisager tout projet proposé par l’administrateur général, une déclaration de principe claire et sans équivoque qui guidera l’adoption et l’exécution du système et du projet proposés. (Rogers, 20 mai 1954)

50À l’issue des vifs échanges, le Conseil décide par quatre voix contre trois de confier la rédaction d’une déclaration de principe à trois de ses membres, sous la présidence de Walter Tobriner. La politique générale du Conseil scolaire concernant la déségrégation est rendue publique le 22 mai. Brève et politiquement forte, elle établit cinq grands principes qui serviront de socle à la déségrégation. Les trois premiers sont que toutes les décisions concernant les enseignants et le personnel administratif seront prises sur la base du mérite, qu’aucun élève ne pourra être l’objet de discriminations du fait de sa couleur de peau et que la règle d’affectation des élèves sera géographique, sauf motif impérieux (« Text of Integration »).

51Trois jours plus tard, le Conseil rend publique, sans l’avoir approuvée formellement auparavant, la déclaration de principe élaborée par l’administration scolaire. Elle est assez détaillée et prévoit un plan d’intégration en deux étapes : une déségrégation partielle lors de la rentrée de septembre 1954, totale l’année suivante (« Text of Dr. Corning »). La plupart des principes énoncés sont une duplication de ceux présentés par la commission Tobriner. La déclaration est toutefois contestée au sein du Conseil scolaire, car elle contient des dispositions qui assouplissent le principe d’intégration rapide. En particulier, il est prévu de permettre aux élèves en cours de scolarité d’achever leur cursus dans leur établissement initial, même si celui-ci n’est pas celui auquel ils devraient être affectés selon la nouvelle carte scolaire. Cela irrite les membres du Conseil favorables à une mise en œuvre rapide, qui refusent donc de soutenir officiellement le document (Rogers 26 mai et 27 mai 1954). Les critiques viennent aussi des dix-sept organisations locales parmi lesquelles l’AFSC et la NAACP, qui se sont exprimées conjointement dès le 19 mai en faveur de mesures « rapides et résolues » pour déségréguer sans délai les écoles. Elles ne ménagent pas leurs critiques contre le calendrier qui se profile, jugé trop lent (« 17 D.C. Groups » ; « "Gradual" » ; Nichols 58).

52Le 2 juin, le Conseil scolaire s’efforce de trouver une solution de compromis entre les partisans d’une déségrégation totale dès la rentrée de 1954 et les tenants d’une transition plus longue. Hobart Corning insiste sur le fait qu’il sera matériellement impossible de modifier la carte scolaire et de procéder à une intégration totale en septembre. Après d’âpres discussions, le principe d’une déségrégation par étapes est approuvé, avec la promesse de l’administrateur que tout sera mis en œuvre pour accélérer autant que possible le calendrier (Knox 19 ; Nichols 58 ; Cooke, 1955 209 ; Deane).

Fig. 5. Carte de l’administration scolaire présentant la proposition de transferts d’élèves en septembre 1954

Fig. 5. Carte de l’administration scolaire présentant la proposition de transferts d’élèves en septembre 1954

Cette carte montre les transferts d’élèves envisagés depuis les établissements indiqués par des lettres vers ceux indiqués par des chiffres.

Source : Evening Star, 26 mai 1954. Publié avec l’autorisation de la Bibliothèque publique du district de Columbia (D.C. Public Library, Star Collection © Washington Post)

Préparatifs pour une déségrégation partielle dès la rentrée 1954

53Le 23 juin, Hobart Corning remet au Conseil scolaire une feuille de route détaillée assortie de dates pour les différentes étapes prévues. Certaines actions ont déjà été réalisées, comme l’examen commun de recrutement pour les futurs enseignants, qui a été mené du 10 au 12 juin. D’autres sont prévues le jour de la rentrée. C’est le cas du transfert des élèves de la division II qui vivaient auparavant trop loin de leur école, ou de ceux qui fréquentent des écoles surchargées. Au total, leur nombre s’élève à près de 3 000. D’autres étapes sont prévues en janvier, février, juin et le 1er septembre 1955, pour atteindre une déségrégation totale à cette date (« Step »). Le travail mené prend aussi en compte l’intégration du corps enseignant et de l’administration. Le 1er juillet, le projet de nouvelle carte scolaire est dévoilé. Il est publié dans la presse le lendemain (US House 30-34).

54Au cours de l’été et pendant les premières semaines de reprise, la feuille de route et la carte scolaire sont révisées à de multiples reprises. Le Conseil scolaire organise réunions et ateliers pour débattre de ces questions et la progression des travaux, amplement relayée par la presse, est suivie avec grande attention par les associations et citoyens (Osborne, 1955 86 ; Knox 18-19, Bidwell). Les associations et institutions poursuivent leurs actions de préparation, soucieuses d’obtenir une rentrée aussi déségréguée et aussi calme que possible (Cooke, 1954). Au mois de juin, l’AFSC et l’Anti-Defamation League répondent ainsi à la requête d’un groupe de lycéens désireux de discuter, Noirs et Blancs réunis, de la déségrégation à venir. Les deux organisations leur proposent un atelier auquel participent des jeunes de plusieurs lycées de la ville, publics et privés, destinés ou non à être déségrégués trois mois plus tard. Ils parlent des stéréotypes, des rumeurs qui circulent, des attitudes des uns et des autres et des meilleures manières d’apaiser la situation (Osborne et Bennett 105).

13 septembre 1954 : rentrée scolaire sous tension

Incertitudes avant la rentrée

55Le 13 septembre 1954, le Conseil scolaire dispose d’une feuille de route complète, mais un climat d’incertitudes demeure. Les règles transitoires mises en place pour la première année sont complexes et reposent sur deux cartes scolaires différentes appliquées en parallèle, qui induisent de très nombreux cas de figure selon les situations personnelles des élèves. Certaines décisions ont été prises quelques jours avant la rentrée, laissant peu de temps pour les mettre en œuvre. De plus, il est attendu que de nouveaux changements surviennent au fil des mois jusqu’à la déségrégation complète. Enfin, personne n’a de certitude sur la manière dont les premières journées vont se dérouler.

56Si une forme de réalisme domine dans la ville face à l’inexorabilité perçue de la déségrégation, l’opposition n’est pas inexistante. Selon un sondage réalisé en juin 1954, un quart seulement des Washingtoniens sont favorables à la décision de la Cour suprême (Hansen, 1968 57). Une organisation est farouchement opposée à la déségrégation : la Federation of Citizens’ Associations (FCA), groupement de cinquante-sept organisations blanches (Roe, 2004 18). À deux semaines de la rentrée, elle porte plainte contre le Conseil scolaire, réclamant une suspension de toute action jusqu’à ce que la Cour suprême tranche sur la deuxième partie de sa décision et indique quand et comment la déségrégation doit être menée (« District Heads » ; Rogers, 1er sept. 1954 ; Clement 100). Les autorités locales, soutenues par le ministère de la Justice sur demande expresse du président Eisenhower, défendent leur position. Pendant l’audience, une déclaration d’Hobart Corning est lue par la défense. Il y affirme qu’à la suite de toutes les dispositions pratiques qui ont été prises dès le mois de juin, depuis les réorganisations fonctionnelles jusqu’au déplacement d’équipement et de mobilier, le système scolaire dual n’existe déjà plus dans les faits. Un retour en arrière aurait pour seul effet de provoquer un « chaos total » (« District of Columbia », oct. 1954 ; Nichols 58). L’affaire est classée le 9 septembre (Lyons).

57À l’approche du 13 septembre, les autorités et les enseignants se sont néanmoins préparés au pire. Les forces de l’ordre ont été mobilisées. Quelques jours avant la rentrée, un mémo de la police note :

Il est raisonnable de s’attendre à des frictions entre les élèves, en particulier dans les collèges et les lycées (…). Nous n’avons aucun précédent sur lequel nous baser, pas plus que nous n’avons la possibilité de prédire avec précision ce qui pourrait se produire à tel ou tel endroit. (Knoll 109)

Une rentrée dans le calme

58La rentrée se passe finalement dans le calme. Le maître-mot dans la presse locale comme nationale est smoothly : « School Opening Runs Smoothly » dans l’Evening Star (Deane), « Going Smoothly, Officials Report » dans le Washington Afro-American, ou encore « Capital’s Schools Begin Racial Integration Smoothly » dans le New York Times (Furman). À l’exception de quelques confusions administratives, aucun incident n’est rapporté le 13 septembre et les forces de l’ordre n’ont pas à intervenir (Deane).

59La déségrégation n’est pas totale à cette date, loin s’en faut, mais elle n’est pas non plus anecdotique. Au deuxième jour de classe, les écoles publiques de la capitale comptent près de 100 000 inscrits parmi lesquels 59 % d’élèves noirs et 54 % d’enseignants noirs. Avec 116 établissements déségrégués sur 158, l’administration scolaire a dépassé ses engagements (Rogers, 16 sept. 1954 18). Au total, ce sont environ 16 000 élèves qui font leur rentrée dans des conditions déségréguées (Deane). Quelques jours plus tard, le président Eisenhower, informé de la situation par le président des commissaires, Samuel Spencer, se félicite de la mise en œuvre tranquille de la déségrégation (« Success »).

60Le bon déroulement de la rentrée incite Hobart Corning à accélérer le processus. Dès le 17 septembre, il annonce l’ouverture des possibilités de transfert pour les lycéens dès le mois de septembre, au lieu d’attendre février 1955. La semaine suivante, il annonce des mesures équivalentes pour les écoles élémentaires puis les collèges (Rogers, 17, 22, et 23 sept. 1954).

Un mouvement de grève éphémère

61Alors que toute tension majeure semble désamorcée, un mouvement d’opposition se déclenche le 4 octobre. Il intervient quelques jours après des protestations similaires dans le Delaware et le Maryland, dont la presse s’est faite l’écho. Les grèves affectent dans un premier temps deux lycées : McKinley et Anacostia, tous deux anciennement réservés aux Blancs, tous deux dans des quartiers en transition. Les élèves du second sont les plus mobilisés. Armés pour certains de pancartes contre la déségrégation, plusieurs centaines d’entre eux manifestent dans un premier temps bruyamment devant leur lycée, sans stratégie précise, puis tentent de rejoindre en cortège le lycée Eastern. Lorsqu’ils trouvent un cordon de police face à eux, ils baissent rapidement pavillon. Le lendemain, six collèges et un lycée supplémentaire sont concernés. Dans l’ensemble, l’ambiance est plutôt détendue. Au lycée McKinley, le proviseur convainc les élèves de transformer leur manifestation en rassemblement de soutien à l’équipe de football. Dans un autre établissement, on peut voir des élèves noirs circuler au milieu des grévistes dans la bonne humeur (« Murphy » ; « 550 Students » ; « District of Columbia » nov. 1954).

Fig. 6. Manifestation de lycéens d’Anacostia le 4 octobre 1954

Fig. 6. Manifestation de lycéens d’Anacostia le 4 octobre 1954

Publié avec l’autorisation de la Bibliothèque publique du district de Columbia (DC Public Library, Star Collection © Washington Post)

62L’agitation reflue rapidement et le calme revient au bout de quelques jours grâce à une gestion associant tolérance et fermeté. Au premier jour du mouvement, Hobart Corning et Samuel Spencer font chacun publiquement appel au sens des responsabilités des élèves et de leurs parents (« Corning » ; « District of Columbia » nov. 1954). Dans le même temps, les forces de l’ordre sont mobilisées en nombre pour empêcher tout dérapage. Le chef de la police municipale affirme qu’il sera procédé à des arrestations si nécessaire. L’occasion est par ailleurs donnée aux manifestants de faire état de leurs récriminations et d’en discuter lors d’assemblées générales organisées dans les établissements concernés. Le troisième jour, alors que le nombre de grévistes commence à diminuer, Corning avertit que les élèves qui continueront à manifester deux jours plus tard seront expulsés (Rogers et Smith). Au bout de quatre jours, les troubles cessent. Pendant ces quelques jours, les trois quotidiens de la ville ont couvert l’évènement mais ont évité de trop le médiatiser et tous ont publié des éditoriaux dénonçant le comportement des élèves. Au total, 2 000 à 2 500 élèves ont participé, soit une très maigre portion des 100 000 élèves de la capitale.

Conclusion

63Au cours des mois qui suivent, la déségrégation se poursuit dans les écoles de la capitale, au gré des transferts d’élèves. En novembre 1954, 122 des 163 établissements sont déségrégués. Un an plus tard, c’est le cas de 148 établissements sur 169 (Osborne, 1955 79).

64Ces chiffres sont à nuancer, cependant. Si près de 90 % des établissements comptent des élèves noirs et blancs à l’automne 1955, le degré d’intégration de la plupart d’entre eux reste très limité, ce qui explique en partie l’absence de troubles majeurs. La majorité des établissements comptent moins d’un pour cent d’élèves blancs ou noirs. En novembre 1954, seuls dix-neuf d’entre eux ont des proportions d’élèves blancs ou noirs comprises entre 30 % et 70 %. Cette situation ne s’améliorera pas au cours des décennies suivantes, avec la poursuite de la croissance de la population noire dans la capitale d’une part, celle de la « fuite des blancs » d’autre part, conjuguées à la ségrégation résidentielle qui persiste de fait. En cela, la déségrégation des écoles washingtoniennes s’inscrit pleinement dans le schéma de la déségrégation scolaire tel qu’analysé dans la littérature : les mêmes mécanismes (et freins) y sont à l’œuvre (Osborne, 1955 79 ; Kruse, 2005 ; Jackson ; Sugrue ; Lassiter 2007 ; Henig 449-451).

65Pour autant, la déségrégation des écoles de la capitale doit aussi être comparée avec celle des États du Sud, à commencer par la Virginie voisine, dans lesquels le processus se révèle beaucoup plus lent, freiné par une forte résistance et parfois émaillé de violence (Lassiter et Lewis ; Belknap ; O’Brien ; Brown ; Cooke, 1961 ; Aucoin). La journaliste Jeanne Rogers constate ainsi que « le District de Columbia imprime le rythme [et que] tandis que Washington se prépare activement à intégrer ses nombreuses [écoles publiques], la plupart des États du Sud continuent de traîner – et plusieurs brûlent » (1er août 1954). Un an plus tard, quatre États sudistes ont amorcé la déségrégation de leurs écoles, mais huit d’entre eux n’ont pris aucune mesure et celles prises dans les cinq restants sont purement symboliques (« Table »).

66L’examen de la brève transition qui se déroule de mai à septembre 1954 dans les écoles de la capitale étasunienne apporte sur ce plan aussi un éclairage complémentaire à la littérature existante. Il met en évidence l’importance de l’anticipation mise en œuvre par les associations et les autorités – locales et fédérales – pour désamorcer les violences. Du fait du statut à part de la capitale, et du rôle important que l’État fédéral y joue, il permet également de souligner la volonté présidentielle de donner l’exemple en matière de déségrégation, l’efficacité de l’action fédérale pour permettre une transition dénuée de violence, mais aussi les limites de cette action pour parvenir à une intégration aboutie des écoles.

67Lorsque l’année scolaire 1954-1955 s’achève, beaucoup reste à accomplir dans les écoles washingtoniennes pour atteindre une véritable mixité entre élèves blancs et noirs. La première étape a cependant été franchie rapidement et dans le calme, grâce à une combinaison d’activisme citoyen, de détermination de l’État fédéral, de professionnalisme de l’administration scolaire et d’anticipation de la part de tous les acteurs, et du fait d’une culture locale propice.

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Notes

1 Abréviation de « Washington, District of Columbia » le nom officiel de la ville.

2 La classification du bureau du recensement en 1950 inclut dans les États du Sud : Delaware, Maryland, Washington DC, Virginie, Virginie-Occidentale, Caroline du Nord, Caroline du Sud, Géorgie, Floride, Kentucky, Tennessee, Alabama, Mississippi, Arkansas, Louisiane, Oklahoma et Texas (US Bureau of the Census, 1953 5, 9).

3 Toutes les traductions sont de l’auteure.

4 Sur les approches ségrégationnistes entre le Nord et le Sud et leurs similitudes, qui nuancent la notion d’exceptionnalisme sudiste, voir Matthew Lassiter (2009 25-48).

5 Preparatory High School for Negro Youth, qui deviendra M Street High School puis Dunbar High School.

6 Pour une explication détaillée des dynamiques historiques de la ségrégation résidentielle washingtonienne, voir Myers Asch et Musgrove, chapitre 10 : « Segregation Does Not Die Gradually of Itself : Jim Crow’s Collapse, 1945–1956 ». Pour un regard sur l’histoire et les conséquences actuelles de la ségrégation dans la capitale, voir le site du projet « Mapping Segregation in Washington, DC » (https ://mappingsegregationdc.org/) du DC Policy Center.

7 Voir Diner (1982 41-43) et Richards (24) pour une explication des liens entre ces deux luttes, notamment parce qu’une partie des Washingtoniens exigent d’être consultés sur le choix des membres du Conseil scolaire. Les projets de loi déposés au Congrès au cours de ces années pour accorder aux Washingtoniens le droit de vote comprennent des dispositions concernant l’élection du Conseil scolaire. À partir de 1948, les deux sujets sont intimement liés.

8 La NAACP décide finalement de ne pas déposer de plainte, car ce cas précis s’intègre mal dans la stratégie qu’elle poursuit dans les plaintes déposées en parallèle (Garcia 20-21). Concernant la stratégie juridique de la NAACP, voir Rabin et Kluger.

9 L’établissement est situé dans une zone en cours de recomposition dans le nord-est de la ville, à proximité de l’Anacostia River.

10 La stratégie de la NAACP évolue de « l’égalisation » (equalization), qui est la stratégie promue par Charles Houston, vers la déségrégation. Pour plus de détails sur ces deux approches et l’évolution de la stratégie de la NAACP, voir Kluger (523-526) et Schultz. Voir aussi le rôle joué par le réseau de juristes militants associés à l’université Howard, auquel appartiennent Nabrit et Houston, dans la lutte pour la déségrégation (Patterson 36-37).

11 La bibliographie sur le lien entre lutte pour les droits civiques et guerre froide est riche. Voir notamment Dudziak et Borstelmann. Pour l’impact de la Seconde Guerre mondiale, voir l’ouvrage de Kruse et Tuck.

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Table des illustrations

Titre Fig. 1 - Nombre d’élèves blancs et noirs au sein des écoles de Washington (1930-1960)
Crédits Source : Gilli (726)
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Titre Fig. 2.- Proportion de Noirs à Washington par secteur de recensement (1940, 1950 et 1960)
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Crédits Source : Gilli (925-927)
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Titre Fig. 4. Ségrégation des écoles publiques aux États-Unis en 1954, par État
Crédits Source : Southern School News, vol. 1, n° 1, septembre 1954
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Titre Fig. 5. Carte de l’administration scolaire présentant la proposition de transferts d’élèves en septembre 1954
Légende Cette carte montre les transferts d’élèves envisagés depuis les établissements indiqués par des lettres vers ceux indiqués par des chiffres.
Crédits Source : Evening Star, 26 mai 1954. Publié avec l’autorisation de la Bibliothèque publique du district de Columbia (D.C. Public Library, Star Collection © Washington Post)
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Titre Fig. 6. Manifestation de lycéens d’Anacostia le 4 octobre 1954
Crédits Publié avec l’autorisation de la Bibliothèque publique du district de Columbia (DC Public Library, Star Collection © Washington Post)
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Pour citer cet article

Référence électronique

Ludivine Gilli, « Une révolution presque sereine : la déségrégation des écoles à Washington en 1954 »Transatlantica [En ligne], 2 | 2024, mis en ligne le 01 décembre 2024, consulté le 09 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/transatlantica/23471 ; DOI : https://doi.org/10.4000/134ga

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Auteur

Ludivine Gilli

Observatoire de l’Amérique du Nord, Fondation Jean-Jaurès

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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