Guilain Chaussard, La Vierge et l’archange : La métaphysique de Terrence Malick
Guilain Chaussard, La Vierge et l’archange : La métaphysique de Terrence Malick, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2024, 245 p., ISBN : 978-2-3-37906-098-4, 26 €.
Texte intégral
- 1 Days of Heaven reçoit l’Oscar de la photographie à Hollywood en 1978, où il était nominé dans quatr (...)
- 2 L’action de The Thin Red Line se situe sur l’île de Guadalcanal, durant la bataille du Pacifique, e (...)
- 3 Le film revient sur la rencontre entre le capitaine John Smith (Colin Farrell) et Pocahontas (Q’ori (...)
- 4 En 2009, John Patterson pour le Guardian revient sur un film mal aimé, dont il rappelle qu’il n’a t (...)
1Il n’est pas facile de parler du cinéma de Terrence Malick. Après un début de carrière très remarqué, avec la reconnaissance à Cannes et à Hollywood de son deuxième opus, Days of Heaven (1978)1, Malick reste vingt ans sans tourner. La sortie de The Thin Red Line en 1998 est d’autant plus attendue, suivie en 2005 de The New World. Mais passée l’excitation qui accompagne le retour à l’écran d’un maître, devant la caméra duquel les grands noms d’Hollywood se pressent pour un opus guerrier inattendu2, son cinéma déroute autant qu’il fascine. The New World étonne dans son évocation à la fois lyrique, écologique et ethnographique de la rencontre entre deux mondes, moment fondateur qui signe chez le réalisateur américain l’histoire d’une chute originelle3. Malgré l’accueil critique favorable, le film quitte rapidement les écrans4. The Tree of Life, qui sort six ans plus tard, redouble cet étonnement : le film se présente sous la forme d’une longue méditation nimbée de mysticisme, où l’éblouissante cinématographie qui caractérise le réalisateur se conjugue à un propos ouvertement religieux où il est question de voie de la nature et de voie de la grâce, de microhistoire familiale et de macrohistoire tellurique remontant aux origines du monde et de la vie. Présenté à Cannes comme un chef-d’œuvre, le film recueille des critiques plus partagées, et un accueil public mitigé.
- 5 De Badlands (1978) à A Hidden Life (2019), Malick joue avec les genres, du film de cavale (Badlands(...)
2Dans cette histoire cinématographique qui se dessine par à-coups entre des films à la fois déroutants dans leur variété générique et constants dans une approche qui fait la part belle à la méditation par l’image5, Malick s’est progressivement éloigné de l’attention médiatique. Mais pour peu qu’on accepte de se laisser emporter par l’invitation à la méditation imaginaire où le récit s’efface, son cinéma offre des perspectives et une expérience hautement singulières, qui interrogent le cinéma autant que le rapport du spectateur, du réalisateur, et de ses personnages au monde.
3Le projet de Terrence Malick est aussi original qu’il est ambitieux. Il méritait une étude qui en donne la mesure. C’est ce que propose l’ouvrage de Guilain Chaussard, qui s’attache plus particulièrement à l’analyse de trois films du réalisateur : The Thin Red Line (1998), The Tree of Life (2011), et Voyage of Time : Life’s Journey (2016). Pris ensemble, les trois films se présentent parmi les plus ouvertement métaphysiques du réalisateur, articulés autour du grand thème cosmique qui lui est cher : « la question du ‘mal’ dans la nature et celle, contrastante, de l’ordre et de la beauté du monde », avance l’auteur dès l’introduction (11). Dans une approche qui entend faire la part belle à l’intentionnalité du réalisateur, l’ouvrage s’attache à faire émerger les motifs structurants d’une œuvre dont Guilain Chaussard rappelle qu’elle s’inscrit dans une double tradition religieuse et phénoménologique. La première vient à Terrence Malick de son héritage familial (son père d’origine assyrienne est chrétien d’Orient), la seconde de sa formation académique (il étudie la philosophie à Harvard sous l’égide de Stanley Cavell, et consacre ses premiers travaux aux œuvres de Husserl et de Heidegger), deux branches qui forgent le paysage spirituel, émotionnel et intellectuel du réalisateur et tracent aussi le chemin d’un cinéma tout entier tourné vers l’interrogation et la quête, un cinéma où se pose sans cesse la question métaphysique du choix, de la voie, d’une direction et d’un sens.
4Les deux polarités de la vierge et de l’archange affichées au titre de l’étude redoublent ce balancement dialectique qui anime le cinéma de Malick : deux polarités théosophiques inscrites l’une dans un imaginaire de l’ordre cosmique, l’autre dans une aspiration mystique, où le christianisme occidental traversé de transcendantalisme américain dialogue avec le christianisme d’Orient habité de mysticisme. Elles se matérialisent à l’image, dans un cinéma qui lui fait la part belle, image qui se fait modalité de l’interrogation autant qu’elle se propose en réponse, démontre Guilain Chaussard, privilégiant une approche au plus près de la cinématographie malickienne. L’analyse se déroule au fil de séquences qu’il importe de saisir dans leur richesse référentielle, esthétique et symbolique afin d’en appréhender l’architecture de sens complexe.
5C’est là l’originalité de l’ouvrage : se positionner en spectateur des films, au niveau des séquences et de leur déchiffrage méticuleux, plutôt qu’en surplomb des œuvres – mais en spectateur en quête d’indices, soucieux de faire émerger les correspondances comme les dissonances que laisse affleurer la séquence, en propre d’abord, puis dans son rapport aux autres. Trois chapitres, chacun consacré à l’un des trois films analysés, ordonnés de façon chronologique, déroulent ce programme à la fois limpide et exigeant. Guilain Chaussard s’attelle, avec patience et précision, à une analyse parfaitement au fait des références multiples que manie le cinéaste autant que sensible au dialogue des bandes musicales et des images, des voix off et des plans ou visages qu’elles accompagnent, pour en fouiller la matière.
6La démarche dans sa grande minutie relève des questions et laisse entrevoir des incertitudes là où les films semblent lancer leurs pistes d’interprétation les plus évidentes. Ainsi de l’identité de la voix off dans The Thin Red Line, trop rapidement identifiée au personnage du soldat Witt (Jim Caviezel) dont la perspective et l’expérience ouvrent le film – une identification qu’une attention au grain sonore disqualifie, mais qui ancre l’interrogation sur la présence de la violence guerrière dans un point de vue habité d’idéal paradisiaque, quand le film chemine entre des perspectives plus différemment interdites. Ainsi aussi de la portée de la question posée par Mrs O’Brien dans The Tree of Life, qui semble engager le film vers une contradiction dialectique entre voie de la nature et voie de la grâce, quand l’image sur laquelle se pose la voix off au contraire paraît les réconcilier. Chaque fois, l’analyse déplie les complexités d’une pensée avec et par l’image à laquelle invitent les films, incitant à se laisser gagner par la perspective esthétique que déploie le cinéma de Malick comme mode en soi d’attention autant que d’être au monde. Ailleurs, c’est l’attention à la manière dont la musique d’Avrö Part, de Berlioz ou de Keith Jarrett entre autres appuie le travail de l’image qui construit une phénoménologie propre au cinéma de Malick, phénoménologie à laquelle le travail de Guilain Chaussard entend rendre sensible le lecteur. Chez un cinéaste partagé entre expérience phénoménologique et expérience mystique, fait valoir l’analyse, c’est finalement l’image qui fait sens, de façon dialectique, dans une forme de résolution esthétique patiemment façonnée en expérience de sens par les sens.
7L’étude est conduite avec vigueur, appuyée sur une belle iconographie qui éclaire la réflexion d’illustrations bienvenues ; elle est aussi érudite et savante, convoquant l’impressionnant répertoire théologique, littéraire, musical, cinématographique, philosophique, qui nourrit les interrogations du cinéaste. Mais la lecture n’en est jamais embarrassée, toujours tenue par la poursuite obstinée du fil séquentiel du récit cinématographique que s’impose l’ouvrage. Cette lecture rigoureuse n’ignore rien, par ailleurs, des travaux consacrés au cinéaste, dont l’œuvre suscite une littérature riche tant aux États-Unis qu’en France, où six ouvrages lui ont été dédiés depuis le début des années 2000. L’analyse conduite par Guilain Chaussard y trouve sa place, dans une démarche qui entend faire résonner le cinéma du sensible qu’imagine le réalisateur singulier.
8Ici et là, l’ouvrage laisse aussi affleurer des questions qui ouvrent à d’autres pistes de lecture de l’œuvre de Terrence Malick, lectures qui n’entrent pas dans le projet développé par Guilain Chaussard. Ainsi des imaginaires ethnocentrés et très genrés sur lesquels s’appuie une partie des interrogations de Malick, imaginaires que l’étude rapporte à de longues traditions théosophiques, picturales autant que philosophiques que l’auteur rappelle sans vouloir les interroger – elles le mériteraient pourtant, en ce qu’elles inscrivent aussi le cinéaste dans d’autres courants de pensée et de représentation idéologiquement marqués et non moins puissants, mais là n’est pas le propos de Guilain Chaussard ni l’orientation théorique de son étude. L’ouvrage est en revanche en ceci précieux qu’il donne les clés d’une œuvre à la dimension auctoriale très affirmée, au prisme d’une lecture spectatoriale qui s’y identifie ; ancré dans la démarche, les questionnements et l’univers théosophique, poétique et philosophique du réalisateur, il en fait miroiter la richesse, tout en insistant sur la place primordiale accordée au sensible cinématographique – image, bande-son, musique, montage, élongations de la séquence – qui font de son cinéma une expérience en propre.
- 6 On rappellera ici que le sixième opus du réalisateur s’intitule To the Wonder (2012), et que A Hidd (...)
9L’étude en rappelle aussi les potentialités politiques, quand elle s’intéresse à Voyage of Life. Ce film documentaire, qu’on pourrait estimer secondaire dans la production de Malick, amplifie les réflexions entamées dans The Tree of Life pour interroger la Création et les formes de ruines sociales et écologiques contemporaines. Le cinéaste les aborde comme une interpellation morale en forme d’interrogation mystique, situant son film dans ce que l’auteur appelle la « ‘terre vaine’ de la modernité » (151) où erre le « je » contemporain, en référence à T.S. Elliot. On peut vouloir prolonger l’expérience cinématographique d’une interrogation critique de ces fondements imaginaires dans ce qu’ils construisent d’une conscience située, comme de ses fondements théosophiques qui ancrent l’approche politique dans un répertoire moral et religieux. Mais on peut aussi en saisir la puissance évocatrice et phénoménologique, chez un cinéaste qui invite à l’aspiration autant qu’au doute, au travail de la conscience comme un émerveillement et un engagement de l’âme6, dans une optique qui ranime l’œil visionnaire du transcendantalisme émersonien dont le cinéma devient le prolongement, ainsi que l’étude de Voyage of Life le met en lumière. L’ouvrage de Guilain Chaussard, pour sa part, choisit cette voie et en décline avec brio les composants, dans une belle déclaration d’amour cinématographique à un réalisateur qui engage, c’est manifeste, la fibre intime du spectateur – ici auteur – qui s’y laisse prendre. C’est un bel hommage qui est alors rendu à un cinéaste que l’œuvre invite à revisiter, en toute sensibilité.
Notes
1 Days of Heaven reçoit l’Oscar de la photographie à Hollywood en 1978, où il était nominé dans quatre catégories, et le prix de la mise en scène à Cannes en 1979, où il concourait également pour la Palme d’or.
2 L’action de The Thin Red Line se situe sur l’île de Guadalcanal, durant la bataille du Pacifique, en octobre 1942.
3 Le film revient sur la rencontre entre le capitaine John Smith (Colin Farrell) et Pocahontas (Q’orianka Kilcher), représentée comme une promesse de nouveau monde perdue avant même d’être réalisée, dans l’entreprise corrompue de colonisation.
4 En 2009, John Patterson pour le Guardian revient sur un film mal aimé, dont il rappelle qu’il n’a tenu pas tenu l’affiche un mois en Grande-Bretagne lors de sa sortie en janvier 2006 (« The New World, a Misunderstood Masterpiece ? » The Guardian, 10 décembre 2009, https://www.theguardian.com/film/2009/dec/10/the-new-world-terrence-malick, consulté le 13 octobre 2024).
5 De Badlands (1978) à A Hidden Life (2019), Malick joue avec les genres, du film de cavale (Badlands) au film historique (The New World, A Hidden Life) en passant par le film de guerre, le documentaire en format IMAX (Voyage of Time, 2017) ou le drame amoureux (To the Wonder, 2013). A Hidden Life, son dernier opus en date, tient en moyenne 4 semaines sur les écrans qui le programment, contre presque le double pour The Tree of Life sorti sept ans plus tôt (Source : The Numbers, consulté le 14 octobre 2024).
6 On rappellera ici que le sixième opus du réalisateur s’intitule To the Wonder (2012), et que A Hidden Life, sorti en 2019, explore précisément les formes de l’engagement intime, de sa puissance et de son coût, dans un contexte de faillite politique et morale, dans un film qui se situe dans l’Autriche de l’Anschluss.
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Référence électronique
Emmanuelle Delanoë-Brun, « Guilain Chaussard, La Vierge et l’archange : La métaphysique de Terrence Malick », Transatlantica [En ligne], 2 | 2024, mis en ligne le 01 décembre 2024, consulté le 09 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/transatlantica/23572 ; DOI : https://doi.org/10.4000/134hg
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