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Recensions

Olivier Maheo, De Rosa Parks au Black Power : une histoire populaire des mouvements noirs, 1945-1970

Yohann Lucas
Référence(s) :

Olivier Maheo, De Rosa Parks au Black Power : une histoire populaire des mouvements noirs, 1945-1970, Rennes, Presses universitaires de Rennes, Collection « Des Amériques », 2024, 280 pages, ISBN : 2753593701, 24 €.

Texte intégral

1Dans l’introduction de son ouvrage, Olivier Maheo expose un paradoxe : il existe une « certaine fascination en France pour les mobilisations des Africains-Américains », alors même que le récit de ces mobilisations a été simplifié et a « fait disparaître leur portée radicale » (22). Organisé en 8 chapitres, De Rosa Parks au Black Power propose donc de complexifier l’histoire du mouvement noir d’après-guerre, de troubler de plusieurs manières ce récit devenu consensuel. Ainsi, les trois chapitres de la première partie analysent les liens qui ont uni le mouvement pour les droits civiques et la gauche radicale noire, en particulier les communistes. Ces liens historiques se sont distendus et ont été passés sous silence sous la pression du maccarthysme pour rarement être évoqués ensuite, à mesure que l’histoire du mouvement noir trouvait sa place au sein du récit national états-unien. Les trois chapitres suivants forment la deuxième partie et reviennent sur la marginalisation récurrente de militantes au sein du mouvement, parmi lesquelles Rosa Parks, Ella Baker et Anne Moody. Enfin, les deux derniers chapitres de la troisième partie abordent les tensions qui existaient entre, d’une part, la ligne politique défendue par le SNCC (Student Nonviolent Coordinating Committee) mené notamment par John Lewis et, plus en retrait, Ella Baker, et, d’autre part, celles d’autres organisations noires, en particulier la SCLC (Southern Christian Leadership Conference) et la NAACP (National Association for the Advancement of Colored People). Tout au long de l’ouvrage, Olivier Maheo s’applique à évaluer la manière dont la prise en compte – ou l’absence de prise en compte – de « clivages, liés au genre et à la classe » qui « traversent tous les groupes, toutes les idéologies » (227) a pu influer sur le mouvement noir et ses diverses orientations. L’intersection du mouvement noir avec d’autres « mobilisations sociales, syndicales ou féministes » (33) a provoqué des débats et des dissensions qui ont peu à peu été gommés du récit national plus consensuel. Ainsi, la « domination du principe racial, qui unifie la minorité en minimisant les clivages » (29) a été mise en avant, d’abord par les acteurs de la période et, ensuite, par les historiennes et historiens qui ont documenté cette dernière.

2L’objet du livre est « d’explorer les récits vaincus ou marginalisés, les voix discordantes, qui ont été effacés du récit dominant ou bien déformés, au travers de figures héroïsées » (24). Pour cela, Mahéo mobilise des « écrits autobiographiques » (24), sources relativement peu exploitées – notamment en raison de la méfiance qu’elles suscitent chez les historiens et historiennes – afin de réaliser une histoire « vue d’en bas » (29). L’analyse porte ainsi sur neuf écrits autobiographiques distincts, rédigés seul ou avec le concours d’une autre personne et publiés à des périodes différentes, des années 1950 jusqu’au début du 21e siècle : Black Worker in the Deep South: A Personal Record (1972) de Hosea Hudson et The Narrative of Hosea Hudson (1979) coécrit avec Nell Irvin Painter ; Black Bolshevik: Autobiography of an Afro-American Communist (1978) de Harry Haywood ; This Is My Husband: Fighter for His People, Political Refugee (1953) de Esther Cooper Jackson ; Rosa Parks: My Story (1992) de Rosa Parks et coécrit avec Jim Haskins ; Coming of Age in Mississippi: An Autobiography (1968) d’Anne Moody ; Walking with the Wind: A Memoir of the Movement (1998) écrit par John Lewis avec le concours de Michael D’Orso ; Radical: Civil Rights from Mississippi to the Algebra Project (2001) signé par Robert Moses et Charles Cobb ; et Ready for Revolution: The Life and Struggles of Stokely Carmichael (Kwame Ture) (2003) de Stokely Carmichael et Michael Thelwell.

3Au moyen d’une contextualisation aussi dense que rigoureuse, l’argumentation met en perspective les enjeux liés à la publication de ces écrits qui remettent volontiers en cause ou contredisent le récit consensuel qui est fait du mouvement noir d’après-guerre. Dans l’ensemble, De Rosa Parks au Black Power fait continuellement, et avec profit, dialoguer les plans historiques et historiographiques. De même, le récit d’Olivier Maheo reste à hauteur de militant et de militante, ce qui contribue à solidifier le projet de faire une histoire vue d’en bas. L’analyse est par ailleurs agrémentée de documents iconographiques variés, qui vont de la célèbre photographie de Rosa Parks assise dans le bus à celle bien moins célèbre de militantes de la Georgia League of Negro Women Voters faisant la démonstration d’une machine à voter, en passant par une affiche produite par le Black Panther Party pour dénoncer la répression subie. Au-delà de fournir de simples illustrations, les images alimentent le propos et sont autant d’occasions de déconstruire la riche iconographie laissée par le mouvement des droits civiques afin d’exposer comment celle-ci a participé au gommage des aspérités historiques et politiques, tantôt laissées hors-champ, tantôt effacées du champ.

4L’une des principales forces du livre tient à son exploitation de certaines sources encore assez peu commentées. Olivier Maheo souligne ainsi que, de manière assez contrintuitive, l’autobiographie et plus largement la vie de Rosa Parks au-delà du boycott de Montgomery de 1955-1956 – tant avant qu’après ce dernier – n’ont suscité que très peu de commentaires critiques. À travers la continuité de son engagement ou son affinité pour les positions exprimées par Malcolm X, Rosa Parks incarne pourtant une continuité militante et radicale qui traverse les années cinquante et soixante. Incidemment, le titre même du livre ne suggère peut-être pas tant d’envisager l’âge de Rosa Parks et celui du Black Power comme deux étapes d’une succession chronologique, mais vise plutôt à réaffirmer une continuité sous-jacente fréquemment minimisée et effacée du récit national dominant.

5Le récit d’Olivier Maheo ne se contente pas seulement d’attirer l’attention sur un matériau autobiographique qui demeure largement sous-exploité pas les historiens et historiennes, mais il donne à voir sa richesse et son potentiel historiographique à plusieurs occasions. Ainsi, que ce soit en suivant la trajectoire d’Ella Baker d’organisation en organisation, celle de Rosa Parks avant et après le boycott de Montgomery, ou encore celle d’Esther Cooper Jackson qui met en lumière un militantisme infatigable quoique peut-être plus discret lorsque cette dernière s’implique dans la parution du magazine Freedomways, le livre analyse avec finesse le poids des stéréotypes de genre dans l’évaluation de l’action de ces militantes, tant à l’époque des faits eux-mêmes que dans les récits de la période. De Rosa Parks au Black Power donne à voir un fourmillement d’actions et d’engagements qui sont restés relativement peu documentés jusqu’à présent.

6L’auteur reste malgré tout conscient des limites propres à une recherche qui porte « sur la marge » (228) et qui s’évertue à restituer l’existence d’un « contre-récit » (225), comme l’illustre ce constat lucide de la conclusion : « [f]ace aux centaines de récits de vie, ce travail ne peut être que lacunaire » (228). Par ailleurs, on peut également regretter une utilisation du matériau autobiographique quelque peu inégale d’un chapitre à l’autre, avec parfois une contextualisation qui est certes toujours à propos mais qui, d’une part, engendre quelques redites et qui, d’autre part, vient parfois rogner l’attention directe donnée à ces écrits. De la même manière, certaines photographies sont commentées dans le corps du texte mais n’ont pu être reproduites au sein de l’ouvrage. Dans un cas comme dans l’autre, on ne peut que supposer la raison de ces choix : peut-être le matériau autobiographique était-il moins riche pour certains militants et donnait donc lieu à moins de commentaires possibles, et peut-être l’absence de certaines photographies commentées est-elle liée à de simples questions de droits de reproduction et à la difficulté de localiser et contacter les ayants droit.

7Ces légères réserves mises à part, De Rosa Parks au Black Power offre une synthèse efficace d’une période qui a donné lieu à de nombreuses études, et fait habilement dialoguer les plans historiques et historiographiques afin de mettre en tension un récit devenu consensuel et les contre-récits issus des marges du mouvement noir. La conjugaison des images et des écrits autobiographiques donne la possibilité de doublement incarner la contribution de militants et de militantes à ce mouvement. L’utilisation de ces archives encore peu ou pas exploitées permet de remplir l’objectif initial du livre, à savoir complexifier un récit qui, loin d’être éculé, recèle encore de nombreuses perspectives de recherche.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Yohann Lucas, « Olivier Maheo, De Rosa Parks au Black Power : une histoire populaire des mouvements noirs, 1945-1970 »Transatlantica [En ligne], 2 | 2024, mis en ligne le 01 décembre 2024, consulté le 08 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/transatlantica/23679 ; DOI : https://doi.org/10.4000/134hq

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Auteur

Yohann Lucas

Université de Rouen Normandie (ERIAC)

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

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