Emmanuelle Perez Tisserant, ‘Nuestra California’ : Une Histoire politique de la Californie mexicaine, de Zorro à la Ruée vers l’Or
Emmanuelle Perez Tisserant, ‘Nuestra California’ : Une Histoire politique de la Californie mexicaine, de Zorro à la Ruée vers l’Or, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, collection « Amériques », 2023, 290 p., ISBN : 978-2753590304, 25,00 €.
Texte intégral
1L’ouvrage d’Emmanuelle Perez Tisserant, publié en 2023, est divisé en sept chapitres, précédés d’un prologue et d’une introduction, puis suivis d’une conclusion et d’un épilogue. Six cartes en couleur sont insérées au milieu de l’ouvrage, entre les pages 148 et 149. L’autrice fait le choix d’une narration largement chronologique, totalement justifiée par les périodes distinctes qui jalonnent l’histoire de la Californie mexicaine ― entre le mouvement d’émancipation des colonies espagnoles et les annexions de la part des États-Unis, après le conflit avec le Mexique, pour adopter une perspective plus large. Les trois premiers chapitres sont consacrés au processus de rattachement de la Californie au Mexique dans les années 1820, tandis que les trois suivants analysent les troubles et les insurrections qui jalonnèrent les années 1830. En 1836, une révolte éclata à Monterey, à l’occasion de laquelle un « État libre et souverain de Californie » fut même brièvement proclamé. Enfin, le dernier chapitre se penche sur « les choix et les priorités des Californiens » (221) au cours de la guerre entre le Mexique et les États-Unis (1846-1848), qui déboucha sur l’annexion de la Californie par ces derniers, sans pour autant livrer une narration linéaire du conflit. Les enjeux de la rapide incorporation de la Californie comme 31e État, en 1850, sont également présentés.
- 1 Emmanuelle Perez Tisserant prend soin de distinguer la Haute-Californie, qui correspond, dans ses g (...)
- 2 Une histoire de la Californie avait été écrite par Ernest Frignet en 1866. Aucun ouvrage de cette e (...)
2Cet ouvrage, dont l’apport à l’histoire du continent nord-américain peut être qualifié de majeur, prend le parti de « déjouer » le récit imposé pendant de longues décennies par l’idéologie dite de la « Destinée Manifeste » (comme il l’est rappelé dans l’introduction, page 20, et au début du chapitre VII, page 221), et d’appliquer à la Haute-Californie1 une grille de lecture largement inspirée de la « nouvelle histoire de l’Ouest », en mettant l’accent sur les particularités de chaque région et l’importance conférée au territoire même. Un rappel bienvenu de l’historiographie confirme que, si des études sur la Haute-Californie du xixe siècle ont été menées par des historiens états-uniens (tels Hubert Howe Bancroft dans les années 1870 ou, plus récemment, Louise Pubols et Lisbeth Haas), une telle synthèse n’avait pas été publiée en France depuis de longues décennies2. Emmanuelle Perez Tisserant fait donc office de « pionnière » en la matière et choisit de se concentrer sur le caractère politique de la Californie mexicaine, tout en prenant soin de différencier celle-ci du politique (21), et les pages davantage consacrées à la sociabilité (118-121, 205-209) vont également en ce sens. Cet angle d’attaque permet de livrer plusieurs clés pour appréhender et comprendre les dynamiques à l’œuvre dans cette région au cours de cette période-charnière. Tout d’abord, des particularités telles que l’édification de forts militaires ou l’installation, lorsque la Haute-Californie était encore sous la domination de la vice-royauté de Nouvelle-Espagne, de missions franciscaines dont l’importance allait se révéler capitale pour la structuration et l’administration, voire l’identité du territoire.
3Celle-ci semble être définie par un tiraillement constant entre le centre et la périphérie, qu’il s’agisse de la place de la Haute-Californie au sein des empires espagnol, puis mexicain, de la république fédérale du Mexique et, enfin, des États-Unis d’Amérique. La question du centre du pouvoir au sein même de la Haute-Californie est soulevée : à ce titre, l’étude des relations et des rivalités entre des villes telles que Monterey, Los Angeles et San Diego est très révélatrice. Cette relation définit également les dynamiques de peuplement (comme le montre, au Nord, la fondation de la Nouvelle-Helvétie par Johan August Sutter en 1840, décrite dans le chapitre VI), et la Haute-Californie se trouve dans une position stratégique, convoitée par des puissances telles que l’Espagne, le Mexique, les États-Unis et la Grande-Bretagne (et, à un degré moindre, la Russie et la France), convoitises dont les échanges commerciaux florissants semblaient dissimuler des rapports de force bien réels. Les parties consacrées au développement économique de la Haute-Californie (les pages 199 à 205, par exemple), sans perdre le caractère politique de vue, fourmillent de détails et montrent que l’association entre la « nouvelle histoire de l’Ouest » et une histoire « transnationale » permet une meilleure appréhension d’une région toujours en mouvement, toujours instable, à tel point que la question mentionnée à la fin du chapitre VII (« Qu’est-ce que la Californie ? ») pourrait s’appliquer à l’ensemble de l’ouvrage.
4Un imaginaire spécifique, dont les racines remontent sans doute aux premières explorations du continent nord-américain, reste attaché à la Californie dans son ensemble et pourrait justifier le terme de « projet californien », successivement ébauché par les puissances qui la gouvernèrent (ou, plutôt, tentèrent de la gouverner), en plus des mouvements qui empêchèrent une consolidation véritable de ces projets. La période étudiée correspond à un entrelacs de récits politiques et, en ce sens, la Haute-Californie se révéla être un laboratoire d’idées et de réflexion sur des sujets aussi fondamentaux que le fédéralisme, le statut de ses habitants ou les entreprises de colonisation (aux chapitres IV, VI et VII, principalement). Emmanuelle Perez Tisserant a souvent recours à des parallèles historiques pertinents (par exemple, la hiérarchie sociale, encore marquée par des différences d’ordre ethnique, peut être comparée à la société esclavagiste du Sud des États-Unis, même si l’esclavage fut aboli au Mexique en 1829), ainsi qu’à des anecdotes intéressantes et révélatrices : citons, par exemple, les différents témoignages des missionnaires et des autorités lors de l’avènement de la république (pages 70 et 71), ainsi que l’incident entre le soldat Pedro Chaboya et le gouverneur Solà (pages 85 et 86).
5Fruit d’un considérable travail de recherche dans des fonds d’archives aux États-Unis et au Mexique, cet ouvrage livre ainsi une histoire extrêmement vivante de la Haute-Californie mexicaine et permet de découvrir des personnages historiques relégués à l’arrière-plan : les gouverneurs Echeandía, Victoria (chassé du pouvoir en 1831) ou Figueiroa (parfois considéré comme le « père de la Californie » (158)), le chanoine Fernández, le commerçant et conseiller Juan Bandini ou, encore, Thomas Larkin, consul des États-Unis, méritent de figurer dans cette liste non exhaustive. Les nombreux détails sur la vie politique et le déroulement des élections (les pages 90 à 100, par exemple), ainsi que la sociabilité des principales villes (celle de Monterey, pages 104 à 109) offrent des exemples concrets de la complexité qui définissait la Haute-Californie.
6Les différentes phases de son histoire politique dans la période étudiée peuvent être considérées comme autant de balbutiements, de tentatives de fixer le cadre le plus homogène possible à un territoire foncièrement hétérogène, alors que le poids du passé semble souvent prévaloir sur les tentatives plus récentes de réorganisation. Lors de l’avènement de l’empire, puis de la république du Mexique (dans les années 1820), les Haut-Californiens demeuraient attachés à la couronne d’Espagne (comme le montrent également les références à la Constitution de Cadix de 1812 et aux Cortes de 1813 dans le cadre institutionnel), tandis que les débats relatifs au fédéralisme ou au centralisme jouèrent un rôle prépondérant dans les troubles des années 1830. Lors du rattachement de la Californie aux États-Unis d’Amérique, dans les années qui suivirent le Traité de Guadalupe Hidalgo, conclu le 2 février 1848, le gouvernement militaire se situait dans la continuité du système mexicain, et, même si les autorités successives ont souhaité faire table rase du passé, cette volonté ne fut pas suivie d’une application immédiate.
7D’autres chapitres examinent, avec une égale pertinence, le complexe processus de colonisation et le rôle souvent occulté des Amérindiens dans la vie politique. Les différentes possibilités qui, à chaque phase de leur histoire, semblaient s’offrir aux Californiens sont exposées avec une grande clarté et montrent (contrairement au récit de la « Destinée Manifeste ») que les événements n’étaient pas écrits à l’avance : l’hésitation, en 1848, entre des velléités d’indépendance, la constitution d’un protectorat sous l’égide des Britanniques, voire des Français, ou l’annexion par les États-Unis suffit à démontrer cela. La profonde hétérogénéité de cette région, définie comme un « Territoire » par le gouvernement mexicain, puis rapidement constituée en État après être passé sous domination états-unienne, rend son appréhension difficile, tant les différents événements présentés attestent les atermoiements de la vie politique. Cependant, la volonté d’indépendance de ses habitants (regroupés sous le terme de Californios) pourrait constituer un dénominateur commun. Même si la Haute-Californie demeurait la possession d’un autre gouvernement, la volonté d’édifier un « État libre et souverain » a resurgi à de nombreuses reprises. La révolte du Bear Flag, à Sonoma, en juin 1846, à l’occasion de laquelle une première version du drapeau californien actuel fut confectionnée pour la première fois, tendait moins à solliciter la protection des États-Unis qu’à proclamer le caractère souverain de la Californie. L’articulation entre les événements propres à la Haute-Californie ou au Mexique et ceux qui advinrent à l’échelle continentale à la même période (comme l’indépendance du Texas ou les mouvements de migration vers l’Ouest) permet aussi de comprendre les différents intérêts et rapports de force à l’œuvre dans cette région.
8Quelques remarques peuvent être formulées en conclusion: un glossaire aurait pu être ajouté, afin de renvoyer à la signification de termes comme pueblo ou presidio (dans le cas des communautés établies), sans oublier les différents outils juridiques ou instances juridiques propres à l’empire espagnol, puis au Mexique indépendant. De telles définitions se trouvent dans le corps du texte, bien entendu. Mentionner Zorro dans le titre d’un ouvrage proprement historique pourrait sembler incongru, mais l’autrice prend soin de préciser le rôle que ce personnage fictif a joué dans le façonnement de l’imaginaire relatif à la Californie et les quelques paragraphes qui lui sont consacrés dans l’introduction demeurent indispensables. Enfin, la bibliographie à la fin de l’ouvrage reste sélective et ne reflète que partiellement le travail considérable fourni par Emmanuelle Perez Tisserant dans la rédaction de cet ouvrage passionnant, susceptible d’intéresser hispanistes et anglicistes, qui éclaire un pan encore méconnu de l’histoire du continent nord-américain. Un autre parallèle historique pourrait être ébauché en guise de conclusion : il est fort probable qu’au xvie siècle, l’Empire inca venait de triompher sur ses ennemis et entrait dans une phase de réorganisation, avant d’être brutalement assujetti par la puissance de l’empire espagnol. La Californie, possession successive d’un empire colonial, puis de pays pouvant être assimilés à des empires, a connu différentes phases de réorganisation plus ou moins abouties dans les premières décennies du xixe siècle, avant d’entrer dans le giron d’une république états-unienne qui, désormais, s’étendait de l’Atlantique au Pacifique. C’est l’étude de cet « entre-deux » qui constitue le cœur de l’ouvrage d’Emmanuelle Perez Tisserant.
Notes
1 Emmanuelle Perez Tisserant prend soin de distinguer la Haute-Californie, qui correspond, dans ses grandes lignes, à l’État actuel de Californie, de la Basse-Californie, située plus au sud. Ce territoire présente des caractéristiques différentes et constitue, de nos jours, un État du Mexique (dont le nom complet demeure, rappelons-le, « États-Unis du Mexique »), auquel il faut ajouter la Basse-Californie du Sud.
2 Une histoire de la Californie avait été écrite par Ernest Frignet en 1866. Aucun ouvrage de cette envergure n’avait sans doute été publié depuis.
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Référence électronique
Pierre-François Peirano, « Emmanuelle Perez Tisserant, ‘Nuestra California’ : Une Histoire politique de la Californie mexicaine, de Zorro à la Ruée vers l’Or », Transatlantica [En ligne], 2 | 2024, mis en ligne le 01 décembre 2024, consulté le 09 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/transatlantica/23694 ; DOI : https://doi.org/10.4000/134hr
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