Ellsworth Kelly 1923-2015, formes et couleurs, 4 avril - 9 septembre 2024, Fondation Louis Vuitton, Paris
Texte intégral
1Alors que 2023 voyait le centenaire de la naissance d’Ellsworth Kelly, la Fondation Louis Vuitton a organisé, du 4 mai au 9 septembre 2024, le volet français de l’exposition itinérante « Ellsworth Kelly at 100 » portée par le Glenstone Museum (Potomac, Maryland). L’étape française, intitulée « Ellsworth Kelly, Formes et Couleurs, 1949-2015 » dont le commissariat principal a été assuré par Suzanne Pagé, directrice artistique de la Fondation, et Olivier Michelon, assistés de Clotilde Monroe, inclut par ailleurs dans son parcours l'intervention d'Ellsworth Kelly pour l'Auditorium. Sans pour autant se vouloir une rétrospective exhaustive de l’œuvre de Kelly, l’exposition englobe presque l’ensemble de la carrière de l’artiste, de son arrivée en France pour étudier aux Beaux-Arts de Paris en 1948 jusqu’à sa disparition en 2015. Se déployant sur deux étages de la fondation, elle permet d’évoquer les expérimentations de Kelly avec la forme et la couleur, et revient inlassablement sur deux autres notions absentes du titre de l’exposition: celles de l’espace et de l’échelle, et donc du rapport de l’artiste à son environnement.
2La première salle de l’exposition se concentre sur les premières années de Kelly en France, entre 1948 et 1951, à Paris mais aussi lors de séjours prolongés à Meschers dans la villa La Combe. Les œuvres qui y sont exposées, d’un format assez réduit, permettent d’évoquer les principes fondateurs de l’art de Kelly : l’observation de son environnement, et l’expérimentation constante des matériaux et des formats. Comme l’artiste l’a évoqué de manière rétrospective dans ses notes : « …tout ce que je voyais devenait quelque chose à réaliser; tout devait être exactement ce que c’était, sans rien de superflu » (Kelly, Notes, 1969). Dans cette perspective, quatre œuvres marquent particulièrement le regard : Seine et Garonne, peintes respectivement en 1950 et 1951 et prenant toutes deux pour sujet des fleuves français, témoignent de l’importance du hasard dans les premiers travaux de Kelly. La première est créée à partir d’une trame remplie au hasard de jets de dés, la seconde illustre la pratique de découpage et de réagencement des formes par Kelly (Jean-Pierre Criqui, « Kelly ou l’intensité » dans Ellsworth Kelly, Formes et couleurs, 2024, 43). Sur le mur adjacent, La Combe et La Combe II (1950) sont deux variations sur le même thème, celui de la diffraction de la lumière et du temps par l’observation de l’ombre portée d’une rampe en métal sur les marches d’un escalier. La Combe II, par son format de paravent, augure aussi chez Kelly le déploiement de la surface picturale dans l’espace.
3Si le parcours de l’exposition se veut chronologique, une grande galerie au rez-de-chaussée casse cette linéarité en proposant des exemples des années 1960 à 1990 autour de la thématique du mur comme partie prenante de la manière dont Kelly pense ses toiles. Dans cette galerie, Spectrum IX (2014) répond à la version d’atelier de Color Panels for a large Wall II (1978), polyptique qui orne les murs de l’Atrium de la National Gallery of Art. Cette variation autour du thème du mur se termine surtout par la réactivation de l’œuvre Yellow Curve (1990) (Fig. 1). Réalisée par l’artiste pour le centre d’art Portikus à Francfort, l’installation montre la volonté de penser les murs, même dépourvus de toiles, comme des supports de la couleur, ici le jaune, qui irradie depuis une toile en forme d’angle arrondi posée au sol et dont les deux points coïncident avec la base des murs latéraux. Une vitrine en amont de la salle documente le processus de création de Kelly, et notamment sa recherche de l’échelle idéale pour la réalisation de son œuvre.
Fig. 1. Ellsworth Kelly, Yellow Curve, 1990

Acrylique sur toile sur bois, 777 x 742 x 2,5 cm, Glenstone Museum, Potomac, Maryland
© Ellsworth Kelly Foundation /Crédit photographique : Ron Amstutz, courtesy Glenstone Museum, Potomac, Maryland
4Après Yellow Curve, le visiteur opère un retour dans la seconde moitié de l’époque parisienne de Kelly et l’apogée de ses recherches sur la couleur, dont témoigne son premier monochrome Tableau Vert (1952) peint après une visite de l’atelier de Monet à Giverny. Conservant encore quelques temps le format d’une toile unique où les aplats de couleurs vibrent entre elles comme dans Sanary (1952), les autres œuvres qui sont accrochées dans la salle montrent la charnière que fut le passage à plusieurs toiles monochromes juxtaposées pour reformer des environnements, et rendre les sensations colorées dont Kelly fait l’expérience en France, le long des côtes de la Méditerranée (1951-52) ou encore dans le train (Train Landscape, 1953), ainsi que la poursuite de ses expérimentations avec les volumes. Une dernière œuvre dans la pièce, Atlantic (1954) fait pertinemment la jonction entre les dernières années françaises et le retour de Kelly aux États-Unis (Fig. 2). Au-delà de la référence à l’océan qui sépare les deux pays, avec ces deux toiles accolées dont le motif de courbe fut inspiré par l’ombre portée d’une page de livre en train de se tourner, le visiteur de la fondation quitte la période des petits formats expérimentaux pour les compositions de toiles monumentales réalisées dans les années 1960.
Fig. 2. Ellsworth Kelly, Atlantic, 1956.

Huile sur toile, deux panneaux joints, 203,2 x 289,6 cm, Whitney Museum of American Art, New York.
© Ellsworth Kelly Foundation
5Une sélection de ces premières œuvres réalisées dans l’atelier de Chatham (NY) sont exposées dans l’une des dernières salles du rez-de-chaussée. Cette période de formalisation des shaped canvas, ces grandes toiles dont le format échappe à la rigueur parallélépipédique, soit dans leur forme initiale, soit car elles sont formées d’un assemblage de plusieurs supports de la couleur offrent une nouvelle perception du mur comme de l’espace du white cube. L’œuvre Gate (1959), avec sa structure tri-dimensionnelle d’aluminium recouverte d’une teinte orange vif témoigne de cet intérêt pour l’aspect illusoire de la surface qui se projette dans l’espace.
6C’est suite à cette entrée en matière sur les formes et les couleurs dans les deux premières décennies de l’œuvre de Kelly que l’on entre dans ce qui fait la spécificité de cette exposition : l’intégration dans le parcours de l’auditorium de la fondation Louis Vuitton, dernière œuvre in situ produite par Kelly avant sa disparition en 2015 (Fig. 3). Dans l’auditorium deux œuvres se répondent, Spectrum VIII (2014) et Colored Panels (2014). Spécialement conçues par l’artiste pour entrer en résonnance avec le lieu, elles dialoguent autant avec l’architecture de Frank Gehry qu’avec l’acoustique de la salle vitrée de plus de cinq mètres de hauteur.
Fig. 3. Ellsworth Kelly, Colored Panels (Red Yellow Blue Green Violet), 2014.

Ensemble d’œuvres accrochées dans l’Auditorium de la Fondation Louis Vuitton, Fondation Louis Vuitton, Paris.
© Ellsworth Kelly Foundation / Crédit photographique : Marc Domage, Fondation Louis Vuitton.
7Cette partie de l’exposition se termine avec une salle retraçant les commandes in situ de Kelly réalisées à travers le monde. Dans un premier temps, elles se font dans les murs intérieurs des institutions puis, à partir des années 2000, le plus souvent au dehors, comme pour pousser encore plus loin le curseur de l’interaction de la couleur avec l’environnement. Enfin au centre de la salle, une maquette de la Chapelle laïque Austin, construite à l’université du Texas de la ville éponyme, permet d’entrevoir la volonté de synthèse de la couleur et de l’architecture qui animait l’artiste dans ses derniers jours. Dernière œuvre manifeste de Kelly, qu’il a passé les trois dernières années de sa vie à concevoir et dessiner, elle fut inaugurée de manière posthume en 2018. Au sein de celle-ci, les couleurs portées sur les murs par les vitraux teintés irradient les toiles aux variations de motifs noir et blanc.
- 1 Wylie, Charles (dir.). Shape, Ground, Shadow : The Photographs of Ellsworth Kelly. Santa Barbara, N (...)
- 2 Berry, Ian, Eisenthal, Jessica (eds.), Ellsworth Kelly – Postcards, New York, DelMonico Books, 2022
8À l’étage de la fondation, les deux dernières salles considèrent de manière synthétique les années 1960 à 2010 autour de quatre ensembles : tout d’abord les photographies en noir et blanc que Kelly prend inlassablement tout au long de sa carrière1, et qui témoignent de la subsistance visuelle de certains motifs dans l’œil de l’artiste. Impossible de ne pas revoir La Combe II quand l’on regarde Shadows on a Stairway, St. Martin (1977) ou bien Garonne dans Beach Cabana III, Meschers (1950). Aux photographies répondent les collages sur cartes postales de Kelly, où les couleurs et les motifs font irruption dans les environnements urbains tels des monolithes (Fig. 4), une pratique que l’artiste a poursuivi pendant plus de 50 ans et qui a fait l’objet d’un catalogue raisonné spécifique publié en 20222.
Fig. 4. Ellsworth Kelly, Upper Manhattan Bay, 1957.

Collage sur carte postale, 8,6 x 13 cm, collection particulière.
© Ellsworth Kelly Foundation
- 3 Voir notamment le catalogue de l’exposition « Ligne Forme Couleur, Ellsworth Kelly dans les collect (...)
9Sur les deux murs latéraux, une dernière série de Kelly donne à voir le travail graphique de l’artiste, à travers les dessins botaniques, une pratique qui elle aussi ne cesse d’être présente et nourrit les questionnements sur l’échelle de la nature et l’abstraction de cette dernière. Plusieurs toiles monochromes séparent ces photographies, cartes postales et dessins, montrant l’articulation de la peinture de Kelly avec toutes les manifestations du vivant et de l’intervention humaine urbaine, ce qui est l’un des points forts de l’exposition. Dans cette salle qui met en avant le processus créatif de Kelly sous toutes ses coutures, on ne pourra que regretter l’absence d’estampes3, notamment celles qui soulignent le travail à l’échelle de la couleur par aplats et qui auraient informé sur la pluridisciplinarité de l’artiste. L’exposition se conclut sur une dernière série de toiles monumentales, notamment celles des années 2000, où Kelly pense encore de nouvelles modalités de mise en volume des toiles juxtaposées et des couleurs (Fig. 5) qui font entrer une nouvelle tonalité dans ses œuvres : celle de l’ombre.
Fig. 5. Ellsworth Kelly, Concorde Relief, 2009.

Huile sur toile, deux panneaux joints, 158,1 x 203,2 x 6,7 cm, Fondation Louis Vuitton, Paris
© Ellsworth Kelly Foundation, Fondation Louis Vuitton, Louis Bourjac / Crédit photographique : Ron Amstutz, courtesy Glenstone Museum, Potomac, Maryland
- 4 Pagé, Suzanne. Claude Monet, Joan Mitchell : [exposition, Paris, fondation Louis Vuitton, 5 octobre (...)
10Sans pour autant pousser le parallèle du discours franco-américain à un même niveau que ce que la fondation avait proposé lors de l’exposition « Monet Mitchell4 », la présence à l’étage de la fondation de l’exposition-dossier autour de l’Atelier Rouge de Matisse est un pendant heureux à la présentation des œuvres de Kelly, tant ces deux derniers se sont préoccupés de l’expérimentation de la forme et de la couleur et tant Kelly a regardé Matisse tout au long de sa carrière. L’exposition autour de la toile de Matisse aurait pu tout aussi bien porter le même titre : « Formes et Couleurs ».
Notes
1 Wylie, Charles (dir.). Shape, Ground, Shadow : The Photographs of Ellsworth Kelly. Santa Barbara, New York: Santa Barbara Museum of Art, DelMonico Books, 2023.
2 Berry, Ian, Eisenthal, Jessica (eds.), Ellsworth Kelly – Postcards, New York, DelMonico Books, 2022.
3 Voir notamment le catalogue de l’exposition « Ligne Forme Couleur, Ellsworth Kelly dans les collections françaises » qui a eu lieu en 2018 à la Collection Lambert en Avignon. Chassey, Éric de (dir.), Ligne, forme, couleur : Ellsworth Kelly, 1923-2015, dans les collections françaises : [exposition, Avignon, Collection Lambert, 5 juillet - 4 novembre 2018. Paris, Arles: INHA, Actes Sud, 2018 et plus particulièrement les pages 18-24, 104-109, 114-121 pour le lien entre les lithographies de l’artiste et ses œuvres de grand format.
4 Pagé, Suzanne. Claude Monet, Joan Mitchell : [exposition, Paris, fondation Louis Vuitton, 5 octobre 2022 au 27 février 2023]. Vanves, Paris: Hazan, Fondation Louis Vuitton, Musée Marmottan Monet, 2022.
Haut de pageTable des illustrations
![]() |
|
---|---|
Titre | Fig. 1. Ellsworth Kelly, Yellow Curve, 1990 |
Légende | Acrylique sur toile sur bois, 777 x 742 x 2,5 cm, Glenstone Museum, Potomac, Maryland |
Crédits | © Ellsworth Kelly Foundation /Crédit photographique : Ron Amstutz, courtesy Glenstone Museum, Potomac, Maryland |
URL | http://journals.openedition.org/transatlantica/docannexe/image/23726/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 37k |
![]() |
|
Titre | Fig. 2. Ellsworth Kelly, Atlantic, 1956. |
Légende | Huile sur toile, deux panneaux joints, 203,2 x 289,6 cm, Whitney Museum of American Art, New York. |
Crédits | © Ellsworth Kelly Foundation |
URL | http://journals.openedition.org/transatlantica/docannexe/image/23726/img-2.jpg |
Fichier | image/jpeg, 37k |
![]() |
|
Titre | Fig. 3. Ellsworth Kelly, Colored Panels (Red Yellow Blue Green Violet), 2014. |
Légende | Ensemble d’œuvres accrochées dans l’Auditorium de la Fondation Louis Vuitton, Fondation Louis Vuitton, Paris. |
Crédits | © Ellsworth Kelly Foundation / Crédit photographique : Marc Domage, Fondation Louis Vuitton. |
URL | http://journals.openedition.org/transatlantica/docannexe/image/23726/img-3.jpg |
Fichier | image/jpeg, 99k |
![]() |
|
Titre | Fig. 4. Ellsworth Kelly, Upper Manhattan Bay, 1957. |
Légende | Collage sur carte postale, 8,6 x 13 cm, collection particulière. |
Crédits | © Ellsworth Kelly Foundation |
URL | http://journals.openedition.org/transatlantica/docannexe/image/23726/img-4.jpg |
Fichier | image/jpeg, 109k |
![]() |
|
Titre | Fig. 5. Ellsworth Kelly, Concorde Relief, 2009. |
Légende | Huile sur toile, deux panneaux joints, 158,1 x 203,2 x 6,7 cm, Fondation Louis Vuitton, Paris |
Crédits | © Ellsworth Kelly Foundation, Fondation Louis Vuitton, Louis Bourjac / Crédit photographique : Ron Amstutz, courtesy Glenstone Museum, Potomac, Maryland |
URL | http://journals.openedition.org/transatlantica/docannexe/image/23726/img-5.jpg |
Fichier | image/jpeg, 43k |
Pour citer cet article
Référence électronique
Lucie Grandjean, « Ellsworth Kelly 1923-2015, formes et couleurs, 4 avril - 9 septembre 2024, Fondation Louis Vuitton, Paris », Transatlantica [En ligne], 2 | 2024, mis en ligne le 01 décembre 2024, consulté le 09 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/transatlantica/23726 ; DOI : https://doi.org/10.4000/134gf
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page