Encounters. Mary Ellen Mark, 1er juillet - 29 septembre 2024, Espace Van Gogh, Rencontres d’Arles
Texte intégral
1Pour leur 54e édition, les Rencontres d’Arles mettent à l’honneur la photographe américaine Mary Ellen Mark (1940-2015) avec une rétrospective de près de 200 photographies en noir et blanc et en couleur, du 1er juillet au 29 septembre 2024. Une œuvre humaniste et puissante s’offre au visiteur, complétée par des vidéos et des documents d’archives.
2Le regard pénétrant de la photographe sur ses contemporains surprend par son acuité à déceler des angles inattendus et libres, au service de sujets parfois bouleversants, où la communication avec ses sujets semble toujours établie. Et si l’appareil lui confère la distance qu’elle dit s’efforcer de préserver, il lui permet surtout d’accéder à un monde qui n’est pas le sien et qui l’émeut au point de retourner plusieurs fois, et dans un temps long, vers ceux qui ont touché sa sensibilité et attiré son regard.
- 1 https://www.rencontres-arles.com/fr/expositions/view/1527/mary-ellen-mark
- 2 https://www.rencontres-arles.com/fr/commissaires/view/329/sophia-greiff
- 3 https://www.rencontres-arles.com/fr/commissaires/view/330/melissa-harris
- 4 Encounters, Steidl/c/o Berlin, Göttingen/Berlin, 1ère edition épuisée.
3L’exposition1 est coproduite par la C/O Berlin Foundation, avec deux commissaires d’exposition, Sophia Greiff2, codirectrice de la programmation et commissaire d’exposition à C/O Berlin et Melissa Harris3, rédactrice en chef d’Aperture. Elle porte le nom de l’ouvrage publié chez Steidl en 2023, Encounters4, qui met en valeur cinq des projets les plus iconiques de la photographe au cours des années 1970 et 1980 : le projet à long terme « Streetwise » qui suit le destin d’Erin « Tiny » Blackwell pendant près de 30 ans, de son adolescence fugueuse à une vie de grande précarité ; le pavillon de sécurité pour femme « Ward 81 » de l’hôpital d’Etat psychiatrique de l’Oregon ; des travailleuses du sexe de « Falkland Road » à Mumbaï ; « Indian Circus » sur les familles de cirques itinérants ; et un reportage sur le travail caritatif de Mère Teresa auprès des mourants. Ce contrat de lecture proposé en début d’exposition est cependant à compléter par des séries ou thématiques plus nombreuses. Au total c’est une quinzaine de sujets — accompagnés de leur cartel et parfois du magazine dans lequel ils ont été publiés — qui sont en effet présentés au visiteur. En dehors des reportages cités : « La vie new-yorkaise », « Les Appalaches », « Les Etats Unis ruraux (magazine Fortune) », « Les suprémacistes blancs (New York Times) », « La famille Damm (magazine Life) », « La Pédiatrie du milieu des années 80 », Miami, 1979 (magazine Stern) », « Bal de promo », « Jumeaux », et « Portraits ».
Fig.1. Vue de l’exposition Encounters, Mary-Ellen Mark, Rencontres d’Arles 2024

Crédit photographique : Aurore Valade
4Deux espaces du rez-de-chaussée de l’Espace Van Gogh, situé au centre-ville historique d’Arles, abritent la rétrospective de l’artiste : une première salle, à la sortie de laquelle on rejoint un espace plus vaste constitué de trois grandes salles qui communiquent entre elles. Au fil de la visite, l’ajout de cimaises centrales de grande dimension peut perturber l’orientation du sens de visite. Ces dernières participent toutefois à mettre en exergue de précieuses archives indispensables à la compréhension du travail de la photographe – une trentaine : lettres, planches contacts, supports de publication des photographies complétées par plusieurs vidéos-témoignages de l’univers dépeint.
- 5 Mary Ellen Mark: 25 Years. Marianne Fulton, 1991, Bulfinch Press.
5Mary Ellen Mark naît à Philadelphie en 1940, elle se tourne d’abord vers la peinture et l’histoire de l’art, puis un Master en photojournalisme à l’Université de Pennsylvanie oriente durablement sa carrière vers la photographie à partir de 1963. Cet intérêt ne la quitte pas, au point qu’elle devienne « obsédée »5, comme elle le confesse après 25 ans de carrière. La photographe mène de front commandes et projets personnels et enchaîne très vite les prix, les bourses, les reportages, les expositions, les publications et la reconnaissance du public et de la profession – elle intègre l’agence Magnum de 1977 à 1981. Ses reportages sont publiés dans les plus grands journaux et magazines américains et européens de l’époque (Life, Look, Time, Stern, The New York Times Magazine, Rolling Stone, Vanity Fair…) où elle se distingue par son attachement et son intérêt pour les plus vulnérables aux marges de la société : enfants et adolescents en déshérence, femmes pensionnaires d’un hôpital psychiatrique, prostituées, toxicomanes... Elle est aussi en prise avec une société diverse, tantôt énergique et excentrique (les rues de New York – Manhattan, Brooklyn, Coney Island), tantôt inquiétante et dérangeante (l’Amérique des petites villes, le Ku Klux Klan), elle photographie aussi les plateaux de cinéma (Milos Forman, Federico Fellini, Francis Ford Coppola), les célébrités, et témoigne d’une attirance particulière pour les jumeaux et les couples des bals de promo.
6New York initie le parcours d’exposition. Dans « Central Park », 1967, la petite fille qui s’élance d’un muret vers un hors champ vertigineux aux côtés de garçons restés accrochés à la rambarde en pierre, affiche une énergie plus tourbillonnante que les photos d’Helen Levitt ; ses habits, déployés en ailes ou en hélices sous l’effet du mouvement, l’accompagnent dans une aventure joyeuse. A l’inverse, le garçon cravaté aux cheveux gominés et au regard en coin qui tient sa pancarte, « Manifestant pro-guerre du Vietnam et sa mère » (1968), frappe par son extraordinaire fixité. Les mots de la pancarte mi- dessinés mi- écrits « If your (heart) is not in the United States, get your (b…) out now » s’insèrent dans une forme triangulaire pointée vers des personnages semblables à des automates qui font la queue le long d’un immeuble soutenu par des échafaudages, précaire édifice.
Fig.2. Mary Ellen Mark. Manifestation féministe, New York, 1970.

Avec l’aimable autorisation de The Mary Ellen Mark Foundation / Howard Greenberg Gallery
7En 1970, lorsqu’elle photographie le mouvement de libération des femmes, la prise de vue est frontale, au plus près du groupe qui s’avance vers elle (fig.2). La jeune femme photographiée a le poing levé à sa droite, et le regard tourné vers la gauche. La détermination et la colère se lisent sur le visage de cette militante qui semble affirmer son individualité, en même temps qu’elle s’érige en représentante du collectif NOW (National Organization for Women), et la pancarte tenue au-dessus de la jeune femme, légèrement sur la droite, parait faire écho à son cri de révolte.
8Dès 1968, elle est à Bombay (désormais Mumbai) sur Falkland Road qu’elle approche en se heurtant à l’hostilité ambiante. Dix ans plus tard, la photographe a gagné la confiance des travailleur·euses du sexe et de certains clients, et elle évoque les liens d’amitiés tissés avec ces femmes. Pas de jugement dans son approche, mais la volonté de témoigner avec force de la vérité crue de leur condition. Le thème de l’enfermement itératif dans l’œuvre de Marie Helen Mark se retrouve déjà avec les « filles des cages », chargées d’appâter les clients.
Fig.3. Mary Ellen Mark. Rekha avec des perles dans la bouche, Falkland Road, Mumbai, Inde, 1978.

Avec l’aimable autorisation de The Mary Ellen Mark Foundation / Howard Greenberg Gallery
9Les couleurs vives, presque criardes, et la beauté de ses portraits de femmes et de très jeunes filles qui souvent détournent le regard (fig.3), rendent plus dur encore le sort qui leur est réservé. En 1981, l’année de parution de Falkland Road, Hervé Guibert saisit par le verbe la quintessence du talent qui distingue Mary Ellen Mark :
- 6 « Mary Ellen Mark et les prostituées de Bombay Pas la honte, la réalité », Hervé Guibert, Le Monde, (...)
Il s'est trouvé, sans doute, que ces femmes, qui avaient été vendues par leurs mères ou volées par des vieilles femmes dans leur village à l'âge de treize ans, que ces ex-hommes souvent émasculés dès leur enfance pour servir à la prostitution, ont tout à coup rencontré un regard qui n'était pas pressé d'aller ailleurs après avoir pris son dû, et qui n'était pas muet, qui s'alliait à la parole, à l'écoute, au rythme des jours et du travail, un regard sans avidité et sans pitié, presque égalitaire.6
10Dans l’Oregon State Hospital, alors qu’elle photographie le plateau de Vol au-dessus d’un nid de coucou de Milos Forman, avec Jack Nicholson (1975), le directeur de l’hôpital lui ouvre les portes du pavillon 81, quartier de haute sécurité où sont enfermées les femmes. Un an plus tard, elle obtient l’autorisation d’y séjourner (dans une aile contiguë), accompagnée de Karen Folger Jacobs, spécialiste en science sociales qui conduit des interviews. Les images sont éprouvantes. La folie est photographiée de l’intérieur, parfois de façon très intime, et la plupart des légendes font apparaître un prénom : Laurie, photographiée dans sa baignoire, yeux grands ouverts ou en portrait serré, la moitié du visage caché par ses cheveux foncés coiffés devant ; Mary, prostrée dans sa baignoire ou recroquevillée sous la douche ; Mona qui danse, le visage tendrement posé sur le torse de son cavalier, ou Mona qui mange, les yeux presque révulsés. Et puis, cette inconnue – « Patiente anonyme retenue » peut-on lire sur la légende – dont les pieds sont tenus par des sangles (première photographie), le visage plaqué avec force par quatre ou cinq mains (deuxième photographie). Le livre Ward 81, sort en 1979. Le 8 mai, Ansel Adams écrit à Mary Ellen Mark : « I do admire tremendously your dedication and the obvious care and craft involved. You have a very personal vision and strong way of “seeing,” as Edward Weston would say. »
- 7 Cite par Maya Angelou. Mary Ellen Mark. 1963–1999. Editions de La Martinière, 2002, p.147.
- 8 En 1999 elle dira : « Beaucoup de mes livres (…) se sont articulés autour de gens contraints de viv (...)
11Ce projet structure la manière dont Mary Ellen Mark va ensuite concevoir le lien qu’elle va tisser avec ceux et plus encore avec celles qu’elle photographie, « Jour après jour, je reviens étudier le groupe et ses rites, ses coutumes, sa vie, de façon parfois très intime »7. Elle reconnaît aussi que les problématiques liées aux lieux clos, à une forme d’enfermement, physique ou social, constituent un fil conducteur de son travail au long cours.8
12C’est ainsi qu’elle fait la rencontre de Tiny, jeune adolescente de 13 ans qu’elle va suivre pendant plus de 30 ans. En 1983, le magazine Life commande un reportage sur les enfants fugueurs des rues de Seattle, livrés à eux-mêmes et surtout à la drogue et à la prostitution. Ces enfants ont entre 11 et 17 ans et, aux États-Unis, on estime leur nombre à un million par an sur tout le territoire : la moitié sont des filles et la majorité n’est pas portée disparue par leur famille. La plupart fuit un environnement domestique fait de violence, de négligence, et parfois aussi d’abus sexuels. Il arrive également qu’ils soient mis à la porte de chez eux en raison des coûts qu’ils occasionnent. Mary Ellen Mark repère Erin « Tiny » Blackwell, femme-enfant à la dérive dont elle documente le quotidien et les liens familiaux douloureux qui l’unissent à la fois à sa mère et à ses nombreux enfants issus de pères différents, certains inconnus.
- 9 Nommé aux Oscars dans la catégorie documentaire en 1984. Au milieu des années 2000 sort Erin, un co (...)
13Les premières photographies de Tiny et de ses tout jeunes enfants laissent apparaitre des êtres mis côte à côte, sans réelle communication. Pourtant les efforts de la jeune mère et son émotion sont palpables dans le film documentaire réalisé en 1984 par le mari de Mary Ellen Mark, Martin Bell, Streetwise9. L’effet de réel produit par les photographies est ici décuplé par le medium cinématographique. « Sans mes enfants, je suis désespérée. L’État me les a pris. […] Si j’avais su que je ne les récupérerais jamais, j’aurais changé de vie. », confie-t-elle. De longs extraits sont en effet présentés dans l’exposition et la dernière partie issue de Erin (produit au milieu des années 2000) offre une véritable lueur d’espoir dans une famille recomposée dont l’environnement semble propice à davantage de stabilité. « Il y a quelque chose chez elle que j’aime », révèle Will son mari avec qui elle a quatre enfants. « C’est la personne la plus sincère que je connaisse […]. Erin, c’est tout ce que j’ai, je mourrais pour elle. N’importe quand ». A quelques années d’écart, on est saisi par le contraste entre le poing rageur et le regard noir de Pat, la mère de Tiny, dirigé contre sa fille (« Pat et Tiny », 1999), et la tendresse dont cette dernière fait preuve avec ses enfants ; avec son jeune fils Rayshan qui enlace affectueusement le visage de sa mère (2004), ou avec J’Lisa qu’elle serre contre elle en 2014.
- 10 Interview de mary Ellen Mark par Steve Harper, 7 février 1992, www.maryellenmark.com/bibliography/m (...)
- 11 Constance Sullivan. « An Interview with Mary Ellen Mark ». ASX (© 1990 by Smithsonian Institution a (...)
- 12 Mary Ellen Mark, Photopoche, introduction de Caroline Bénichou, Actes sud, 2024.
14Mary Ellen Mark, grande admiratrice de Cartier Bresson, capture ces instants décisifs, observe, se veut lucide et respectueuse – jamais d’images volées – s’engage et s’insurge quand des journalistes parlent d’éventuelle exploitation : « I hate the word “exploitive”. […] The people I photograph are beautiful, and they deserve to be seen. […] Why should they not be given the dignity of having their picture taken? »10 La photographe n’aura eu de cesse de mettre sa virtuosité visuelle au service des invisibles, tout en expliquant avoir développé un instinct pour savoir jusqu’où aller dans la prise de vue et sa publication. « I want to be a voice for the unfamous people » dira-t-elle encore11. Au croisement des genres, entre photographie documentaire, reportage et portrait12, c’est toujours cette philosophie, aux idéaux humanistes, qui l’amènera à écrire à Mère Teresa le 31 juillet 1980, de retour d’un reportage sur les mourants de Calcutta : « My hope and ideal is to do something that is as strong spiritually as it is visually ».
Notes
1 https://www.rencontres-arles.com/fr/expositions/view/1527/mary-ellen-mark
2 https://www.rencontres-arles.com/fr/commissaires/view/329/sophia-greiff
3 https://www.rencontres-arles.com/fr/commissaires/view/330/melissa-harris
4 Encounters, Steidl/c/o Berlin, Göttingen/Berlin, 1ère edition épuisée.
5 Mary Ellen Mark: 25 Years. Marianne Fulton, 1991, Bulfinch Press.
6 « Mary Ellen Mark et les prostituées de Bombay Pas la honte, la réalité », Hervé Guibert, Le Monde, 1er octobre 1981.
7 Cite par Maya Angelou. Mary Ellen Mark. 1963–1999. Editions de La Martinière, 2002, p.147.
8 En 1999 elle dira : « Beaucoup de mes livres (…) se sont articulés autour de gens contraints de vivre dans une zone strictement délimitée » (147).
9 Nommé aux Oscars dans la catégorie documentaire en 1984. Au milieu des années 2000 sort Erin, un court documentaire de 23 minutes.
10 Interview de mary Ellen Mark par Steve Harper, 7 février 1992, www.maryellenmark.com/bibliography/magazines/article/photo-metro/interview-with-mary-ellen-mark-637565556358049762/P. Page consultée le 12 novembre 2024.
11 Constance Sullivan. « An Interview with Mary Ellen Mark ». ASX (© 1990 by Smithsonian Institution and Constance Sullivan), 2 février 2012. americansuburbx.com/2012/02/interview-mary-ellen-mark-with.html. Page consultée le 12 novembre 2024.
12 Mary Ellen Mark, Photopoche, introduction de Caroline Bénichou, Actes sud, 2024.
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Titre | Fig.1. Vue de l’exposition Encounters, Mary-Ellen Mark, Rencontres d’Arles 2024 |
Crédits | Crédit photographique : Aurore Valade |
URL | http://journals.openedition.org/transatlantica/docannexe/image/23736/img-1.jpg |
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Titre | Fig.2. Mary Ellen Mark. Manifestation féministe, New York, 1970. |
Crédits | Avec l’aimable autorisation de The Mary Ellen Mark Foundation / Howard Greenberg Gallery |
URL | http://journals.openedition.org/transatlantica/docannexe/image/23736/img-2.jpg |
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Titre | Fig.3. Mary Ellen Mark. Rekha avec des perles dans la bouche, Falkland Road, Mumbai, Inde, 1978. |
Crédits | Avec l’aimable autorisation de The Mary Ellen Mark Foundation / Howard Greenberg Gallery |
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Pour citer cet article
Référence électronique
Anne Lesme, « Encounters. Mary Ellen Mark, 1er juillet - 29 septembre 2024, Espace Van Gogh, Rencontres d’Arles », Transatlantica [En ligne], 2 | 2024, mis en ligne le 01 décembre 2024, consulté le 09 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/transatlantica/23736 ; DOI : https://doi.org/10.4000/134gg
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