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Trans'Arts

Stephen Shore, véhiculaire & vernaculaire, 1er juin - 15 septembre 2024, Fondation Henri Cartier-Bresson, Paris

Commissariat : Clément Chéroux
Eliane de Larminat

Texte intégral

1La Fondation Henri Cartier-Bresson poursuivait à l’été 2024 une série d’expositions monographiques traversant de façon précisément thématisée, et sans viser à l’exhaustivité, l’œuvre de photographes américains très connus. Après « Paul Strand ou l’équilibre des forces » en 2023 (de Larminat) et « Weegee, Autopsie du Spectacle » début 2024, le directeur de la fondation, Clément Chéroux, présentait l’œuvre « véhiculaire & vernaculaire » de Stephen Shore, avec ses travaux autour du « man-made landscape » produits dans les années 1970 et 1980 puis depuis le tournant du xxie siècle.

Fig. 1. Beverly Boulevard and La Brea Avenue, Los Angeles, California, June 21, 1975, de la série Uncommon Places, 1973-1986

Fig. 1. Beverly Boulevard and La Brea Avenue, Los Angeles, California, June 21, 1975, de la série Uncommon Places, 1973-1986

© Stephen Shore. Courtesy 303 Gallery, New York and Sprüth Magers

Fig. 2. Ravena, New York, May 1, 2021 42°29.4804217N 73°49.3777683W, de la série Topographies, 2020-2021

Fig. 2. Ravena, New York, May 1, 2021 42°29.4804217N 73°49.3777683W, de la série Topographies, 2020-2021

© Stephen Shore. Courtesy 303 Gallery, New York and Sprüth Magers

2Stephen Shore est un photographe à l’exceptionnelle précocité à la fois créative et institutionnelle. Edward Steichen, alors conservateur de la photographie au Museum of Modern Art, lui achète en 1961 des photographies alors qu’il n’est âgé que de quatorze ans. Il est aussi, avec Lewis Blatz, l’un des participants à l’exposition « New Topographics » (George Eastman House, 1975) qui est resté parmi le plus marquant, en raison de son passage à la couleur pour un travail documentaire destiné à l’espace du musée ; ce déploiement topographique de la couleur le rendit particulièrement influent pour la photographie d’auteur des deux côtés de l’Atlantique. Il a fait l’objet de plusieurs expositions monographiques d’ampleur ; on peut citer la dernière rétrospective en date, en 2018 au Museum of Modern Art (Morin) ; la dernière rétrospective ayant voyagé à Paris, « The Biographical Landscape », au Jeu de Paume en 2005 ; et déjà son exposition au Metropolitan Museum of Art en 1971, première exposition monographique consacrée par ce musée à un photographe vivant, ce qui le plaçait dans la lignée de Walker Evans (lui-même le premier photographe exposé en tant que tel au MoMA en 1938 avec « American Photographs »).

3La récente exposition proposait de voir ou revoir l’œuvre de Shore à Paris vingt ans après la dernière rétrospective de 2005 (alors accompagnée d’une exposition à la galerie Kamel Mennour), en incluant les plus récents développements de ce travail – à partir de 2005 les « iPhoto books » rassemblant des images photographiées avec un iPhone au cours d’un trajet en train ou en avion (à travers la fenêtre ou le hublot), et surtout la série Topographies démarrée en 2020, rassemblant des photographies aériennes réalisées à l’aide d’un drone, exposée dans la salle du bas. L’exposition faisait aussi le choix de se limiter aux photographies prises aux États-Unis, sans inclure les séries sur Luzzara en 1993 (la ville italienne photographiée par Paul Strand quarante ans plus tôt), Israël et la Cisjordanie en 2009, ou l’Ukraine en 2012 et 2013. La lecture proposée se faisait en effet à travers la double focale du vernaculaire et du véhiculaire comme caractéristiques d’une culture, et d’une photographie, états-uniennes. D’un côté, avec « vernaculaire », la culture visuelle et matérielle des espaces ordinaires états-uniens, dont Shore a participé à réactiver le répertoire dans les années 1970 et dont il a parfois emprunté les formats (le snapshot produit avec un appareil Instamatic, par contraste avec les photographies prises à la chambre grand format ; la carte postale, avec laquelle Stephen Shore expérimente en 1971 à Amarillo au Texas, dans une série qu’il disséminera à travers le pays dans des distributeurs à cartes postales). D’un autre côté, avec « véhiculaire », la voiture et la route non seulement comme sujets, artefacts importants voire condition de cette culture, mais aussi comme instrument voire démarche photographique, avec diverses déclinaisons du motif du road trip. Ce trope, à la fois littéraire, filmique, et photographique depuis The Americans de Robert Frank, est resté central dans le travail de Shore, après que les séries produites lors de ses voyages transcontinentaux des années 1970, American Surfaces et Uncommon Places, l’ont fait entrer dans l’histoire de la photographie par une double porte conceptuelle et documentaire.

Fig. 3. U.S 89, Arizona, June 1972, de la série American Surfaces 1972-73

Fig. 3. U.S 89, Arizona, June 1972, de la série American Surfaces 1972-73

© Stephen Shore. Courtesy 303 Gallery, New York and Sprüth Magers

Fig. 4. Polk Street. 1971, de la série Greetings from Amarillo, «Tall in Texas», 1971

Fig. 4. Polk Street. 1971, de la série Greetings from Amarillo, «Tall in Texas», 1971

© Stephen Shore. Courtesy 303 Gallery, New York and Sprüth Magers

  • 1 Dans la toute récente édition revue et augmentée du livre Vernaculaires, c’est la formule « utile, (...)
  • 2 La majeure partie des textes du catalogue consiste en des extraits d’un entretien entre Clément Ché (...)
  • 3 Voir en particulier les travaux de Jordi Ballesta et l’exposition de 2017 au Pavillon Populaire de (...)

4Le titre de l’exposition, avec son jeu sur les sonorités proches de vernaculaire et véhiculaire, s’inscrit aussi dans une entreprise au long cours du commissaire et directeur de la Fondation Henri Cartier-Bresson, Clément Chéroux, consistant à formuler le vernaculaire – à en proposer des définitions à la fois visuelles et conceptuelles. Chéroux a défini le concept en particulier par des adjectifs associés en triade : le vernaculaire est pour lui utilitaire, domestique et hétérotopique en 2013, puis utile, domestique et populaire à partir de 2017 (Chéroux, 2013, 2017, 2020)1. L’exposition est accompagnée d’un catalogue, dans l’introduction duquel Clément Chéroux recontextualise le travail de Shore comme faisant partie d’un mouvement plus large de « photographie véhiculaire » (Chéroux et Shore, 2024 10)2 dans les années 1960 et 1970, en dialogue avec des recherches et expositions récentes sur des chercheurs et artistes qui exploraient et analysaient alors par l’image l’automobilité, les espaces qu’elle induit et la perception qu’elle permet. Ces auteurs participent, avec John Attlee Kouwenhoven, John Brinkerhoff Jackson et les landscape studies, d’une tradition vernaculaire spécifiquement états-unienne3.

Fig. 5. Meagher County, Montana, July 26, 2020 46°11.409946N 110°44.018901W, de la série Topographies, 2020-2021

Fig. 5. Meagher County, Montana, July 26, 2020 46°11.409946N 110°44.018901W, de la série Topographies, 2020-2021

© Stephen Shore. Courtesy 303 Gallery, New York and Sprüth Magers

  • 4 Voir Stephen Shore, A Road Trip Journal, Londres, Phaidon, 2008.
  • 5 Shore a aussi utilisé avec un iPhone son compte Instagram comme espace de travail spécifique entre (...)

5L’exposition suit un point d’articulation mobile dans l’œuvre de Shore entre les sujets et les protocoles de prise de vue, marqués de différentes manières par la mobilité : des routes, des voitures, des architectures ordinaires de bord de route sont vues depuis une voiture, dans le cadre d’un road trip photographique4, depuis un avion ou un drone. Ce dernier protocole le libère d’ailleurs de la route, mais ce sont bien des infrastructures de transport et d’habitat, et les sutures entre différents types d’espaces plus ou moins « naturels », plus ou moins urbanisés, que Shore va photographier d’en haut (en évitant toujours la perspective aérienne frontale qui verse l’espace dans l’abstraction). Ces différentes variations mettent aussi en lumière une grande variation des formats, efficacement échantillonnés. Shore passe à la couleur au début des années 1970, enchaîne en seulement trois ans Leica, appareil Instamatic et chambre photographique grand format ; il se tourne quelques décennies plus tard vers le numérique, non seulement pour la réalisation mais aussi pour l’édition de ses photographies, avec des livres autoédités grâce à des plateformes d’impression à la demande5. Les petites photographies 10x15 de la série American Surfaces (1971-1972) étaient initialement exposées en étant directement collées, sans marge, au mur d’une galerie ; c’est à nouveau ce mode d’exposition qui a été retenu (et non pas simplement le motif plus générique de la grille de photographies). En 1976, Shore avait fourni des photographies aux architectes Denise Scott-Brown et Robert Venturi pour leur exposition « Signs of Life : Symbols in the American City » ; ces images étaient imprimées en grand format, qui était alors encore associé aux panneaux publicitaires, et pas encore à une « forme tableau » de la photographie au musée (Lugon, 2010). L’exposition à la Fondation Henri Cartier-Bresson reproduit un morceau de l’exposition, avec des bulles qui « font parler » des architectures ordinaires dans leur langage stylistique tissé de références à des époques et espaces sociaux.

Fig. 6. Los Angeles, California, February 4, 1969, de la série Los Angeles, 1969

Fig. 6. Los Angeles, California, February 4, 1969, de la série Los Angeles, 1969

© Stephen Shore. Courtesy 303 Gallery, New York and Sprüth Magers

6Par un acte de découpage temporel permettant de resserrer la thématique, l’exposition commence par une série à forte dimension conceptuelle, composée d’images en noir et blanc visées au hasard depuis la vitre d’une voiture à Los Angeles ; elle élide ainsi la période passée par le très jeune Shore à la Factory d’Andy Warhol, entre 1965 et 1967 (Tillman et Shore, 1995, 2016). Cette première période new-yorkaise, avant le départ « sur la route », annonce les multiples dimensions du travail photographique de Shore comme pratique artistique à la fois conceptuelle, « pop » (par ailleurs sans tabou sur le commercial, comme l’illustre la présence dans l’exposition de doubles pages publicitaires photographiées pour Nike), documentaire et contemplative. Une pratique de regard sur les surfaces visibles et les images qui forment la texture des espaces états-uniens (les « surfaces américaines »), et une sorte de démocratie visuelle des formats autant que des sujets : le drone comme nouvel Instamatic ?

Fig. 7. South of Klamath Falls, U.S. 97, Oregon, July 21, 1973, de la série Uncommon Places, 1973-1986

Fig. 7. South of Klamath Falls, U.S. 97, Oregon, July 21, 1973, de la série Uncommon Places, 1973-1986

© Stephen Shore. Courtesy 303 Gallery, New York and Sprüth Magers

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Bibliographie

BALLESTA, Jordi, et Eliane DE LARMINAT. « Manières de faire vernaculaires. Une introduction ». Interfaces, n° 44, 2020, journals.openedition.org/interfaces/1453. Page consultée le 21 octobre 2024.

CHÉROUX, Clément. Vernaculaires. Essais d’histoire de la photographie. Cherbourg-Octeville : Le Point du Jour, 2013.

CHÉROUX, Clément, dir. Walker Evans. Catalogue d’exposition. Paris : Centre Pompidou, 2017.

CHÉROUX, Clément. « Introducing Werner Külher ». Imagining Everyday Life: Engagements with Vernacular Photography. Dir. Tina Campt, Marianne Hirsch, Gil Z. Hochberg et Brian Wallis. Göttingen: Steidl / The Walther Collection, 2020, p. 22-32.

CHÉROUX, Clément. Vernaculaires. Essais d’histoire de la photographie. 2ème édition augmentée. Cherbourg-Octeville : Le Point du Jour, 2024.

CHÉROUX, Clément, et Stephen SHORE. Stephen Shore : véhiculaire et vernaculaire. Paris : Atelier EXB / Fondation Henri Cartier-Bresson, 2024.

DE LARMINAT, Eliane. « Paul Strand ou l'équilibre des forces, 14 février - 23 avril 2023, Fondation Henri Cartier Bresson, Paris ». Transatlantica, nº  2 | 2023, journals.openedition.org/transatlantica/22386. Page consultée le 21 octobre 2024.

LUGON, Olivier. « Avant la ‟forme tableau” », Études photographiques, n° 25, mai 2010, journals.openedition.org/etudesphotographiques/3039. Page consultée le 21 octobre 2024.

MORIN, Alice. « Stephen Shore, Museum of Modern Art. November 19, 2017–May 28, 2018 ». Transatlantica, nº 1 | 2017, journals.openedition.org/transatlantica/8533. Page consultée le 21 octobre 2024.

SALARI, Chiara. « Notes sur l'asphalte, une Amérique mobile et précaire, 1950-1990 ». Transatlantica, nº 2 | 2016, journals.openedition.org/transatlantica/8348. Page consultée le 21 octobre 2024.

SHORE, Stephen. Stephen Shore: Luzzara. Rubiera : Arcadia edizioni, 1993.

SHORE, Stephen. A Road Trip Journal. Londres : Phaidon, 2008.

SHORE, Stephen. From Galilee to the Negev. Londres : Phaidon, 2014.

SHORE, Stephen. Survivors in Ukraine. Londres : Phaidon, 2015.

TILLMAN, Lynn, et Stephen SHORE. The Velvet Years: Warhol’s Factory 1965-67. New York : Thunder’s Mouth Press, 1995.

TILLMAN, Lynn, et Stephen SHORE. Factory: Andy Warhol, Stephen Shore. Londres : Phaidon Press, 2016.

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Notes

1 Dans la toute récente édition revue et augmentée du livre Vernaculaires, c’est la formule « utile, domestique et populaire » qui est reprise (Chéroux, 2024).

2 La majeure partie des textes du catalogue consiste en des extraits d’un entretien entre Clément Chéroux et Stephen Shore.

3 Voir en particulier les travaux de Jordi Ballesta et l’exposition de 2017 au Pavillon Populaire de Montpellier, « Notes sur l'asphalte, une Amérique mobile et précaire, 1950-1990 ». Voir aussi Salari, 2016 et Ballesta et Larminat, 2020.

4 Voir Stephen Shore, A Road Trip Journal, Londres, Phaidon, 2008.

5 Shore a aussi utilisé avec un iPhone son compte Instagram comme espace de travail spécifique entre 2014 et mars 2024.

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Table des illustrations

Titre Fig. 1. Beverly Boulevard and La Brea Avenue, Los Angeles, California, June 21, 1975, de la série Uncommon Places, 1973-1986
Crédits © Stephen Shore. Courtesy 303 Gallery, New York and Sprüth Magers
URL http://journals.openedition.org/transatlantica/docannexe/image/23746/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 544k
Titre Fig. 2. Ravena, New York, May 1, 2021 42°29.4804217N 73°49.3777683W, de la série Topographies, 2020-2021
Crédits © Stephen Shore. Courtesy 303 Gallery, New York and Sprüth Magers
URL http://journals.openedition.org/transatlantica/docannexe/image/23746/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 894k
Titre Fig. 3. U.S 89, Arizona, June 1972, de la série American Surfaces 1972-73
Crédits © Stephen Shore. Courtesy 303 Gallery, New York and Sprüth Magers
URL http://journals.openedition.org/transatlantica/docannexe/image/23746/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 659k
Titre Fig. 4. Polk Street. 1971, de la série Greetings from Amarillo, «Tall in Texas», 1971
Crédits © Stephen Shore. Courtesy 303 Gallery, New York and Sprüth Magers
URL http://journals.openedition.org/transatlantica/docannexe/image/23746/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 930k
Titre Fig. 5. Meagher County, Montana, July 26, 2020 46°11.409946N 110°44.018901W, de la série Topographies, 2020-2021
Crédits © Stephen Shore. Courtesy 303 Gallery, New York and Sprüth Magers
URL http://journals.openedition.org/transatlantica/docannexe/image/23746/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 684k
Titre Fig. 6. Los Angeles, California, February 4, 1969, de la série Los Angeles, 1969
Crédits © Stephen Shore. Courtesy 303 Gallery, New York and Sprüth Magers
URL http://journals.openedition.org/transatlantica/docannexe/image/23746/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 658k
Titre Fig. 7. South of Klamath Falls, U.S. 97, Oregon, July 21, 1973, de la série Uncommon Places, 1973-1986
Crédits © Stephen Shore. Courtesy 303 Gallery, New York and Sprüth Magers
URL http://journals.openedition.org/transatlantica/docannexe/image/23746/img-7.jpg
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Pour citer cet article

Référence électronique

Eliane de Larminat, « Stephen Shore, véhiculaire & vernaculaire, 1er juin - 15 septembre 2024, Fondation Henri Cartier-Bresson, Paris »Transatlantica [En ligne], 2 | 2024, mis en ligne le 01 décembre 2024, consulté le 08 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/transatlantica/23746 ; DOI : https://doi.org/10.4000/134gi

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Auteur

Eliane de Larminat

Université Paris Cité

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