1« Les colonies européennes d’Amérique et la naissance des États-Unis, 1776-1803 » est la première manifestation scientifique du programme ANR AMERICA2026 (2023-2027). Organisée par Éric Schnakenbourg, professeur d'histoire moderne et directeur du Centre de Recherche en Histoire Internationale et Atlantique (CRHIA) de Nantes Université, elle a réuni les 28 et 29 mars une dizaine de chercheurs venus de France, d’Europe et des États-Unis.
2C’est par l’évocation du Mémoire sur les colonies américaines de Turgot qu’Éric Schnakenbourg ouvre le colloque. Il rappelle que le Contrôleur Général des Finances de Louis XVI avait pris très tôt la mesure de l’indépendance des États-Unis pour les colonies européennes d’Amérique. Sur les plans commercial et politique, l’émancipation des treize colonies entraînerait l’inéluctable affaiblissement de l’Europe en Amérique, pensait Turgot. Alexander Hamilton, autre grand financier de l’époque, partageait cette analyse avec réjouissance. Il ambitionnait même d’assoir la puissance des États-Unis dans toutes les Amériques, notamment pour répondre au mépris des Européens envers la jeune République, attitude qu’il dénonce dans les dernières lignes du onzième chapitre du Fédéraliste.
3Pour comprendre l’évolution des relations Europe / États-Unis outre-Atlantique, il sera nécessaire de dépasser la chronologie habituelle de la guerre d’Indépendance (1775-1783) et d’aller jusqu’au début du xixe siècle, précise l’organisateur du colloque. Ainsi replacée dans une perspective de moyen terme, l’indépendance des États-Unis sera étudiée dans ses dimensions géographique, économique, politique et culturelle lors des deux journées.
4Après avoir remercié chaleureusement son collègue pour l’organisation de ce colloque, Bertrand Van Ruymbeke, Professeur de civilisation américaine à l’Université de Paris 8 et porteur du projet AMERICA 2026, prend la parole pour souligner l’importance de la perspective hémisphérique dans la compréhension de la Révolution américaine, perspective qui la replace dans son contexte impérial. Si l’on considère l’indépendance comme un processus, observe-t-il, on distingue plusieurs étapes : « décision, déclaration, accession et affirmation. »
5La première communication de Trevor Burnard, professeur d’histoire moderne et atlantique à Hull University, porte sur la Caraïbe britannique de 1760 à 1788. Dans son propos liminaire, Burnard note que les liens entre la révolution américaine et les soulèvements d’esclaves dans les colonies britanniques ont été relativement peu étudiés. Or les revendications des révolutionnaires américains, associées à la mobilisation des troupes coloniales qu’ils entraînèrent, incita les esclaves à se révolter, comme lors du soulèvement d’Hanover (à la Jamaïque) au mois d’août 1776. Même si pendant cette période, les contacts directs entre les treize colonies nord-américaines et les colonies caribéennes étaient rares, poursuit Burnard, la guerre d’Indépendance américaine eut une influence considérable dans ces îles. Mais elle eut une influence contraire : premièrement, la révolution américaine fit craindre une révolution des esclaves pour leur émancipation. Elle entraîna une répression accrue de leurs tentatives de soulèvement. Par la suite, l’indépendance américaine encouragea les colons à réaffirmer leur loyauté envers la Couronne. Les écrits de Simon Taylor (1739-1813), l’un des plus riches planteurs de la Jamaïque, rendent bien compte de leur allégeance, explique Burnard. L’une des principales craintes de ces riches propriétaires terriens était de voir durablement perturbés les circuits commerciaux établis par Londres. À l’échelle de l’Empire, les révolutionnaires américains étaient donc minoritaires. D’autant que les réformes commerciales entreprises par Londres étaient bien accueillies par la majorité des planteurs. En somme, le « lobby des planteurs » soutenait l’Empire et l’Empire soutenait les planteurs. La victoire des révolutionnaires américains fut donc perçue comme une défaite, dans une Caraïbe britannique très majoritairement loyaliste. Burnard ajoute que les planteurs furent, à long terme, les grands perdants de la Révolution américaine, puisqu’elle donna un nouvel élan au mouvement abolitionniste. A travers l’Empire britannique, l’indépendance américaine eut donc des conséquences principalement culturelles et politiques, plutôt qu’économiques; ce sont à celles-ci que la recherche doit désormais s’intéresser, conclut-il.
6Karim Ghorbal, maître de conférences en histoire moderne à l’Université Rennes 2, présente une communication sur un penseur anglais encore méconnu, Josiah Tucker (1713-1799). Il lui a consacré une thèse de doctorat dont il a tiré un livre. L’historien rennais introduit Tucker comme « le partisan le plus farouche de l’indépendance nord-américaine. » C’était aussi un précurseur, car il fut le tout premier à réclamer l’indépendance des États-Unis. Pourtant, Tucker était détesté de ses pairs et sciemment oublié par les historiens américains du xixe siècle. Ghorbal propose d’expliquer ce paradoxe. Politiquement, Tucker était un « Whig de gouvernement » éloigné du pouvoir sous le règne de George III et redécouvert par ses contemporains lors de la révolution américaine. Auteur de nombreux écrits sur le statut des colonies nord-américaines depuis la fin de la guerre de Sept Ans, Tucker considérait l’indépendance de ces colonies comme nécessaire. La souveraineté était, selon lui, indivisible et toute réforme visant à accorder aux treize colonies une quelconque autonomie était vouée l’échec. L’indépendance américaine bénéficierait surtout à la Grande-Bretagne, car elle risquait bien de devenir le vassal de son propre empire sur le long terme. L’esclavage, la dépossession des Amérindiens étaient d’autres écueils que la Grande-Bretagne devait éviter.
7Tucker portait en outre sur les colons nord-américains un regard fort peu charitable : « fanatiques » au Nord et « tyranniques » au Sud, ils se rapprochaient par leur cupidité et leur hypocrisie. Mais Ghorbal précise que la pensée de Tucker ne saurait se résumer à cette féroce aversion : Tucker était avant tout opposé à l’Empire. Il avait ainsi appelé à l’indépendance des Indes dès 1755 et à nouveau en 1784, après l’adoption de l’Indian Act. Tucker prônait au contraire le libre-échange, le soutien au commerce et à l’industrie pour assoir la puissance de son pays. Comment alors expliquer la marginalité de ses idées ? Critiqué pour des raisons évidentes par les révolutionnaires américains, il le fut tout autant par les loyalistes, car il utilisa les arguments des premiers contre les seconds. La causticité avec laquelle Tucker traitait ses contemporains comme Edmund Burke, Lord Shelburne, Benjamin Franklin ou Thomas Paine, tous qualifiés de « patriotes de pacotille » (mock patriots) contribua tout autant à la répudiation de ses idées.
8Françoise Lejeune, professeure d’histoire et de civilisation britannique et nord-américaine à Nantes Université présente la dernière communication de la matinée. Elle porte sur la reconstruction de l’Empire britannique en Amérique du Nord après 1783. Lejeune souligne le caractère expérimental du Canada, et en particulier de la Province de Québec, dans la politique coloniale entreprise par George III au lendemain de la perte des colonies nord-américaines. Le lien entre ce monarque et ses colonies était « sentimental », précise-t-elle au préalable. En effet, George III accéda au pouvoir au moment de la victoire de son royaume dans la guerre de Sept Ans. Il s’affirma rapidement comme le protecteur des franco-canadiens vaincus par ses armées, comme en témoigne sa Proclamation Royale de 1763 et sa correspondance avec les gouverneurs du Québec. Ces derniers le confortèrent dans son rôle, en lui adressant des rapports dithyrambiques sur les progrès économiques de la Province francophone passée sous administration directe de la Couronne. La situation était tout autre dans les treize colonies américaines, où les assemblées coloniales contestaient l’autorité des gouverneurs. Georges III en tira la conclusion qu’il devait approfondir plus encore l’attachement des franco-canadiens à sa personne, en leur proposant des accommodements. Ses instructions adressées aux gouverneurs insistaient sur la nécessité de répondre à leurs attentes, quitte à recourir à des pratiques anticonstitutionnelles. Les dispositions de l’Acte de Québec de 1774 entérinèrent bien ces accommodements contraires à la constitution anglaise : la reconnaissance du catholicisme, le maintien de la loi et de la langue française furent concédés dans le but d’asseoir l’autorité de la Couronne au Canada. Ces accommodements allèrent donc de pair avec une administration coloniale autoritaire et paternaliste. Mais le développement économique promis ne se concrétisa pas, précise l’historienne nantaise.
9Cette politique coloniale fut un demi-succès lors de la révolution américaine, puisque les Québécois refusèrent de prêter main-forte aux insurgés. Ils refusèrent aussi de soutenir les loyalistes et proclamèrent leur neutralité dans la guerre d’Indépendance américaine, décision qui déçut profondément George III, comme en témoigne sa correspondance avec le Gouverneur Carleton. À la négociation du Traité de Paris, Franklin proposa à Lord Shelburne de céder le Canada aux États-Unis. Il avança dans ce but plusieurs arguments : le commerce des fourrures ne compensait pas les coûts du maintien de ce vaste empire ; les Français, forts de leur alliance avec les vainqueurs, pourraient bien tenter de reconquérir leur ancienne colonie ; enfin, le Canada serait une juste réparation de guerre. Si Lord Shelburne et les Whigs étaient prêts à négocier, les prétentions de Franklin renforcèrent l’attachement de George III pour le Canada. Ces colonies allaient désormais pouvoir endiguer les États-Unis en Amérique du Nord et accueillir les loyalistes pour devenir dans le vocable impérial « les colonies loyales » (loyal colonies). Mais une fois encore, ce nouveau dessein impérial ne se réalisa que partiellement. Dans un premier temps, Lord Shelburne servit mal ce projet, en cédant aux Américains des territoires situés dans le nord-est de leur pays. Les Loyalistes furent donc sacrifiés pour protéger la frontière. Autre projet infructueux : le commerce entre le Canada et les Antilles ne se développa pas comme prévu, face à la concurrence déloyale du commerce illicite avec les Américains. Finalement, ces sujets loyaux firent montre d’un « esprit américain », en revendiquant le droit de pouvoir siéger au sein d’assemblées coloniales. C’est ainsi que fut adopté le Constitutional Act de 1791, qui accorda aux Provinces canadiennes une autonomie accrue.
10Les trois communications présentées l’après-midi de cette première journée portent un regard caribéen sur la Révolution américaine. C’est avec une communication intitulée « “Une révolution dans le commerce” : les Chambres d'agriculture des Antilles françaises face à la naissance des États-Unis » que Giulio Talini, doctorant à la Scuola Superiore Meridionale de l’Università degli Studi di Napoli Federico II, débute cette session. Le chercheur italien fonde son analyse sur un examen minutieux des registres des Chambres d’agriculture de Saint Domingue, de Guadeloupe et de Martinique. C’est avec la convocation du premier Congrès Continental américain (1774) que les planteurs français de la Caraïbe réunis au sein des Chambres d’agricultures commencèrent à s’interroger sur les causes historiques et les conséquences de la Révolution américaine, à l’intérieur de l’Empire britannique et au-delà de ses frontières. Cette réflexion conduit les membres de ces Chambres à « redéfinir certains paradigmes de l’économique politique coloniale » et « à proposer une renégociation des rapports de pouvoir entre métropole et outre-mer, sans pour autant se laisser séduire par la rhétorique républicaine et universaliste d’émancipation révolutionnaire ». Ce qui intéressait surtout les Français de la Caraïbe dans la Révolution américaine, ajoute Talini dans son propos liminaire, c’est « la révolution dans le commerce ».
11Au commencement de la Révolution américaine, les liens commerciaux entre les îles à sucre françaises et les colonies américaines étaient déjà anciens et ces économies étaient complémentaires. Les treize colonies fournissaient aux Français les denrées alimentaires nécessaires aux esclaves ; les Français vendaient aux Américains du sucre à un prix concurrentiel.
12La Déclaration d’indépendance américaine eut un retentissement profond dans les Antilles françaises, car elle permit de réexaminer la question des relations entre les colonies et la métropole sous un angle nouveau. Des questions aussi essentielles que celles de la fiscalité coloniale, de la souveraineté commerciale ou de la représentation politique à Paris furent débattues des deux côtés de l’Atlantique. Les Français se mirent à analyser les causes historiques et politiques, mais non philosophiques précise Talini, de la Révolution américaine dès la signature du Traité d’Amitié et de Commerce franco-américain (1778). Le jeune historien cite pour exemple les écrits de Paul-Ulric Dubuisson, auteur d’un Abrégé de la Révolution de l'Amérique angloise. La problématique de l’abrégé de Dubuisson fut posée en ces termes :
Est-ce la mère qui, depuis long-tems injuste & durement impérieuse a forcé ses enfans à se révolter contr’elle ? Ou bien, ceux-ci, devenus grands, méconoissant la main qui les a soutenus, dès qu’elle ne leur a plus été nécessaire, ont-ils abandonné volontairement le sein qui les avait nourris ? (1-2, sic.)
13Talini précise que c’est la première hypothèse qui sera développée tout au long de cet ouvrage, afin d’expliquer et surtout, de légitimer la révolution américaine. Dubuisson fit précéder son texte par un « avertissement » adressé « aux Rois » :
si les Rois avoient le tems de lire, & que par hasard cette brochure se trouvât sous leurs pas, ils en pourroient conclure que tous les liens qui leur attachent leurs sujets, le seul sur lequel ils doivent compter est leur affection ; puissant motif pour qu’ils craignissent de l’aliéner ! (xiii, sic.)
14D’autres auteurs d’histoires de la Révolution américaine mirent en garde Louis XVI dans des termes similaires : Hilliard d'Auberteuil, auteur des Essais historiques et politiques sur les Anglo-américains (1781-1782) vit en Saint-Domingue une colonie esclave de sa métropole.
15Parallèlement à ces débats historiques et politiques, la Révolution américaine suscita un élan réformateur dans les colonies françaises de la Caraïbe et c’est dans les Chambres d’agriculture des îles du vent et des îles sous le vent qu’il trouva son impulsion. Placés sous la tutelle des plus riches planteurs, les « Grands Blancs », les membres de ces Chambres virent en la révolution américaine une opportunité de proposer des réformes fiscales, pour abaisser les taxes à l’exportation (appelées « droits de sortie ») du café ou revoir le calcul de la capitation sur les esclaves, entre autres. Ces propositions furent relayées par les représentants des colonies à Paris. Cette coordination entre organes coloniaux était sans précédent, souligne Talini. Mais loin de faire de ces questions fiscales le point de départ d’une contestation de la tutelle coloniale, ces propositions émises par les Chambres, eurent pour objectif de réformer, de rationaliser le système économique colonial. Autre proposition, restée lettre morte : commercer librement avec les treize colonies émancipées, pour faire des colonies de plantation françaises des entrepôts. La révolution américaine devait, en ce sens, donner lieu à une révolution dans le commerce. Et c’est après la signature du Traité de Paris que certaines des demandes des Chambres furent satisfaites, notamment grâce au lobbying des diplomates américains.
16Éric Schnakenbourg présente une communication intitulée « “Ce peuple voisin, tout à la fois utile et dangereux” : les Antilles françaises et les États-Unis (1793-1800) ». Elle débute par une citation issue de la thèse de l’historien moderniste Charles Frostin, spécialiste de Saint-Domingue :
Un des phénomènes les plus importants de l'histoire américaine au xviiie siècle, et qui intéresse au premier chef l’histoire européenne, c’est l’essor de la puissance économique de la Nouvelle Angleterre. Son empire croissant sur la méditerranée américaine a impliqué un véritable bouleversement de l’échiquier commercial, avec l’apparition d’un nouveau partenaire dont les puissances européennes auraient désormais à tenir compte. (333)
17Ce nouvel échiquier, précise Schnakenbourg, allait poser un problème insurmontable aux colonies françaises de la Caraïbe qui, bien que soumises au régime de l’exclusif, avaient un besoin impérieux de commercer avec les treize colonies. De la même façon, pour les Américains, les Antilles appartenaient à leur « horizon naturel » et commercer avec elles était un droit à faire valoir, même au prix d’un conflit ouvert avec les puissances européennes. C’est donc les dimensions politiques de ces relations commerciales qui font l’objet de la communication présentée par le directeur du CRHIA. Ce commerce entre colonies britanniques et françaises était établi de longue date, rappelle-t-il. Il était en outre considérable par son volume : au début des années 1750, les colonies anglaises d’Amérique du Nord faisaient douze fois plus de commerce avec les Antilles non-britanniques qu’avec les Antilles britanniques. L’exportation de produits sucriers vers la Nouvelle-Angleterre augmenta après la guerre de Sept Ans ; l’importation vers les Antilles de morue séchée, bois, bovins et chevaux suivit la même courbe ascendante. Cette croissance incita de nombreuses voix à s’élever contre le régime d’exclusif imposé par la métropole. Charles Louis L’Héritier de Brutelle (1746-1800), député du commerce et de la Chambre d'agriculture de Saint-Domingue, appela en ces termes à la libre navigation entre les colonies françaises et américaines :
Les consommateurs naturels des sirops et taffias sont les habitans de l’Amérique Septentrionale, on n’ose point espérer qu’ils viennent en Europe faire des approvisionnemens qu’ils pouvoient se procurer aisément et à peu de frais par une navigation directe aux colonies […] Ne pourroit-il pas s’établir une navigation directe de nos colonies et par nos Bâtiments dans ces colonies étrangères ? (Tarrade 267, sic.).
18Le dynamisme de ce commerce parfaitement illicite avec la Nouvelle-Angleterre s’explique par l’incapacité de la Métropole à approvisionner ses propres colonies, insiste Schnakenbourg. Il démontre l’échec de l’économie coloniale.
19Au moment de la négociation du Traité d’Amitié et de Commerce (1778), la libéralisation du commerce entre les Antilles françaises et les États-Unis fut débattue. Mais aucune mesure allant dans ce sens ne fut adoptée, du moins dans le traité, car dans les faits, les ports des Antilles françaises restèrent bien ouverts aux navires américains pendant la guerre d’Indépendance. Le Traité de Versailles mit fin à cette libéralité, ce qui déçut les Américains. Seuls restèrent ouverts les ports d’entrepôts. Mais la farine et le bois ne pouvaient être vendus dans les colonies françaises et inversement, café, sucre, coton et cacao ne pouvaient être exportés des Antilles vers les États-Unis. Ces restrictions devinrent un enjeu de la diplomatie américaine, désireuse d’établir une réciprocité commerciale : « Si la France veut que nous buvions son vin, déclara l’ambassadeur des États-Unis en France Thomas Jefferson, elle doit permettre à ses colons de manger notre pain » (Adams 166). Au-delà de cette dimension commerciale, le refus des Européens d’ouvrir leur commerce à la jeune République indépendante fut interprétée comme la preuve d’une « hostilité structurelle et fondamentale » envers les États-Unis.
20Les Français étaient, il est vrai, très peu enclins à libéraliser leur commerce avec les Américains, même au lendemain de la conclusion du Traité de Paris. Les pages d’un mémoire attribué au Consul de France à Philadelphie François Barbé de Marbois témoigne de leurs craintes ; son auteur préconisait de « circonscrire les rapports et de régler les limites du commerce de nos îles à sucre avec ce peuple voisin tout à la fois utile et dangereux ». En outre, les Américains avaient conservé les défauts des Anglais, et les Français leurs préjugés envers ces derniers : cupidité, avarice et mesquinerie étaient à craindre dans tout commerce avec eux. L’année 1793 ouvrit un nouveau chapitre : les Français, par la voix d’Edmond-Charles Genêt, demandèrent aux Américains d’approvisionner les Antilles françaises pendant la guerre de la Première Coalition, rompant ainsi avec des décennies de protectionnisme. Cet approvisionnement coûta de nombreux navires aux Américains, coulés par la marine britannique. Le Traité de Jay de 1794 envenima les relations entre Français et Américains pour les mener à la Quasi-Guerre, avec la déclaration par le Congrès d’un embargo sur le commerce français au mois de juillet 1798. Pour protéger les bâtiments américains en haute mer, le Département de la Marine des États-Unis fut créé le 30 avril 1798. Son premier Secrétaire Benjamin Stoddert affirma très clairement ses ambitions : protéger le littoral américain et faire valoir les intérêts commerciaux et politiques des États-Unis dans les Antilles. La marine américaine servirait donc les intérêts commerciaux des États-Unis et elle fut particulièrement active dans la Caraïbe pendant la Quasi-Guerre, mer qui historiquement fut son premier champ d’intervention privilégié. L’expansionnisme commercial américain allait donc de pair avec un expansionnisme politique. Pour illustrer sa conclusion, Éric Schnakenbourg choisit une citation d’un diplomate américain, Joel Barlow :
Toutes les colonies ont un véritable intérêt en raison de la similarité des situations et des évènements qu’elles connaitront inévitablement à devenir naturellement nos meilleurs amis et avec une bonne orientation, nos concitoyens. Ils ne se passera pas beaucoup d’années avant que ces colonies se débarrassent de leur dépendance avec l’étranger et rompent les liens qui les unissent avec les gouvernements européens.
21Victor Enthoven de la Vrije Universiteit d’Amsterdam clôt la première journée de ce colloque, avec une communication portant sur la Caraïbe néerlandaise : « Curaçao and the Quasi-War, 1798-1800 ». C’est plus précisément sur deux colonies de cet empire que porte son étude : l’île de Saint Eustache et l’île de Curaçao. Toutes deux avaient pour particularité d’être des ports francs. Peut-on alors qualifier l’empire néerlandais dans l’Atlantique de « colonial », s’interroge Enthoven en préambule ? Oui, car ces îles étaient bien soumises à leur métropole. Mais après la perte de colonies au Brésil (1654) et en Amérique du Nord (1674), l’empire colonial néerlandais se mua en un empire commercial, plutôt que territorial, précise-t-il. Les relations entre ces colonies et les colonies anglaises d’Amérique du Nord, avant et après leur indépendance, le prouvent. Avant 1776, colons néerlandais et nord-américains développèrent de solides liens commerciaux, notamment pour s’approvisionner en thé, tabac et armes. Enthoven se penche ensuite sur l’évolution de cette relation pendant la Quasi-Guerre. Elle fut tributaire de la question de l’esclavage. Une tentative de soulèvement se produit sur l’île de Curaçao, en août 1795 : réprimée par la milice locale, elle fragilisa considérablement la colonie.
22Mais c’est surtout la Révolution française qui influa sur le cours des relations entre l’empire colonial néerlandais et les États-Unis d’Amérique. Toujours en 1795, en pleine Guerre de la première coalition, les patriotes néerlandais renversèrent le stathouder Guillaume V d’Orange-Nassau et proclamèrent la création de la République batave, alliée de la France. Ce changement de régime engendra une guerre civile, qui s’étendit à la colonie de Curaçao : le gouverneur refusa de prêter allégeance à la nouvelle république et fut renversé en 1796. Enthoven qualifie cet épisode de « coup d’état orchestré par des patriotes modernes ». Ces derniers entendaient réorienter la politique commerciale de Curaçao des États-Unis vers la France : une taxe de 5 % sur les importations américaines fut ainsi adoptée. Mais les liens commerciaux entre Antilles néerlandaises et États-Unis étaient inébranlables, et la contrebande reprit très vite ses droits. À la veille de la Quasi-Guerre, des corsaires français basés à la Martinique commencèrent à piller les navires américains en route vers Curaçao et Saint-Eustache. En 1797, les cargaisons de dix-neuf navires à destination de Curaçao furent ainsi saisies. La plupart des navires américains se détournèrent des Antilles néerlandaises l’année suivante. Mais la diplomatie américaine revint à l’offensive : en 1799, le Secrétaire d’État Timothy Pickering accusa l’ambassadeur de la République batave à Washington Rogier Gerard van Polanen de tirer un profit personnel de la piraterie française. La suite des opérations fut menée à Curaçao : trois Français furent accusés de fomenter un soulèvement d’esclaves et expulsés de l’île. Par peur d’une contagion révolutionnaire, notamment en provenance d’Haïti, le gouverneur de Curaçao demanda aux Britanniques et aux Américains d’intervenir pour rétablir l’ordre. Ils répondirent promptement à son invitation. La marine française ne fit rien pour empêcher le passage sous pavillon anglo-américain de cette colonie alliée ; cette absence de réaction reste inexpliquée par les historiens, observe Enthoven. Pour conclure, il ajoute que l’on ne peut pas parler d’affirmation de la puissance américaine à Curaçao, tant était réduit le nombre de soldats impliqués dans cet épisode de la Quasi-Guerre.
23La seconde journée de cette conférence débute avec une communication d’Ashli C. White, professeure d’histoire moderne et atlantique à University of Miami. Comment de simple objets, tels que des vêtements, des bijoux, des meubles ou encore de la vaisselle acquirent-ils une signification politique à l’époque des révolutions atlantiques ? Ainsi est posée la problématique de la communication intitulée « Objects and Revolutions in the United States and the Caribbean ». De nombreux objets jouèrent un rôle clé dans la compréhension des bouleversements politiques de leur époque, explique White ; ils permirent également aux contemporains de ces révolutions d’y participer, en leur attribuant un sens. Mais comme les idées, ces objets circulèrent dans l’espace atlantique et il convient de les étudier en mouvement, non dans leur seul contexte national, prévient la spécialiste de cette question dans son propos liminaire. Elle poursuit sur ces aspects méthodologiques en distinguant « objet » et « matérialité ». Afin de saisir la matérialité d’un objet, il faut d’abord s’interroger sur sa nature ; ainsi, la statue de cire d’un révolutionnaire français représentera la violence des années 1790, tandis que la représentation du même révolutionnaire sous forme de gravure invitera à une réflexion sur la souveraineté populaire. Ensuite, les matériaux dans lequel furent fabriqués ces objets déterminèrent leur trajectoire : il était plus facile de donner un nouveau sens à un vêtement qu’à une porcelaine peinte. Enfin, les usages de ces objets leur donnèrent leur portée politique. Qui les achetait ? Qui les utilisait ? Comment, où, et dans quel(s) but(s) ? Par exemple, le buste d’un monarque anglais détenu par un esclave en Virginie n’avait pas la même signification que lorsqu’il ornait le salon du Duc d’Orléans, indique l’historienne américaine. Ces objets révolutionnaires étaient donc des objets contestés : leur étude nous fait porter un nouveau regard sur cette époque.
24Dans l’espace atlantique, la culture matérielle était contrainte par le mercantilisme européen. Révolutionnaires américains ou haïtiens ne pouvaient utiliser que des objets importés de Grande-Bretagne ou de France. Ces objets importés desservaient leurs causes, mais ils pouvaient parfois acquérir une signification contraire, même radicale. Les uniformes des soldats en sont un bon exemple. À la fin du xviiie siècle, le tissu utilisé pour la fabrication des vêtements était rare et précieux. À tel point que les uniformes (composés d’un manteau, d’un gilet et d’un haut de chausses) étaient appelés « vêtements » (clothing), car ils étaient portés au quotidien, pendant et après les années de guerre. Ces vêtements étaient particulièrement précieux pour les esclaves et les affranchis. À Saint-Domingue par exemple, il leur avait été interdit de porter l’habit militaire, et même certains tissus. Endosser l’uniforme était donc pour les Noirs de Saint-Domingue un geste politique extrêmement fort. Un autre aspect de la matérialité de ces vêtements était particulièrement riche de sens pour tous les esclaves dans l’espace atlantique ; en effet, ces uniformes étaient achetés, non donnés par l’armée. Bien souvent, le prix de ces uniformes était déduit de la solde des combattants. Les Noirs purent donc posséder des objets de valeur, les vendre et les échanger, s’affirmant ainsi comme des êtres humains, eux qui n’avaient eu jusqu’alors aucun droit, sinon précisément celui d’être possédé, vendu ou échangé comme un vulgaire vêtement. Autre conséquence de l’achat des uniformes par les soldats : le droit de faire entendre son mécontentement quand ces vêtements tardaient à leur être distribués. Ces protestations étaient prises très au sérieux par une hiérarchie autrement sourde à leurs revendications. Et pour cause : White donne pour exemple la désertion de 2 700 soldats (sur 3 000) placés sous le commandement du général Charles Lee pendant l’hiver 1776 « par manque de vêtements » (for want of clothing).
25Quels vêtements portaient précisément ces soldats ? Pour répondre à cette question, l’historienne a examiné plus de 200 avis de recherche de déserteurs émis pendant la guerre d’Indépendance américaine, source la plus fiable pour l’étude de ces objets bien souvent disparus avec le temps. Ces avis de recherche décrivent précisément les vêtements portés par les déserteurs et révèlent ainsi leur dimension politique. Les manteaux sont particulièrement révélateurs : rarement conformes au règlement, ils variaient tous par leur taille, coupe, couleur et décoration. Au sein d’un même régiment, ils pouvaient être tous différents. Chaque soldat avait donc pris la liberté d’agrémenter son manteau pour affirmer son rang. Les soldats noirs en particulier, dans les treize colonies comme à Saint-Domingue, les soignaient pour les rendre conformes aux standards européens, tout en les agrémentant d’objets rappelant leurs origines afro-caribéennes, observe White, et ceci dans un but éminemment politique : affirmer leur égalité tout en revendiquant leur liberté. Napoléon Bonaparte l’avait d’ailleurs bien compris, en indiquant qu’il ne saurait tolérer la moindre épaulette sur une épaule noire à la veille de l’Expédition de Saint-Domingue. Dans l’étude de la matérialité des objets, le moindre détail a donc son importance. Et la matérialité des objets circulant dans l’espace atlantique est essentielle à la compréhension des révolutions américaine, française et haïtienne, ajoute l’historienne : ces révolutions se firent autant par les idées que par les objets produits par les femmes et les hommes qui traversèrent cette époque.
26Andy Cabot, docteur de l’Université Paris-Cité, présente une communication qui envisage l’indépendance des États-Unis dans une perspective de moyen-terme : « Esclavage et intérêt national dans la Jeune République américaine : la traite américaine et les colonies européennes, 1787-1803 ». Il est donc question dans cette étude du commerce des esclaves, sous pavillon américain, vers la Caraïbe. Cabot souligne au préalable l’importance de l’opposition à la traite d’esclaves dans la construction d’une identité politique américaine antiesclavagiste. Mais la perpétuation de l’esclavage dans la première moitié du xixe siècle soulève plusieurs questions. Pourquoi le commerce d’esclaves ne faiblit-il pas, malgré l’adoption de lois anti-traite dès 1794 ? Le discours anti-traite eut-il un quelconque effet sur les rapports commerciaux entre les États-Unis et la Caraïbe? Enfin, que révèle cette politique anti-traite sur la position du gouvernement fédéral sur l’esclavage et l’économie de plantation?
27C’est lors de la convention constitutionnelle de Philadelphie de 1787 que l’opposition à la traite des esclaves prit forme. Le délégué virginien George Mason synthétisa les arguments anti-traite de l’époque en rappelant les origines impériales de ce commerce, en soulignant ses effets néfastes sur la croissance des manufactures et en prévenant du risque grandissant de soulèvement d’esclaves. Pour Mason et ses alliés, il était dans « l’intérêt national » des États-Unis de mettre un terme à cette traite. Le compromis constitutionnel en décida autrement et les États fédérés eurent le choix de réglementer ce commerce pendant vingt ans. Or à la surprise des abolitionnistes, de nombreux États choisirent d’interdire l’importation d’esclaves : la Caroline du Sud en 1788, sa voisine au nord en 1794 et la Géorgie en 1798. Qu’en était-il de l’exportation d’esclaves ? Pendant la Révolution, cette exportation avait été interdite, pour affaiblir l’ennemi britannique. Lors de la Convention de Philadelphie, la question de son interdiction définitive fut débattue, mais en vain. À la suite de cette tentative, le discours cherchant à interdire la traite au nom de « l’intérêt national » se réorienta pour porter non plus sur la seule importation d’esclaves, mais également sur leur exportation. Ainsi, le 23 mars 1790, le Congrès présenta une Déclaration des Pouvoirs (Declaration of Powers surveying the entirety of its constitutional prerogatives over the slave trade and slave emancipation) stipulant qu’il se réservait le droit de réglementer ce commerce. Cette déclaration incita les marchands d’esclaves américains à redéployer leur activité dans la Caraïbe espagnole, notamment dans le port de La Havane. Les abolitionnistes contre-attaquèrent, en menant une campagne visant à faire interdire cette exportation par le pouvoir fédéral. Arrivées au Congrès à la fin de l’année 1791, les pétitions ainsi récoltées ne condamnèrent plus l’esclavage au nom d’impératifs moraux, mais au nom des intérêts économiques du pays. Pour reprendre les termes choisis par les membres de la société abolitionniste de Providence, la traite était « préjudiciable au véritable intérêt commercial de la nation et destructeur de la vie des marins ». Autre argument employé par cette société fondée dans le Rhode Island : le capital utilisé pour la traite serait bien mieux employé pour développer la croissance des manufactures. La première convention nationale des sociétés abolitionnistes tenue en janvier 1794 entérina cette stratégie économique et géopolitique. La guerre navale entre Français et Anglais, les insurrections à Saint-Domingue renforcèrent sa légitimité.
28Les efforts des abolitionnistes furent récompensés le 22 mars 1794, jour où le Congrès vota une loi interdisant l’exportation d’esclaves (An Act to prohibit the carrying on the Slave Trade from the United States to any foreign place or country). Mais son application fut laborieuse, précise tout de suite le jeune historien. L’exportation d’esclaves doubla même, toujours à destination de La Havane. Comment l’expliquer ? Dans cette seconde moitié des années 1790, la demande en main d’œuvre servile crût dans la Caraïbe, notamment pour pallier le déficit des denrées coloniales produites à Saint-Domingue. Les marchands américains profitèrent de leur statut de citoyen de nation neutre pour commercer aussi avec les Britanniques, alors maîtres de la Caraïbe. Ils avaient d’ailleurs peu à craindre de la marine américaine, encore trop modeste pour être capable de faire appliquer la loi. Une nouvelle loi fut adoptée en 1800, mais elle échoua pour les mêmes raisons. Que retenir de ces multiples tentatives d’interdire l’exportation des esclaves ? D’un point de vue strictement législatif, le succès fut au rendez-vous. Mais la persistance du commerce des esclaves démontre les limites de cette politique anti-traite, confrontée aux impératifs économiques et géopolitiques de la fin du xviiie siècle.
29Manuel Covo, professeur d’histoire moderne et atlantique à University of California, Santa Barbara s’intéresse à un aspect fondamental de ces révolutions : la fiscalité. « Taxer les colonies françaises à l'ère de la Révolution Américaine : les États-Unis, modèle ou repoussoir ? » est la question qu’il examine dans son exposé. « No taxation without representation » est la devise bien connue de la Révolution Américaine. La question fiscale joua aussi un rôle essentiel dans la Révolution Française, comme on le sait. Aussi sera-t-on surpris d’apprendre que cette question fiscale dans les colonies françaises n’a fait l’objet que d’un nombre d’études très réduit, observe Covo. C’est seulement à partir de l’indépendance d’Haïti que la fiscalité de l’île a été étudiée, notamment en rapport avec la dette envers la France. Il faut admettre que la question de la fiscalité des colonies françaises pose un double défi méthodologique, prévient l’historien : elle se situe à la croisée de deux « chaos » : celui des finances de l’Ancien Régime et celui des révolutions. Mais le jeu en vaut la peine : le système fiscal des colonies françaises était étroitement lié « à l’économie extravertie de la plantation et plus particulièrement à l’esclavage ». Cela implique que toute remise en question de l’esclavage représentait une menace pour la santé fiscale des colonies et fragilisait sa relation avec la métropole. De plus, la réflexion sur la fiscalité contribua à faire évoluer le modèle économique des colonies, pour aller de l’esclavage vers d’autres modes de création de la richesse. Les Français, à Saint-Domingue comme en métropole, s’interrogèrent sur la nécessité de réformer leur fiscalité afin d’éviter une remise en cause de leur empire, comme en 1776.
30Dans les Antilles françaises, les acteurs économiques étaient ainsi parfaitement conscients des liens très étroits entre politique fiscale et politique coloniale. Les débats sur l’exclusif colonial, sur la base de l’impôt (la propriété foncière, la main d’œuvre ou le commerce) étaient soutenus ; ils précédèrent la Révolution française et subirent bien sûr son influence. Manuel Covo distingue plusieurs phases dans ces débats : 1) la période prérévolutionnaire et l’après-guerre de Sept Ans, 2) la Révolution américaine, 3) la Révolution française et 4) la politique du Directoire et la Révolution haïtienne.
31Avant la Révolution française, les finances de la monarchie étaient structurées d’une façon si complexe (en de multiples « caisses ») qu’il était impossible d’évaluer le coût des colonies et la richesse générée par celles-ci. Mais il est certain que la métropole assumait la majorité des dépenses de la colonie, notamment en assurant leur sécurité et leur ravitaillement. Les colonies étaient pensées comme enrichissant la France et par conséquent, elles ne devaient être taxées. C’est le point de vue de Pierre-Victor Malouët (1740-1814) administrateur de la Guyane et auteur d’un Mémoire sur l’Esclavage des Nègres (1788) cité pour exemple :
Le produit fiscal de nos colonies ne peut donc pas être estimé par la somme des droits imposés sur leurs denrées ; mais par la plus-value qu’elles donnent à la culture, au commerce, à l’industrie et à l’impôt territorial en appelant l’argent de l’étranger. Elles influent donc infiniment sur la force et la richesse nationale. (66)
32Mais cette contribution à la richesse nationale impliquait un strict respect du cadre de l’exclusif. Or ce point de vue ne faisait pas l’unanimité et Manuel Covo rappelle les arguments d’Hilliard d'Auberteuil étudiés par Giulio Talini la veille : la levée des interdictions sur le commerce avec les treize colonies diminuerait considérablement la contrebande. En somme, le débat entre exclusif et impôt est clé pendant cette période prérévolutionnaire.
33À l’époque de la Révolution américaine, des réformes furent introduites. L’intendant de Saint-Domingue François Barbé-Marois chercha à assouplir la politique de l’exclusif, pour pouvoir la faire appliquer à la lettre. Il fit aussi le pari de la transparence, en rendant publics les comptes de la colonie. On remarquera ici l’influence directe de la politique fiscale américaine. Elle se manifeste aussi en Martinique et en Guadeloupe, où en 1787 des assemblées locales furent créées, donnant à leurs membres un droit de regard sur les politiques fiscales et budgétaires. Mais puisque les grands planteurs contrôlaient ces assemblées, elles votèrent en toute logique une fiscalité sur le commerce, plutôt que sur la propriété foncière. Même la capitation reflétait ce déséquilibre : elle ne portait en Martinique que sur les esclaves des villes, non ceux des plantations.
34La Révolution française remit en cause le régime fiscal des colonies dans son ensemble. Comme en métropole, une résistance générale à l’impôt s’affirma bruyamment. Pour apaiser les colonies, la Convention vota le 21 septembre 1793 un Acte de navigation inspiré en partie de la législation américaine. Mais cette nouvelle politique commerciale réveilla la vieille rivalité entre le pouvoir législatif des colonies et celui de la métropole, rivalité inscrite dans la Constitution de 1791, puisque cette dernière confiait aux assemblées de planteurs des responsabilités fiscales accrues. La souveraineté était-elle locale ou nationale ? Autre question cruciale : qui devait être considéré comme « un citoyen actif » et donc imposable dans un contexte colonial ? Les Blancs ? Ou les Blancs propriétaires d’esclaves ?
35En vertu de la Constitution de l’an III, les colonies furent intégrées à la République. La fiscalité fut profondément réformée par une loi adoptée le 1er janvier 1798. Elle dut s’appliquer uniformément à toutes les colonies. Chaque département (nouveau statut conféré aux colonies d’outre-mer) devrait désormais contribuer financièrement au budget de la nation. Mais chaque colonie appliqua sa propre méthode : taxation du commerce maritime à la Martinique, doublement de la capitation à la Réunion esclavagiste, etc. Ainsi, tout au long des trois dernières décennies du dix-huitième siècle, les questions fiscales illustrèrent les difficultés de l’empire colonial français à se réformer et à se muer en une république. Dans ce processus, la Révolution Américaine fut à la fois « une référence, un contrepoint et facteur » conclut Manuel Covo.
36Avec la communication d’Emmanuelle Perez-Tisserant, maîtresse de conférences en histoire nord-américaine à l’Université Toulouse Jean Jaurès, la perspective se déplace vers l’Ouest : « Les États-Unis, l’enjeu Pacifique et la Californie espagnole après l’indépendance (1776-1803) ». L’historienne traite de la Révolution américaine telle qu’elle fut perçue dans l’une des colonies du vaste empire espagnol, la Haute-Californie, et renvoie à Spain and the American Revolution, un ouvrage collectif auquel elle a contribué pour tous ceux qui s’intéresseront à cet empire dans son ensemble. C’est par une anecdote tirée d’une Historia de California écrite en 1876 par l’ancien gouverneur de la province, Juan Bautista Alvaro, que s’ouvre sa communication. En 1817, dans la baie de Monterrey, un trois-mâts battant pavillon des États-Unis se présenta pour vendre sa cargaison importée de Chine. Or ce pavillon était totalement inconnu des autorités coloniales espagnoles qui, dans un contexte prérévolutionnaire, craignaient l’infiltration de leurs positions par des espions. Ordre fut donc donné à ces Américains non-identifiés de quitter les eaux espagnoles. Ce qui est frappant dans cette anecdote remarque Perez-Tisserant, c’est la prise de conscience relativement tardive de l’existence de ces « Angloamericanos ».
37Dans cette Province de Haute-Californie, la proclamation des États-Unis eut un retentissement bien différent que dans le reste de l’Empire espagnol d’Amérique du Nord, de par la distance la séparant des treize colonies en premier lieu ; ce n’est qu’en 1819 que cette Californie septentrionale se retrouva frontalière des États-Unis. À juste titre, Perez-Tisserant rappelle que l’année 1776 ne fut pas seulement celle de la naissance des États-Unis d’Amérique, ce fut aussi celle de la fondation de la mission et du Presidio (fort) de San Francisco marquant le début de l’apogée de l’Empire colonial espagnol en Amérique du Nord. Mais la côte Pacifique, bien que revendiquée par les Espagnols, était depuis les années 1740 l’objet de convoitises européennes (anglaises, françaises et russes). Les explorateurs de ces nations, toujours à la recherche d’un passage du nord-ouest, y faisaient de régulières incursions. La colonisation de la Haute-Californie depuis la Basse-Californie par des soldats et des Franciscains fut donc le moyen de préempter cet espace ; San Diego fut fondée en 1769, Monterrey l’année suivante et enfin plus au nord, San Francisco.
38La décennie suivante, l’explorateur britannique James Cook fut interdit de commercer dans les ports espagnols. Son commerce de peaux de loutre de mer avec la Chine éveilla les convoitises. En 1789, une expédition espagnole fut envoyée dans les eaux fréquentées par Cook, pour lui soustraire une partie de ce commerce très lucratif. Très vite, les hostilités entre les Espagnols et les Britanniques donna lieu à la Crise de Nootka. Cette crise souligne la perception d’une menace bien plus britannique (et russe) qu’américaine dans le Pacifique à cette époque, note Perez-Tisserant. Les Américains semblaient inoffensifs et même respectueux de la souveraineté espagnole. Cette perception erronée s’illustre même de façon étonnante, par « une confusion générale quant au nouveau statut et à l’appellation de la nouvelle nation » : les marins américains étaient ainsi le plus souvent décrits comme « Bostones de nación », puisque la majorité des navires provenaient de la Nouvelle-Angleterre. Dans les correspondances coloniales, le Président des États-Unis Thomas Jefferson était même appelé « secretario de Colonias » ou même « el presidente de las Colonias » !
39Le net changement de perception des États-Unis par les colons espagnols de la Haute-Californie se produisit progressivement, dans la décennie 1810. Cette évolution peut s’expliquer par des troubles internes : la crise de la monarchie espagnole en premier lieu, crise indissociable du mouvement pour les indépendances des colonies latino-américaines. Le Presidio de Monterrey fut ainsi attaqué par le corsaire franco-argentin Hippolyte Bouchard en 1818. À l’extérieur des frontières de l’Empire, toujours en 1818, les avancées des troupes d’Andrew Jackson sur Pensacola et San Marcos de Apalache, toutes deux situées dans la partie occidentale de la Floride, firent craindre aux Espagnols de Haute-Californie une invasion américaine. Cette crainte perdura après l’indépendance du Mexique (1821), face à la pression accrue des Américains, mais aussi des Britanniques et des Russes dans le Pacifique. L’histoire de la Californie, espagnole puis mexicaine, est donc intimement liée à celle des rivalités coloniales européennes.
40Gilles Havard, directeur de recherche au CNRS, spécialiste de l’histoire des relations entre Amérindiens et Européens en Amérique du Nord, présente une communication en rapport avec sa dernière monographie, Les Natchez : Vie et destin d'un peuple nord-américain. Quatre grands chefs de cette nation amérindienne de la basse vallée du Mississippi trouvèrent refuge chez les Creeks au milieu du xviiie siècle, au sein de leur confédération multiethnique. C’est à ce titre qu’ils prirent part aux négociations menant au Traité de New York de 1790, traité objet de cette communication. Avec ce traité, remarque l’historien, nous sommes au cœur de l’interrogation sur la nature des États-Unis : autrement dit, « on peut se demander en effet si, la naissance de ce pays, ce n’est pas aussi quasi-instantanément l’émergence d’un nouvel empire colonial ». À cette question, Havard répond par l’affirmative : dans le cas précis des États-Unis, le terme « colonial » ne doit pas être compris uniquement dans son acception chronologique (avant ou après 1776), mais aussi dans la façon dont il décrit les relations entre Européens et Amérindiens. C’est l’un des paradoxes de la République américaine, qui, à peine libérée du joug colonial britannique, se constitua elle-même en empire colonial. D’un point de vue historiographique, cette communication s’inscrit dans les travaux des Américains Gregory E. Dowd et Alan Shaw Taylor et se situe au croisement de l’histoire des empires, de l’histoire continentale et de l’ethnohistoire amérindienne.
41Bien que le Traité de Paris de 1783 ne mentionne pas les Amérindiens, les Britanniques cédèrent aux Américains un territoire sur lequel vivaient environ 150 000 autochtones. Le grand paradoxe de cette situation, souligne Havard, c’est que cette présence amérindienne dut être traitée par la jeune République comme une question de politique intérieure, alors qu’elle relevait bien de politique étrangère. Le Traité de New York est intéressant à d’autres égards, car il pose aussi la question du fédéralisme, de la diplomatie amérindienne et de de l’unité même des populations autochtones d’Amérique du Nord.
42Après une présentation anthropologique et sociologique de la nation Creek, Gilles Havard précise qu’il s’agissait en réalité d’une confédération assez lâche, comptant 4 000 guerriers répartis sur les territoires des États actuels de l’Alabama et de la Géorgie. Pour unifier ces peuples confrontés à l’insatiabilité foncière des Américains, Alexander McGillivray, un leader écossais par son père et Creek par sa mère, s’affirma comme le défenseur des Amérindiens. Familier de la diplomatie européenne, il noua une alliance avec les Espagnols, affirma la souveraineté territoriale des Creeks et œuvra à l’unification politique de ces derniers. Or sa légitimité était contestée et des chefs creeks signèrent des traités fonciers avec les Géorgiens. En conséquence, McGillivray initia plusieurs campagnes d’attaque contre les Géorgiens à la fin des années 1780.
43Comment y répondre ? Henry Knox, le Secrétaire à la Guerre du Président Washington, mit en garde contre le risque d’une guerre généralisée entre Américains et Amérindiens. Seule la diplomatie pourrait l’éviter et permettre une acquisition des terres amérindiennes sans heurts, expliqua-t-il. En outre, la diplomatie permettrait aux Américains d’accomplir leur devoir de « protection » des populations autochtones ; on notera ici une intéressante filiation avec la politique coloniale britannique, remarque Havard. Le traité de 1790 en particulier et ses préparatifs prirent des accents britanniques. Les diplomates américains furent dépêchés dans les villages creeks, participèrent à divers rituels avant d’inviter McGillivray et vingt-huit chefs creeks dans la capitale fédérale. Accueillis en grande pompe à Manhattan le 21 juillet 1790, ils signèrent un traité de paix et d’alliance avec Washington le 7 août. Plusieurs articles méritent notre attention : le second place le pays creek sous protection américaine ; il n’y a donc pas de contradiction entre souveraineté amérindienne et une « suzeraineté » américaine. Le douzième prévoit une conversion de l’économie creek à l’agriculture commerciale, activité devant permettre l’absorption des Creeks dans la société américaine.
44Avec le Traité de New York, le pouvoir fédéral s’arrogea du droit de traiter avec les nations amérindiennes, au dépend des États. La signature de ce traité marque aussi un changement de cap dans la politique amérindienne : on passe de la théorie de la conquête à une politique de reconnaissance de la souveraineté amérindienne, une souveraineté relative, car tributaire de la protection américaine. Ce traité indique que, pour les États-Unis, les Amérindiens étaient destinés à vendre leurs terres : « civilisation et expropriation sont les deux faces d’une même pièce » conclut Gilles Havard.
45C’est depuis l’Institut français d'études andines de Bogota que Frédéric Spillemaeker présente la dernière communication de ce colloque : « Inventer une nouvelle Amérique : réflexions sur les États-Unis depuis l'indépendantisme hispano-américain (Nouvelle-Grenade et Venezuela, 1797-1816) ». Autrement dit, comment les États-Unis d’Amérique constituèrent-ils pour les indépendantistes de l’actuelle Colombie et du Venezuela un modèle ? Un homme fait le lien entre ces indépendances : Francisco de Miranda (1750-1816). Ce vétéran des révolutions américaine et française invita ses compatriotes à imiter la première et à se garder de suivre la seconde. Le jugement de Miranda était largement partagé par ses compatriotes latino-américains au début des années 1810, au moment des premières indépendances. La République d’Haïti était à leurs yeux un autre contre-modèle. Les États-Unis représentaient la double promesse d’une puissance égale aux puissances européennes et d’une république ordonnée, grâce à son ingénieuse Constitution fédérale.
46En 1811, deux constitutions furent inspirées de cette dernière : la Constitution fédérale des États du Venezuela et l’Acte de fédération des provinces unies de Nouvelle-Grenade. En marge des débats précédant l’adoption de ces deux textes, les indépendantistes latino-américains revisitèrent l’histoire de la Révolution américaine pour légitimer leur action. On en retrouve notamment la trace dans les périodiques de l’époque, El Publicista de Venezuela et El Diario Político de Santafé de Bogotá. Francisco de Miranda lui aussi, en tant que Commandant militaire de l’armée patriote au Venezuela, se comparait volontiers à George Washington, afin de convaincre le Congrès vénézuélien de sa probité et du bien-fondé de sa stratégie. En Nouvelle Grenade aussi, le leader indépendantiste Antonio Nariño, inscrivit son action dans la continuité de l’indépendance américaine ; « Franklin et Washington sont les héros de la liberté du monde », affirmait-il ainsi dans les colonnes du El Diario le 2 octobre 1810. Autre point commun entre Miranda et Nariño : le passage sous silence de leur implication directe dans la Révolution française, considérée comme un contre-modèle en Amérique Latine comme dans la péninsule ibérique. Ces références à la Révolution américaine marquent le passage à un nouveau régime d’historicité, moderne et tourné vers le futur, où les héros sont les pères fondateurs de colonies émancipées.
47Mais c’est avec Simón Bolívar que la référence à George Washington devint systématique. Toujours avec les mêmes objectifs : légitimer son commandement et éviter toute comparaison avec César. Spillmaeker remarque que l’historiographie a privilégié l’histoire militaire de Bolívar, au détriment de son histoire politique. Or dans sa conquête du pouvoir, ces références à George Washington ont pourtant joué un rôle essentiel. En 1814 par exemple, au lendemain de sa prise de Caracas, Bolívar reçut les pleins pouvoirs sans inquiéter ses partisans, car il serait à leurs yeux pour la Colombie ce que Washington fut pour les États-Unis. La décennie suivante, cette comparaison avec Washington était fréquemment faite à l’étranger, pour légitimer le règne de Bolívar. Il circulait ainsi à Paris des médailles à l’effigie de Washington, de Kosciusko et du Président de la République de Colombie.
48Mais comment Bolívar percevait-il ce « modèle » américain ? En 1819, devant une assemblée constituante réunie à Angostura, Bolívar prit ses distances avec la Constitution des États-Unis, évoquant au contraire un principe énoncé par Montesquieu. Il déclara :
Ne serait-il pas très malaisé d’appliquer à l’Espagne le code de liberté politique, civile et religieuse de l’Angleterre ? Eh bien ! Il serait encore plus difficile d’adopter au Venezuela les lois de l’Amérique du Nord. L’Esprit des Lois ne dit-il pas justement que les lois doivent être appropriées au peuple à qui elles sont destinées ? […] Voilà le code que nous devions consulter et non point celui de Washington ! (Ursula Pietri 20)
49Ces déclarations marquent la fin de la transition à un nouveau régime d’historicité, remarque l’historien : « la fondation au sens révolutionnaire d’un ordre politique est pleinement assumée, sans devoir s’autoriser des références au passé ». Les emprunts avec la Constitution américaine seront pourtant évidents dans la Constitution de la Première République de Colombie (1821) : mandat présidentiel de quatre ans et bicaméralisme, autant de signes tangibles de la persistance d’une influence américaine dans les anciennes colonies espagnoles.