1Cette journée d'études a été organisée conjointement par les équipes des laboratoires CREW de la Sorbonne Nouvelle, LARCA de l'université Paris Cité et RÉMÉLICE de l'université d'Orléans. Elle s'est tenue le vendredi 14 juin 2024 au sein du Campus Nation de la Sorbonne Nouvelle pour présenter l'actualité des travaux portant sur les libres de couleur dans les décennies comprises entre l'indépendance des États-Unis et le début de la guerre de Sécession (1776-1860). La journée s'est organisée en trois parties : une matinée consacrée à la question des libres de couleur dans les Amériques, avec des présentations dont l'objet s'ancre dans des territoires spécifiques, puis une après-midi tournée vers les textes respectifs de Gustave de Beaumont et d'Alexis de Tocqueville, et enfin une table ronde conclusive replaçant les échanges dans le contexte plus large de la pensée noire et de son historiographie en France comme aux États-Unis.
2La session matinale est présidée par Augustin Habran, Maître de conférences en histoire et civilisation des États-Unis à l'université d'Orléans. Elle permet tout d'abord de définir les termes et le périmètre de la discussion sur les libres de couleur dans l'Amérique antebellum. Frédéric Régent, Maître de conférences HDR à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et auteur de l'ouvrage Libres de couleur, les affranchis et leurs descendants en terres d'esclavage, prononce la première intervention, qui redéfinit les notions d'affranchis et de libres de couleur, et problématise les enjeux respectifs qui traversent historiquement les deux groupes. Son livre est un ouvrage de synthèse, né de la volonté d'explorer les questions de recherche non couvertes dans l'histoire de l'esclavage, grâce à un travail s'appuyant sur de nombreuses études de cas mais aussi sur des sources issues de colloques. Il fait remonter à 1664 la première apparition de la notion de nègre libre dans des sources historiques puis à 1694 dans un recensement. Ses sources démontrent la rareté quantitative des descendants de libres de couleur dans les recensements ultérieurs, une catégorie peu utilisée à l'inverse de celle des descendants d'esclaves ou d'esclavagistes. Comme on le voit avec l'apparition de la notion de sang-mêlé, la situation spécifique des affranchis est appréhendée par le prisme de la couleur et en oblitérant leur statut légal. C'est alors que se développe ce que l'on appellera par la suite le préjugé de couleur. Frédéric Régent démontre à quel point la notion de libres de couleur est une catégorie non généalogique, mais aussi dans quelle mesure il demeure impossible pour un homme de couleur de jouir pleinement de l'égalité tant que l'esclavage existe. C'est l'une des raisons pour lesquelles de nombreux libres de couleur deviennent des acteurs engagés de la lutte pour l'abolition de l'esclavage, abolition qui paradoxalement les renverra par la suite dans la même catégorie que les anciens esclaves, illustrant là aussi la prégnance du préjugé de couleur jusque dans les catégorisations des outils démographiques.
3Dans la continuité de cette présentation, Claire Bourhis-Mariotti, Professeure des universités en histoire africaine-américaine à l'université Paris 8, prononce une communication consacrée aux conventions de libres de couleur sur le territoire nord-américain et la place cruciale qu'y prend la question de l'émigration. Elle évoque tout d'abord la convention de 1830 à Philadelphie, à caractère national, destinée à favoriser l'installation de libres de couleur au Canada dans la province du Haut-Canada. À partir de cette date, émerge un véritable transnationalisme mais aussi la prise de conscience de l'existence d'une diaspora noire. En 1847, la Convention of the Coloured Population se tient pour la première fois dans l'Ontario et est suivie en 1851 par une North American Convention à Toronto qui rassemble des participants des États-Unis ainsi que du Canada. Les débats sur l'émigration y sont encore balbutiants mais prennent de l'ampleur les années suivantes, particulièrement en 1854 quand Cleveland accueille la National Emigration Convention of Colored People. Des résolutions en faveur de l'émigration y sont adoptées sans que ne soit trouvé un accord quant aux lieux où émigrer. Les débats entre d'une part Frederick Douglass – défavorable à ce grand mouvement d'émigration – et d'autre part William J. Watkins et James Monroe Whitfield se poursuivent au sein d'une correspondance entre les trois hommes, dont la publication permet de constater une recension des lieux adaptés à l'émigration, accompagnée d'avis sur les possibilités envisagées. Par la suite, le médecin et intellectuel abolitionniste Martin R. Delany est envoyé en mission à l'étranger pour enquêter sur les territoires envisagés : représentant un Conseil national des Commissaires issu de la Convention, il se rend tout d'abord au Libéria puis au Canada. En 1858, les conventions adoptent une nouvelle dénomination : le terme emigration disparaît de leur nom, qui devient General Convention for the Promotion of the Interests of the Colored People of the U.S. and Canada. Ainsi, outre leur caractère innovant sur la question de l'émigration, les associations des libres de couleur constituent également un premier mouvement de lutte organisée pour les droits civiques.
4Lawrence Aje, Maître de conférences à l'université Paul-Valéry Montpellier 3, intervient ensuite pour présenter les espaces migratoires internationaux possibles des libres de couleur de Caroline du Sud à l'époque antebellum. Dès les années 1820, de nombreux libres de couleur se tournent vers l'Afrique comme possible espace migratoire ainsi que vers le Canada et, de façon moindre, vers l'Europe, ceci en raison des nombreuses lois promulguées dans des États américains pour interdire l’émigration des Noirs libres. Néanmoins, alors que l'historiographie considère généralement cette émigration comme ayant démarré dans les années 1850, il montre que deux décennies plus tôt les départs étaient déjà nombreux et l'émigration des libres de couleur une réalité. L'année 1832 notamment est une année importante, qui voit le départ de six navires américains vers le Libéria. La Caroline du Sud n'autorisant pas les bateaux immatriculés par l'American Colonization Society (ACS) à affréter dans ses ports, il faut alors quitter les États-Unis depuis un État voisin, une étape supplémentaire qui entrave de nombreux départs. Les années 1830 sont en outre marquées par des récits négatifs d'émigrés au Libéria qui circulent, relayés par la presse abolitionniste, dans le but de discréditer l'ACS. Ces tensions entre littérature abolitionniste et mouvement d'émigration nous intéressent car elles révèlent les divergences de point de vue et de stratégie au sein des groupes de libres de couleur mais aussi des militants abolitionnistes, avant que ces mouvements respectifs ne s'organisent et s'unifient. Dans les années 1840, le Libéria redevient une destination d'émigration attractive, comme d'autres interventions ont pu le souligner, en raison d'une part des témoignages positifs des libres de couleur ayant quitté les États-Unis avec succès mais également à la suite d'une baisse d'attractivité d'Haïti dont l'instabilité politique et les affrontements sont source d'inquiétudes.
5La seconde session de la journée est présidée par Rahma Jerad, membre du LARCA et enseignante à l'université de Carthage. Elle permet d'aborder la place des libres de couleur dans l'œuvre d'Alexis de Tocqueville et de Gustave de Beaumont.
6La première intervention est prononcée par Laurence Cossu-Beaumont, Professeure en civilisation américaine à l'université Sorbonne Nouvelle, qui évoque les libres de couleur dans Marie ou l'esclavage aux États-Unis de Gustave de Beaumont, ouvrage dont elle a rédigé la postface lors de sa réédition en 2014. Tiré du voyage aux Amériques de Gustave de Beaumont et d'Alexis de Tocqueville, ce livre composite comprend un roman, portant sur l'histoire d'une famille bourgeoise de Baltimore et qui donne son titre au volume, mais aussi plusieurs essais et documents portant sur le mouvement religieux aux États-Unis, les tribus amérindiennes en Amérique du Nord et la condition sociale et politique des esclaves et gens de couleur affranchis. Cette communication s'inscrit dans le cadre d'un travail plus large sur les conversations entre France et États-Unis, notamment celles qu'eurent Tocqueville et Beaumont à l'occasion de ce voyage et qui peuvent être retrouvées narrées dans les carnets de Tocqueville, dans la correspondance entre les deux hommes ainsi que dans celle que chacun eut avec divers interlocuteurs américains. Laurence Cossu-Beaumont interroge la part d'observation authentique de Beaumont dans son livre et celle de l'emprunt à ses interlocuteurs. L'analyse de Beaumont semble tenir davantage de lectures et d'avis recueillis que des siens propres. Il s'intéresse ainsi beaucoup à l'impossible mixité entre les Noirs et les Blancs, une préoccupation que l'on retrouve dans ses échanges épistolaires, mais aussi à la question de la privation des droits civiques, elle aussi mentionnée dans plusieurs lettres. Si le terme « esclavage » figure dans le titre du livre, il ne s'agit pour autant pas de son sujet mais la question de la condition des Noirs libres est en revanche au cœur de l'intrigue du roman, de même que celle de la liberté des hommes et femmes de couleur. Un certain romanesque prévaut, qui nécessite de remarquer que l'utilisation caricaturale de personnages de libres de couleur dans le roman, peu documentée, comme le confirme l'absence de sources permettant d'affirmer que Beaumont se serait effectivement entretenu avec des Noirs libres au cours des nombreux entretiens qu'il a conduits aux États-Unis. La « Note sur la condition sociale et politique des esclaves et gens de couleur affranchis » par laquelle se termine l'ouvrage peut se lire comme un plaidoyer abolitionniste dans lequel Beaumont répond aux objections morales et économiques opposées au projet d'abolition. Il affirme une certaine inéluctabilité à l'abolition de l'esclavage mais imagine l'après-esclavage comme voué à rendre la situation des Noirs libres plus contraignante, et dangereuse encore, que celle qui précédait, affirmant que « la couleur noire perpétue le souvenir de la servitude ».
7La seconde intervention de ce panel consacré à des œuvres littéraires et intellectuelles est prononcée par Marie-Jeanne Rossignol, Professeure en études américaines à l'université Paris Cité et par Augustin Habran. Elle porte sur « Les libres de couleur et la question des trois races aux États-Unis dans De la démocratie » et plus spécifiquement sur son volume 1, publié en 1835. Marie-Jeanne Rossignol évoque tout d'abord le chapitre X du livre premier, intitulé « Quelques considérations sur l’état actuel et l’avenir probable des trois races qui habitent le territoire des États-Unis ». Traitant également de fédéralisme ou de questions relatives à l'avenir commercial des États-Unis, ce chapitre porte essentiellement sur la question raciale et Tocqueville s'y penche sur la question « des indiens et des nègres », qu'il distingue de son sujet et considère « [des] objets, qui touchent à [son] sujet, n'y entrent pas : ils sont américains sans être démocratiques ». La place tardive dans l'ouvrage accordée au sujet des minorités raciales n'a pas manqué d'interpeller les critiques français (Lamberti) comme américains (Schleifer). Depuis le début des années 2000, ce chapitre fait l'objet d'un intérêt renouvelé aussi bien de la part des historiens que dans le champ de la Critical race theory et on considère désormais que Tocqueville y démontre la dimension systémique et les processus de la suprématie raciale blanche en Amérique tels qu'il a pu les observer et les problématiser. Il définit en outre un « esclavage moderne » aux États-Unis différent de l'esclavage antique car une fois libéré l'ancien esclave, malgré son statut de libre de couleur, ne peut se fondre dans la population blanche qui lui demeure hostile. Les Noirs affranchis sont repoussés symboliquement mais aussi très concrètement au-delà des frontières. Pour cette raison, Tocqueville indique ne pas pouvoir imaginer de coexistence apaisée entre les deux groupes.
8Enfin, une table ronde de conclusion réunit Michaël Roy, Maître de conférences à l'université Paris Nanterre (et désormais Professeur d’histoire des États-Unis à Paris-Cité), et Marie-Jeanne Rossignol autour du livre Anthologie de la pensée noire XVIIe-XIXe siècles. S'inspirant de questions posées par des sociologues lors d'un entretien, ils proposent d'expliciter l'origine de cette anthologie et ses apports pour l'historiographie et le champ des études africaines-américaines en France. Alors qu'il existe déjà des anthologies en ligne d'intellectuels africains-américains, avec des notices brèves, cet ouvrage est né du souhait de proposer non seulement des textes plus longs, mais aussi de faire sortir les écrivains africains-américains du seul contexte étatsunien. Michaël Roy évoque un colloque consacré à Frederick Douglass en 2018, qui a ensuite donné lieu à un ouvrage collectif, les deux projets ayant permis ensemble d'éclairer le rôle joué par l'entourage intellectuel de Douglass. L'Anthologie s'inscrit dans la continuité de ce travail. Marie-Jeanne Rossignol souligne pour sa part l'intérêt de se tourner vers des auteurs non canoniques, pour élargir le corpus, ce qui a permis de dénicher des extraits de grande qualité intellectuelle et littéraire dans des textes moins connus et donc moins reconnus. À ce titre, l'anthologie comme genre aide à renouveler l'histoire des idées et peut contribuer, dans le cas de cet ouvrage, à favoriser l'essor en France d'un travail semblable au champ de l'African American Intellectual History aux États-Unis.
9Pour conclure, cette journée d'études a permis de montrer l'aggravation de la ségrégation raciale et la dégradation des conditions de vie des Noirs et libres de couleur dans le nord des États-Unis, avant même la guerre de Sécession. En termes historiographiques, ces travaux nous amènent à repenser les frontières ténues qui tendent habituellement à scander la chronologie liée à l'esclavage aux États-Unis, et à prendre en compte une continuité indéniable dans les discriminations et persécutions qui ciblent les Noirs – esclaves, affranchis, ou même descendants de libres de couleur – dès le début de l'histoire étatsunienne.