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Comptes-rendus de lecture

Gundula Kreuzer, Curtain, Gong, Steam: Wagnerian Technologies of Nineteenth-Century Opera

Berkeley, University of California Press, 2018, 368 p.
Gesa zur Nieden
Référence(s) :

Gundula Kreuzer, Curtain, Gong, Steam. Wagnerian Technologies of Nineteenth-Century Opera, Berkeley, University of California Press, 2018, 368 p.

Texte intégral

  • 1 Si le travail de Gundula Kreuzer diffère nettement de la théorie de l’acteur-réseau formulée par B (...)
  • 2 Cette étude relève à la fois de la musicologie, de l’histoire culturelle, de l’esthétique, de l’ét (...)

1Dans son étude des dimensions technologiques et médiatiques de l’œuvre d’art totale wagnérienne (Gesamtkunstwerk), Gundula Kreuzer se focalise sur trois objets-acteurs jusqu’ici peu analysés dans les études portant sur le compositeur allemand. Premièrement, elle retrace l’histoire du rideau de scène et le nouvel emploi qu’en fait Wagner dans son palais des festivals de Bayreuth (Festspielhaus). Deuxièmement, elle décrit le rôle du tam-tam dans l’orchestration wagnérienne – un instrument d’ailleurs peu apprécié par le compositeur. Troisièmement, elle analyse la production de vapeur et les effets de celle-ci dans les mises en scène de ses œuvres. À travers l’étude de ces objets-acteurs1, la musicologue jette un nouveau regard sur trois domaines de recherche centraux dans l’historiographie et la réception de Richard Wagner depuis son époque jusqu’à nos jours : (1) le rôle des technologies de scène permettant l’illusion parfaite envisagée par Wagner dans le cadre de son concept d’œuvre d’art totale ; (2) la place de Wagner dans l’histoire de l’opéra au xixsiècle en tant que compositeur mais aussi en tant que metteur en scène et (3) l’impact de l’esthétique wagnérienne sur les créations et les productions opératiques actuelles. L’étude de Kreuzer ne se limite cependant pas à une histoire culturelle uniquement centrée sur Richard Wagner. En effet, les trois chapitres principaux relient systématiquement la réception du rideau de scène, du tam-tam et de la vapeur chez Wagner et chez d’autres compositeurs antérieurs, contemporains et postérieurs (notamment Gluck, Auber, Grétry, Gossec, Le Sueur, Rossini, Donizetti, Meyerbeer, Spontini, Berlioz, Weber, Verdi, Marschner, Strauss et Mahler) à l’importance de leur pratique et de leur esthétique dans la mise en scène post-wagnérienne de l’opéra. Ainsi, Gundula Kreuzer fournit un tableau impressionnant de l’histoire de l’opéra au xixsiècle, notamment en France, en s’intéressant également à la troupe itinérante d’Angelo Neumann. En outre, par son analyse des mises en scène modernes et contemporaines, son travail se distingue par une forte réflexion interdisciplinaire2 et diachronique qui lui permet d’ouvrir des pistes pour permettre une définition actuelle de l’opéra et des pratiques performatives informées par l’opéra du xixsiècle (cf. l’épilogue). De manière générale, Kreuzer cherche à repenser la place de Wagner dans l’historiographie de l’opéra en étudiant les techniques scénographiques telles que les ont envisagées les compositeurs et les metteurs en scène, du xviie siècle à nos jours, pour réaliser leurs œuvres (p. 5). Pour cela, elle s’attache à reconstruire la dimension mécanique de l’œuvre wagnérienne, rarement évoquée par le compositeur dans ses écrits et ses témoignages, en tant que fonction médiatrice entre la scène, l’orchestre et le public (p. 15).

2En lien avec cette approche, les chapitres 2, 3 et 4 se basent sur le fait que les trois objets-acteurs que sont le rideau, le tam-tam et la vapeur étaient avant tout employés au xixe siècle pour dissimuler des processus mécaniques et technologiques, par exemple pendant les changements de décor, ou bien pour la création de scènes non-réalistes. En cela, leur usage est conforme à la conception de l’œuvre d’art totale comme illusion parfaite. Dans le premier chapitre, cette conception est clarifiée en se basant sur les écrits de Wagner, mais aussi en analysant la scène du Venusberg dans Tannhäuser, que Kreuzer interprète comme le « laboratoire conceptuel » reflétant la vision intérieure de Wagner quant à la réalisation de ses œuvres (p. 21 et p. 29). Pour Kreuzer, le Venusberg représente la première mise en œuvre sur scène du Gesamtkunstwerk wagnérien, qui se serait opérée à travers une conception naturelle et organique de la présence et de l’expression du drame (p. 35). Dans le même temps, Kreuzer considère le Venusberg comme un moment clé où Wagner lui-même reconnaît l’impossibilité de réaliser cette vision naturelle de l’œuvre d’art totale avec les techniques scéniques de l’époque (p. 48-53) : même si la conception esthétique et la mise en scène du Venusberg annoncent déjà les configurations du palais des festivals de Bayreuth, Wagner a ensuite entrepris, pendant de longues années, de perfectionner les effets sensoriels de sa musique. Selon Kreuzer, la fuite de Tannhäuser du Venusberg symboliserait également la reconnaissance de la scène comme insurmontablement artificielle (p. 50).

3Dans ce contexte, les trois chapitres suivants sont dédiés aux manières par lesquelles les dimensions techniques se voient médiatisées afin de contrecarrer le caractère artificiel de la production de l’opéra. Dans le chapitre consacré au rideau de scène, Kreuzer décrit son évolution : d’abord simple encadrement de scènes, il devient par la suite un moyen scénique employé en relation avec les éléments musicaux. En s’appuyant notamment sur les travaux de Patrick Taïeb, l’auteure présente un large éventail de fonctions dramaturgiques du rideau, de Gluck à Wagner – qu’il s’agisse des ouvertures ou des scènes finales. La levée et le baisser de rideau, souvent réalisés à des vitesses différentes selon les caractéristiques de chaque scène, pouvaient par exemple souligner la dimension instrumentale de la musique et/ou opposer les parties instrumentales aux parties chantées sur scène : le rideau devenait ainsi un « agent médiateur, non seulement entre le public et la scène, mais également entre les principaux flux de données sensorielles qui, ensemble, forment ce spectacle multimédia qu’est l’opéra » (p. 80). Par le voilement et le dévoilement de scènes individuelles, Wagner ne faisait que renforcer cette dimension dans ses opéras, ce qui lui permettait de faire émerger son Gesamtkunstwerk sur scène par le biais de la musique (p. 82) tout en guidant le sensorium de ses auditeurs (p. 88). Outre le raffinement de l’usage conventionnel du rideau, Wagner se consacrait également au perfectionnement de transformations visibles sur scène, notamment par des Wandeldekorationen et par la création d’un nouveau type de rideau qui s’ouvrait à partir du centre pour ensuite être tiré simultanément sur le côté et vers le haut (p. 91). À l’aide de ce rideau, Wagner configurait la scène de son palais des festivals comme un tableau rempli de caractères animés, ce qui renforçait l’immersion du public dans le spectacle ainsi que l’apparition « naturelle » de la scène. En ce sens, son rideau subissait une « détechnologisation », un procédé qui fut ensuite repris par Puccini et par Berg (p. 97).

4Le troisième chapitre présente une analyse de l’emploi du tam-tam. À l’époque de Wagner, celui-ci était perçu comme un instrument destiné à créer d’une part des effets spéciaux, et d’autre part des sons caractéristiques d’une société non-civilisée (p. 110). Le tam-tam pouvait revêtir des connotations très diverses, allant de la force révolutionnaire et de l’héroïsme jusqu’à la mort et à la magie noire. Par ailleurs, il était utilisé par les compositeurs pour signaler des moments de paroxysme ou cruciaux dans la dramaturgie (p. 132). Dans ce contexte quelque peu diffus, le tam-tam investit difficilement les théâtres d’opéra, car au xixe siècle, il était surtout considéré comme un instrument d’expérimentation scientifique et musicale (p. 137). Même au cours de la commercialisation croissante du tam-tam en Europe, et bien qu’il l’employât fréquemment dans son cycle Der Ring des Nibelungen, Wagner continuait de le qualifier de « barbare », et ce pour deux raisons. Premièrement, avec ses connotations sémantiques, le tam-tam ne se prêtait pas bien à la structure des drames musicaux wagnériens et à leurs leitmotivs. Deuxièmement, la sonorité du tam-tam, souvent perçue comme « bruyante », était contraire à l’idéal du compositeur et à sa volonté de contrôler la sonorité de ses opéras (p. 143-144). C’est pourquoi Wagner aspirait à l’intégrer essentiellement comme une couleur qui perfectionnerait la sonorité souple de son orchestre, en tirant notamment profit des différentes façons d’en jouer (p. 148-149). Cette ambiguïté persistante de la fonction du tam-tam chez Wagner, entre son métallique/technique et idéal esthétique, a également été utilisée dans le théâtre parlé et musical du xixe au xxie siècle.

5Dans son dernier chapitre, Gundula Kreuzer étudie la vapeur comme effet de scène et comme médium de l’œuvre d’art totale. À cet effet, Wagner fit installer par Carl Brandt deux moteurs de locomotives derrière son palais des festivals de Bayreuth. Ici aussi, contrairement à la vision de l’illusion naturelle présentée dans le Venusberg de Tannhäuser, l’emploi de la vapeur sur scène chez Wagner, et plus spécialement dans son cycle du Ring, démontre la relation ambivalente qu’entretenait le compositeur avec la dimension technique de ses productions opératiques (p. 164) : dans le Ring, la vapeur endosse une fonction dramaturgique en évoquant les dimensions naturelles de la mythologie nordique (vapeur de Nibelheim) et divines, tout en étant liée à l’industrialisation (la fumée du bûcher de Brünnhilde, les étincelles) (p. 169-170). En outre, Wagner utilisait la vapeur pour « voiler les stratagèmes théâtraux et leurs imperfections d’une manière qui semblât naturelle, tout en maintenant l’illusion scénique » (p. 171). Pour cela, Wagner composait des musiques « graphiques » qui représentaient le Rhin et l’embrasement du feu (par exemple à la fin de la Walküre) et qui en même temps cachaient les transformations de la scène (p. 179). De surcroît, la vapeur permettait que le tableau de la scène, avec ses corps animés, apparaisse comme une seule image constamment mouvante, qui évoluerait en interaction avec la musique (p. 182-183). Ainsi, la vapeur semble être l’élément central de l’intégration multimédia envisagée par Wagner dans sa scène du Venusberg (p. 188), quand bien même ce procédé n’était pas dénué de défauts techniques ni de connotations industrielles (p. 192-193). Ce champ de tension, dans lequel la vapeur semble « indiquer les contradictions de l’utopie artistique wagnérienne in toto » (p. 209), a été repris dans plusieurs productions post-wagnériennes du Ring, dont la plus connue est le « Ring du centenaire » de Patrice Chéreau.

6Dans sa conclusion, Gundula Kreuzer adopte une perspective systémique afin de montrer que, si Wagner échoue dans son idéal de l’illusion parfaite sur scène, cela est lié aux conditions de base de la pratique de l’opéra. À la question de savoir si le Gesamtkunstwerk de Wagner préfigurait l’art du film, Kreuzer affirme que son œuvre doit plutôt être considérée comme l’établissement d’une base discursive pour le cinéma, et non être perçue comme une forme concrètement filmique. Kreuzer souligne ainsi la relation des technologies de l’opéra avec le sensoriel et le corporel humains. Si, de cette façon, l’opéra constitue un élément important pour la société de l’anthropocène actuelle, qui est fascinée par la tension entre le virtuel et le matériel, il convient également de repenser la conservation des styles de mises en scène antérieurs : au lieu de reproduire les technologies de scène des époques passées, Kreuzer privilégie une réflexion sur la technologie, la corporalité et la virtualité pour mieux comprendre les pratiques de l’opéra au xixe siècle (p. 215-238).

7Le travail de Gundula Kreuzer convainc par sa reconstruction méticuleuse de l’histoire de l’opéra depuis le xviiie siècle à nos jours, entre technologie et esthétique. Son étude se distingue par la mise en relation de discours historiographiques, esthétiques et techniques, depuis Wagner et la presse de son époque jusqu’à Adorno et aux metteurs en scène d’aujourd’hui, ce qui lui permet d’intégrer également certaines perspectives relatives aux études de genre et aux études postcoloniales. Ainsi, l’auteure réussit la prouesse de replacer dans leurs contextes historiques et esthétiques des usages complexes de technologies de scène et d’orchestration, qui ont connu des changements importants à travers le temps. Somme toute, Kreuzer n’attire pas seulement l’attention sur l’impossibilité d’une reproduction historique de l’œuvre wagnérienne – tant souhaitée par les wagnériens – et de sa préservation en l’état : elle propose également un nouveau regard sur certains domaines clés des études portant sur Richard Wagner et sur son concept d’œuvre d’art totale. Dans son travail, notamment, toute la puissance de la personnalité de Wagner, si souvent évoquée dans la recherche musicologique ainsi que dans le premier chapitre de Kreuzer sur le Venusberg, se révèle précisément dans l’échec de son idéal esthétique. Chez Kreuzer, c’est le tissu du contexte musico-historique qui vient sauver la figure de Wagner, mais avant tout au niveau de ses réalisations artistiques et non de sa personne.

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Notes

1 Si le travail de Gundula Kreuzer diffère nettement de la théorie de l’acteur-réseau formulée par Bruno Latour, le rideau de scène, le tam-tam et la vapeur assument néanmoins un rôle actif dans son étude des pratiques, des effets et de la continuité de leurs usages sur scène. (cf. p. 5).

2 Cette étude relève à la fois de la musicologie, de l’histoire culturelle, de l’esthétique, de l’études des médias, des études théâtrales et de l’histoire de l’art.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Gesa zur Nieden, « Gundula Kreuzer, Curtain, Gong, Steam: Wagnerian Technologies of Nineteenth-Century Opera »Transposition [En ligne], 10 | 2022, mis en ligne le 31 mai 2022, consulté le 19 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/transposition/6782 ; DOI : https://doi.org/10.4000/transposition.6782

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Auteur

Gesa zur Nieden

Gesa zur Nieden est professeure de musicologie à l'université de Greifswald depuis 2019. De 2019 à 2021 elle était aussi professeure vacataire à la Hochschule für Musik, Theater und Medien de Hanovre. Auparavant, elle était professeure junior à la JGU de Mayence et collaboratrice scientifique à l'Institut Historique Allemand de Rome. En 2008, elle a obtenu son doctorat à l'EHESS Paris et à la Ruhr-Universität Bochum avec une thèse sur le Théâtre du Châtelet. Depuis 2010, elle a dirigé plusieurs projets de recherche internationaux sur la mobilité des musiciens de l'époque moderne et sur les transferts musicaux (ANR-DFG Musici, EU-HERA MusMig et actuellement DFG-NCN Pasticcio). Elle mène également des recherches sur les espaces et les bâtiments dédiés à la musique et sur la réception de Wagner après 1945. Publications récentes : Operatic Pasticcios in 18th-Century Europe. Contexts, Materials and Aesthetics (2021, édité avec Berthold Over) et Musik und Subjektivität. Beiträge aus Musikwissenschaft, Musikphilosophie und kompositorischer Praxis (2022, édité avec Daniel M. Feige).

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