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Notes de lecture

Pavlina R. Tcherneva, La garantie d’emploi. L’arme sociale du Green New Deal

Paris, La Découverte, coll. « Économie politique », 2021
Anne Eydoux
p. 1-5
Référence(s) :

Pavlina R. Tcherneva, La garantie d’emploi. L’arme sociale du Green New Deal, Paris, La Découverte, coll. « Économie politique », 2021, 149 p.

Texte intégral

1Pavlina Tcherneva, économiste au Levy Economics Institute et conseillère économique du candidat démocrate Bernie Sanders lors de la présidentielle de 2016, a contribué à remettre la garantie d’emploi dans le débat public aux États-Unis. Concept postkeynésien, la garantie d’emploi désigne des programmes de création d’emplois répondant à des besoins environnementaux et sociaux. L’objectif est à la fois de rendre effectif le droit à l’emploi et d’assurer la stabilisation macroéconomique en sortant d’un modèle qui fait du chômage et de la précarité des variables d’ajustement.

2Dans son livre La garantie d’emploi. L’arme sociale du Green New Deal, Pavlina Tcherneva critique l’économie orthodoxe qui s’accommode du chômage en le naturalisant et en jugeant ses victimes peu désireuses de travailler. Pour l’économiste postkeynésienne, en effet, tout comme le changement climatique, le chômage est un désastre et le combattre doit être une priorité. Son livre, programmatique, est une défense et illustration de la garantie d’emploi, nourrie des expériences du New Deal de Frances Perkins et Franklin Delano Roosevelt et d’initiatives qui ont fleuri depuis dans de nombreux pays. Il s’emploie à montrer que la garantie d’emploi répondrait à deux défis d’aujourd’hui : le changement climatique et l’insécurité économique et sociale. Le programme est séduisant, mais l’ouvrage passe un peu vite sur ses limites.

3Après un premier chapitre introductif où elle donne un aperçu de ce que pourrait être la garantie d’emploi et des nombreuses activités utiles à la collectivité susceptibles d’être développées dans ce cadre, Pavlina Tcherneva consacre un deuxième chapitre au chômage. Soulignant son « coût exorbitant », tant économique que sanitaire et social, elle démontre l’absurdité des concepts de l’économie orthodoxe, comme le taux de chômage « qui n’accélère pas l’inflation » (le fameux NAIRU, Non-Accelerating Inflation Rate of Unemployment), réputé « naturel » ou « optimal ». Comment imaginer un niveau naturel ou optimal du chômage quand il ne viendrait l’idée à personne de parler de famine naturelle et encore moins optimale ? Ces concepts ont surtout pour fonction de justifier de faire de la lutte contre l’inflation et du soutien à l’investissement des priorités politiques, en reléguant le plein-emploi à l’arrière-plan. Le marché du travail devient alors un « jeu de chaises musicales cruel » (p. 40), faute d’emplois suffisants en quantité et en qualité. Il est également dysfonctionnel, car tandis que « des millions de gens cherchent du travail », de nombreux employeurs, peu enclins à recruter des chômeurs, « s’arrachent les cheveux pour trouver des gens qualifiés » (p. 38). Or, pour Pavlina Tcherneva, le chômage est un fléau comparable à une épidémie : c’est une maladie mortelle (détruisant la santé et provoquant des suicides), qui se propage à toute l’économie lors des récessions et persiste de manière endémique dans certaines zones géographiques même en période de croissance. S’il existe des « trappes à chômage », écrit l’auteure, elles n’ont rien à voir avec celles décrites par l’économie orthodoxe (la trop grande générosité des allocations qui dissuaderait les chômeurs de travailler) : le chômage piège ses victimes car il réduit leur niveau de vie, dégrade leur santé, mine leur confiance en eux et amenuise leurs liens sociaux. Il frappe aussi leur famille et la société tout entière ; il est source d’instabilité économique, sociale et politique. Accepter le chômage, c’est donc pour Pavlina Tcherneva accepter l’inacceptable.

4Dans le troisième chapitre, l’auteure présente la garantie d’emploi comme une solution au chômage, nouveau « contrat social » et « nouveau modèle macroéconomique ». La nouveauté réside surtout dans la rupture avec les politiques néolibérales : « antidote au NAIRU » (p. 62), la garantie d’emploi mettrait fin aux politiques faisant du chômage et de la précarité des maux nécessaires. L’économiste insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas d’une invention politique mais d’un programme inspiré de politiques réelles comme le New Deal… en mieux. La garantie d’emploi serait en effet « la pièce manquante de la révolution rooseveltienne », à savoir un instrument de régulation et d’amélioration de la norme d’emploi : « Garantissant un emploi à tous avec un salaire de base décent, elle fixera une norme de travail minimale pour l’ensemble des emplois de l’économie, y compris un salaire minimum incontournable, susceptible de bénéficier à tous les actifs, avec ou sans emploi » (p. 53). Elle bénéficierait ainsi non seulement aux chômeurs qui trouveraient un emploi mais aussi aux salariés les plus exposés aux mauvais emplois (qui pourraient les refuser). L’auteure propose un salaire minimum à 15 dollars de l’heure et une norme de temps de travail de 35 heures, voire de 28 heures hebdomadaires. Cela permettrait selon elle de réduire les inégalités et de revaloriser les emplois de service, notamment ceux du soin (care), souvent sous-évalués alors qu’ils sont essentiels. L’économiste suggère aussi de faire de la garantie d’emploi un instrument des politiques d’insertion et de formation des jeunes, des chômeurs de longue durée, ou des immigrés, et de la substituer aux avantages fiscaux accordés aux entreprises dans l’espoir (souvent déçu) qu’elles créent des emplois.

5Mais ce que ne dit pas le livre est que la garantie d’emploi n’est pas un couteau suisse : elle pourrait en réalité relever davantage d’une politique d’insertion à grande échelle que d’une politique de revalorisation des salaires ou de partage du travail. Le mélange des genres peut s’avérer problématique si cela signifie que les emplois garantis sont tous au salaire minimum, quelle que soit la qualification des postes ou des personnes, ou que le temps de travail est inférieur à la norme. L’emploi garanti ressemblerait alors à un emploi aidé du secteur non marchand, contribuant davantage au développement des emplois à bas salaire qu’à leur revalorisation.

6Le quatrième chapitre est consacré au financement de cette garantie d’emploi. Critiquant l’économie orthodoxe qu’elle juge obsédée par « des ratios de dette et de déficits totalement fictifs », l’économiste se réclame de la « théorie monétaire moderne » (qui n’est en réalité pas particulièrement moderne), pour rappeler qu’un gouvernement souverain « ne peut jamais être à court d’argent » (p. 73). Financer la garantie d’emploi aux États-Unis n’est pas un problème, écrit-elle, car « le Congrès vote les programmes, adopte le budget et signe le chèque, et la Réserve fédérale libère les fonds. Et le chèque n’est jamais sans provision » (p. 75). L’auteure donne une estimation du budget de la garantie d’emploi, résultat d’un travail collectif mené au Levy Economics Institute. En fonction du scénario (bas ou haut), une dépense moyenne directe entre 409 et 543 milliards de dollars sur la période 2020-2027 permettrait d’employer « à son pic entre 11,6 et 15,4 millions de personnes » à un salaire minimum de 15 dollars de l’heure dans toute l’économie ; il stimulerait la croissance du produit intérieur brut (PIB) et donc l’emploi dans le secteur privé (3 à 4 millions d’emplois en plus), sans effet significativement inflationniste. Au total, l’impact budgétaire représenterait entre 1 % et 1,3 % du PIB. De l’argent « bien dépensé » (p. 84), selon l’auteure, bien mieux que celui du plan de relance de 2009 privilégiant l’aide aux entreprises, qui aurait coûté 848 milliards de dollars sur quatre ans (2009-2012) pour ne créer ou ne préserver qu’entre 1,3 million et 4,7 millions d’emplois par an. La garantie d’emploi correspondrait donc à un changement d’approche et de priorité politique : « Aujourd’hui, nous utilisons la puissance de la dépense publique pour financer un régime de chômage ; cette approche ne fonctionne pas et est budgétairement irresponsable. Avec la garantie d’emploi, nous proposons d’utiliser notre souveraineté monétaire pour financer à sa place un régime d’emploi » (p. 85).

7Ce scénario, séduisant en apparence, a l’inconvénient de faire l’impasse sur la question d’un financement par la fiscalité qui réduirait les inégalités (une nécessité pour la transition écologique), et de sous-estimer le potentiel inflationniste de la création monétaire lorsqu’elle soutient la création d’emplois non marchands, qui ne créent pas de marchandises. C’est aussi un scénario états-unien difficilement transposable tel quel aux États membres de la zone euro, qui ont renoncé à leur souveraineté monétaire et à une part de leur souveraineté budgétaire.

8Dans le cinquième chapitre, Pavlina Tcherneva s’appuie sur des initiatives concrètes pour préciser à quoi pourrait ressembler un programme de garantie d’emploi. Il s’agirait selon elle d’un programme « inclusif et volontaire » (sans travail obligatoire) mais aussi « permanent et ciblé » afin de lutter de manière pérenne contre le chômage lié aux cycles économiques. Il serait assorti d’une série de droits sociaux : droit à l’emploi, salaire minimum, congés payés, protection sociale, accès à un mode d’accueil pour les enfants, à des dispositifs de formation ou de qualification. Financée au niveau national (l’État fédéral aux États-Unis), la garantie d’emploi serait mise en œuvre de manière démocratique et décentralisée par les collectivités territoriales, les associations, les entreprises impliquées dans des projets d’insertion, les comités de quartier, etc. Ces acteurs s’assureraient en particulier que les emplois créés ne se substituent pas à des emplois existants. Le service public de l’emploi et les « agences pour l’emploi » joueraient le rôle de « banques d’emplois de proximité » (p. 89) en lien avec les employeurs locaux. Enfin, le programme consisterait à proposer des emplois dans le secteur public pour des activités répondant aux besoins locaux, tant sociaux qu’environnementaux : défrichage, nettoyage, développement des énergies renouvelables, formation, activités culturelles ou périscolaires, aide à domicile pour les personnes âgées, livraison de repas, etc. Pour l’auteure en effet, seul le secteur public est à même de financer ces activités et de pourvoir des emplois correspondant aux besoins des chômeurs et du territoire – on ne peut, écrit-elle, exiger des entreprises qu’elles embauchent des personnes qui ne correspondent pas à leurs besoins.

9La garantie d’emploi permettrait, selon l’économiste, d’employer jusqu’à 10 % de la population active, éventuellement en complémentarité avec d’autres politiques créatrices d’emplois (une politique de transition écologique par exemple). De telles politiques ont, selon elle, fait leurs preuves contre le chômage en temps de crise : le New Deal déployé dans les années 1930 aux États-Unis, alors que le taux de chômage y avoisinait les 30 %, a occupé jusqu’à 13 millions de travailleurs. Le plan Jefes y jefas (chef·fes de famille) mis en place en Argentine en 2002 a occupé jusqu’à 13 % de la population active. L’auteure reconnaît des défauts à ces politiques : la garantie d’emploi peut renforcer la mainmise de l’État, s’avérer difficile à organiser en pratique, miser sur des emplois réputés peu productifs ou même inutiles, voire « bidons ». Mais, d’après elle, ces emplois sont productifs s’ils évitent le chômage, améliorent le bien-être de la collectivité et stabilisent l’économie ; ils ne sont pas vains s’ils contribuent à « reconstruire le tissu social local, l’économie du pays et la vie de millions de gens » (p. 107). Et si le salaire plancher rend moins attractifs les emplois privés mal payés, la disparition de ces derniers ne devrait pas faire peur, selon l’auteure, car la hausse des salaires, synonyme de hausse du pouvoir d’achat, est un facteur de croissance économique et de développement de l’emploi.

10L’auteure entend donc faire des programmes de crise des programmes permanents de création d’emplois, de réponse aux besoins sociaux et environnementaux et de stabilisation de l’économie. C’est peut-être là que réside la principale limite de la proposition. Il est paradoxal de chercher à répondre à des besoins sociaux ou environnementaux par des politiques contracycliques, autrement dit en embauchant une main-d’œuvre tampon dans le secteur public en temps de crise et en laissant le privé l’absorber en période faste. Les métiers du soin, le défrichage, le soutien scolaire (cités par l’auteure) répondent à des besoins permanents et demandent des qualifications (ainsi qu’un salaire correspondant à ces qualifications). Ils relèvent d’emplois pérennes plutôt que cycliques – la réduction du temps de travail ou le chômage partiel sont des instruments plus adaptés pour assurer le maintien de l’emploi en temps de crise.

11Dans le dernier chapitre, Pavlina Tcherneva souligne l’actualité de la garantie d’emploi. D’abord, c’est selon elle un programme populaire, car s’il rencontre l’opposition du patronat, les sondages montrent qu’aux États-Unis l’opinion est très favorable au fait d’assurer un emploi aux chômeurs. Ensuite, c’est un programme qui aurait sa place dans une politique de transition écologique : face au changement climatique, remarque l’auteure, il nous faut « réorganiser notre vie économique et sociale » (p. 121). La transition industrielle, vers les énergies renouvelables notamment, nécessite des reconversions (par exemple au sein du secteur des énergies fossiles) que la garantie d’emploi permettrait de sécuriser. Un Green New Deal s’appuyant sur une « socialisation plus large de l’investissement dans les biens publics essentiels », tels le transport, l’accueil des enfants, la santé, etc., devrait être créateur d’emplois et contribuer à une « économie plus propre, plus stable et plus juste » (p. 127).

12Pour conclure, l’auteure suggère à juste titre d’envisager les défis environnementaux et sociaux non pas seulement au niveau des États-Unis mais au niveau planétaire : faire face à l’urgence climatique suppose de renoncer à un modèle économique au sein duquel les pays sont engagés dans une course à la compétitivité et « au moins-disant en matière de pratiques sociales et environnementales » (p. 128). La garantie d’emploi pourrait selon elle faire partie d’un vaste « plan Marshall mondial pour s’attaquer à la menace jumelle de l’insécurité écologique et de l’insécurité économique » (p. 129). Si la crise sanitaire, comme le rappelle l’auteure dans sa préface rédigée après le livre, a montré que de nombreux pays ont su trouver l’argent pour s’attaquer à une pandémie mondiale, reste à savoir s’ils auront la volonté politique de lutter contre cette autre pandémie qu’est le chômage… et d’organiser la transition écologique.

13Créer des emplois et organiser la transition écologique est certes plus que jamais d’actualité. L’ouvrage ne précise cependant pas comment faire coïncider une garantie d’emploi pour les chômeurs (sans workfare, c’est-à-dire sans conditionner le versement d’allocations au fait de travailler) et la transition écologique, qui plus est au niveau mondial. Le Green New Deal revendiqué par Pavlina Tcherneva n’y est qu’à peine esquissé. C’est pourtant certainement le plus grand défi du « plan Marshall » d’un nouveau genre qu’elle propose. Et il y faudra bien davantage que des reconversions industrielles et des emplois de défrichage.

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Pour citer cet article

Référence papier

Anne Eydoux, « Pavlina R. Tcherneva, La garantie d’emploi. L’arme sociale du Green New Deal »Travail et Emploi, 168 | 2022, 1-5.

Référence électronique

Anne Eydoux, « Pavlina R. Tcherneva, La garantie d’emploi. L’arme sociale du Green New Deal »Travail et Emploi [En ligne], 168 | 2022, mis en ligne le 01 février 2023, consulté le 06 décembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/travailemploi/12474 ; DOI : https://doi.org/10.4000/travailemploi.12474

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Auteur

Anne Eydoux

Lise/CEET, Cnam

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