• 1  Ewald F. (1986), L’État providence, Paris, Grasset.
• 2  Dupeyroux J.-J. (1998), « Centenaire de la loi du 9 avril 1898 sur les accidents du travail et les (...)

1Comme l’indique son sous-titre, ce livre entend redonner une visibilité à un phénomène qui demeure ordinairement sous les radars des médias et des politiques publiques. Souvent cantonnés à des articles de presse locale rapportant les accidents les plus graves sous la forme de faits isolés, les accidents du travail se voient alors privés de leur aspect collectif, sinon systémique, et de leur inscription dans des organisations du travail à questionner. Au xix^e siècle, ils furent l’objet de revendications centrales du mouvement ouvrier et de débats parlementaires interminables1. Mais tout se passe comme si la loi de 1898 (loi de compromis substituant une réparation à la fois automatique et forfaitaire2 à la quête, souvent vaine, d’une action juridiquement qualifiable de faute) dispensait désormais de rechercher des causes.

• 3  Dodier N. (1995), Les hommes et les machines. La conscience collective dans les sociétés technicis (...)

2Certes, le siècle passé a vu un essor relatif de la prévention des risques. Une institution comme l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS) a pu depuis quelques décennies populariser sa méthode d’élucidation des accidents (l’« arbre des causes » longtemps caché par la forêt des accusations réciproques3) et, au sein des entreprises, des professionnels comme les préventeurs sont supposés s’y consacrer. Mais il manque à ces efforts dispersés la synthèse permettant de lire, derrière la singularité de chaque accident, des régularités. Véronique Daubas-Letourneux s’y emploie. Laissant de côté les accidents les plus graves, elle puise dans l’océan des centaines de milliers d’accidents qui, déclarés ou non, jalonnent chaque année le quotidien du labeur. Elle montre ainsi « la façon dont le travail est un déterminant des inégalités sociales de santé » (p. 22).

• 4  Dans un tableau synthétisant les cas qu’elle analyse (p. 164-165), l’auteure recense ainsi des « f (...)

5« Les accidents du travail sont des accidents dus au travail », annonce l’auteure en deuxième partie de l’ouvrage. L’affirmation est soit tautologique – puisqu’on met son corps à disposition pendant le temps du travail, puisqu’on ne vaque pas à ses occupations personnelles, tout ce qui s’y passe doit être rattaché à cette hétéronomie de principe –, soit excessive. Il y a des accidents « bêtes » partout, y compris au travail. Cette réserve ne doit pas réduire la force de la démonstration de V. Daubas-Letourneux : un grand nombre d’accidents auraient pu être évités si une autre organisation du travail avait été conçue et mise en œuvre. À côté d’épisodes principalement masculins (presque noyades de marins, chutes d’ouvriers du bâtiment, accidents de manutention d’ouvriers de la logistique), V. Daubas-Letourneux développe l’exemple marquant d’une employée de restaurant qui, obligée de porter des chaussures assorties à sa jupe-uniforme parce qu’elle fait le service, glisse sur le carrelage de l’arrière-cuisine parce qu’elle doit aussi participer à la plonge. À l’origine de ses onze points de suture se trouve ainsi une combinaison d’exigences productives et commerciales (ici d’ordre sexiste). L’auteure souligne aussi que les jeunes et les précaires sont surexposés en raison du manque d’intégration formelle au sein des équipes et de formation pratique. De manière frappante, alors même qu’elle décèle dans les récits des déterminants organisationnels, voire des défaillances délibérées de l’employeur4, l’auteure rapporte que les victimes évoquent plutôt leur accident sous l’angle d’une « bêtise » ou d’une « maladresse » qui leur serait imputable.

• 5  Henry E. (2007), Amiante : un scandale improbable. Sociologie d’un problème public, Rennes, Presse (...)
• 6  Article L4121-1 du Code du travail.

7L’ouvrage se conclut par un appel à faire une plus grande place au travail dans les approches de santé publique. Il est vrai que l’invisibilité des atteintes du travail (en particulier quand elles affectent les classes populaires) peut être conjurée par l’anoblissement du phénomène, par sa requalification de « santé publique ». C’est ce qu’avait par exemple montré Emmanuel Henry avec le si tardif scandale de l’amiante5. Mais, derrière cet intérêt tactique et rhétorique, l’invocation n’est-elle pas à double tranchant ? En intégrant la santé au travail dans la santé publique, ne risquerait-on pas de diluer ce qui fait sa spécificité, à savoir la contradiction qui veut que l’on mette son corps et sa liberté à disposition d’un employeur ? Les outils de la santé publique sont-ils à même de traiter cette contradiction ? Ou convient-il plutôt de renforcer les contre-pouvoirs qui, de l’inspection du travail à feu les comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), rappellent à l’employeur que son droit à diriger se double du devoir de prendre « les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs6 » ?