• 1  d1 est le montant de salaire tel que 10 % des salariés gagnent moins que ce montant, et 90 % gagne (...)
• 2  Le modèle proposé consiste plus précisément à estimer simultanément deux équations, l’une sur la d (...)
• 3  Plus précisément, le taux de croissance du coût du travail horaire total nominal est une fonction (...)
• 4  CECA : Communauté européenne du charbon et de l’acier ; CEE : Communauté économique européenne ; O (...)

2Une première partie dresse un tableau d’ensemble. Le chapitre 1 présente les différentes sources statistiques des salaires, ainsi que les multiples indicateurs (salaire net et brut ; annuel, mensuel, horaire ; moyen, médian ; constant, courant, etc.) et les différentes formes de rémunération du travail (à l’heure, à la tâche, sous forme de prime ou en nature). Le deuxième chapitre retrace les grandes évolutions durant la période retenue, mobilisant notamment les séries longues de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee). En termes réels, les salaires progressent en moyenne de 4,2 % par an entre 1950 et 1967, ce qui se traduit par un doublement de leur niveau sur la période. Mais cette dernière voit aussi un accroissement des inégalités telles que mesurées par le rapport interdécile d9/d11 : il passe de 3,6 en 1950 à 4,1. Une autre tendance importante est la part croissante de la partie socialisée du salaire (les cotisations sociales) – sur laquelle l’auteur reviendra dans un chapitre ultérieur. Le passage le plus original du chapitre est la reprise d’un travail économétrique qu’a mené l’auteur avec l’économiste Georges Pratt, consistant à estimer notamment une équation de salaire pour appréhender les déterminants macroéconomiques de long terme de la dynamique nominale de ce dernier2. Il en ressort que la croissance du salaire nominal reflète celle de la productivité et prend en compte l’inflation3. Le chapitre 3 présente les différents acteurs du « débat salarial », les partenaires sociaux et l’État, sans oublier certaines instances internationales, telles que la CECA puis la CEE, l’OECE (OCDE à partir de 1961) ou encore l’OIT4 qui, par leurs études et recommandations, ont aussi une certaine influence. L’auteur analyse également, à partir notamment des sondages de l’Ifop de l’époque, la perception de l’opinion publique concernant les niveaux, les écarts, les évolutions de salaire et leurs déterminants. Il est particulièrement intéressant de constater le décalage, tout au long de la période, entre les hausses de salaires réels importantes et la perception de l’évolution du pouvoir d’achat par les ménages : alors qu’entre 1960 et 1970, le salaire moyen a vu progresser son pouvoir d’achat de près de 60 %, seulement 35 % des personnes interrogées en 1970 considèrent que pour ce qui les concerne, « cela va mieux qu’il y a dix ans » – contre 20 % que « c’est pareil » et 44 % que « cela va moins bien » (p. 206).

• 5  Concernant l’analyse du Smig dans le chapitre 10, les motifs de la politique gouvernementale ayant (...)
• 6  Weber H. (1986), Le parti des patrons. Le CNPF (1946-1986), Paris, Seuil, p. 210 et suivantes.
• 7  Voir Table 3 p. 137 de Verdugo G. (2014), « The Great Compression of the French Wage Structure, 19 (...)
• 8  Machu L. (2019), « Construction et pratiques de la régulation salariale de branche (1936-1950) », (...)
• 9  Sur toutes ces questions, et notamment sur les politiques de contournement du patronat et la prégn (...)
• 10  C’est d’ailleurs aussi dans le cadre de ce mouvement que doit se comprendre l’échec en 1950 (évoqu (...)

5Même si l’ouvrage est très riche et constituera sans doute une référence incontournable, on peut regretter certains manques ou limites. Le choix d’agencement et de contenu des chapitres entraîne à la fois des redites et la dispersion du traitement de certains sujets entre différents chapitres. Malgré une couverture très large du sujet, certains points auraient pu être davantage développés. L’auteur reconnaît en conclusion que les politiques salariales des entreprises – au-delà de quelques illustrations – n’ont été que peu évoquées, du fait aussi de la limitation de sources sur le sujet. On peut s’étonner que les salaires de la fonction publique n’aient été abordés que de façon superficielle, presque incidente (et dispersée), alors que l’auteur a rappelé la part croissante de cette dernière dans le salariat et que la période couverte, notamment l’immédiat après-guerre, est riche en réformes – avec notamment l’instauration du statut de la fonction publique en 1946 et l’introduction de la grille indiciaire en 1948. Certains enjeux ou débats sont eux aussi trop brièvement traités. L’auteur prévient dès l’introduction qu’il n’abordera pas « de façon détaillée et directe » (p. 50) la question des inégalités, en raison de sa complexité et de ses liens avec les conceptions de la justice sociale. Il présente cependant (notamment dans le chapitre 2, on l’a noté plus haut) des indicateurs quantitatifs de dispersion, en particulier les rapports interdéciles, constate un certain accroissement de d9/d1 et conclut prudemment que « cette évolution situe plutôt la France dans la moyenne des pays de l’OCDE » (p. 155). Tout en restant prudent, le message pourrait être plus fort, et également articulé à l’analyse des évolutions du salaire minimum, détaillée dans le chapitre 10 : contrairement à une certaine vision enchantée des Trente Glorieuses, jusqu’en 1968, les inégalités de salaire augmentent, le salaire minimum décroche par rapport au salaire moyen et voit même son pouvoir d’achat stagner à partir de la seconde moitié des années 19505. Certains, comme Paul Huvelin, président du Conseil national du patronat français (CNPF), y verront même une des causes principales de l’explosion sociale de mai-juin 19686 même si on estime que, début 1968, le Smig ne concerne que 1,4 % des salariés. À la fin des années 1960, les inégalités de salaire mesurées par les rapports interdéciles sont plus élevées en France qu’aux États-Unis ou au Royaume-Uni7. La question des inégalités femmes-hommes n’est, elle aussi, que beaucoup trop rapidement évoquée, de façon descriptive, dans le chapitre 2 (p. 130-132), et de manière très succincte (p. 250, à peine un paragraphe) dans le cadre des débats autour des grilles Parodi-Croizat dans le chapitre 4. Or il s’agit d’une question très importante. Il aurait pu être rappelé que la plupart des conventions collectives de 1936 avaient continué à institutionnaliser les inégalités de genre, en fixant notamment des minima plus bas pour les femmes que pour les hommes : dans la métallurgie de la région parisienne, par exemple, non seulement les femmes étaient exclues de certaines professions qualifiées, mais à poste égal, les écarts de salaire conventionnel pouvaient varier de 18 à 50 %8. Au lendemain de la guerre, le ministre Alexandre Parodi, dans le cadre de la « remise en ordre des salaires », plafonne à 10 % l’écart autorisé, mais il faut attendre son successeur, Ambroise Croizat, pour que soient abrogées « les dispositions relatives aux abattements autorisés pour les salaires féminins » par un arrêté du 30 juillet 1946. L’abandon officiel – mais pas toujours dans les faits9 – de la conception du salaire des femmes comme un « salaire d’appoint » serait aussi à mettre en lien avec le mouvement de « défamilialisation » du salaire entamé durant l’entre-deux-guerres – notamment avec les lois de 1932 et de 1938 généralisant les sursalaires pour charges familiales puis les transformant en allocations familiales indépendantes du salaire10 –, ce qui contribue à expliquer aussi que la part socialisée du salaire, comme le remarque l’auteur, était déjà relativement élevée avant la seconde guerre mondiale.