1Partant du constat de l’érosion de l’emploi stable à temps plein, Nicolas Roux propose dans cet ouvrage tiré de sa thèse de doctorat d’explorer le « changement de paradigme qui s’est opéré ces dernières années à propos de la précarité » (p. 9). L’éloignement de l’emploi stable et ce qu’il implique en matière d’absence de prévisibilité temporelle ne constituent pas nécessairement, rappelle l’auteur, une relégation, une marginalisation ou une exclusion d’un continent salarial supposé désirable. Les salariés en emploi précaire travaillent, nous dit-il, à rendre leur situation « soutenable ». La notion de « soutenabilité » forme le cœur conceptuel de l’ouvrage. Elle permet de rappeler l’ambivalence de la précarité puisqu’elle exprime non seulement ce qui peut être « enduré » par les individus en termes objectifs de conditions sociales et économiques, mais également, plus subjectivement, ce qui peut être soutenu et défendu, c’est-à-dire revendiqué par eux. Cette soutenabilité dépend de la position sociale : « ce qui apparaît soutenable à des ouvriers ne l’est pas forcément pour des travailleurs intellectuels » (p. 17). L’auteur s’interroge donc sur les conditions sociales de la soutenabilité de l’emploi précaire, en prenant non pas un point de vue normatif sur ce que devrait être un système d’emploi soutenable mais en se plaçant du point de vue des individus, à travers une analyse biographique présentée comme longitudinale.

2L’auteur propose de comparer deux populations durablement installées dans l’emploi discontinu : les artistes intermittents du spectacle et les saisonniers de l’agriculture. Saisonniers et intermittents ont en commun de devoir, à court terme, trouver des revenus et donc de l’emploi. À moyen terme, ils doivent accumuler un volume d’emploi donné pour être éligibles à certains pans de la protection sociale, l’assurance chômage notamment, et enfin, à long terme, ils sont amenés à construire un parcours sans que soit planifiable a priori une carrière. Pour autant, ils présentent des différences (par exemple recrutement social, couverture du risque de chômage spécifique pour les intermittents) qui permettent d’analyser les facteurs rendant la précarité plus ou moins soutenable.

3Le propos s’appuie pour l’essentiel sur des entretiens : l’échantillon est composé de seize artistes, recrutés pour beaucoup à la Coordination des intermittents et précaires d’Île-de-France (cf. p. 69) et de quinze saisonniers agricoles travaillant dans la viticulture et le maraîchage. Un second entretien avec les mêmes enquêtés, trois ans plus tard, permet d’apprécier l’évolution de leur situation. Mais toutes les personnes interrogées ne se sont pas prêtées à l’exercice, l’attrition étant plus élevée pour les salariés agricoles que pour les artistes.

4L’ouvrage est composé de trois chapitres, le premier étant consacré aux saisonniers, le deuxième aux artistes. Le troisième déploie une analyse des conditions sociales de soutenabilité de l’emploi en s’intéressant au pendant de la soutenabilité, l’insoutenabilité.

5Dans les deux premiers moments, l’auteur analyse dans le détail les biographies des enquêtés en mobilisant pour l’essentiel l’appareil théorique de Pierre Bourdieu (notamment les concepts d’illusio, d’amor fati, d’ethos, d’habitus). Ce faisant, il donne à voir deux formes contrastées de l’installation dans la précarité : l’une prolétarienne, l’autre de cadres et professions intellectuelles supérieures. La vie de saisonnier, nous dit l’auteur, consiste à aménager une situation dans laquelle les individus sont, « en quelque sorte, condamné[s] à rester » (p. 28), et définit donc des biographies marquées par une certaine forme de fatalisme social, des vies dont l’horizon est décrit comme relativement certain, si bien qu’une part importante des enquêtés n’a pas jugé opportun de faire un second entretien, au motif que leur situation, jouée d’avance, disent-ils, n’aura pas évolué. Au contraire, la vie d’artiste intermittent relève d’un pari sur l’avenir afin de réussir dans des métiers de vocation fortement concurrentiels. Ces deux populations, au recrutement social très différent (populaire et rural d’un côté, urbain et fortement diplômé de l’autre), se distinguent donc aussi par un rapport au temps et à l’avenir différents.

6Les saisonniers s’emploient donc à « faire de nécessité soutenabilité », pour citer le titre du chapitre 1, qui décrit comment ils supportent mais aussi acceptent leur condition, et même apprennent à s’en satisfaire. Cantonnés dans des emplois précaires faute de qualifications, la plupart des enquêtés sont devenus saisonniers « par défaut ». L’enjeu pour eux est de rompre avec la centralité du travail dans leur vie et dans leur définition d’eux-mêmes, de le mettre à bonne distance subjective, tout en sécurisant leurs conditions d’existence en puisant dans des ressources de proximité et d’autochtonie. L’avancée en âge se traduit parfois par l’attente d’une simple reconduction à l’identique de leur situation, assortie de l’espoir qu’elle n’empire pas. Ce sens des limites caractérise l’ethos de ces membres des classes populaires. Le travail, physiquement usant, est donc surtout apprécié pour le cadre de vie qui lui est associé et la possibilité qu’il laisse d’investir ses à-côtés : la sociabilité rurale, le café, un logement agréable, la famille.

7À l’inverse, les artistes intermittents font de leur métier le cœur de leur vie et de leur identité. Engagés pour beaucoup « corps et âme » dans une activité qu’ils ont choisie, ils sont confrontés à une autre équation de la précarité. Devant être mobiles, disponibles, les artistes sont confrontés à des difficultés d’organisation du couple ou de la parentalité. La vie d’intermittent, avec ses aléas, requiert souvent de disposer d’un capital économique ou d’aides familiales. L’organisation des temps sociaux les éloigne également des saisonniers : peu de frontières, ici, entre le travail et le hors travail, qui n’est pas un espace venant « compenser » la précarité, mais qui est souvent mis à profit pour le travail – pour créer, militer, etc. – , pour « soutenir la vocation » en somme, et pour revendiquer une vie en dehors des cadres ordinaires de l’emploi stable et de la vie, routinière, normée, qu’il est censé impliquer. Au sens des limites des saisonniers agricoles s’oppose ce que N. Roux identifie comme une « impatience des limites » (p. 112), qui implique tourments et angoisses lorsque les attentes professionnelles sont déçues ou tardent à se réaliser.

8La discontinuité de l’emploi s’accompagne dans les deux cas d’une recherche d’autonomie que ne permettrait pas le contrat à durée indéterminée (CDI) à temps plein. Cette quête d’autonomie s’opère donc dans deux directions : par la mise à distance du travail pour les saisonniers agricoles, qui reportent leurs attentes d’accomplissement en dehors du travail, souvent pénible et qui les exploite ; dans le travail et l’engagement militant pour les artistes.

9Les cas « d’insoutenabilité » de l’emploi, présentés dans le chapitre 3, font émerger d’autres lignes de fractures au sein du salariat précaire. L’auteur distingue ainsi insoutenabilité de condition et insoutenabilité de position. La première concerne les dimensions objectives des situations individuelles : modalités d’exercice de l’activité, d’organisation du travail, statut d’emploi, revenus, etc. La seconde renvoie à l’adéquation de l’emploi aux attentes des individus, et permet de s’intéresser aux effets de trajectoire. Ainsi, deux personnes de même condition mais aux dispositions et aux trajectoires différentes auront une appréciation dissemblable de la soutenabilité de leur position. Ces deux types d’insoutenabilité, auxquels l’auteur ajoute la distinction entre insoutenabilités latente et effective, peuvent se combiner de manière variable. In fine, « la soutenabilité des uns », nous dit-il, « n’est pas celle des autres » (p. 133). Prendre en compte ces différentes dimensions permet « d’esquisser ce que pourrait être un espace social de la précarité, appréhendé au croisement des différences de condition, de position et de trajectoire » (p. 117). Le CDI agricole à temps plein, par exemple, est parfois jugé insoutenable, dans la mesure où il porte atteinte à la santé et enferme dans le travail ouvrier. L’emploi discontinu apparaît alors comme une alternative davantage soutenable que l’emploi stable puisqu’il ménage des pauses permettant de réparer le corps. Les précaires remettent ainsi régulièrement en question les vertus de l’emploi stable, qui ne correspond pas toujours à un emploi de bonne qualité. La vie d’artiste intermittent peut, elle aussi, « prendre la forme de l’insoutenabilité de condition » (p. 148) : insomnie, fatigue, frictions avec la vie hors travail, ou encore blessures pouvant mener à l’arrêt de travail ou à la fin prématurée de la carrière. Parfois, ces fins de carrière et réorientations professionnelles renvoient à des situations dans lesquelles le sens conféré au travail a été émoussé au gré de l’avancée en âge. « L’insoutenabilité de position, de latente, devient alors effective lorsqu’il faut se reconvertir professionnellement » (p. 153). C’est donc toute la complexité de cet espace social de la précarité que s’emploie à restituer l’auteur.

10En conclusion, N. Roux s’interroge sur la possibilité de formuler une alternative soutenable à l’emploi stable. Inscrivant son travail dans les débats sur les formes contemporaines de la précarité, il discute notamment les travaux de Guy Standing, qui voit dans la croissance du précariat les possibilités d’émergence d’une « nouvelle classe sociale », et ceux de Patrick Cingolani, qui relève les marges d’autonomie et les capacités critiques des précaires vis-à-vis du capitalisme. N. Roux souligne qu’au-delà de ce désir d’émancipation qui pourrait fédérer des groupes sociaux variés, les attentes des précaires ne sont pas homogènes. Si la précarité est un fait social, elle est tellement hétérogène, et sujette à des variations « inter-classes », « inter-individuelles » et « intra-individuelles » (p. 175), que les précaires ne forment pas à proprement parler une classe sociale. L’horizon d’un précariat qui transcenderait les clivages de classe à travers un projet politique commun supposerait par ailleurs une refondation du système de protection sociale. L’auteur discute les propositions de Patrick Cingolani (assurer une continuité des droits par-delà la discontinuité de l’emploi) et de Guy Standing (assurer un revenu de base) pour conclure que toute politique œuvrant à mobiliser le précariat ne doit pas oublier que celui-ci est traversé par des lignes de fractures objectives qui correspondent à autant de visions du monde social.