2Issu d’une thèse en sociologie que l’auteur a soutenue en 2018, sous la direction de Didier Demazière, l’ouvrage repose sur une recherche initiale, de type ethnographique, réalisée dans quatre agences du service public de l’emploi. En France, deux agences de Pôle Emploi de taille comparable situées dans des départements socialement contrastés, les Yvelines et la Seine-Saint-Denis, ont été enquêtées. En Allemagne, les deux sites sont localisés en Sarre, mais se différencient par leur vocation : l’Arbeitsagentur reçoit des demandeurs d’emploi bénéficiaires de l’assurance chômage quand le Jobcenter a la charge des personnes relevant de l’assistance sociale. Au total, 58 conseillers ont été suivis dans leur travail et à l’occasion de 309 situations d’échanges avec les demandeurs d’emploi. L’auteur a complété son enquête en menant des entretiens avec 41 des 58 conseillers et en lançant un questionnaire auprès de 120 agents. Par ailleurs, ces matériaux sont resitués dans leur contexte local (analyse du marché du travail et des offres d’emploi dans le périmètre des agences) et, plus largement, dans l’histoire des services publics de l’emploi de chaque pays.

3L’ouvrage est structuré en quatre chapitres.

4Dans le chapitre 1 – » Du chômeur occasionnel au chômeur à temps partiel : cumuler une allocation et un emploi » –, l’auteur inscrit son objet dans une dimension historique. Suivant une perspective constructiviste, il retrace le cheminement qui, depuis la fin du xix^e siècle jusqu’à l’instauration des régimes nationaux d’assurance chômage, en 1927 pour l’Allemagne et en 1958 pour la France, a progressivement conduit à y admettre les travailleurs occupant un emploi de façon irrégulière. C’est à partir de la décennie 1980 que les demandeurs d’emploi sont autorisés à cumuler leur indemnité avec un emploi à temps partiel. En France, le dispositif de l’activité réduite est créé en 1983 et fortement encouragé par les pouvoirs publics depuis les années 1990. Cette ouverture au cumul se combine avec l’explosion du travail à temps partiel et avec les politiques d’activation, dans un contexte largement marqué par l’influence des idées néolibérales. Pour l’auteur, on assiste ainsi à un « retournement séculaire » qui voit le service public de l’emploi jouer un rôle direct dans la déstabilisation générale du salariat et la promotion d’emplois précaires, en particulier par l’intermédiaire de conseillers négociant à la baisse les aspirations temporelles des demandeurs d’emploi.

5Le chapitre 2 – » Le cumul, un outil pour les conseillers » – porte sur la façon dont les dispositifs de cumul, présents dans les deux pays, sont mobilisés dans les entretiens entre conseillers et demandeurs d’emploi. Force est d’abord de constater qu’ils le sont peu. En effet, l’auteur précise qu’aucune mention n’en est faite dans 290 entretiens sur les 309 observés. Le cumul apparaît donc comme un raisonnement étranger aux demandeurs d’emploi. De leur côté, les conseillers y font peu appel et, quand ils le font, c’est plutôt dans des occasions particulières. Plus généralement, l’intensité et les modalités du recours aux dispositifs de cumul se situent au croisement des configurations singulières que sont les agences, chacune ayant sa propre division et organisation du travail (indemnisation/intermédiation), l’identité et les parcours différenciés des agents, ainsi que leur perception des métiers considérés comme pouvant faire l’objet de cumul. L’auteur distingue ainsi trois profils qui délimitent des rapports différenciés au dispositif : les « aiguilleurs » pour lesquels il constitue un instrument de contrôle des « déviants » (c’est-à-dire les demandeurs « tentés » par le travail non déclaré) ; les « accompagnants » qui en font plutôt un outil d’aide face aux risques de paupérisation ; les « retranchés » qui rechignent à mobiliser des dispositifs jugés complexes.

6L’orientation vers l’emploi à temps partiel constitue la matière du chapitre 3 – » Un temps partiel diffusé en entretien ». Quels sont les critères et les situations qui poussent les conseillers à orienter les demandeurs d’emploi de façon plus ou moins directive vers le temps partiel, y compris quand ces derniers n’en sont pas demandeurs, et en jouant pour cela des marges de manœuvre discrétionnaires dont ils bénéficient dans leur activité ? Plusieurs facteurs les conduisent à « rationner » le travail. Il s’ensuit différentes figures du rationnement : « la présomption maternelle » (qui consiste à proposer des offres à temps partiel de façon privilégiée aux femmes), « projeté » (quand le conseiller, et surtout la conseillère, travaille elle-même à temps partiel et a tendance à rapprocher de la sienne la situation des chômeuses qu’elle reçoit), « expert » (quand l’orientation vers le temps partiel repose sur une mobilisation des données statistiques). Les conseillers proposent le cumul à des publics ciblés selon qu’ils estiment plus ou moins grandes leurs chances de retrouver un emploi (les conseillers distinguent ainsi les suremployables, les inemployables et les employables) ou lorsqu’ils les considèrent comme un potentiel salariat à temps partiel, en particulier les femmes, les mères et les jeunes. Il peut aussi être mobilisé comme un « pis-aller », quand les offres à temps plein sont peu abondantes ou quand la personne fait face à des difficultés financières urgentes (endettement, perspective d’une faible retraite, etc.). Dans une logique de contrôle, il peut, enfin, constituer une sanction informelle permettant au demandeur d’emploi d’éviter une sanction, administrative cette fois.

7Le chapitre 4 – » Un temps partiel piloté par ordinateur » – est consacré aux logiciels d’appariement. En France comme en Allemagne, ils sont maintenant au centre des interactions entre conseillers et chômeurs. En ce qui concerne le temps partiel, ils opèrent cependant selon des raisonnements différents dans les deux pays. En Allemagne, le logiciel procède d’une « grammaire littéraire » permettant une recherche des offres selon plusieurs critères qualitatifs (horaires, rythme, etc.) mais sans donner d’indication sur la durée hebdomadaire de l’emploi offert. En France, il procède d’une logique chiffrée formulée, à l’inverse, en durée hebdomadaire sans précision sur les horaires ou l’amplitude du travail au quotidien. Dans le premier cas, les demandeurs d’emploi n’ont pas de prise sur le volume d’heures des emplois proposés quand, dans le second, ils n’en ont pas sur les horaires. Le logiciel exerce ainsi un certain « pouvoir normatif » qui vient à la fois compléter, contrarier et concurrencer le travail des agents. Ce faisant, il vient rogner leur pouvoir discrétionnaire et leurs marges d’autonomie.

8L’ouvrage est foisonnant, un foisonnement qui en fait l’originalité et l’intérêt. Il s’agit d’aborder le chômage sous des angles peu explorés, en rupture avec les approches focalisées sur le comportement des demandeurs d’emploi, considérant que les choix qu’ils opèrent relèveraient d’arbitrages purement personnels. Il s’inscrit en faux contre les conceptions néolibérales à l’origine des politiques d’activation qui supposent que les chômeurs font des calculs optimisateurs en la matière, laissant dans l’ombre le rôle, pourtant important, des conseillers. Le phénomène est traité sous de nombreux angles mobilisant une grande variété de méthodes et de sources – jeu sur les échelles (niveau national, niveau local des bassins d’emploi et des agences, niveau individuel des conseillers, interactions conseillers-chômeurs), comparaison internationale, matériaux issus d’archives, d’observations, d’entretiens, de données statistiques, etc. – qui donnent un éclairage d’une grande richesse, montrant par-là l’ensemble des éléments qui concourent à ce rationnement (histoire et caractéristiques structurelles du marché du travail, catégories de la politique publique de l’emploi, contextes institutionnels) et à ses modalités concrètes de mise en œuvre (représentations, carrières et modalités d’action des conseillers, situations d’interaction avec les demandeurs d’emploi).