Nous remercions Michel ainsi que Jean-Vincent Bergeron-Gaudin, Louis Gaudreau, Étienne Penissat, Clément Petitjean, Laure Pitti et les évaluateur·rices de la revue de leurs retours sur différentes versions de ce texte. Cette publication n’engage que ses autrices.

4Cet article analyse le processus de professionnalisation des OC travaillant dans le réseau public : comment ce groupe professionnel engagé dans la lutte collective contre les inégalités sociales défend-il son territoire professionnel (Abbott, 1988) face à l’évolution néolibérale de l’action publique qui tend à marginaliser la critique sociale (Boltanski, Chiapello, 2011) ? Autrement dit, comment les transformations de l’action publique agissent-elles sur ce groupe professionnel, mais aussi, comment ce dernier participe-t-il à ces transformations ? Entre logique identitaire et logique corporatiste (Hassenteufel, 1990), ce groupe professionnel « dans l’État » (Sallée, 2014) occupe une position aux marges qui s’avère centrale dans les reconfigurations des relations entre État et associations depuis les années 1970 (Cottin-Marx et al., 2017). On rejoint ici la proposition de considérer les réformes managériales comme des « charnières entre l’État et les professions » : ces dernières donnent lieu à diverses formes d’investissement de certain·es professionnel·les dans l’élaboration et la contestation des réformes à l’œuvre dans leur secteur d’activité (Aust, Gozlan, 2021). Dans le cas présent, le segment public des OC a été reconnu par les pouvoirs publics dans les années 1970, avant même que ne soit mise en place une formation spécifique. Il s’est organisé et a défini son identité professionnelle pendant les années 1980, décennie de transition entre l’État social et l’État néolibéral, et tente depuis de maintenir son autonomie professionnelle. Pour ce groupe professionnel qui porte une conception de la lutte contre la pauvreté basée sur l’autonomie des « communautés locales », la dynamique de professionnalisation suscite des tensions précisément autour des moyens lui permettant d’accomplir ses missions. Étudier le processus de professionnalisation des OC permet de saisir les recompositions des interdépendances entre action publique et groupes professionnels dans le secteur public et dans le secteur associatif.

6La trajectoire de Michel est aussi singulière à plusieurs égards : fortement investi dans l’organisation et la reconnaissance du groupe professionnel au sein des CLSC, il est en position de leadership. Son investissement va de pair avec sa participation à des recherches universitaires et à des publications d’analyses réflexives sur l’évolution des pratiques de son groupe professionnel, ce qui explique son point de vue à la fois « dans et sur » l’organisation communautaire en CLSC que l’on retrouve en entretien (encadré). Sa manière d’investir le métier d’OC en CLSC le positionne souvent du côté d’une approche pragmatique du travail, tout en conservant une posture critique face aux évolutions de l’action publique. Le rapport ambivalent de Michel à l’action publique s’inscrit dans un contexte d’incertitudes auquel son groupe professionnel a été confronté depuis les années 1970. Ce rapport pose également la question des reconversions militantes et académiques (Tissot et al., 2005) – à savoir celle de l’activation, en contexte professionnel, de dispositions acquises via le militantisme politique et les études – pour organiser le groupe professionnel et produire des savoirs sur lesquels s’appuie la professionnalisation du groupe. Le parcours de Michel constitue ainsi la matière d’une étude de cas contextualisée (Burawoy, 2012).

Encadré
Méthode

7En insérant la trajectoire de Michel dans celle de son groupe professionnel, on reviendra d’abord sur les tensions suscitées par la création du statut d’emploi d’OC au sein du service public dans le contexte de fortes mobilisations des années 1970 au Québec. On traitera ensuite de celles générées par l’arrivée d’une logique de coopération avec ce qui est appelé le tiers secteur – regroupant associations et entreprises d’économie sociale et solidaire (ESS) – qui entend impliquer les OC en CLSC, au moment où ce segment du groupe professionnel s’organise pour défendre son territoire professionnel face au tournant néolibéral des années 1980. On abordera enfin les tensions liées à l’institutionnalisation de la logique partenariale avec le tiers secteur à partir des années 1990, alors que le segment public du groupe professionnel des OC cherche à maintenir son autonomie et son identité professionnelle basée sur une vision engagée de son travail au service des habitant·es des quartiers populaires.

Devenir OC au sein du service public (années 1970)

8Dans le cadre de la mise en place de l’État social, l’intégration des cliniques communautaires au réseau public québécois des CLSC dans les années 1970 suscite des résistances au sein de la gauche radicale alors très active. Plusieurs cliniques se regroupent ainsi, entre 1973 et 1979, au sein d’un « front commun » pour ne pas être transformées en CLSC (Mariette, Pitti, 2021). Une seule clinique à Montréal parvient cependant à conserver son statut associatif tandis que les autres sont transformées en CLSC et rattachées au réseau public. Dans ce climat tendu entre réformistes et radicaux, les pratiques, peu formalisées, des premiers OC employés dans les récents CLSC visent à articuler action collective et action publique dans le service public. En soutenant des mobilisations collectives et en cherchant des solutions aux problèmes identifiés à l’échelle locale, ces OC se retrouvent en position d’entrepreneurs de causes (Cobb, Elder, 1972) qu’ils et elles peuvent participer à transformer en problèmes publics.

Du militantisme politique à l’engagement dans une nouvelle profession

9Au cours des années 1970, les pratiques d’organisation communautaire se développent conjointement au sein du secteur associatif et du réseau public. De quelques dizaines à la fin des années 1960, les OC sont près de 500 à la fin des années 1970. Plus de la moitié (279, soit 57 % ; Doré, Larose, 1979, p. 9) sont alors rattaché·es au secteur public, via les CLSC en plein essor. À Maçons, quartier particulièrement à la pointe de la contestation politique et sociale, plusieurs membres de la clinique créée au début des années 1970 participent au « front commun » contre les CLSC. Lorsque la clinique de Maçons devient, au milieu des années 1970, un CLSC, les OC qui y travaillent, également militant·es syndicalistes et politiques, refusent d’y rester. D’autres se font embaucher, mais leur militantisme les conduit rapidement à retourner dans le secteur associatif. S’il précise qu’il n’a pas participé à cette « bataille », Michel, lui-même militant au sein de la gauche radicale à cette période, débute comme OC dans le récent CLSC de Maçons dans ce contexte tendu.

11Le militantisme maoïste au Québec est particulièrement centré sur l’animation culturelle, ce qui explique que les premières générations d’OC, dans les groupes populaires, les cliniques populaires et les CLSC naissants, comptent de nombreux·ses militant·es. À l’issue de sa formation en 1976, Michel est embauché comme OC au CLSC de Maçons sans connaître le métier. Il présente son emploi comme lui permettant de militer politiquement – il participe à des clubs de lecture, des groupes de théâtre et des cercles étudiants sympathisants d’En Lutte !, à Montréal et en milieu rural :

« Je militais le soir [et le week-end] sur différentes questions. Comme on disait à l’époque, mon travail au CLSC c’était ma “job de steak ” ! Ça me permettait […] de faire vivre des permanents puis l’organisation. »

12La frontière que Michel établit en entretien entre son engagement politique et son emploi (considéré comme alimentaire) reflète la centralité du militantisme anticapitaliste dans ces années 1970.

14La position d’OC dans le service public est donc particulièrement complexe à tenir, entre contestation et participation à l’action publique. Tant au sein du CLSC que dans les associations de quartier, la méfiance envers l’institution publique est palpable. Dès son entrée en fonction, Michel se souvient d’avoir ressenti de la réticence de la part de certain·es interlocuteur·rices parce qu’il était OC en CLSC :

« Je suis tout content d’aller voir [le directeur d’une association d’éducation populaire], ancien étudiant du même [département] que moi ; je me fais quasiment recevoir comme si j’avais une chemise brune et une matraque parce que je travaillais pour une institution d’État. »

15Face à ces difficultés, Michel fait partie de ceux qui défendent une vision pragmatique du métier, par rapport aux collègues qui adoptent une posture plus contestataire : « On ne se positionnait pas comme certains ultra-gauches, à l’extérieur du système. On négociait avec le système pour conserver nos pratiques. » Les tensions politiques au sein de la gauche se rejouent ainsi au sein de cette profession émergente dans le secteur public. Dans un contexte de forte politisation des questions sociales et de santé, l’intégration au service public d’un groupe professionnel naissant divise celles et ceux qui, comme Michel, voient l’institutionnalisation comme une opportunité pour lancer des initiatives citoyennes, et celles et ceux qui dénoncent une logique de « récupération » par les pouvoirs publics. Les OC en CLSC, dont le nombre augmente, sont pris·es entre des tensions exogènes (celles de l’espace militant) et des tensions endogènes (relatives au rapport qu’ils et elles entretiennent avec l’institution publique qui les emploie).

16C’est dans ce contexte d’effervescence et de tensions politiques que la profession d’OC, dans les secteurs associatif et public, commence à se définir. En 1977, le Regroupement des organisateurs communautaires du Québec (ROCQ) est créé comme association professionnelle rassemblant les OC des deux secteurs dans une dynamique politique et contestataire. Bien que le ROCQ ne soit pas affilié à un groupe politique, il fédère ses membres autour de la question du rôle politique des OC et défend une perspective de soutien aux mobilisations collectives et aux initiatives locales en lien avec le développement de la conscience politique des habitant·es des quartiers populaires (Doré, 1992). L’organisation de cette jeune profession passe également par des voies informelles, cette fois spécifiques aux OC en CLSC. Les échanges de pratiques en constituent une première forme dans laquelle Michel joue un rôle clé : en 1977-1978, alors que les services aux aîné·es sont une priorité dans l’ensemble des CLSC qui continuent de se développer, Michel se lance dans l’organisation de réunions entre les OC de ces services au niveau montréalais. Ces initiatives visent à permettre aux OC qui travaillent en CLSC aux côtés des professionnel·les de la santé et du social de sortir de l’isolement professionnel que certain·es ressentent.

Des pratiques entre luttes sociales et opportunités d’action publique

17Au CLSC de Maçons, Michel travaille en effet à distance des autres OC : avec une équipe pluriprofessionnelle (infirmières et travailleuses sociales), il est rattaché au service aux aîné·es monté à l’origine par une association du quartier qui a été intégrée au CLSC. Les autres OC travaillent au sein du service d’action communautaire, qui est l’un des services du CLSC mais qui se situe alors dans des locaux distincts des autres services. Ils et elles se concentrent sur le soutien aux mobilisations collectives locales pour identifier les besoins à l’échelle du quartier. Leurs pratiques sont en phase avec le contexte politique : au sein du service d’action communautaire, on trouve alors « le Front Logement, le Front Femmes, le Front Travail [sur] la question de la santé en milieu de travail ». Les thématiques abordées sont emblématiques d’une conception globale et sociale de la santé, qui part de l’échelle locale et qui inclut les conditions de vie (logement et travail) et la prévention (ainsi distinguée des soins curatifs). Il s’agit concrètement d’aider les groupes concernés à s’organiser pour porter des revendications collectives. Le jeune groupe professionnel alors en constitution participe à définir ses pratiques depuis les nouveaux CLSC en reconvertissant des savoir-faire militants : il poursuit, pour une large part, une logique d’animation sociale, dans l’objectif de peser sur l’action publique.

19Pour agir au sein du quartier, une partie des OC mobilise les ressources fournies par les pouvoirs publics aux échelles fédérale et provinciale dans un contexte de développement des politiques sociales. Le gouvernement canadien finance alors la création d’emplois dans des associations, notamment pour les jeunes durant l’été ou pour les chômeur·ses (McGraw, 1978). Michel participe à la mise en œuvre de services à domicile (repas et transport) pour les aîné·es en recourant à ces programmes : « le fait d’utiliser le programme de création d’emplois fédéral te permettait de développer le modèle de services, autrement dit de montrer qu’il y avait une clientèle », le CLSC acceptant parfois « d’intégrer le service à la définition de ses propres programmes et pérenniser ainsi ce qui était précaire auparavant ». Pour Michel, ces politiques constituent une opportunité de développer, localement, des services pour les aîné·es et d’agir, en même temps, sur le chômage des jeunes de Maçons. Cet exemple montre comment les OC au sein du service public participent à l’action publique dans les années 1970 (Jetté, 2008), en faisant émerger des besoins et en allant chercher des ressources financières. Ils et elles agissent comme des entrepreneurs de causes car ils et elles font de ces dernières des questions relevant de l’action publique nécessitant une prise en charge par l’État.

20Ce processus d’institutionnalisation de pratiques locales s’accompagne toutefois de tensions entre OC en CLSC : la politique de maintien à domicile des aîné·es est vue par une partie d’entre eux·elles comme imposée par le haut tandis que d’autres, comme Michel, adoptent une position pragmatique : « On ne va pas [dire], tout d’un coup, parce qu’on obtient un financement un peu plus stable et à long terme de plusieurs pratiques […] : “Non, ça vient d’en haut, ce n’est pas bon.” »

21Ainsi, les activités développées par Michel – pour soutenir les aîné·es mais aussi les ouvriers et jeunes du quartier – reflètent la conception à la fois locale et multidimensionnelle des pratiques, alors peu formalisées et hétérogènes, du jeune groupe professionnel au sein du service public. Les engagements liés au militantisme marxiste-léniniste et aux mobilisations collectives nourrissent la manière de penser l’articulation entre travail, conditions de vie et santé des habitant·es, y compris dans une dimension préventive. Mais la position d’entre-deux des OC en CLSC suscite de fortes tensions : la défense de la population du quartier s’inscrit dans un cadre institutionnel qui implique de mettre les savoirs et ressources issus du militantisme politique au service du développement de l’État social.

Se définir face à l’État néolibéral (années 1980)

22La décennie 80 est marquée par la remise en cause de l’État social et l’accroissement de la pauvreté qui touche particulièrement les quartiers ouvriers. À Maçons, le taux de chômage est le double de celui de la ville de Montréal. Confronté·es à la disparition des groupes marxistes-léninistes et aux remises en question de leurs pratiques dans le réseau de la santé et des services sociaux, les OC en CLSC cherchent à définir leur territoire professionnel et à légitimer leur groupe professionnel au sein du service public. Ils et elles doivent, dans ce cadre, adapter leurs pratiques professionnelles à la nouvelle logique, promue par les pouvoirs publics, de coopération avec le tiers secteur qui prend en charge des services à la population.

L’organisation professionnelle comme stratégie de défense

23Alors que la création de 210 CLSC était projetée en 1975, une centaine seulement le sont à la fin des années 1970, dans les quartiers populaires et ruraux les plus isolés, représentant la moitié de la population du Québec. Ce chiffre atteint 166 en 1981, mais les CLSC fondés dans les années 1980 ont moins de moyens financiers que ceux de la première vague. Les créations sont interrompues en 1987, de sorte que les territoires couverts par les CLSC sont plus étendus que ce qui était prévu initialement. Le « non-parachèvement du réseau des CLSC » est alors dénoncé par plusieurs OC, dont Michel, qui soulignent les risques que fait encourir la centralisation (Bourque, 1988). Les travaux de la commission d’enquête présidée par Jean Rochon sur les services de santé et les services sociaux et ceux du médecin Jacques Brunet sur le réseau des CLSC sont lancés à l’initiative du Parti québécois (parti de centre gauche) avant qu’il ne perde le pouvoir en 1985 (Jetté, 2008). Jusqu’à la parution des rapports issus de ces enquêtes (respectivement en 1988 et 1987), un contexte d’incertitude pèse sur le devenir des CLSC et des OC en leur sein. Ces dernier·ères craignent un recentrage des pouvoirs publics sur le curatif au détriment d’une approche globale de la santé. Il serait question de limiter le travail des OC à la mise en œuvre de programmes de santé publique et au soutien à l’entraide et au bénévolat, au détriment de sa dimension politique de soutien aux mobilisations collectives. Le contexte est également marqué par un essoufflement du militantisme politique. Michel se rappelle en effet que face à l’émergence des mobilisations de groupes de femmes, de jeunes, d’écologistes et d’autochtones, les militant·es maoïstes s’interrogent sur leurs actions politiques dirigées principalement vers la classe ouvrière. En 1981, cinq ans après son entrée en fonction au CLSC, Michel quitte les rangs d’En Lutte ! Le groupe politique est dissous l’année suivante, tout comme le PCO (ex-Ligue).

25Parallèlement à son travail d’OC et après avoir mis fin à son militantisme politique, Michel reprend également ses études, à temps partiel, de 1983 à 1991, en maîtrise de sociologie, renouant avec son intérêt pour les sciences sociales et développant ses compétences statistiques. Il consacre son mémoire de fin d’études aux pratiques des OC en CLSC dans une démarche réflexive, à une période où les savoirs sur le groupe professionnel et ses pratiques, essentiels au processus de professionnalisation (Abbott, 1988), sont assez peu développés. Le développement de ces savoirs universitaires s’articule avec celui des premiers cadres collectifs pour défendre le groupe professionnel au sein du service public.

26L’activité de recherche de Michel se nourrit en effet, à partir de 1986, de nouveaux liens qu’il crée avec ses homologues des autres CLSC, dans le cadre notamment d’une enquête universitaire sur les caractéristiques sociales des OC en CLSC et sur la diversité de leurs pratiques (Hurtubise et al., 2017) dont les résultats sont présentés en 1988. En amont, en 1986 et 1987, des rencontres entre OC ont lieu à Montréal, à Québec, en Abitibi et en Outaouais et un bulletin de liaison, cette fois propre aux OC en CLSC, appelé Tiens-toé !, que Michel participe à monter, est créé en 1987 (Lachapelle, Fournier, 2008). Ces échanges entre les OC des différentes régions de la province précèdent la fondation, en 1988, du Regroupement québécois des intervenants et intervenantes en action communautaire en CLSC (RQIIAC) ; il se distingue du ROCQ qui regroupait les OC du réseau public et du secteur associatif. Michel se souvient qu’environ trois cent cinquante OC répondent à l’invitation du comité de travail qui propose de créer cette organisation pour constituer un espace de formation et de réflexion s’inscrivant dans une logique de professionnalisation propre au segment des OC exerçant dans le secteur public. L’organisation se présente comme « basée sur l’engagement militant » et « vouée au partage des savoirs et savoir-faire », avec un lien « organique avec les milieux universitaires » (Lachapelle, Fournier, 2008, p. 7-8). Pleinement investi, Michel insiste sur la dynamique de professionnalisation et sur le fait qu’il souhaite que le RQIIAC échappe au dogmatisme politique qui a marqué les générations socialisées au militantisme marxiste-léniniste :

« Je ne voulais pas que [le RQIIAC] ça devienne une chapelle, […] un organe qui allait promouvoir une ligne politique particulière. Le premier besoin, c’était de faire connaître la diversité des pratiques, d’apprendre et d’échanger, en fait. Souvent, le problème, avec la pratique d’organisation communautaire, c’est qu’on est souvent seuls, même dans une équipe comme celle-ci [du CLSC de Maçons avec sept ou huit OC]. Il fallait donc sortir de sa localité pour voir un peu et le réseau, le regroupement des organisateurs servait à ça. […] On a amorcé une habitude de colloque bisannuel [à partir de 1988]. »

27Prendre des distances avec la dimension contestataire des pratiques d’organisation communautaire telle qu’elle s’est développée dans les années 1970 est aussi stratégique dans un contexte de remise en cause de ces pratiques par les pouvoirs publics. À sa sortie en 1987, le rapport Brunet appelle en effet à une activité plus standardisée, portant moins sur les revendications relatives aux conditions de vie (emploi, logement, transport, environnement, etc.) et davantage sur l’organisation de services ciblant des populations dans le besoin. Si les pouvoirs publics défendent une approche de santé dite globale, déjà considérée comme centrale dans les années 1970, le rapport gouvernemental oriente en réalité l’organisation communautaire vers le champ sociosanitaire auprès de « groupes à risque retenus par les CLSC », réduisant le territoire professionnel des OC. Les années 1980 constituent ici une décennie charnière marquée par les prémices du nouveau management public (Larivière, 2007) et par le passage d’une logique de welfare (décennie 70) à celle de workfare (décennie 90) (Morel, 2002). En amont du premier colloque du RQIIAC en 1988, un article cosigné par des OC dans le bulletin Tiens-toé ! témoigne de leur inquiétude face à cette évolution de l’action publique :

« À l’heure où les réflecteurs sont braqués sur les travaux de la Commission Rochon et sur le Rapport Brunet, nous nous questionnons non sans inquiétudes sur la place future de l’organisation communautaire en CLSC, tant du point de vue des ressources humaines qui y seront affectées que des populations-cibles qui auront droit à nos services. »
(cité dans Lachapelle, Fournier, 2008, p. 12)

28Dans ce contexte, le RQIIAC permet aux OC en CLSC qui s’y investissent tels que Michel de définir et d’affirmer une identité et une autonomie professionnelles en valorisant leurs compétences et savoir-faire (Bourque, 1997). Cette dynamique de professionnalisation ne signifie pas pour autant la mise sous silence de la dimension militante de l’activité d’OC (autrement dit sa dépolitisation), ni un renoncement aux idéaux politiques défendus à la décennie précédente : la « conscientisation » reste un thème important, y compris au sein du RQIIAC comme en attestent ses bulletins.

Des pratiques en tensions face au virage économique

29Si le tournant néolibéral de l’action publique amorcé dans les années 1980 a ainsi des effets sur la structuration du groupe des OC en CLSC, il en a aussi sur les pratiques professionnelles, ce qui génère de nouvelles tensions en son sein. Au début de la décennie 80, les pratiques de soutien à la défense collective des droits à l’échelle des quartiers perdurent chez les OC au sein du service public. Michel et les OC du CLSC de Maçons soutiennent les mobilisations citoyennes contre les coupes budgétaires visant le secteur de la santé en 1981-1982, mobilisations dans lesquelles les associations et la population du quartier sont fortement investies ; ils et elles s’impliquent aussi dans la « sensibilisation » et la « mobilisation populaire » en 1984-1985 contre le plan d’aménagement routier du ministère des Transports. Ce type d’actions tend toutefois progressivement à se raréfier (Jobin, 1986 ; Hurtubise et al., 2017) au profit de pratiques de « développement local » avec le tiers secteur. Dans le CLSC de Maçons, entre 1983 et 1986, Michel aide, par exemple, à organiser des kiosques d’information permettant aux associations du quartier de se faire connaître de la population. Répondant aux demandes des pouvoirs publics, c’est également à cette période que les premières « tables de concertation sectorielles » voient le jour, sur les thèmes de la jeunesse (1984) et de l’emploi (1985) ; Michel y participe avec d’autres OC du CLSC. Ces pratiques montrent comment les différentes fonctions d’identification des besoins, de mobilisation de la population et de soutien à la création de services des OC s’articulent entre elles et comment, dans le même temps, certain·es OC s’engagent plus fortement dans l’une ou l’autre, oscillant entre des approches contestataire et pragmatique du métier.

30La capacité de Michel à s’adapter aux opportunités de l’action publique et son pragmatisme l’amènent à mobiliser les ressources institutionnelles disponibles pour accompagner les initiatives en lien avec les services aux aîné·es. En 1984-1985, il œuvre à la création de deux organismes. Le premier, Solid’Action, est une association qui regroupe des bénévoles offrant des services d’accompagnement et des « visites d’amitié » auprès des aîné·es du quartier. Le second, Merlin Ménage, est une entreprise d’économie sociale et solidaire (ESS) qui a pour mission de soutenir l’autonomie et le maintien à domicile des aîné·es. Cette entreprise a été créée l’année du « virage fédéral [vers] des projets de développement de l’employabilité », autrement dit vers des formations individuelles. Michel obtient des financements auprès du gouvernement canadien à partir d’un argumentaire basé sur des projections statistiques de développement de l’emploi et des articles relatifs aux « emplois de l’avenir » répondant aux « besoins liés au vieillissement de la population ». Il est ainsi contraint de s’inscrire dans le nouveau cadre néolibéral pour aider le développement d’associations et d’entreprises d’ESS qui prennent de plus en plus le relais des services publics – l’heure n’est en effet plus à revendiquer l’intégration de nouveaux services au réseau public. Michel n’en critique pas moins l’évolution de l’action publique : pour lui, la réduction des politiques de lutte contre le chômage au principe d’employabilité des individus, basé sur un cadrage individuel des problèmes sociaux, participe à la diffusion d’une logique néolibérale dans le service public de la santé et des services sociaux.

« J’ai été un des rares à défendre l’économie sociale […]. La majorité était silencieuse comme toujours, puis une autre minorité très active et influente était les militants syndicaux qui la voyaient d’un mauvais œil. […] Des représentants syndicaux locaux […] me disaient en pleine face : “C’est des voleurs de job ! Des bénévoles que tu fais travailler. Ce serait des jobs qu’on pourrait avoir si tu mobilisais pas des bénévoles !” […] J’ai dit : “[Les bénévoles de Solid’Action] font des visites à domicile, puis des téléphones d’amitié, tu vas payer du monde pour aller visiter le monde parce qu’ils sont isolés ? C’est quoi ta vision du social ?” »

32Le développement du tiers secteur, via des financements publics, divise ainsi l’équipe d’OC du CLSC de Maçons dans un contexte de remise en cause de l’État social. On observe dans leurs positions à la fois des formes de résistance et de participation à ces transformations, en lien avec des tensions exogènes (celles de l’espace militant à l’origine des pratiques d’OC) et endogènes (autour des pratiques professionnelles du groupe au sein du service public face à l’arrivée du néolibéralisme).

33Comme c’était déjà le cas dans les années 1970 (cf. supra), Michel, comme d’autres OC en CLSC, articule engagement – dans les pratiques d’organisation communautaire, mais aussi dans l’organisation et la défense du jeune groupe professionnel dont les missions sont remises en question, en particulier en ce qui concerne la fonction de soutien aux mobilisations collectives – et capacité d’adaptation. Il s’agit de rebondir sur les opportunités au sein de l’institution pour produire du collectif et du savoir, construire une identité et maintenir une autonomie professionnelle au sein du service public. En adaptant progressivement ses pratiques au contexte politique et institutionnel des années 1980 pour défendre son groupe professionnel, Michel participe, avec d’autres OC, au développement du tiers secteur, tout en cherchant à limiter l’évolution néolibérale de l’action publique. Si les pratiques demeurent fondées sur une analyse globale de la santé et visent toujours à soutenir l’autonomie de la population locale, la politisation de leur cadrage se fait plus discrète sans disparaître pour autant.

Naviguer dans les réformes (années 1990-2000)

34Dans les années 1990-2000, les réformes (notamment Côté en 1991 puis Couillard en 2003) restructurent le réseau public de la santé et des services sociaux. Les logiques affichées de « virage ambulatoire » puis de « régionalisation » des politiques de santé contrastent avec le mouvement de centralisation et de regroupement des établissements de santé qui suit et remet en cause l’autonomie des CLSC et l’approche locale traditionnellement défendue par les OC (Pérodeau, Côté, 2002). Le nouveau mot d’ordre du « développement communautaire », basé sur une logique partenariale public-privé dans la lutte contre la pauvreté (Lefèvre, Berthiaume, 2017) et sur le développement d’une approche par le haut des enjeux de santé publique, a des effets ambivalents pour les OC au sein du service public : la standardisation accrue de leurs pratiques les amène à questionner le sens de leur travail et à s’interroger sur leurs marges de manœuvre pour maintenir des pratiques proches du local.

Défendre le territoire professionnel face à l’approche par le haut

36L’institutionnalisation des pratiques d’organisation communautaire en CLSC dans cette décennie va ainsi de pair avec l’augmentation de la participation du tiers secteur à l’offre de services locaux à la population. Pour les pouvoirs publics, l’heure est au « virage ambulatoire » qui vise le transfert d’activités de l’hôpital vers la médecine dite de ville, grâce à une plus grande prise en charge par les « milieux de vie » (Lachapelle, Fournier, 2008). Dans ce cadre, le soutien des OC en CLSC aux pratiques dites de concertation, commencées dans les années 1980, et à la formation de partenariats avec le tiers secteur est de plus en plus courant (Lachapelle et al., 2010). Ces évolutions accentuent l’ambivalence de leur position et recomposent les tensions entre pôles contestataire et pragmatique : la reconnaissance de leur action en matière de « développement communautaire » est, pour le gouvernement, un moyen de faire des économies en déléguant des services publics au secteur privé non lucratif et d’impliquer les habitant·es des quartiers populaires dans la gestion des questions qui les concernent (Marwell, 2007). Certain·es OC en CLSC parmi les plus contestataires continuent, dans la décennie 90, d’accuser l’État de ne s’intéresser à l’ESS, initialement portée par les mouvements associatifs et féministes, qu’en raison des économies qu’elle lui permet de réaliser (Côté, 2011). Un OC en CLSC devenu par la suite professeur en travail social critique ainsi ce qu’il appelle le « pater-nariat », contraction de paternalisme et partenariat (Panet-Raymond, Bourque, 1991). Mais, tout en ayant conscience de ces ambiguïtés, la plupart des OC acceptent de composer avec celles-ci. Ils et elles saluent également la reconnaissance institutionnelle du tiers secteur dans cette nouvelle dynamique partenariale alors identifiée comme une caractéristique du « modèle québécois » de « développement communautaire » (Lévesque, 2011). Le travail des OC en CLSC qui œuvrent au développement du secteur associatif et des entreprises d’ESS financés en partie par les pouvoirs publics tout en restant autonomes dans leur prise de décision et leur gestion s’en trouve reconnu et valorisé.

37En 1996, Michel participe ainsi au Groupe de travail sur l’économie sociale constitué dans le cadre du Sommet sur l’économie et l’emploi organisé par le gouvernement québécois. Les travaux de ce groupe de travail se traduisent par la publication du rapport Osons la solidarité ! adressé au Premier ministre du Québec en vue de « faire reconnaître l’économie sociale comme une composante à part entière du modèle de développement québécois » (Neamtan, 1996, p. 1). Durant cette période, Michel se rend en France pour une conférence sur l’ESS et entre en contact avec le sociologue français Jean-Louis Laville dont il a lu les travaux – la définition de ce secteur et de ses liens à l’État suscitant des débats des deux côtés de l’Atlantique (Hély, 2017). Il souligne d’ailleurs en entretien les ambivalences de l’ESS, dont le développement est concomitant de celui d’une logique de workfare, qu’il qualifie de « version droitiste de l’économie sociale ». Le mouvement de valorisation du « modèle québécois » s’étend alors à l’international, avec le soutien du réseau institutionnel des CLSC. Michel y participe activement : en 1995, dans le cadre d’un colloque organisé par la Fédération des CLSC au Québec (FCLSCQ, fondée dès les années 1970) et des Community Health Centers états-uniens, il est responsable de la création du site Web de la FCLSCQ. En 1999, il est élu pour le Canada au nouveau conseil d’administration de l’International Association for Community Development (IACD) qui vise à déployer des réseaux internationaux d’associations locales, et coorganise un colloque international en développement communautaire à Montréal en 2000. La dynamique d’internationalisation dans la trajectoire de Michel s’inscrit donc dans un contexte général qui permet aux OC en CLSC d’asseoir la reconnaissance de leur groupe professionnel.

38Mais l’enjeu que représente la défense de ce « modèle québécois » et le soutien du réseau public en la matière s’expliquent par les nouvelles menaces qui pèsent sur les CLSC et sur les OC. Initiés dès les années 1990 sous la forme d’expérimentations dans le contexte du « virage ambulatoire », les regroupements d’établissements publics au sein de centres de santé et de services sociaux (CSSS) sont instaurés en 2003, à la suite de la réforme Couillard. Les mesures précédant et annonçant cette réforme suscitent bien des craintes. Lors du colloque du RQIIAC de 1997, un OC analyse le « risque de faire déraper bien des administrateurs de nos CLSC qui y voient [dans ces regroupements] une occasion d’augmenter leur budget ou leur effectif par les transferts venant des hôpitaux » (cité dans Lachapelle, Fournier, 2008, p. 30).

39De fait, les CSSS ont une base territoriale plus large que les CLSC et sont rattachés aux hôpitaux, ce qui reconfigure le territoire géographique – et professionnel – pris en charge par les OC au début des années 2000. Dans une période de crise aiguë des finances publiques, la création des CSSS s’inscrit dans une nouvelle stratégie en santé publique, qui articule « participation citoyenne », « responsabilité populationnelle » (autrement dit la responsabilité de l’ensemble des professionnel·les d’un territoire dans l’amélioration de la santé et de la prise en charge sociosanitaire de la population), « territorialité » et « gestion performante » basée sur l’évaluation des résultats (Larivière, 2007). La réforme de 2003 redéfinit donc les pratiques d’organisation communautaire en CLSC (Lachapelle et al., 2010) : l’adoption d’une perspective plus directive de planification sociale suppose que les OC « coordonnent » un réseau de services avec les associations et les entreprises d’ESS locales qu’ils et elles ont contribué à développer.

« Il y a eu des débats […] assez intenses sur le rattachement ou non des [OC] à la dimension santé publique [avec] des programmes de plus en plus ficelés, programmes d’aide aux jeunes mères [par exemple]. On était loin de la vision de l’organisation communautaire à l’écoute des besoins de la communauté. Puis quand tu es rendu à administrer un programme ficelé, puis tu as ta tâche, tu ne fais plus vraiment d’organisation communautaire. »

41Dans nos entretiens, plusieurs OC dénoncent la création, dans les années 2000, d’un nouveau statut professionnel, emblématique, de leur point de vue, de l’adoption d’une approche par le haut de la santé publique. Mieux payé·es, les agent·es de planification, de programmation et de recherche (APPR) sont vu·es par les OC en CLSC comme un groupe professionnel concurrent, qui remet en cause leur territoire professionnel en contribuant à favoriser l’approche par les programmes en santé publique au détriment de l’approche locale, dans un contexte où les budgets dédiés à l’organisation communautaire au sein du service public sont en diminution, et alors même que le « modèle québécois » est désormais valorisé à l’international.

Entre renouvellement des pratiques et résistance

42À partir des années 1990, les pratiques professionnelles des OC en CLSC s’insèrent dans ces évolutions générales de l’action publique. On observe des formes de continuité dans les logiques d’action, mais les pratiques sont de plus en plus institutionnalisées et standardisées. C’est également à cette période que le groupe professionnel se féminise et intègre des générations davantage formées au travail social (Comeau et al., 2018), qui n’ont pas connu la période de surpolitisation dans laquelle ont été créés les CLSC.

43Attentif aux opportunités permises par l’action publique, Michel lance et pilote ainsi, de 1994 à 1997, l’un des programmes financés par l’État canadien visant la formation de jeunes aux services de ménage à domicile face aux besoins identifiés pour les aîné·es du quartier. Au cours de ces années 1990, Michel prend également de nouvelles responsabilités au sein du CLSC de Maçons, qui illustrent les effets des réformes en cours sur le travail des OC, pris entre le mouvement dit de régionalisation et les prémices de la dynamique de regroupement des établissements. En plus d’être chef d’équipe des OC, il siège à différents comités institutionnels, dont le « conseil multidisciplinaire » du CLSC créé par la réforme de 1991. Cet organe réunit différents groupes professionnels non soignants de l’établissement (d’autres conseils réunissent les soignant·es) afin de conseiller la direction sur les enjeux du quartier et d’offrir un espace de formation et de réflexion sur les pratiques professionnelles. Michel y défend notamment les démarches « d’aller vers » pour les travailleur·ses sociales. Les groupes de travail pluriprofessionnels développés dès les années 1970-1980, à l’image de ceux mis sur pied par Michel dans son CLSC avec des professionnel·les de santé et du social, s’institutionnalisent mais séparent cette fois soignant·es et non soignant·es. Michel entre aussi au conseil d’administration du CLSC à la fin des années 1990 et s’investit à l’échelle régionale dans l’espoir d’« influencer » les politiques publiques et les réformes en cours.

44Après avoir pris des responsabilités au sein du réseau public qui se reconfigure durant les années 1990, Michel se retire de ces différentes instances à la suite de tensions au sein de l’équipe d’OC du CLSC de Maçons, qui précèdent la réforme de 2003. Revenant sur « le terrain », il accompagne des acteurs associatifs dans la création d’une maison de retraite à faible coût, qui partage ses locaux avec des associations de défense des droits des retraité·es et de formation informatique à destination des aîné·es. Le manque de moyens de la structure conduit Michel à la diriger entre 2003 et 2006. S’ils s’inscrivent désormais dans une logique partenariale, les liens développés par les OC en CLSC avec les associations locales dans les années 1970 en matière d’accès au logement et de défense des droits n’ont ainsi pas disparu et continuent d’être portés par des OC au gré des opportunités. Mais la question de l’autonomie du secteur associatif vis-à-vis des pouvoirs publics se repose face au manque de moyens alloués.

45La montée d’une approche de la santé publique basée sur des programmes provinciaux et l’élargissement des territoires pris en charge génèrent conjointement des opportunités et des tensions au sein du segment étatisé du groupe professionnel. Le CSSS qui intègre le CLSC de Maçons dispose alors d’une équipe d’une quinzaine d’OC, ce qui renforce la visibilité des OC en CLSC mais implique, en revanche, des spécialisations thématiques sur des territoires plus larges qui les éloignent en partie du local. La « territorialisation » de l’action publique s’accompagne paradoxalement d’un mouvement d’éloignement du local au Québec comme ailleurs (Mariette, 2017). La nouvelle « responsabilité populationnelle » est concomitante du développement d’outils de connaissance des territoires : ainsi, un observatoire populationnel est créé au sein du CSSS. De 2006 à 2012, Michel en devient responsable. Il participe à rassembler, autour d’une « table régionale », ses homologues chargé·es des données locales des différents CSSS de la région de Montréal, qui ont pour mission de mener des enquêtes et d’analyser les données administratives pour définir les besoins locaux, mission à laquelle Michel reste fortement attaché.

46On retrouve ici sa capacité à se faire entrepreneur de savoirs et à participer, ce faisant, à la professionnalisation du groupe (Abbott, 1988). Il participe ainsi à une transformation en cours du métier d’OC tout en s’attachant à souligner en entretien qu’il ne se soumet pas à l’institution – un tel discours est révélateur des tensions auxquelles les OC au sein du service public sont soumis depuis leur création, mais qui se rejouent au regard de la montée en puissance des programmes de santé publique venus du haut. Si son travail à l’observatoire est vu par une partie de ses collègues OC comme une prise de distance avec « le terrain », Michel défend quant à lui l’idée que sa pratique « a toujours eu cette dimension analyse statistique, analyse sociologique de la communauté ».

47De fait, contester depuis l’intérieur du service public devient, pour les OC, de plus en plus difficile, en raison des formes accrues de contrôle sur leur travail et des évolutions de l’action publique privilégiant des approches individuelles plutôt que collectives, et des actions ciblées sur les populations les plus précarisées. Dans plusieurs de nos entretiens, les OC évoquent les rappels à l’ordre de leur hiérarchie lorsque cette dernière estime qu’ils et elles sont trop engagé·es dans le soutien aux mobilisations locales, alors même qu’il s’agit pour eux et elles de connaître les besoins de la population locale et d’être à l’écoute des critiques faites aux services dispensés au sein du réseau public de la santé et des services sociaux. Les OC arrivent néanmoins à s’octroyer des marges de manœuvre pour développer des pratiques associant participation à l’action publique et résistance aux réformes du métier au sein du réseau public (Leclercq, 2019), confirmant l’existence de formes différenciées d’investissement des outils du nouveau management public par les groupes professionnels (Belorgey, 2013).

48À l’observatoire, Michel produit des synthèses des besoins des populations, à partir des données de la santé publique et des organismes présents sur le territoire du CSSS, pour soutenir, en sa qualité d’OC, les tables de concertation. Visant la coordination des acteurs publics et associatifs intervenant auprès des mêmes publics ou sur différents secteurs d’action publique, ces tables sont elles aussi désormais davantage formalisées, à l’échelle des quartiers au Québec. Michel accompagne ce faisant l’action publique, mais il le fait en maintenant une perspective critique : la cartographie lui sert d’outil pour « illustrer à la fois les inégalités, mais aussi les impacts ou les effets pervers de certains programmes ». Il élabore par exemple des bilans des naissances pour comparer les états de santé des nourrissons et rendre visibles le maintien d’inégalités sociales de santé entre quartiers et l’inefficacité des politiques mises en œuvre.

49Ainsi, malgré la standardisation progressive des modes d’exercice des OC en CLSC, on observe que les tensions entre deux postures (pragmatique et contestataire) et des pratiques différenciées entre OC perdurent, de même que des critiques du néolibéralisme. Mais le processus de professionnalisation des OC au sein du service public, qui se recompose avec l’arrivée de nouvelles générations d’OC et de groupes professionnels concurrents, continue de s’appuyer sur une vision engagée du travail au service de la lutte contre la pauvreté à l’échelle locale. S’il s’appuie sur les ressources qu’il a accumulées pour évoluer professionnellement et promouvoir, à différentes échelles, l’organisation communautaire en CLSC, Michel, comme d’autres OC en CLSC de la première génération, met en avant en entretien les formes de continuité dans l’exercice de son métier, en particulier l’attachement au local et au collectif, hérité de sa politisation militante – contre l’individualisation de l’action publique qui rend responsables les classes populaires de leur situation.

⁂

50L’emploi d’OC au sein du réseau public québécois de la santé et des services sociaux dans les années 1970, au moment où ce réseau se met en place, apparaît en relative contradiction avec la dimension contestataire associée aux pratiques d’organisation communautaire. De fait, le segment étatisé de ce groupe professionnel a progressivement adapté ses pratiques aux politiques néolibérales. C’est ce que montre l’évolution de leur métier depuis les années 1980, notamment dans le cadre de l’imposition d’une logique partenariale avec le tiers secteur, en lien avec le concept de « développement social » ou « communautaire » (Avenel, Bourque, 2017). Mais observer ce que le tournant néolibéral fait à un groupe professionnel permet aussi, en retour, de penser plus finement ce que ce groupe fait de l’institutionnalisation de pratiques militantes que sous le seul angle d’un processus nécessairement dépolitisant et linéaire, de la contestation à la participation à l’action publique (Le Naour, 2005). Sources de tensions depuis les années 1970 (avant donc l’arrivée du néolibéralisme), les deux approches du travail d’OC (contester ou coopérer avec les pouvoirs publics) s’articulent plus qu’elles ne s’opposent au cours des trajectoires individuelles et collectives des OC, au sein d’un continuum de pratiques. Les dispositions militantes et intellectuelles que Michel, comme d’autres, reconvertit dans le cadre professionnel l’amènent à avoir une vision collective des questions sociales et des politiques de lutte contre la pauvreté et les inégalités sociales. Ce parti pris, s’il s’est défini différemment au fil du temps, de la « classe ouvrière » à la « responsabilité populationnelle », demeure, en filigrane, un fil rouge de sa trajectoire professionnelle et de celle des OC au sein du service public.

51Ces reconversions, qui s’effectuent au prix de multiples ajustements des discours et des pratiques, montrent aussi que ces acteurs du service public ne font pas que subir les transformations de l’action publique. Comme d’autres OC, Michel s’y est adapté en s’engageant dans l’organisation de la profession et des savoirs (sur son groupe professionnel et sur la population prise en charge), et en cherchant à maintenir des formes d’autonomie et des pratiques arrimées localement qui donnent sens au travail d’OC, quitte à reprendre certains éléments de cadrage du néolibéralisme. Les processus de professionnalisation et d’institutionnalisation de l’organisation communautaire en CLSC s’éclairent au regard des trajectoires de ceux et celles qui s’y investissent, et des reconversions (militantes ou académiques) qu’ils et elles opèrent (Tissot et al., 2005). Si l’État social a intégré ce groupe professionnel, ce dernier s’est ainsi adapté aux transformations du premier pour porter, de différentes manières, la critique sociale depuis ses marges.