• 1  42 | Le programme - Le code source de la formation (https://42.fr/le-programme/apprentissage-innov (...)

1Depuis sa création par Xavier Niel en 2013, l’école d’informatique 42 fait figure de formation résolument innovante, déstabilisant les catégories classiques du système éducatif français : privée mais gratuite, se présentant comme une « formation d’excellence1 » pourtant sans formateurs ni formatrices, accessible sans diplôme mais garantissant un taux d’emploi de 100 %.

• 2  Chambard O., Le Cozanet L. (2015), « Introduction. Nouveaux éclairages sur les relations entre ens (...)

2Camille Dupuy et François Sarfati mettent à l’épreuve d’une enquête ethnographique ce « modèle 42 », interrogent sa cohérence et pointent les ambiguïtés et contradictions de l’école, à la fois par rapport aux discours de son fondateur et dans son fonctionnement interne. Au-delà, l’ouvrage soutient que l’école 42 est un cas emblématique du « gouvernement par l’emploi », autrement dit le fait de mettre la formation « au service de l’emploi » (p. 10), d’en faire uniquement une réponse aux besoins du marché dans un secteur en « tension » (celui du numérique), à l’exclusion d’autres objectifs pédagogiques ou éducatifs. En montrant que 42 est construite par et autour de la volonté de rendre employables à court terme ses étudiant·es, l’ouvrage décrit, dans le prolongement d’autres travaux2, la forme radicale que peut prendre le processus de professionnalisation et d’ouverture au monde économique de l’enseignement supérieur.

• 3  Les codeurs et codeuses sont des spécialistes du développement web, dont le niveau de qualificatio (...)
• 4  Epitech est une école privée d’informatique créée en 1999 qui appartient au groupe Ionis Education (...)

4Le premier chapitre revient sur l’histoire de l’école 42. Celle-ci est présentée par son fondateur comme une réponse au manque de technicien·nes du numérique en France, et ambitionne de former 10 000 codeurs et codeuses3 en dix ans (p. 36). Il s’agit là, soulignent l’auteur et l’autrice, d’un acte politique, une « forme de privatisation des politiques de la formation et de l’emploi » (p. 63) jugées incapables de résoudre les tensions du marché de l’emploi. Ni véritable philanthrope, ni simple employeur cherchant à satisfaire ses propres besoins de main-d’œuvre, Xavier Niel aurait au fond réalisé, dans un esprit purement néolibéral, « une initiative privée de formation d’intérêt public » (p. 44) : l’école permet à la fois de satisfaire ses intérêts personnels, de « contribuer à l’essor de l’économie numérique » (p. 44) en France et de lutter contre le chômage. Pour autant, dans une perspective néolibérale, l’école entretient une certaine proximité avec l’État et d’autres institutions publiques (comme Pôle emploi ou les régions), multiplie les partenariats dans le privé comme dans le public, et s’oppose finalement de moins en moins aux labellisations et certifications voire au financement public. Par ailleurs, l’ouvrage montre combien, alors qu’elle clame son caractère novateur ou « disruptif », l’école se fonde largement sur des expériences antérieures comme celle de l’école d’informatique Epitech4, dont 42 a repris non seulement les méthodes et outils pédagogiques mais où elle a également débauché une partie de l’équipe.

• 5  Dispositif créé en 1995 qui a pour objectif d’assurer l’insertion professionnelle de jeunes sorti· (...)

5Les deuxième et troisième chapitres interrogent une autre promesse de l’école, celle de favoriser l’égalité des chances et de promouvoir des profils « différents » en matière d’âge, d’origine, de genre. La sélection à l’entrée se fait sur la base d’un test, sans autre critère que le fait d’être majeur. Comme d’autres « écoles de la deuxième chance5 », 42 accueille, de fait, des jeunes (ainsi que, dans une moindre mesure, des personnes de plus de 50 ans en reconversion) issu·es de milieux modestes, souvent sorti·es prématurément du système éducatif. Ce choix prend appui sur un discours critique vis-à-vis du système scolaire actuel taxé d’entretenir des formes de reproduction sociale et des inégalités d’accès à l’enseignement supérieur. L’enquête des sociologues met en évidence que, si on trouve bien 40 % de non-bachelier·ères dans l’école, auxquel·les s’ajoutent celles et ceux qui ont « décroché » après le bac, d’autres profils de jeunes diplômé·es du supérieur, issu·es de milieux plus aisés, entrent également à 42. Les attentes ne sont pas les mêmes pour les un·es et les autres. Là où 42 offre aux étudiant·es non diplômé·es ou décrocheur·ses une réponse à leurs difficultés d’insertion, les plus diplômé·es cherchent davantage une formation complémentaire ou une spécialisation et ont un rapport très utilitariste à l’école. Pour l’auteur et l’autrice de l’ouvrage, l’école perd alors le sens et l’utilité sociale qu’elle aurait pu avoir au-delà de l’objectif de lutte contre le chômage.

• 6  Sur cette culture, ses origines et sa généalogie, voir Cardon D. (2019), Culture numérique, Paris, (...)

8Les chapitres suivants proposent d’entrer dans les pratiques concrètes de l’école. Le quatrième chapitre s’intéresse aux cursus des étudiant·es. L’école est fortement sélective ; la vie y est rythmée par des épreuves souvent dures émotionnellement, dans un esprit qui évoque celui des formations militaires. Les critères de réussite s’éloignent de ceux du système éducatif classique. Ils relèvent de la capacité à « s’engager sans compter » (p. 140), à apprendre par soi-même (en l’absence d’enseignant·e), à savoir solliciter l’aide d’autres élèves ou de l’équipe encadrante. Ce fonctionnement est finalement caractéristique, selon l’auteur et l’autrice, de la contre-culture geek6, à laquelle de nombreux et nombreuses étudiant·es sont socialisé·es par la pratique intensive des jeux vidéo. Le cursus est en outre totalement individualisé, validé par l’acquisition de « niveaux » que chacun·e peut atteindre à son rythme grâce à l’acquisition de « points d’expérience ». La pédagogie « par projets » mise sur la capacité à être « entrepreneur de soi-même » (p. 167) et sur un investissement temporel total, au point que C. Dupuy et F. Sarfati qualifient 42 d’« institution totale » (p. 153) puisque les étudiant·es évoluent dans un espace fermé au sein duquel ils et elles doivent s’engager entièrement.

• 7  L’école délivre un « certificat 42 » attestant du niveau atteint mais (sauf exception) pas de titr (...)

10Le dernier chapitre documente les parcours d’emploi à la sortie de l’école. Le taux d’insertion est de 100 %, et le niveau de rémunération élevé pour des élèves sans diplôme, ayant connu souvent des formes d’instabilité et de précarité dans l’emploi et « intériorisé l’incertitude » (p. 204) du marché du travail. Trois types de trajectoires se dessinent à la sortie de l’école : si une partie des ancien·nes travaillent directement pour l’école (comme stagiaires ou, pour certain·es, comme employé·es) ou dans une école partenaire, d’autres évoluent dans l’univers des start-up, attiré·es par les salaires élevés et des projets innovants. Un troisième groupe exerce des fonctions dans le domaine de l’informatique au sein de grandes entreprises. En fin de compte, peu de ceux et celles qui entrent en formation à 42 poursuivent leur cursus jusqu’au niveau 217, c’est-à-dire le plus haut atteignable : la plupart arrêtent la formation lorsqu’ils et elles ont atteint un « niveau » qui les rend employables, sans que cela s’apparente à un abandon : l’individualisation des parcours permet à chacun·e de déterminer le moment de mettre fin à son cursus.