3L’ouvrage est divisé en cinq parties structurant de façon très claire et ordonnée le propos de l’autrice. La première partie revient sur l’orientation scientifique de son travail et les approches méthodologiques qu’elle a dû déployer pour mener à bien son enquête en croisant de façon féconde approche historique et sociologique. Revenant sur le fait que les cancers d’origine professionnelle constituent un enjeu social depuis les années 1920, A. Marchand décrit le dispositif Giscop93, qui lui a permis de mettre en œuvre une partie importante de son enquête. Ce dispositif accompagne les personnes malades de cancer en Seine-Saint-Denis dans la reconstitution de leurs parcours professionnels, et ce dans le but d’identifier les éventuelles expositions professionnelles ayant pu jouer un rôle dans le développement de leur maladie, préalable nécessaire aux démarches de reconnaissance en maladie professionnelle. Ainsi, l’enquête à l’origine de ce livre consiste dans le suivi quotidien des demandes de reconnaissance en maladie professionnelle effectuées par les personnes elles-mêmes atteintes de cancers et/ou leurs ayants droit. Cet accompagnement commence dès l’amont du processus de reconnaissance, c’est-à-dire lors du choc causé par l’annonce de la maladie et la prise de conscience de son lien possible avec des expositions professionnelles, jusqu’à l’aval, soit l’instruction du dossier par les caisses d’assurance maladie. Ce dispositif d’enquête permet à A. Marchand non seulement d’aller au-delà d’un travail sur le non-recours au droit (titre du chapitre 3), mais aussi d’effectuer une recherche particulièrement aboutie et exemplaire sur la production de l’invisibilité sociale de problèmes sociaux.

4Les quatre parties suivantes analysent les différents mécanismes par lesquels cette invisibilité sociale est construite. La deuxième partie traite de la façon dont, durant leur carrière professionnelle, les travailleurs ont été tenus à distance de la connaissance des dangers des expositions aux cancérogènes, qui deviennent ainsi un impensé. Chaque chapitre de cette partie décrypte un type spécifique de mécanismes : l’ignorance des expositions parfois entretenue par les employeurs, mais relevant souvent de mécanismes plus insidieux comme l’invisibilité des contaminants (radiations invisibles, amiante microscopique) ou les temps de latence des maladies ; la difficulté de s’approprier ces risques alors que des dangers plus immédiats comme les intoxications ou les risques de chute peuvent attirer plus directement l’attention ; l’illusion induite par des réglementations, comme les valeurs limites d’exposition perçues comme protectrices alors qu’elles ne permettent que d’éviter les situations les plus problématiques en maintenant un certain niveau de risque ; et des médecins peu sensibilisés aux effets du travail sur les patients qui viennent les consulter. La troisième partie s’attache à comprendre pourquoi dans le parcours de ces malades, le droit à faire reconnaître l’origine professionnelle de leur maladie est si peu sollicité et mis en œuvre. Revisitant les travaux sur les rapports aux démarches administratives des catégories populaires, A. Marchand révèle comment la dépendance au corps médical constitue la première difficulté à dépasser : soit que les médecins rechignent à s’investir dans des démarches qui leur semblent plus administratives que médicales, soit qu’ils craignent d’éventuelles représailles de la part d’employeurs, voire de l’Ordre des médecins (chapitre 8). Mais la principale difficulté reste la maladie elle-même et ses conséquences multiples sur le quotidien de ces malades et de leurs proches (chapitre 9). Elle s’ajoute à la représentation selon laquelle, en demandant réparation, ces victimes deviendraient des assistés, voire des « profiteurs », alors qu’ils ne font qu’exercer un droit (chapitre 10).

5La partie suivante se focalise sur l’une des difficultés propres aux processus juridiques de mise en œuvre d’un droit, celle liée à la constitution des dossiers juridiques eux-mêmes et à la façon dont la preuve de l’exposition à un cancérogène doit être effectuée. Dans un premier chapitre, l’autrice souligne comment les tableaux de maladies professionnelles (Code de la sécurité sociale), censés faciliter la reconnaissance des maladies professionnelles, constituent en fait, dans de très nombreux cas, des outils d’exclusion de prise en charge, leur rédaction issue de longues négociations entre syndicats et représentants des employeurs étant souvent très éloignée des situations réelles de travail. Elle interroge ensuite (chapitre 12) la difficulté à retrouver les traces des expositions passées, voire les traces du travail lui-même, celles-ci étant très dépendantes de la durée de vie des entreprises qui, surtout pour les plus petites, peut être très courte. Elle met ainsi très clairement en évidence les différents mécanismes qui occultent le travail réel et la façon dont, avec le temps, les produits dangereux utilisés et les expositions à ces mêmes produits seront de plus en plus compliqués à documenter, et ce, alors que de très nombreuses réglementations existent pourtant dans ce but, mais ne sont de fait qu’exceptionnellement mises en application. Dans le dernier chapitre de cette partie, A. Marchand souligne la difficulté qu’il y a à sauvegarder des archives du monde du travail et à permettre de documenter ce qu’elle qualifie, à juste titre, d’espace sans preuve.

6Enfin, une cinquième partie s’intéresse au processus d’instruction de ces dossiers par les caisses primaires d’assurance maladie, mettant en évidence comment, dans ces espaces, ces dossiers font face à de nouveaux obstacles avant d’aboutir ou non à une reconnaissance. Le chapitre 14 montre ainsi comment les différentes politiques de « modernisation » des services publics ont eu des répercussions sur la gestion des dossiers d’accidents du travail et de maladies professionnelles, dossiers relevant d’un secteur historiquement perçu comme périphérique par rapport aux autres politiques mises en œuvre par les caisses primaires d’assurance maladie. Le dernier chapitre documente les difficultés spécifiques qu’ont les caisses à instruire ces dossiers, allant de la peine à reconstituer les parcours professionnels et les expositions qui leur correspondent, aux pressions exercées par les employeurs lors des sollicitations régulières dont ils font l’objet dans le cadre d’une procédure contradictoire, ou à une crainte du contentieux qui pourrait remettre en cause la procédure et qui a toujours plus de chances d’être à l’initiative des employeurs.

7Ce livre est important à plusieurs titres. Bien que centré sur les cancers professionnels, il s’impose comme un ouvrage fondamental sur l’enjeu de la reconnaissance des maladies professionnelles en général, les cancers étant un exemple illustrant particulièrement bien les difficultés et les contradictions qui traversent ce système de reconnaissance des maladies professionnelles. Ainsi, s’intéresser aux cancers professionnels revient à enquêter sur un phénomène soumis à différents processus construisant son invisibilité sociale, ce qui rend ce livre d’autant plus capital. Or la difficulté des recherches portant sur des objets peu ou pas visibles tient à plusieurs dimensions qui nécessitent une stratégie d’enquête extrêmement bien pensée pour être mis au jour. C’est ce qu’a fait A. Marchand en déployant un dispositif d’enquête original lui permettant de contrer les logiques sociales de production d’invisibilité qu’elle se donnait pour objectif d’étudier.