1Tandis que dans l’imaginaire collectif, le rythme effréné, répétitif et abrutissant de la chaîne de production des Temps modernes est probablement révolu, Corinne Gaudart et Serge Volkoff, ergonomes, avancent dans Le travail pressé que les contraintes industrielles se sont au contraire étendues depuis les années 1980 au-delà du seul secteur de l’industrie, et que le travail s’est intensifié. Ce livre est un « plaidoyer » (p. 23) (plutôt qu’une enquête à proprement parler) pour sortir de ce qu’ils nomment le « modèle de la hâte » (p. 10) qui prévaut dans le travail d’aujourd’hui. Le travail pressé dresse un bilan de ce que ce modèle fait à l’activité « réelle » (à savoir ce de quoi le travail est fait selon les auteurs) et décrit la façon dont la « hâte » est vécue individuellement par les travailleurs et travailleuses, et posée comme intouchable par les entreprises et politiques publiques. L’ambition de l’ouvrage est vaste, et les exemples mobilisés nombreux, souvent issus d’enquêtes d’ergonomie menées directement par les auteurs, mais non exclusivement. Les secteurs de l’automobile, de la construction aéronautique, de la collecte des déchets, de l’aide à domicile, mais aussi les caisses de retraite, l’administration publique ou encore la pâtisserie et l’horticulture sont ainsi explorés. Malgré la diversité des mondes professionnels étudiés, les auteurs parviennent à restituer pour chacun les activités quotidiennes et les « situations précises » (p. 22) qui les caractérisent. L’ouvrage se structure en huit chapitres, qui explorent le « travail pressé » depuis l’embauche et la formation (chapitre 1) jusqu’au départ à la retraite (chapitre 8), dans la production (chapitre 2) comme dans les services (chapitre 3) ou l’encadrement (chapitre 4), et à travers différents enjeux d’entreprises (chapitres 5 à 7).

2À partir d’exemples dans le bâtiment et travaux publics (BTP), l’hôpital, l’automobile et la sidérurgie, le chapitre 1 montre en quoi le « modèle de la hâte » met en péril la formation des nouveaux. Dans le BTP, les difficultés à recruter et à fidéliser les travailleurs rendent la formation particulièrement compliquée, dans un contexte d’organisation en flux tendu : les nouvelles recrues disent parfois n’avoir eu aucun tuteur, et avoir dû faire leurs preuves sans que des travailleurs plus expérimentés aient eu le temps de leur apprendre comment faire. Les fortes contraintes temporelles qui pèsent sur les travailleurs compromettent à la fois le « temps de l’apprentissage » et « l’apprentissage des temps » du travail (p. 27). Les auteurs rendent compte d’une absence de réflexion sur cette question de la part des employeurs, au profit de « prêts-à-penser » souvent inopérants : par exemple, âge et ancienneté sont confondus et la transmission est conçue comme un processus à sens unique entre un senior expérimenté et un jeune novice, alors même que, de plus en plus souvent, les tuteurs peuvent être jeunes et les nouveaux plus âgés, mais avec une expérience antérieure peu valorisée. La transmission nécessite un temps long, qui peut « [entrer] en concurrence avec celui de la production » (p. 46) et n’est donc pas privilégiée.

3Le chapitre 2 revient sur le temps de la production, également guidé par la nécessité de faire au plus vite. Dans le secteur de l’automobile, exemple emblématique du temps de travail contrôlé et du geste imposé et répété, l’organisation flexible qui fait suite au taylorisme exige des opérateurs qu’ils accomplissent un ensemble de gestes « précis et variables et [enchaînent] des modes opératoires différents sous fortes contraintes temporelles » (p. 54). Les contraintes marchandes (qui priorisent par exemple les véhicules qui se vendent) s’imbriquent alors dans les contraintes industrielles et transforment – voire renforcent – la pression temporelle, en élargissant la gamme des tâches à réaliser : aux « OS [ouvriers spécialisés] à vie » (p. 53) se substituent les polyvalents. Si la polyvalence permet pendant un temps d’éviter la monotonie du travail et de se préserver d’une posture éprouvante répétée, elle contribue au cumul des tâches, au fait d’être débordé, voire de se sentir au bord du burn-out. L’organisation du travail intensive décrite par les auteurs entrave l’appropriation de leurs gestes par les travailleurs et la valorisation de leur expérience.

4Dans les métiers de services présentés dans le chapitre 3, l’intensification du travail se traduit par un impératif de « se dépêcher tout en prenant son temps » (p. 77). Dans la collecte des déchets, l’aide à domicile, les caisses de retraite, le transport aérien ou à Pôle emploi, les travailleurs sont en effet pris dans des exigences contradictoires : devoir remplir leurs objectifs chiffrés (durée du rendez-vous à respecter, nombre de clients à recevoir, etc.) et savoir (ou essayer de) s’adapter aux aléas des relations humaines en prenant « le temps qu’il faut » (p. 82). Ce temps n’est, comme le montrent les auteurs, pas pris en compte dans la prescription des tâches ou l’évaluation des performances. Pourtant, ne pas le prendre peut faire perdre du temps, comme c’est le cas dans le secteur de l’aide à domicile, où prendre le temps pour échanger avec les patients peut inciter ces derniers à coopérer, ce qui facilite le travail de l’aide.

5Le chapitre 4 s’intéresse aux fonctions d’encadrement et à leurs transformations depuis les années 1980. Les auteurs partent d’un constat paradoxal : alors que l’influence des encadrants sur les conditions de travail est « perçue comme grandissante » (p. 91), leur nombre diminue. Parallèlement, les fonctions d’encadrement sont de plus en plus fréquemment confiées aux employés et aux ouvriers, qui disposent de très peu de marges de manœuvre sur l’organisation du travail. Le chapitre décrit trois figures d’encadrants : l’acrobate tente d’accommoder le travail réel de ses agents aux exigences des indicateurs, au risque d’intensifier son propre travail ; le jongleur régule des événements qui ont chacun une temporalité et qui nécessitent de suivre et souvent de modifier les plannings des agents qui en ont la charge ; enfin, l’équilibriste met en place des règles de mobilité au sein de ses équipes en essayant de concilier enjeux de santé des agents et main-d’œuvre disponible.

7Enfin, le chapitre 8 s’intéresse aux fins de carrière, qui peuvent se traduire par un ajustement des conditions de travail via un allègement des contraintes, faute de quoi les individus risquent d’être amenés à cesser leur activité professionnelle. Ces évolutions des conditions de travail ont souvent néanmoins pour conséquence une situation professionnelle moins stimulante pour les travailleurs, qui y trouvent moins d’occasions d’apprendre ou de mobiliser leurs savoirs à l’approche de la retraite et y portent donc moins d’intérêt, de passion. Les politiques publiques, qui pourraient avoir pour mission d’accompagner cette période en facilitant et en encourageant la mise en place de temps de réflexion pour l’entreprise, et d’échanges et de transmission entre collègues, ainsi que des aménagements horaires, sont d’après les auteurs plutôt guidées par le « modèle de la hâte » et « gouvernées par les nombres » (p. 183).