1Poursuivre et juger leurs concitoyen·nes. Tel est le mandat crucial, au cœur du fonctionnement de nos démocraties, que remplissent quotidiennement les magistrat·es de l’ordre judiciaire. Alors que dans les médias, leur indépendance par rapport au pouvoir politique est sans cesse questionnée et que le manque de moyens pour exercer leur activité y est, plus rarement, souligné, on sait finalement peu de chose de leurs conditions concrètes d’exercice, de leurs carrières et de leurs conditions de travail. Ce livre d’environ 200 pages vient combler ce manque de connaissances. Par la solidité des matériaux empiriques mobilisés et la précision des analyses proposées, il est d’ores et déjà une référence pour la sociologie du droit et de la justice mais aussi la sociologie de l’État ou des professions. Il intéressera aussi celles et ceux qui voudraient en savoir plus sur le positionnement social ambigu de cette profession de pouvoir, dont les conditions de travail sont pourtant dégradées.

3Pour répondre à ces questions essentielles, Yoann Demoli et Laurent Willemez font des sciences sociales, c’est-à-dire qu’ils recueillent des données empiriques originales et variées qu’ils analysent de façon quantitative et qualitative, tout en faisant preuve de réflexivité. Au cœur de ce livre, il y a l’exploitation statistique d’une enquête par questionnaire adressée à l’ensemble des magistrat·es de France en mars 2019, dont les questions portaient sur leurs trajectoires sociales et conditions de travail, et qui a reçu 1 200 réponses (sur 9 000 envois). L’exploitation de ce questionnaire inédit est complétée par l’analyse de données administratives issues de l’annuaire de la magistrature et qui sont exhaustives sur les différents postes occupés (fonctions et lieux) tout au long de la carrière des magistrat·es. Les deux sociologues ont également réalisé une quarantaine d’entretiens avec des magistrat·es à différents stades de leur carrière et occupant des positions variées. Pour réaliser toutes ces opérations de recherche, ils ont obtenu l’appui décisif du ministère de la Justice, notamment l’Institut d’études et de recherches sur le droit et la justice qui a commandité et financé la recherche ou encore la Direction des services judiciaires qui a permis la passation du questionnaire.

4Le livre est organisé en six courts chapitres écrits de manière très pédagogique et qui peuvent se lire de façon autonome, ce qui permettra une appropriation aisée par les étudiant·es en droit ou sciences sociales.

5Les deux premiers chapitres inscrivent le propos dans la littérature sur la magistrature et la justice en France. Ils peuvent être lus rapidement par les spécialistes du droit et de la justice, mais constituent des synthèses efficaces pour les personnes qui découvriraient le domaine.

7Le chapitre 2 insiste précisément sur ce qui fait l’unité et l’autonomie de la magistrature qui fait bloc autour d’un principe d’auto-gouvernement, ce qui peut parfois donner lieu à des accusations de corporatisme. Le chapitre donne à voir avec précision « le mille-feuille » des instances institutionnelles de représentation et de régulation du corps : chancellerie, Conseil supérieur de la magistrature, Cour de cassation, syndicats qui assurent « l’indépendance » toujours contestée du pouvoir judiciaire par rapport à l’exécutif. Y. Demoli et L. Willemez concluent le chapitre par l’assertion que les juges ne sont pas plus « corporatistes » que d’autres groupes professionnels comparables comme les avocat·es, les notaires ou les journalistes (une affirmation qui, pour être pleinement démontrée, mériterait des investigations empiriques plus approfondies et une comparaison plus systématique entre les professions, ce qui n’est pas l’objet du livre).

9Les chapitres 4 et 5 – qui doivent impérativement être lus ensemble – sont centrés sur les carrières des magistrat·es, qui sont régies par un principe d’ancienneté et de mobilité tant fonctionnelle que géographique. Une carrière de magistrat·es, c’est une succession de postes occupés (entre sept et quinze pour trente ans de carrière), au parquet et/ou au siège, avec des matières juridiques (civil, pénal), des grades et des juridictions différentes. La mobilité est une valeur cardinale de la profession, revendiquée par les magistrat·es car censée favoriser l’indépendance par rapport aux justiciables, à la police ou au barreau et éviter les effets néfastes de la notabilisation. Toutefois, les magistrat·es ne sont pas à égalité face à cette exigence de mobilité. Ce sont les hommes surtout qui peuvent être très mobiles géographiquement et, parmi eux, ceux qui sont passés par Paris et par la chancellerie font les carrières les plus rapides, vers les fonctions les plus prestigieuses. Plusieurs types d’analyses statistiques sont mobilisées pour démêler les effets d’ancienneté, les effets de génération et les effets de genre : notamment le suivi exhaustif d’une cohorte entrée dans le corps dans les années 1980 (p. 123-135), ou encore différentes régressions logistiques pour expliquer la mobilité ainsi que les avancements de grade. Un résultat saillant émerge de ces deux chapitres : en dépit de la féminisation massive de la magistrature, des inégalités de genre restent importantes dans les écarts de promotion professionnelle.

10Le dernier chapitre documente la dégradation des conditions de travail que les magistrat·es ont dénoncée publiquement dans une tribune récente (« Tribune des 3 000 », publiée en novembre 2021 dans Le Monde et signée par plus de 8 000 magistrat·es et fonctionnaires du greffe, à la suite du suicide d’une collègue). Comme dans d’autres services publics (la santé ou l’éducation), les magistrat·es sont débordé·es et souffrent de ne pas avoir les moyens d’exercer leurs missions correctement. Le chapitre insiste justement sur le fait que la dégradation des conditions de travail s’inscrit dans le temps et l’espace : ce sont des piles de dossiers qui s’accumulent, un temps de rendu des décisions qui s’allonge, des heures de travail interminables le soir ou le week-end, mais aussi un manque de bureaux pour travailler dans certains tribunaux ou encore l’ambiguïté du travail à domicile qui permet, selon les circonstances, de concilier vie professionnelle et vie familiale (surtout pour les femmes, surtout lorsque l’on vit loin de sa juridiction), mais qui favorise aussi l’immixtion du travail dans toutes les sphères de l’existence. Si ces transformations du travail caractérisent l’ensemble de la magistrature, les auteurs insistent sur les variations, les magistrat·es en souffrance étant surtout de jeunes femmes sur des postes avec une forte astreinte (instruction, instance, application des peines ou juges des enfants), dans de petits tribunaux, qui cumulent forte conflictualité au travail et isolement. Étonnamment, les enjeux liés au passage au numérique, qui ont probablement été accentués après la crise du Covid, sont très peu abordés. Ce dernier chapitre laisse aussi la lectrice sur sa faim car, comme tout le reste du livre, il est centré sur les magistrat·es uniquement et donne trop peu à voir les interactions avec les justiciables ou les autres professionnel·les du tribunal.

11Seule une enquête située dans quelques tribunaux permettrait de mieux appréhender les variations locales des conditions d’exercice, de saisir la possibilité de constitution de collectifs de travail pour résister à la pression, mais aussi de mieux saisir ce qui est au cœur du livre, à savoir réinscrire davantage les carrières des magistrat·es dans un territoire qui peut fournir des contraintes et des ressources (des locaux plus ou moins spacieux ou confortables, des possibilités ou non de mobilité et de faire carrière sans avoir à déménager, la possibilité ou non d’exercer son activité de façon anonyme, etc.). Cette limite est d’ailleurs soulignée par les auteurs eux-mêmes qui encouragent la poursuite de travaux sur la magistrature de façon plus ethnographique.

13À l’issue de la lecture de ce livre de référence, la lectrice ne peut que souhaiter une rapide réédition du livre, en demandant ardemment aux éditions Armand Colin de veiller à la qualité d’une reliure davantage à la hauteur de son contenu.