1Dans l’élan de son titre, Claire Flécher nous embarque littéralement dans la lecture de son ouvrage, très bien écrit et fort agréable à lire. Par la finesse des matériaux recueillis depuis son poste d’observation sur différents navires de commerce et par les nombreux entretiens menés à bord auprès de marins de niveaux hiérarchiques, nationalités, genres et parcours divers ainsi qu’auprès d’acteurs « à terre », C. Flécher documente au plus près l’envers de la circulation des marchandises inhérente à la mondialisation des échanges, que la récente crise sanitaire engendrée par la pandémie Sars-Cov-2 a contribué à éclairer, en creux, du fait du ralentissement des flux.

3L’ambition de l’ouvrage est de « saisir la mondialisation par le bas ». Face au gigantisme des navires, qui n’a cessé de croître, C. Flécher est allée à la rencontre des hommes et des (quelques) femmes qui les habitent, en assurent le chargement et la maintenance, les pilotent, qui embarquent et puis débarquent durant plusieurs mois consécutifs. En partageant et en donnant à voir le quotidien des marins de commerce, C. Flécher apporte un éclairage essentiel sur un secteur du transport de marchandises jusqu’ici moins étudié que d’autres secteurs, comme le fret routier ou aérien. La richesse du matériau ethnographique recueilli est en outre complétée par de nombreuses références bibliographiques et documentaires, reflet de la thèse de doctorat en sociologie (soutenue en 2015) sur laquelle se fonde l’ouvrage.

4Dans un premier chapitre, C. Flécher présente le contexte, l’évolution historique et l’organisation du flux mondialisé des marchandises sur des marchés devenus oligopolistiques et revient sur sa démarche d’enquête. Au fil des sept chapitres suivants, l’autrice analyse différents aspects de cette « logistique globalisée » dont le transport maritime sur les « géants des mers » (porte-conteneurs, vraquiers, pétroliers, etc.) est à la fois le moyen et le résultat : organisation hiérarchique et division du travail à bord (chapitre 2), temporalités et contraintes imposées par le flux tendu et l’« idéal logistique » (chapitres 3 et 4), place des femmes et rapports sociaux de genre et ethnoraciaux (chapitre 5), diversité et inégalités des parcours de marins selon la nationalité (chapitre 6), escales (chapitre 7) et, enfin, action syndicale et rapport entre norme et droit dans un marché du travail international (chapitre 8).

5L’analyse, très fine, du travail à bord permet de mettre au jour les rouages de l’« idéal logistique », bien huilés dans le contexte de dérégulation existant à l’échelle mondiale. Celle-ci s’est accrue considérablement par le recours aux pavillons de complaisance, système permettant d’inscrire le navire sous un pavillon national moins protecteur en termes de droits sociaux – » forme exemplaire de dérogation aux droits nationaux du travail » (p. 17). Les histoires singulières présentées, inscrites à la fois dans le quotidien des marins et dans leur parcours biographique mais aussi dans les contextes politico-économiques de leur pays d’appartenance, illustrent les répercussions concrètes de cette mondialisation sur leur activité réelle de travail, aussi bien sur le plan individuel que collectif. Dépaysant, parfois exotique, par l’univers professionnel qu’il fait découvrir, le livre de C. Flécher donne cependant une impression de proximité, voire de familiarité, par le ton adopté par l’autrice, qui écrit à la première personne et partage des éléments réflexifs sur sa position de jeune femme sociologue embarquée.

6Des multiples enseignements qui ressortent en ce qui concerne le travail et l’emploi, retenons-en trois. En premier lieu, et en écho aux enseignements des enquêtes Conditions de travail de la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares), le travail des marins du commerce se caractérise par une forte intensification. Celle-ci est largement liée à une sur-prescription du travail planifié « à terre », au regard des forts enjeux financiers existant pour les affréteurs et l’armateur. Cela conduit à un sentiment de déresponsabilisation et de perte d’autonomie chez les officiers ; les plus anciens expriment d’ailleurs une forme de désillusion par rapport au métier initialement convoité, même s’il reste associé à une image de liberté encore largement véhiculée, par opposition au milieu terrestre. C. Flécher apporte aussi des nuances au tableau, montrant les empêchements, les arrangements et les quelques espaces de négociation qui peuvent perdurer ou se construire.

9Si la singularité de l’univers professionnel décrit dans ce livre frappe, on peut y trouver des échos avec d’autres milieux, ce qui peut inciter le lectorat à prolonger la lecture de cet ouvrage stimulant par celle d’autres travaux. Maillon central de la circulation mondialisée des marchandises, la marine marchande a en effet des connexions fortes avec d’autres univers professionnels « à terre » : avec celui des travailleurs des entrepôts notamment, bien documenté dans la littérature sociologique, avec celui des dockers et travailleurs portuaires, qui subissent également les contraintes temporelles engendrées par le flux des marchandises à charger et à décharger, mais aussi les risques inhérents aux produits de conservation des marchandises transportées, et pour lesquels des enjeux de droit et de régulation internationale entrent également en jeu. Sans lien avec les marchandises, mais rattachés à la grande famille des « gens de mer », les marins pêcheurs, notamment ceux embarqués à la grande pêche (ou pêche industrielle), sont de leur côté également concernés par un recours de plus en plus délibéré à une main-d’œuvre internationale, dans une organisation et une division du travail, des métiers et des risques, à l’avantage des marins les mieux protégés sur le plan des droits sociaux. La négociation sur l’« effectif de sécurité » (nombre minimal de marins à bord) est aussi un enjeu central qui pèse sur la santé et la sécurité au travail des marins, dans le secteur de la marine marchande comme dans celui de la pêche. Enfin, les récentes attaques de navires en mer Rouge par des rebelles houthistes du Yémen en opposition à Israël viennent rappeler que les géants des mers au service de la logistique globalisée naviguent dans un contexte géopolitique et pas seulement marchand.