• 1  Seiller P. (2012), La recomposition d’une aristocratie ouvrière : enquête ethnographique aux chant (...)
• 2  L’entreprise a été renationalisée en 2018 et est redevenue officiellement « Chantiers de l’Atlanti (...)
• 3  Beaud S., Pialoux M. (1999), Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot de Socha (...)
• 4  Dans une approche inspirée notamment par Olivier Schwartz (2018, « Les femmes dans les classes pop (...)

1L’ouvrage de Pauline Seiller est une version remaniée et actualisée d’une thèse de doctorat en sociologie soutenue en 20121. Le titre retenu joue sur le double sens du mot « chantier », renvoyant à la fois aux transformations subies par le groupe ouvrier auquel elle va s’intéresser et à l’entreprise de construction navale de Saint-Nazaire, les Chantiers de l’Atlantique2, au sein de laquelle a été réalisée l’enquête. Entre 2006 et 2012, elle y a mené des entretiens auprès d’ouvriers salariés de l’entreprise (dits « maison »), mais aussi du personnel ouvrier de la sous-traitance, ainsi que quelques observations et entretiens avec des cadres ou des syndicalistes. Par la suite, l’autrice a continué à suivre les évolutions de l’entreprise et à réaliser ponctuellement des entretiens complémentaires. Ce travail s’inscrit explicitement dans plus de vingt années d’attention sociologique renouvelée envers la « condition ouvrière »3. Mais P. Seiller a souhaité porter son regard sur une « forteresse » ou un « bastion » ouvrier, les Chantiers étant pris comme un cas emblématique de ces « grandes industries françaises qui ont façonné l’image de la “classe ouvrière” » (p. 10). Au cours des cinq chapitres qui composent le livre, elle se demande comment, au sein de ces fractions stables, qualifiées et protégées des mondes ouvriers se maintiennent des « attributs traditionnels » du groupe, au sens de caractéristiques descriptives habituellement associées aux mondes ouvriers dans les travaux historiques et sociologiques4.

• 5  Voir également Nicolas Roinsard (2012), « Entrer aux Chantiers : les transformations de la sociali (...)
• 6  Jounin N. (2009), Chantier interdit au public. Enquête parmi les travailleurs du bâtiment, Paris, (...)

2Le premier chapitre s’attarde sur les propriétés de ces ouvriers « maison », qui seraient celles d’une « aristocratie ouvrière » : élite ouvrière diplômée, dont la qualification est reconnue, ils valorisent la technicité des tâches et témoignent d’une certaine fierté ouvrière liée à l’entreprise et aux activités réalisées. Ils ont par ailleurs des conditions d’emploi favorables, tant en termes de salaires que de sécurité de l’emploi – la plupart montrant une certaine confiance dans la pérennité de l’entreprise – et sont davantage protégés des pressions sur le rythme de travail que les ouvriers détachés. Des dynasties familiales d’ouvriers des Chantiers s’observent encore, quand bien même les conditions d’insertion professionnelle des générations les plus récentes se sont transformées, avec le sas quasi obligatoire de l’intérim5. Le chapitre expose également comment les hiérarchies de statuts (ouvriers « maison »/sous-traitants) se superposent à des hiérarchies de métiers, de qualification et à des catégorisations ethno-raciales, mais de façon moins univoque que dans le secteur du BTP (bâtiment et travaux publics) notamment6 : si des salariés d’Europe de l’Est sont employés pour les tâches les moins qualifiées et les plus pénibles du travail des métaux, on trouve aussi, chez les travailleurs détachés, des sous-traitants de métiers valorisés de l’aménagement intérieur des bateaux, ce qui les place parmi des fractions ouvrières dotées de ressources.

• 7  Les traceurs sont les premiers ouvriers à intervenir sur la construction d’un navire en traçant le (...)

3Le deuxième chapitre revient sur des dimensions connues pour procurer des formes de fierté ouvrière : l’engagement physique, l’expérience des risques et de la pénibilité. L’autrice montre que ces éléments perdurent malgré des remises en question liées à deux facteurs de recomposition de la population ouvrière : féminisation et scolarisation prolongée. Ainsi, l’engagement des corps est moins valorisé par les ouvrières venues du secteur tertiaire, ceux passés par la voie des études supérieures et ceux qui expriment le souhait de quitter la condition ouvrière, fractions se montrant plus critiques sur les pénibilités subies. Mais ces transformations restent limitées. En effet, la féminisation du groupe ouvrier en raison du recrutement de femmes sur des postes de soudeuses repose sur une essentialisation des manières genrées de faire (minutie, dextérité, etc.). Elles sont par ailleurs exclues des métiers plus prestigieux (les traceurs7) ou plus engageants physiquement (les charpentiers métaux), qui sont aussi ceux qui permettent des évolutions de carrière. Si « la dépense physique ne peut fonder la respectabilité de ces femmes de milieux populaires » (p. 63), elle reste en revanche un élément essentiel d’une culture ouvrière largement viriliste.

• 8  Les superviseurs effectuent un travail de liaison avec les ouvriers sous-traitants en particulier (...)

4Le troisième chapitre décèle chez les ouvriers enquêtés des ambivalences entre le maintien, y compris chez des jeunes ouvriers « maison », d’un rapport « traditionnel » à la carrière (où l’on tient à distance les mobilités vers l’encadrement vécues comme des trahisons) et des aspirations à changer de condition sociale. Ces dernières prennent soit la forme d’une disqualification du groupe ouvrier, soit celle d’une valorisation de la promotion ouvrière à l’ancienneté, mise à mal dans un contexte d’individualisation des parcours. Dans un contexte de faibles possibilités d’ascension professionnelle, les transformations de la morphologie sociale du groupe des agents de maîtrise (augmentation de la part des diplômés du supérieur et baisse de la part de ceux issus de la promotion ouvrière) tendent à dégrader progressivement les rapports avec les ouvriers, tandis que les cadres, encore plus distants socialement et relais des politiques d’entreprise, relèvent toujours d’un monde situé à distance et dénigré. Si l’émergence de nouvelles figures managériales ouvrières (superviseur, moniteur8), peu valorisées et sans réel pouvoir hiérarchique, n’a pas véritablement recomposé les rapports à la hiérarchie des ouvriers, on peut toutefois s’étonner de la relative absence des techniciens dans l’ouvrage, alors qu’ils pourraient constituer pour ces ouvriers un groupe valorisé et un horizon d’ascension professionnelle respectable.