• 1  Chauvière M. (2007), Trop de gestion tue le social. Essai sur une discrète chalandisation, Paris, (...)
• 2  Chéronnet H. (2006), Statut de cadre et culture de métier. La structuration des fonctions d’encadr (...)

2Dans le monde du travail social, essentiellement féminin puisque la division genrée du travail a attribué aux femmes le travail du care, en particulier le fait de prendre soin des « vulnérables », qu’en est-il des cadres, des professionnels de l’encadrement ? Là où près de neuf travailleurs sociaux sur dix sont des femmes, peut-on constater cette même féminisation au niveau de l’encadrement ? Au-delà des chiffres, peut-on repérer des formes genrées de conceptions et de pratiques d’encadrement dans ce secteur d’activité ? Et ce, dans un contexte de développement du nouveau management public1 introduisant une privatisation de l’action publique, des mutations organisationnelles et de nouveaux modes de gouvernance qui métamorphosent le travail de l’encadrement, ici historiquement attaché aux valeurs de solidarité, d’attention portée aux personnes accompagnées2.

• 3  Pour en savoir plus sur ce que recouvrent ces quatre dimensions, nous renvoyons à l’ouvrage : Bere (...)

4L’introduction à l’analyse de ces figures genrées du travail d’encadrement installe le contexte de l’exploration : un secteur d’activité en panne d’attractivité aujourd’hui, sur fond d’une longue histoire de dépréciations et de critiques multiples, de l’accusation d’œuvrer au contrôle social, à la stigmatisation des « personnes accompagnées » et à celle de consommation inconsidérée de l’argent public ; secteur historiquement et toujours encore massivement féminin, il n’a pu bénéficier que depuis une dizaine d’années de recherches sur le genre. Comme le rappelle V. Bayer, le genre n’est pas une théorie mais un concept qui a été analysé selon quatre dimensions : le genre en tant que construction sociale, processus relationnel, rapport de pouvoir et intersectionnalité3. Chausser les lunettes du genre pour explorer le travail social et son encadrement permet d’interroger la division du travail, la construction de normes et de hiérarchisations dans ce champ.

• 4  On peut parler du déni du genre dans la mesure où la naturalisation d’une féminité dévolue au souc (...)
• 5  Formatrice à l’École supérieure de travail social (ETSUP) qui a pour mission les formations de cad (...)
• 6  Glaser B. G., Strauss A. L. (1967), The Discovery of Grounded Theory: Strategies for Qualitative R (...)

6La première propose un état des lieux de la littérature permettant de souligner un déni du genre4 prévalent dans le secteur jusqu’aux années 2000 et de présenter les hypothèses explicatives associées, ainsi que les mutations que connaît le travail social et les tensions paradoxales auxquelles sont confrontés les cadres, entre exigences de réduction des coûts et d’amélioration de la qualité des prises en charge des publics. Cette partie précise encore le positionnement méthodologique et politique de l’autrice, disposant elle-même d’une longue expérience de travailleuse sociale, de formatrice et de directrice5. Ce positionnement en tant que féministe et professionnelle impliquée est donc double. En référence à la fois à la « théorie ancrée » de Barney G. Glaser et Anselm L. Strauss6 et à l’épistémologie de la partialité des études féministes qui revendiquent une double rupture avec l’androcentrisme des sciences sociales et avec l’objectivité de la connaissance, la présentation se poursuit par l’explicitation des données recueillies (au-delà de l’expérience propre de l’autrice). Des entretiens compréhensifs sur les parcours et les pratiques de cadres (40) et des dossiers (332) constitués par les candidats aux trois formations de cadres de l’action sociale feront l’objet d’un traitement à la fois qualitatif et quantitatif. La catégorie « cadre du travail social » apparaissant comme trop floue, difficile à circonscrire, l’objet de la recherche sera donc bien la construction genrée de l’encadrement du travail social et ce, dans ses trois composantes, le service social, l’éducation spécialisée et l’animation.

• 7  Boni-Le Goff I. (2020), « Produire et incarner la “bonne gestion” : une entreprise si masculine », (...)
• 8  Ibid.

7La deuxième partie est centrée sur les parcours et les processus genrés identifiés tant au niveau des modes d’entrée dans le travail social, d’exercice de celui-ci que de mobilité professionnelle. La professionnalisation de l’encadrement passe par l’acquisition de diplômes, mais le sens pris par cette qualification diffère chez les hommes et les femmes (conformité à l’obligation légale pour les premiers vs source de légitimation pour les secondes). Elle contribue en tout cas à une féminisation de ces fonctions sans que celle-ci se traduise pour autant par une réduction des inégalités sociales. L’analyse des variations polysémiques autour des trois termes récurrents associés à l’exercice de l’encadrement, « responsabilité », « gestion », « stratégie », montre la pérennité des normes de genre et de la division sexuée des conceptions du rôle. De plus, les hommes voient leur accès aux postes de cadres favorisé dans un secteur très féminin et ce, dans un contexte de managérialisation qui leur est favorable. D’autant que leur mobilité ascensionnelle est facilitée par la norme, toujours prévalente, de disponibilité temporelle et par leur capital d’autochtonie favorisé par leur moindre mobilité en matière d’employeurs ou de secteurs géographiques. À l’inverse, les femmes, qui ont connaissance du différentiel de légitimité selon le sexe ou qui le ressentent7, accordent plus d’importance à la formation et au cumul des expériences, ce qui retarde leur accès aux fonctions d’encadrement, et plus encore celui aux postes de direction. Le travail relationnel et émotionnel associé, qu’elles investissent davantage que les hommes, est largement invisibilisé, comme le coût, sur leur vie personnelle, de leur mobilité pour enfin accéder aux postes de direction. Les activités managériales supposent de construire une légitimité8, mais cette recherche montre bien combien le travail de légitimation est genré tant le doute est persistant chez les femmes elles-mêmes.

• 9  Boltanski L., Chiapello È. (1999), Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard.

8La troisième partie, essentielle, part de l’analyse des matériaux de l’enquête pour construire des modèles de conceptions et de pratiques d’encadrement : modèle gestionnaire, modèle du care tout d’abord, qui témoignent tous deux d’une division sexuée du travail. Cette bicatégorisation des activités sur fond de normes de genre inscrit le care comme le prolongement de l’activité de soin et d’accompagnement réalisée auprès des personnes, au risque de dévaloriser la fonction, alors que le travail de gestion établit une différenciation nette avec les travailleurs sociaux, et représente une forme d’autorité au sein de l’organisation. Autrement dit, les techniques de gestion ont plus de valeur que le travail relationnel invisibilisé. Les deux autres modèles, dits de néomanagement (dans la lignée des travaux de Luc Boltanski et Ève Chiapello9), et de caring management entendent rompre avec les stéréotypes classiques et essentialisants des précédents, et se saisissent autrement de la question des différences : le premier valorise la mixité au motif de la complémentarité alors même que celle-ci encourage en même temps le recrutement d’hommes (« minorité à protéger ») dans ce secteur féminisé ; le second valorise les qualités dites féminines pour moraliser le management. Cette modélisation des pratiques d’encadrement vaut au-delà du seul champ du travail social. Elle met en lumière le passage de l’« encadrement » au « management » – ce dernier se référant au monde de l’entreprise –, avec quelques ajustements, le New Public Management (NPM) s’appliquant aux organisations ayant des missions de service public.

• 10  Alix J.-S., Autès M., Marlière É. (dir.). (2020), Le travail social en quête de légitimité. Une lu (...)
• 11  Hugues E.-C. (1996), Le regard sociologique. Essais choisis, Paris, Éditions de l’EHESS.
• 12  Lhuilier D. (2005), « Le “sale boulot” », Travailler, n^o 14, p. 73-98.

11Reste, pour ce qui concerne ce monde professionnel, « une factualité incontournable : le travail social a affaire aux marges de la société, à tout ce qui n’a pas de nom, qui est indicible, inaudible ou innommable. Soit les figures qui hantent la nuit sociale et subjective, malheurs et fragilités de la condition humaine ou conséquences de l’injustice dans les rapports sociaux10 ». Et V. Bayer souligne que ce sont justement les pratiques les plus chronophages, les plus en lien avec les besoins des personnes, qui sont aussi les plus exposées à l’invisibilisation et à la délégation. En toile de fond de ces analyses se dévoile le champ du sale boulot11, travail peu valorisé parce qu’associé aux populations stigmatisées, reléguées. Se déprendre du risque d’être contaminé par le jugement moral qui pèse sur le négatif psychosocial12, et ainsi restaurer l’image et l’attractivité de ces métiers du social passe-t-il par une opération de neutralisation de ce négatif et donc des traits des personnes accompagnées métamorphosées en usagers-clients, en autoentrepreneurs de leur pouvoir d’agir, renvoyant l’individu au management de lui-même ? Disparaissent alors tout à la fois la problématique de la vulnérabilité ontologique, les fragilités de la condition humaine, et le travail du care… L’éthique du care, certes essentiellement rattachée aux métiers féminins, ne leur appartient pas ; elle est un puissant vecteur de réévaluation du sens du travail pour chacun, homme et femme. À la condition sans doute d’une rupture avec la vulnérabilité différentielle attribuée à certains, électivement les femmes… et les personnes accompagnées dans le travail social.