Navigation – Plan du site

AccueilNuméros en texte intégral56S’engager en temps de crise : dis...

S’engager en temps de crise : discussions de jeunes sur la manifestation comme levier pour provoquer des changements sociaux 

Stéphanie Demers, Marc-André Éthier et Annik Huppé

Résumés

Cet article présente les résultats d’une recherche réalisée auprès d’élèves québécois de cinquième secondaire (16-17 ans) dans la foulée des grèves étudiantes pour le climat. Nous avons examiné l’engagement des élèves dans la discussion en petits groupes autour d’un enjeu sociopolitique et leur évaluation de la manifestation comme modalité d’engagement sociopolitique. Les résultats obtenus font état d’un engagement cognitif et affectif important des élèves dans leurs pratiques discursives, ainsi que dans l’analyse de l’enjeu que pose l’efficacité de la manifestation comme levier de changement social.

Haut de page

Texte intégral

1Pour certains auteurs (Klein, 2019 ; Martin, 2020), avancer que l’humanité évolue dans un contexte de crises convergentes semble aujourd’hui une évidence. Le capitalisme a acculé les collectivités à travers le monde à des situations de ruptures politique, sociale et écologique meurtrières dont la progression semble découler d’un état d’inaction chronique de la part des élites qui œuvrent à la préservation de leurs intérêts de classe, étroitement associée à celle du système capitaliste à l’origine des situations de crise. Edgar Morin (1976) rappelait qu’« à l’origine, Krisis signifie décision : c'est le moment décisif, dans l’évolution d’un processus incertain, qui permet le diagnostic », bien qu’aujourd’hui, si le concept permet de statuer que quelque chose ne va pas, il signifie plutôt l’indécision (p. 149). Pour Morin toujours,

la crise révèle ce qui était caché, latent, virtuel au sein de la société (ou de l'individu) : les antagonismes fondamentaux, les ruptures sismiques souterraines, le cheminement occultent des nouvelles réalités ; et en même temps la crise nous éclaire théoriquement sur la part immergée de l'organisation sociale, sur ses capacités de survie et de transformation.
Et c’est sur ce point que la crise est quelque chose d’effecteur. Elle met en marche, ne serait-ce qu'un moment, ne serait-ce qu’à l’état naissant, tout ce qui peut apporter changement, transformation, évolution. (p. 162-163).

2La crise exigerait par conséquent de reconnaitre la nécessité de changement dans le rapport de l’humain à la vie sociale. Pour Morin, toute crise serait ainsi ontologique, comportant le développement des incertitudes et la mise au jour des antagonismes entre les groupes et, pour se résorber, exigerait la conscience des dimensions de sa nature conflictuelle et l’exercice de pouvoir susceptible d’invoquer/provoquer un changement, c’est-à-dire une forme d’engagement des personnes.

3Les concepts de conscience, de pouvoir et d’engagement de ceux qui subissent de plein fouet les crises écologique, sanitaire, politique et sociale paraissent particulièrement féconds dans le contexte des crises que traverse l’humanité. Ces concepts se déploient dans les rapports cognitifs, affectifs et comportementaux que la personne entretient en interaction avec d’autres à l’égard des actions destructrices de la collectivité – ou plutôt de certains de ses membres puissants - envers le monde naturel et social à la fois (Monnier, 2009). Les jeunes engagés dans les grèves et manifestations contre l’inaction étatique face aux enjeux climatiques ont montré qu’ils ont conscience de cette situation de crise et de la menace existentielle qu’elle pose, des injustices qui lui sont inhérentes, mais aussi qu’ils savent mobiliser des savoirs au service d’un rapport critique aux conflits de la crise (O’Brien, Selboe et Hayward, 2018). Ils rappellent en slogans comme en actes qu’en dépit du fait qu’ils soient placés en marge des processus décisionnels et que leurs actions militantes attirent parfois l’opprobre public (d’acteurs scolaires, de parents, de médias), ils composent une génération qui devra conjuguer avec les effets réels des décisions prises sans eux et, à terme, anéantir le système social qui les asservit au bénéfice de leurs exploiteurs et le remplacer par un autre qui servirait leur intérêt et, partant, l’intérêt à long terme de l’humanité (donc irréconciliable avec celui des oppresseurs à court terme (Gordon, 2010 ; Hayward, 2020 ; O’Brien, Selboe et Hayward, 2018)). Ils insistent pour que leur voix soit entendue et sont en ce sens engagés à provoquer des changements.

4C’est en partie pourquoi nous considérons que l’engagement sociopolitique des jeunes en temps de crise exige d’être abordé au-delà des mesures traditionnelles d’engagement civique ou citoyen, qui incluent des indicateurs de participation circonscrite aux institutions existantes (la participation à des partis politiques ou des organismes communautaires ou le bénévolat, par exemple) peu sensibles à la dissidence exprimée par les jeunes dans les dernières années, aux intentions qui la précèdent et au sens qu’ils y donnent (Robert-Mazaye, Demers, Boutonnet et Lefrançois, 2017). Dans leur recherche canonique auprès de jeunes de l’Union européenne, Torney-Purta et ses collègues (1995) avaient souligné l’importance des communautés de discours informelles comme modalité de construction de leur engagement sociopolitique autant que de son expression. Ekström (2016) a constaté pour sa part que les échanges discursifs favorisent l’élaboration et la consolidation des positions politiques des jeunes et que les discussions et débats informels entre les jeunes dans des contextes sociohistoriques mobilisateurs ou contraignants –notamment les situations de crise – seraient déterminants pour l’engagement des jeunes. Ces échanges offriraient à la fois la possibilité de mettre les savoirs et positions sociopolitiques dominants à l’épreuve, tout en développant les compétences discursives associées à la participation sociale, dont le raisonnement argumentatif (Dostie-Goulet, 2009 ; Kuhn, 2018). Enfin, les échanges qui se construisent dans des relations égalitaires permettraient aux jeunes de prendre confiance en leur expression politique et citoyenne.

5Dans la foulée des manifestations pour le climat, nous avons demandé à des élèves québécois de cinquième secondaire de discuter en petits groupes de l’efficacité de la manifestation en général comme levier de changement social. Nous postulions qu’il nous serait possible d’observer des éléments d’engagement à l’égard d’un enjeu sociopolitique dans le discours des jeunes et dans leurs délibérations (Johnston et Taylor, 2018 ; Kuhn, 2018 ; Willis, Tench et Devins, 2018). Ainsi, cet article propose d’abord d’interroger l’engagement sociopolitique des jeunes et la préparation offerte par l’école à cet égard. Nous définirons ensuite comment nous abordons le concept d’engagement en situation de discussion et les pratiques discursives qui lui sont associées, dont le raisonnement argumentatif, puis nous décrirons la situation proposée aux élèves et la méthodologie déployée pour observer l’engagement des jeunes dans leurs interactions autour d’un enjeu sociopolitique. Nous présenterons enfin les résultats de la recherche, d’abord en ce qui concerne les pratiques discursives, puis au regard du sens que donnent les jeunes à l’engagement sociopolitique, aux intentions qui le sous-tendent et aux expériences qu’ils peuvent en avoir.

Problématique

6L’exercice de la citoyenneté et l’engagement sociopolitique des jeunes préoccupent divers groupes de la société civile depuis plusieurs années. Les indicateurs mobilisés pour évaluer ces deux dimensions associées à la participation sociale des jeunes incluent une diversité d’activités, dont le fait de s’informer sur les actualités, l’exercice du droit de vote lors d’élections, le fait d’être membre d’un parti politique ou d’un organisme communautaire, de participer à des événements de nature politique, par exemple (Albacete, 2014 ; Robert-Mazaye, Demers, Boutonnet et Lefrançois, 2017). Le problème n’est pas que ces auteurs s’intéressent à des indicateurs qui seraient mauvais par essence : qu’ils le soient ou non est secondaire. Le problème est que les élections, la participation à un parti politique, le bénévolat, etc. dans les démocraties libérales, servent la reproduction sociale d’un système injuste, malgré plusieurs réformes précaires et provisoires qui l’ont amélioré en surface et ont été récupérées ou perverties, mais qui permettent quand même, par exemple, aux travailleurs de vivre mieux et plus longtemps que durant la révolution industrielle. L’engagement dans des pratiques sociales, institutions publiques et processus décisionnels établis, avec et au sein des élites techniques, gestionnaires et politiques, ou des organismes non-gouvernementaux contribuent à renforcer la légitimité de ces structures sociales. O’Brien, Selboe et Hayward (2018) soulignent que l’action dissidente peut témoigner d’un engagement sociopolitique beaucoup plus significatif puisqu’il implique notamment l’analyse critique des structures et du système économique et politique en place. Les personnes qui s’inscrivent dans une dissidence « dérangeante »

questionnent et cherchent à modifier les structures politiques et économiques existantes, incluant les normes, règles et institutions. Elles défient explicitement les rapports de pouvoir, ainsi que les acteurs et autorités politiques qui les maintiennent, souvent par des manifestations directes et des organisations collectives (p. 41),

7alors que les personnes engagées dans des actions associées à une dissidence dangereuse (O’Brien, Selboe et Hayward, 2018)

initient, développent et actualisent des alternatives qui inspirent et soutiennent des transformations dans le long terme, incluant un vaste spectre d’actions, d’idées, discours, pratiques, tactiques, alliances et technologies. La dissension dangereuse fait référence à l’ampleur de la menace que ces alternatives présentent pour les élites au pouvoir et les investissements établis dans le moyen et long terme. Elle ne reconnait pas les institutions et rapports de pouvoirs existants comme fixes ou immuables. Cette dissension est dangereuse parce qu’elle génère des systèmes alternatifs nouveaux, de nouvelles façons de faire, de nouveaux rapports économiques et modes d’organisation sociale (p. 41)

8Plusieurs recherches font état d’une désaffection des jeunes à l’égard de ces engagements traditionnels (Fernandez, Whitmore, Tomasino Rodriguez et Russel, 2014 ; Gauthier, 2016 ; Henn et Foard, 2012), d’autres soulignent que les jeunes indiquent parfois ne pas se sentir préparés pour y participer, qu’ils préfèrent des engagements informels et alternatifs aux modèles dominants (O’Toole, 2015), qu’ils ne se sentent pas bienvenus dans les divers groupes ou en sont exclus en raison de leur âge (Dermody, Hanmer-Lloyd et Scullion, 2010). Certes, tous ces engagements ne sont pas égaux. Les retombées de certains de ces actes peuvent être positives pour plusieurs personnes (ou toutes) dans certains cas : ils peuvent permettre la survie, voire ouvrir la voie à une conscientisation, une combattivité, une solidarité, etc. et même ouvrir de nouveaux fronts ou démoraliser la troupe adverse ; mais certains sont parfois aussi d’éphémères et fallacieux emplâtres réformistes installés par des sépulcres blanchis capitulards et inconsistants ou par des opportunistes perfides sur des jambes de bois socioéconomiques pourries, des expédients individuels à court terme qui dévoient, dispersent ou épuisent les forces vives et empêchent le travail de fond, finissent par décevoir, par décourager ou par diviser, voire qui se révèlent être des culs-de-sac ou des régressions politiques. Nous n’examinerons pas ici cet angle mort.

9D’autres recherches mènent au constat que les jeunes considèreraient ne pas disposer des outils requis pour s’engager autour d’enjeux sociopolitiques (Hayward, 2020 ; Institut du Nouveau Monde [INM], 2012).

10Pourtant, les programmes scolaires encouragent la préparation à la vie collective à travers les disciplines et les effets d’une formation citoyenne formelle seraient observés à long terme et prédicteurs d’engagement démocratique (Niemi et Junn, 1998 ; Hooghe et Wilkenfeld, 2007). Soulignons toutefois, à l’instar de Becquet (2018) et de O’Brien, Selboe et Hayward (2018), que les formes de participation sociale et démocratique qui font l’objet des programmes scolaires et d’autres initiatives gouvernementales sont circonscrites par des frontières étanches et des situations de transmission ou de simulation. Elles sont « associées au maintien et au renouvellement de la cohésion nationale » (Becquet, 2018, p. 16), au contrôle ou à l’incitation au comportement en lien avec les droits, les obligations et les instruments procéduraux (à l’adhésion aux normes économiques et sociales) (O’Brien, Selboe et Hayward, 2018) et aux formes démocratiques dominantes (la démocratie représentative, par exemple) (Becquet, 2018). La remise en question de ces formes est parfois ignorée comme manifestation d’une jeunesse naturellement contestataire (donc comprise et invalidée par certains comme une manifestation d’immaturité) ou considérée comme transgression à corriger. Les jeunes interrogés dans le cadre d’une recherche de l’Institut du Nouveau Monde (2012) considèrent que l’école ne leur a pas permis de développer les connaissances et compétences requises pour l’analyse critique des enjeux sociopolitiques, pour construire une position à leur égard et la défendre. Ils indiquent de plus ne pas avoir été préparés par l’école pour saisir les liens entre leur vie quotidienne et future et la politique. Enfin, notons que certaines recherches font état d’une réticence des enseignants à aborder des questions socialement vives, comme le sont nombre d’enjeux sociopolitiques associés aux crises actuelles (Fournier-Sylvestre, 2013 ; Zimmerman et Robertson, 2017) ou de ne pas disposer de temps pour dépasser le travail de transmission et offrir des occasions de débats.

11Nonobstant ces défis et limites, l’école peut, malgré elle, jouer un rôle dans le développement de certaines compétences critiques, orientées vers la justice et susceptibles d’alimenter les dispositions transgressives et contestataires et l’engagement sociopolitique. En science du social ou du politique comme dans le politique des sciences et du social, le pluralisme des opinions et des croyances aide la recherche (y compris dans ses attributs liés à l’exploration et à l’imagination, à l’autonomie et la collaboration) de «  vérités  » (Dalongeville, 2000) ou, comme le soutient Dewey, à identifier des solutions aux problèmes sociaux comme les situations de crise. Pour Dewey (1967) comme pour Kuhn (2018), la résolution de ces situations est un fait du quotidien des personnes composant une collectivité et elle implique ce que le premier nomme l’enquête de sens commun : problématiser, discuter et débattre collectivement, afin de trouver des façons de changer les situations qui provoquent une rupture dans l’expérience comme liberté et jouissance et mettre ces solutions à l’épreuve. Pour Dewey (1967), l’analyse critique des problèmes sociaux repose sur la discussion entre les membres de la société. Ainsi, former à la délibération autour d’enjeux d’intérêts communs peut aider à renouveler la démocratie en ce sens en promouvant l’engagement libre des personnes dans un processus par lequel se constitue une communauté capable de réaliser des enquêtes sociales, c’est-à-dire d’établir collectivement, par la discussion, les possibles et les souhaitables pour poser et résoudre les problèmes qui la concernent. Cette enquête vise à rétablir l’expérience comme liberté et est conséquemment citoyenne. Elle implique de transformer une situation indéterminée, sur le plan de la démarche, par la discussion, le déploiement d’un raisonnement argumentatif visant à identifier et circonscrire la situation et ses composantes, à envisager des solutions possibles et les résultats qui pourraient en découler pour générer des propositions appuyées sur des constats empiriques et toujours ouvertes à révision. Bref, elle implique l’engagement sous toutes ses formes.

Cadre théorique

12L’engagement, défini comme « énergie en action » qui traduit une implication active d’un sujet dans une activité (Russell, Ainley et Frydenberg, 2005), est traditionnellement abordé selon trois dimensions : cognitive (la qualité de l’effort consenti pour comprendre, donner sens et porter un jugement autonome qui tienne compte de leurs valeurs et aspirations [Warren, 2001]), affective (la qualité et l’intensité de l’intérêt, de la préoccupation, de l’investissement dans les relations entre les personnes, de la poursuite d’une intention ) et comportementale (la participation, l’expression de ses idées, l’écoute des idées des autres, etc.). Il serait intrinsèquement lié à la discussion et au dialogue, se déployant en situation relationnelle et, en ce sens, se concevrait comme une activité sociale, dans laquelle les acteurs se définissent selon leurs intérêts, motivations, vision du monde et pouvoir (Johnston et Taylor, 2018). L’engagement peut répondre au « pourquoi » de l’action et comporte des dimensions de direction, d’intensité et de qualité (Appleton et coll., 2006). Johnston et Taylor (2018) avancent de plus que l’engagement peut aussi être conçu comme un discours reflétant les échanges qu’ont des délibérants quant aux raisons qui expliquent l’engagement, aux formes que prend l’engagement, ainsi qu’aux effets qu’il peut avoir pour le bien des individus et des collectivités (p. 3). L’engagement social se manifesterait pour sa part dans ses dimensions comportementales (action collective, participation au groupe), cognitives (partage de savoirs et co-construction de sens) et affectives (mobilisation des valeurs, intentions et expériences). Il inclurait l’échange d’opinions et l’évaluation des composantes d’une situation qui permettent, à terme, l’exercice d’une intelligence exécutive (collective) pour résorber une situation (Dolea, 2018). C’est pourquoi Willis, Tench et Devins (2018) avancent le concept d’engagement délibératif, qui tire ses fondements des principes habermassiens de la délibération tout en recoupant les caractéristiques principales de l’enquête de sens commun de Dewey.

13Au Québec, les programmes du secondaire en français, en histoire, en sciences et technologie, ainsi qu’en éthique et culture religieuse, entre autres, comportent des objectifs liés à la discussion, la délibération et au raisonnement argumentatif. En plus de favoriser la participation sociale et de développer un sentiment d’efficacité politique, le raisonnement argumentatif constituerait une forme de pensée indispensable pour affronter les problèmes complexes du quotidien, qui selon Kuhn (1992) composent la majorité des enjeux vers lesquels se tourne le raisonnement informel, lequel oriente ensuite les décisions menant à l’action. Elle rejoint en cela la définition que donne Dewey aux objets de l’enquête de sens commun. Kuhn (2018) ainsi que Reswick et coll. (2010) considèrent que l’argumentation est une pratique sociale de tous les jours, que les enfants et les jeunes déploient déjà dans leurs interactions avec d’autres, bien qu’elle requiert, comme tout outil, un apprentissage ; elle n’est pas innée. L’argumentation et le raisonnement argumentatif qui le sous-tend sont ainsi abordés comme pensée critique en pratique et favoriseraient des décisions et solutions aux problèmes sociaux mieux raisonnées et appuyées. En ce sens, le raisonnement argumentatif traduit un engagement et parait fondamental à la réflexion et la décision collectives face aux crises.

14Le raisonnement argumentatif se définit comme processus dialogique de construction et d’évaluation d’arguments et inclut l’élaboration et l’évaluation de raisons (bonnes), le développement de raisons en argument, l’analyse et l’évaluation des arguments des autres délibérants, la formulation de contre-arguments et de répliques, le renforcement de l’argument avec des preuves (Kuhn, 2018). L’argument est une affirmation, appuyée de raisons ou de preuves, destinée à appuyer une proposition dans un contexte communicationnel, une pratique collaborative (Kuhn, 2013 ; 2018). Elle exige ainsi un engagement dans la délibération, qui se déploie sous ses formes cognitive (mobilisation, problématisation, évaluation et coconstruction de savoirs), affective (intentions, intensité) et comportementale (discours, langage non-verbal, etc.).

Méthodologie

La situation de recherche

15À l’instar de Kuhn (2018) et afin de favoriser la mobilisation de la dimension affective autant que cognitive de l’engagement, nous avons privilégié une approche expérientielle ancrée dans des sujets près de l’expérience des élèves. La collecte de données a ainsi eu lieu peu après les manifestations qui accompagnaient les grèves pour le climat de septembre 2019 et au moment où les communautés autochtones bloquaient les lignes ferroviaires à travers le Canada, en appui à la nation Wet’suwet’en, qui s’oppose au projet de gazoduc Coastal GasLink en Colombie-Britannique. Alors que nous présentions la question de la discussion aux élèves « Les manifestations sont-elles un moyen efficace pour provoquer des changements sociaux ? », ceux-ci ont spontanément mentionné ces manifestations et les ont mobilisées comme des exemples ou preuves tout au long des discussions.

16Nous avions choisi de regrouper dans un dossier documentaire certains exemples historiques de manifestations en situations de crises : les manifestations pour les droits civils aux États-Unis, les manifestations étudiantes du printemps érable de 2012, et les manifestations du mouvement pro-démocratie des parapluies de Hong Kong. Les élèves n’ont guère recouru à ces documents, bien que les manifestations étudiantes et pour les droits civils ont été citées en exemple. Les élèves disposaient déjà d’informations à leur sujet.

17Enfin, nous avons demandé aux élèves de se regrouper comme ils le souhaitaient (afin de maintenir des rapports égalitaires entre les personnes) et de construire leur réponse à la question ensemble. Puisque nous souhaitions que les échanges soient les moins formels possibles, suivant Torney-Purta et coll. (1995) et Ekström (2016), nous n’avons donné aucune consigne procédurale et l’enseignant était absent de la classe.

18Nous soulignons certaines limites de la situation telle que nous l’avons élaborée. En premier lieu, la question qui faisait l’objet de la discussion n’a pas été formulée par les élèves. Elle pourrait s’avérer en ce sens moins authentique et ancrée dans leurs préoccupations que si nous avions pu leur demander de formuler leur propre question sur un enjeu sociopolitique les interpellant. De plus, la présence des chercheurs pendant le déroulement de la situation a pu générer un biais de désirabilité sociale à notre égard, bien que nous nous sommes assurés de présenter la situation de la façon la plus impartiale possible. Enfin, notons que les élèves en discussion entre eux pourraient ressentir le besoin de plaire à leurs amis et collègues de classe ou encore en s’en distinguer par leurs propos, ce qui peut les éloigner d’une analyse exempte de ce biais.

Déroulement de la recherche, outils de collecte et analyse

19Nous avons formé six « communautés d’enquête » regroupant 80 volontaires de cinquième année secondaire (16-17 ans) dans les cours d’Éthique et culture religieuse. Le recrutement des élèves a été réalisé en collaboration avec leur enseignant et la direction de l’école.

20Nous avons demandé aux élèves de prendre position sur le potentiel de changement social des manifestations. Les discussions ont duré environ 60-65 minutes. Une chercheuse et une étudiante de doctorat étaient présentes et circulaient dans la classe afin de prendre des notes pendant les discussions. La vidéoscopie a été combinée à l’observation directe. Donnay et Charlier (2002) soulignent à ce sujet les limites de l’observation directe au plan de la subjectivité perceptive :

Cette facette de la subjectivité humaine […] est étroitement liée aux limitations et biais inhérents à l’équipement sensoriel et au traitement des informations de celui qui reçoit les informations envoyées par le monde. Les sens, […] l’état physiologique, etc. sont autant de filtres pré-traiteurs du réel. (p. 79)

21La vidéoscopie, bien que « jamais neutre, joue un rôle important en éducation, surtout dans sa fonction de contrôle par les faits enregistrés […] Chaque fois que je repasse la bande, je vois des choses qui m’avaient échappé » (Donnay et Charlier, 2002, p. 79). Cette approche permet de plus de « rendre compte d'attitudes tellement incorporées et devenues "naturelles" qu'elles sont difficilement objectivables dans un discours » (Rissoan, 2004, p. 29).

22Nous avons transcrit mot à mot les échanges filmés en incluant des gestes posés par les élèves dans le cadre de la discussion. Ces transcriptions ont été soumises à une analyse de contenu thématique ouverte comportant les catégories propres au raisonnement argumentatif tel que le définit Kuhn, ainsi que les indicateurs d’engagement présentés dans la cadre théorique. Nous avons de plus examiné le sens que les élèves donnent à la manifestation comme engagement sociopolitique selon ces mêmes dimensions.

23L’analyse nous a permis 1) de générer des arborescences d’actions argumentatives des élèves dans la discussion comme expression d’engagement cognitif 2) d’identifier des expressions d’engagement affectif : intérêt (écoute et participation), intentions, intensité de l’interaction et 3) de dégager le sens que les jeunes donnent à la manifestation comme engagement sociopolitique.

Résultats

L’engagement dans la discussion : le raisonnement argumentatif autour d’un enjeu sociopolitique chez des élèves de cinquième secondaire

24Selon notre analyse des transcriptions, les élèves déploient la quasi-totalité des actions liées au raisonnement argumentatif tel que défini par Kuhn (2018), soit la construction et l’évaluation d’arguments. Autrement dit, une fois une position affirmée, ils génèrent, élaborent et évaluent des raisons qui la sous-tendent, puis développent les raisons en arguments. Dans l’exemple qui suit, il est possible d’observer que l’argument est construit et renforcé par la discussion entre trois élèves (du même groupe (S5-1) à l’aide d’exemples, de contre-arguments et de répliques. Le schéma présente la suite linéaire de la discussion entre les élèves.

25Ce type d’exemple se trouve dans chacune des communautés composées de 4 à 7 personnes. Rappelons que les groupes d’élèves étaient constitués par affinités, ce qui a favorisé la participation de chacun à la discussion, bien que la distribution du temps de parole n’était pas symétrique dans chaque groupe.

26Si les élèves font parfois référence à certains exemples du passé fournis dans le dossier documentaire, ils le font sans grande heuristique des sources et selon la compréhension qu’ils ont de ces évènements, plutôt qu’en référant à des passages particuliers des documents. Toutefois, ils font souvent référence aux manifestations passées qu’ils connaissent (nous présumons par le cours d’histoire), telles que la marche sur Washington avec Martin Luther King et les manifestations des suffragettes. De façon générale, les élèves appuient leurs arguments avec des exemples. Plusieurs indiquent s’être informés de façon soutenue au sujet de la crise écologique et avoir suivi les actualités à ce propos avec beaucoup d’intérêt. Ils font souvent référence à des reportages, mais aussi à des recherches d’informations qu’ils ont effectuées par intérêt. En général, leurs propos sur le monde politique (actions du gouvernement, rapports au pouvoir) et les crises sociales (droits des Noirs, des Autochtones) et écologiques (changements climatiques, surconsommation, pollution, etc.) font état d’un engagement cognitif à l’égard de ces enjeux : les jeunes cherchent à s’informer, à évaluer et donner sens aux informations qu’ils trouvent et à prendre une position qu’ils peuvent défendre.

27Les élèves ont en outre cherché à saisir de quoi il était question lorsque l’on faisait référence aux manifestations. Dans un groupe (S5-4), une élève est allée chercher le dictionnaire pour lire la définition à ses collègues. Nous avons constaté que les élèves ont défini ce qu’est la manifestation à partir d’affirmations pour lesquelles ils ont par la suite évoqué des raisons, des contre-arguments aux raisons et parfois des exemples historiques en guise de preuves, des expressions d’un engagement cognitif certain. Le schéma suivant présente des extraits des discussions où les jeunes (tous groupes confondus) définissent ce qu’est une manifestation. Les extraits sont regroupés par thèmes évoqués par les jeunes, dans leurs propres mots.

L’engagement dans la discussion : expressions d’engagement affectif

28En ce qui concerne l’intérêt exprimé par les élèves, le volume des échanges nous permet de constater que la question posée était d’un intérêt certain pour eux. Les élèves ont entamé les discussions portant sur l’objet de l’enquête sans hésitation et nous n’avons observé aucune pause dans les discussions. Nous avons pu noter qu’à quelques rares exceptions, tous les membres du groupe participaient à la discussion et prenaient le temps d’écouter les arguments des autres. Les exceptions à la participation se trouvaient dans les plus grands groupes (constitués de plus de 5 personnes, soit S5-3, S5-6) ou dans un groupe (S5-2)_où la discussion a été dominée par une élève. Sur le plan des intentions, nous avons observé que les jeunes cherchaient autant à défendre une position rationnelle qu’à la rattacher aux principes et aux valeurs qui les animent et avec lesquels ils cherchent à rester cohérents. Ils ont d’abord cherché à énoncer leur position initiale clairement et ont sollicité celle de leurs collègues. Deux groupes au sein desquels la discussion était très vive ont choisi de se doter d’un objet pour marquer le tour de parole et prévenir les interruptions. Nous avons compris qu’ils souhaitaient que la discussion se déroule dans le respect des personnes.

29Les jeunes ont partagé des récits de leurs propres expériences et exprimé certaines émotions qu’ils ont ressenties à leur sujet.

Élève 1 : Il faut changer les choses… oui.

Élève 4 : Je pense quand même qu’au Québec les manifestations sont quand même ouvertes

Élève 2 : On prône la liberté…

Élève 4 : C’est ça, tu sais, comme à la révolution tranquille… c’est ça qui a fait comme un gros mouvement de masse qui se fait… et puis le mouvement hippie et tout ça … je ressors mes notes là ! C’est vraiment dans mes valeurs ! Tu sais, pour moi, manifester c’est juste normal, ça fait partie de moi.

Élève 1 : Oui, c’est vrai. (groupe S5-4)

Le sens que les jeunes donnent à la manifestation comme engagement sociopolitique

30Selon les propos des jeunes pendant la discussion, la manifestation serait un moyen de s’exprimer collectivement, avec des gens qui pensent comme nous, pour véhiculer un message relativement à une situation que l’on veut changer, pour obtenir un changement. Elle peut prendre plusieurs formes, comme une marche, un sit-in, une action collective dans les médias sociaux. Il peut s’agir d’un moyen de pression, d’une rébellion définie comme désobéissance civile, par exemple. Pour certains, la manifestation arrive à la suite d’une gradation dans les moyens de pression.

31Nous avons pu constater que les discussions autour de la définition de ce qu’est la manifestation ont provoqué des discussions quant à ce qu’est une manifestation efficace, puis quant aux changements effectifs que les manifestations peuvent provoquer au regard des rapports de pouvoir que les citoyens entretiennent face à l’État, aux compagnies privées et aux médias.

32Nous présentons d’abord la synthèse des discussions portant sur les changements sociaux et les rapports de pouvoir, puisque ces éléments semblent contribuer à circonscrire la situation, à en établir les faits observables, comme le suggère Dewey. Il avance de plus qu’établir les faits dans la discussion permet aussi de faire émerger des solutions possibles, qui se présentent comme idées, comme anticipations de conséquences si certaines actions sont prises en réponse aux faits qui constituent la situation. Dans le cadre de discussions des communautés d’enquête que nous avons observées, nous avons effectivement constaté que l’énoncé de faits observés relativement aux changements sociaux menait aux discussions sur les moyens ayant historiquement provoqué de tels changements, puis à des discussions portant sur l’efficacité des manifestations, et l’engagement des citoyens dans celles-ci.

33Le changement social, pour certains élèves qui en discutent, s’inscrirait dans la durée, il n’est pas immédiat. Il impliquerait d’abord que les personnes s’engagent individuellement et changent leur façon de voir, dans une réflexion personnelle qui semble être à la fois le précurseur des changements sociaux et le produit de ceux-ci. Sur le plan individuel, toujours, l’engagement pour le changement social peut se manifester par des changements dans les habitudes de vie, dans la manière de vivre, dans de petits gestes.

Élève 3 : Avec l’environnement en ce moment, c’est vraiment les grosses entreprises, ce n’est pas nous…

Élève 4 : Ben, non, c’est les entreprises, mais c’est nous aussi. Juste les manifestations sur l’environnement, tu vois des gangs de jeunes avec des « cups » de styromousse en plastique et des pailles en plastique ou tu regardes les poubelles après les manifestations…

Élève 2 : C’est à cause que toi tu en achètes et que nous on en achète…

Élève 2 : Accuser les grandes entreprises, c’est un prétexte pour rien faire. C’est un effort individuel. Si eux existent c’est que nous on achète.

Élève 4 : Si tout le monde arrête d’acheter des bouteilles d’eau en plastique, ils vont arrêter de faire des bouteilles d’eau en plastique. (groupe S5-3)

  • 1 Notons que dans les extraits qui comportent un échange entre élèves, nous avons distingué les inter (...)

34Selon plusieurs jeunes, le cumul des changements dans les mentalités, habitudes et croyances des individus pourrait influencer l’État, les membres du gouvernement et les inciter à modifier des lois ou à subventionner (ou arrêter de subventionner) des projets afin de se conformer à la volonté de la population. C’est cette même volonté qui ferait changer les activités de compagnies privées. Le schéma qui suit présente des extraits des discussions (tous les groupes confondus) où les élèves discutent de ce qui caractérise le changement social et le rôle que les acteurs sociaux peuvent y jouer.1

35Pour d’autres élèves, toutefois, les changements apportés par l’État ou les compagnies privées en réponse aux manifestations ou aux changements de mentalité dans la population sont souvent une question d’apparat et de gains.

36Lorsqu’il est question de la participation aux manifestations, plusieurs élèves considèrent qu’il s’agit d’une façon de s’exprimer, d’exprimer sa volonté d’agir, de traduire sa volonté de changement en actions. Cet engagement exige la cohérence entre les intentions, les actions et les raisons qui les sous-tendent.

Élève 2 : Il faut que tu sois cohérent avec la cause. Si toi, le message que tu transmets, tu le fais, tu l’as à cœur, ça va être mille fois plus crédible qu’une personne …

Élève 5 : Qui va juste participer.

Élève 2 : exact. (groupe S4-3)

37Le schéma qui suit présente des extraits des discussions (tous groupes confondus) qui où les élèves ont défini l’engagement et la participation et les actions conséquentes.

38En ce qui concerne les relations de pouvoir, une forte proportion des affirmations, raisons et arguments portent sur l’engagement individuel des citoyens pour changer leurs habitudes et influencer des personnes de leur entourage. Certains élèves avancent toutefois que lorsque les citoyens se regroupent et exigent que le gouvernement apporte des changements, ils peuvent arriver à convaincre le gouvernement. Des élèves soulignent que le gouvernement doit refléter les valeurs et positions de la population, que son pouvoir et sa légitimité lui viennent de la population, des électeurs. En ce sens, les manifestations permettent, selon eux, de se faire entendre par les membres du gouvernement, tel que l’illustrent les extraits suivants :

Élève 1 : Tout ça a été causé par les manifestations sur le climat et les médias qui étaient : « c’est rendu n’importe quoi, faut faire de quoi ». Ça fait comme… ça lui a donné de l’importance. Oui, le gouvernement n’a pas fait grand-chose, mais y’a plus de population que de gouvernement donc, si la population commence à faire un changement, un moment donné le gouvernement va « catcher » : « ma population à moi s’intéresse plus à ça, on va commencer à changer ».

Élève 5 : Un moment donné, si tout le monde change, le gouvernement n’aura pas le choix de changer. (groupe S5-4)

Élève 1 : Même si les gens sont conscients des enjeux, si ça ne touche pas les personnes qui font partie des discussions, qui sont au pouvoir…

Élève 3 : En politique, c’est qui qui a le poids ? Le peuple vote pour les députés.

Élève 1 : Les gens du gouvernement, même si c’est le rôle qu’ils occupent, c’est quand même des gens comme nous et des humains.

Élève 3 : L’affaire qu’il faut que tu comprennes, c’est que les politiciens ne sont pas pas touchés parce qu’ils veulent se faire réélire. Pour se faire réélire, il faut que tu aies l’appui de la société et pour l’avoir faut que tu sois d’accord avec eux. (groupe S5-3)

Élève 1 : Je ne comprends juste pas une affaire. Est-ce que finalement on a notre mot à dire sur ces décisions-là ? En manifestant.

Élève 3 : Ben (Élève 1) disait, ON est le peuple. C’est NOUS qui sommes supposés être représentés. Donc, les seules personnes qui ont leur mot à dire, c’est le peuple. Le gouvernement, c’est nous qui l’a nommé, ben…dans un sens. Le gouvernement c’est nous qui l’avons mis là, « first », faut mettre des gens compétents, des gens qui représentent nos valeurs. (groupe S5-1)

39La plus forte proportion des élèves considère que les manifestations sont efficaces pour provoquer des changements sociaux, mais certains suggèrent que d’autres moyens sont tout aussi efficaces — en citant l’exemple de Rosa Parks — ou que les manifestations seules sont insuffisantes. Ils réfèrent à des phénomènes historiques, surtout aux actions militantes des suffragettes et du mouvement pour les droits civils aux États-Unis, comme exemples d’engagement citoyen qui dépassent les manifestations et impliquent d’autres types d’actions. Les discussions autour de ces exemples mènent plusieurs groupes à discuter du rôle de la violence ou de l’action radicale dans les changements sociaux et à dégager des observations et propositions quant à leur pertinence. Le schéma qui suit présente des extraits des discussions (tous les groupes confondus) où les élèves ont identifié en quoi une manifestation peut être efficace pour provoquer des changements sociaux.

40L’idée de dépasser la manifestation politique est souvent évoquée au regard des exemples historiques, pour des situations qui peuvent être définies comme des crises, des situations urgentes qui exigent des changements immédiats. Pour certains élèves, le recours à la désobéissance civile, à certaines formes de violence est justifié pour assurer de se faire entendre. Pour d’autres, la désobéissance civile et la violence invalident le message.

Élève 3 : Moi, ce que j’ai envie de dire, c’est que les manifestations, ça peut marcher dans certains cas, mais dans beaucoup de cas la désobéissance civile c’est un bon point. Y’a beaucoup de choses dans l’histoire qui ont été changés « comme ça », les gens qui ont commencé à détruire les affaires et tout, ça fait réagir les gens. Si tu commences à faire des affaires illégales…si un million de personnes sont en train de détruire plein d’affaires, ils vont se dire : « oui, peut-être qu’on ne peut pas tous les arrêter ». Donc, il faudrait peut-être changer quelque chose.

Élève 6 : Mais, tu parles quand ils détruisent les choses dans une manifestation ?

Élève 3 : Pas nécessairement. Admettons, ce que les autochtones font c’est plus… il y a beaucoup de désobéissance civile là-dedans, parce qu’ils bloquent le chemin, ils empêchent les choses de rouler et c’est pour ça que tout le monde en parle. S’ils font juste manifester, la plupart des gens n’en parlerait pas … le fait que tout le monde en parle… ça peut changer les choses. (…)

Élève 3 : En ce moment, Trudeau ne fait rien, mais un moment donné… l’armée va intervenir… c’est tellement comme si quelqu’un arrivait sur ton territoire et disait « on va faire passer ça [un pipeline pétrolier] en plein milieu, dans vos maisons ». Tu sais, ça détruit… ils ont une vie, ils ne veulent pas ça là. Donc, moi je pense que ça vaut la peine, la désobéissance civile.

Élève 8 : On est tous du même avis. (S5-3)

41Dans leurs discussions, les jeunes considèrent en général que la participation à une manifestation est une forme d’engagement politique efficace pour provoquer des changements sociaux, bien qu’ils reconnaissent qu’elle soit insuffisante pour que ces changements aient effectivement lieu. Cette participation doit répondre à certaines conditions, dont le fait d’être informé à l’égard des enjeux de la manifestation, de pouvoir défendre sa participation avec des arguments raisonnés, d’avoir une intention réfléchie et d’agir en cohérence.

42Quelques jeunes ont indiqué qu’ils considéraient qu’il y avait un écart entre les générations dans l’engagement à l’égard de la crise écologique en particulier et qu’un certain fatalisme semble s’installer chez certains, qu’il faudrait les « forcer » à agir par des actions plus radicales que la manifestation

E3 Je veux revenir sur le point que c’était pour faire changer l’avis des gens et qu’y’en a que c’est difficile, mais comme dans un sujet comme l’environnement, y’a beaucoup de boomers qui vont juste…souvent des boomers que leur avis ne changera littéralement jamais. Que tu lui dises ou pas, leur avis ne va pas changer. Tout le monde a été exposé aux gens qui chialent sur les changements climatiques…la plupart des boomers ne changeront jamais de toute façon…rendue là, quand c’est des sujets comme ça, c’est pour ça que je comprends la désobéissance civile parce que faut les forcer à faire un changement, faut dire « si vous ne le faites pas, ben tu ne te rends pas à ta job ce matin ». Il y en a qui vont dire que ça vaut plus la peine de faire un minimum d’effort…des choses comme ça. (groupe S5-1)

Discussion

43L’analyse des discussions entre des élèves de cinquième secondaire autour d’un enjeu sociopolitique nous permet de conclure que non seulement ces élèves s’engagent sur les plans cognitifs, affectifs et comportementaux dans la discussion, mais qu’ils disposent également des compétences favorables à un tel engagement. Ils arrivent à déployer un raisonnement argumentatif ouvert à la co-construction de sens et à l’élaboration et la défense d’une position étayée, fondée sur des arguments factuels ou expérientiels. Sur le plan affectif, la forte majorité des jeunes a manifesté une intensité évidente dans leur participation à la discussion et une volonté, une intention d’être écoutés, mais aussi d’écouter les autres. Nous notons, comme Dostie-Goulet (2009), que la discussion dans un groupe où les rapports semblent plutôt égalitaires se déroule de façon fluide et soutenue et que l’engagement des élèves dans la discussion était en général égal, c’est-à-dire que nous n’avons pas observé de prise de contrôle de la discussion par un élève en particulier. Plusieurs ont partagé des expériences personnelles et les émotions qu’ils ont vécues en lien avec celles-ci, tout en faisant état des valeurs qui sous-tendent l’analyse de l’enjeu faisant l’objet de la discussion. Les activités cognitives identifiées par Kuhn (2018) comme fondements du raisonnement argumentatif et que nous identifions comme indicateurs d’engagement cognitif et délibératif — l’élaboration et l’évaluation de raisons (bonnes), le développement de raisons en argument, l’analyse et l’évaluation des arguments des autres délibérants, la formulation de contre-arguments et de répliques, le renforcement de l’argument avec des preuves — ont été mobilisées par les élèves dans les communautés d’enquête. Dans plusieurs discussions, les élèves ont cherché à coconstruire le sens des concepts et des arguments déployés afin d’arriver à une compréhension commune, moins dans une posture d’opposition, comme celle que décrit Kuhn (2018), où la visée est d’affaiblir la position d’un adversaire, que dans une posture collaborative, telle que décrite par Dewey (1967) qui vise à générer collectivement des possibles et des souhaitables.

44L’évaluation que les élèves font de ce qu’est le changement social et de la manifestation comme modalité d’engagement sociopolitique favorable au changement social s’est articulée d’abord sur le temps que prend le changement social (très long), sur les agents de changement social qu’ils définissent tantôt comme étant un « nous » composé d’électeurs ou d’acteurs sociaux disposant de la légitimité (et parfois des valeurs) pour décider des changements à apporter et les demander, les dicter, les exiger de ceux qui détiennent le pouvoir (les politiciens, le gouvernement, les entreprises). En ce sens, les élèves qui ont participé aux discussions semblent concevoir la manifestation surtout comme levier de conscientisation et d’expression de la volonté populaire, susceptibles d’éveiller les autres (non-conscientisés) afin d’obtenir leur adhésion aux changements demandés et les détenteurs du pouvoir, qui seraient ignorants de cette volonté ou qui ne partageraient pas les valeurs y étant exprimés, afin de les mettre au pas de la volonté populaire. Ils reconnaissent aussi des limites importantes à la manifestation, notamment dans les situations d’urgence — impliquant l’injustice ou un péril imminent — ou lorsque les détenteurs du pouvoir ne procèdent pas au changement demandé. Certains indiquent alors qu’un engagement de nature plus radicale serait requis et évoquent notamment le recours à la violence dans la manifestation, ainsi que désobéissance civile, telle que celle mobilisée historiquement par les suffragettes, les acteurs du mouvement des droits civils aux États-Unis, les Premières Nations dans la défense de leurs territoires, etc. Si la désobéissance civile semble être légitime aux yeux de plusieurs élèves, le recours à la violence est plus controversé et génère des échanges très vifs. Le recours à la grève n’est pas évoqué.

45Plusieurs éléments des résultats présentés ici appellent des discussions approfondies et d’autres enquêtes pour compléter nos données, lesquelles devront elles-mêmes être examinées de nouveau à la lumière de ces enquêtes. Ainsi, nous avons noté que les élèves se sont peu intéressés à l’opposition des intérêts entre les gouvernants et les gouvernés. Cela signifie-t-il que tous ou certains d’entre eux croient que l’exploitation, l’oppression, etc. s’expliquent par le fait que les gouvernants ne se rendent pas compte de ces phénomènes et que, lorsqu’on les leur révèle, les gouvernants agissent pour que ces phénomènes cessent  ? Le cas échéant, cela signifierait-il que tous les élèves ou certains d’entre eux croient que les dirigeants politiques ont des intérêts communs avec les dirigés ou qu’ils ont intérêt à les convaincre de voter pour eux, comme si la démocratie représentative avait plus de poids que les rapports de production  ? Quel est le sens du discours des élèves qui s’intéresse aux générations comme des essences, plutôt que des classes sociales ? Ce discours est-il solidement ancré ? Toute la question de la récupération par le capitalisme des réformes et des efforts pour s’engager pourraient aussi faire l’objet de longs débats. Il en va de même de l’évaluation de la manifestation comme engagement sociopolitique : comment définir un indicateur à partir de ce concept ?

46Notre recherche ne répond pas non plus à des questions plus didactiques qui se posent pourtant à sa lecture : quel recours aux «  savoirs scolaires  » était effectif dans ces discussions et comment le mesurer, et quel recours était légitime et possible, en classe et hors de la classe ? Quel rôle l’absence de consignes a-t-elle eu sur le déroulement des discussions ? Qu’apporte la discussion pour susciter l’engagement et développer des compétences citoyennes ? Ces questions restent à creuser.

Haut de page

Bibliographie

Albacete, G. G. (2014) Young people’s political participation in Western Europe: continuity or generational change? Palgrave Macmillan.

Appleton, J., Christenson, S. et Furlong, M. (2008). Student engagement with school: Critical conceptual and methodological issues of the construct. Psychology in the Schools, 45, 369 - 386. 10.1002/pits.20303.

Becquet, V. (2018). Comprendre l’instrumentation des questions de citoyenneté dans les politiques d’éducation et de jeunesse : une typologie des dispositifs d’action publique. Lien social et politiques, 80, 15–33.

Dalongeville, A. (2000). Situations-problèmes pour enseigner l’histoire au cycle 3. Hachette.

Dermody, J., Hanmer-Lloyd, S. et Scullion, R. (2010). Young people and voting behaviour: Alienated youth and (or) an interested and critical citizenry? European Journal of Marketing, 44(3/4), 421-435.

Dewey, J. (1967) Logique : la théorie de l’enquête. Presses universitaires de France.

Dolea, A. (2018). Public Diplomacy as Co-constructed Discourses of Engagement. Dans K. Johnston et M. Taylor (dir.), The Handbook of communication engagement (331-345). John Wiley.

Donnay, J. & Charlier, E. (2002). Les dits et les non-dits de la recherche en pédagogie. Dans J. Donnay & M. Bru (dir.), Recherches, pratiques et savoirs en éducation (p. 61-88). De Boeck.

Dostie-Goulet, E. (2009). Le développement de l’intérêt pour la politique chez les adolescents. Thèse de doctorat, Université de Montréal.

Ekström, M. (2016). Young people’s everyday political talk: A social achievement of democratic engagement. Journal of Youth Studies, 19(1), 1-19.

Fernandez, M., Whitmore, R., Tomasino Rodriguez, V. et Russell, K. (2014). Observations sur l’engagement des jeunes dans la vie politique parlementaire. Revue parlementaire canadienne, 36, 33-36.

Fournier-Sylvester, N. (2013). Daring to Debate: Strategies for teaching controversial issues in the classroom. College Quarterly, 16(3), https://files.eric.ed.gov/fulltext/EJ1018000.pdf

Gauthier, M. (2016). Les jeunes et l’action politique : problème conceptuel, question de perception, effet générationnel ou effet conjoncturel ? Dans N. Gallant et S. Garneau (dir.), Les jeunes et l’action politique. Participation, contestation, résistance (p. 13-41). Presses de l’Université Laval.

Gordon, H.R. (2010). We Fight to Win: Inequality and the Politics of Youth. Rutgers University Press.

Hayward, B. (2020). Children, Citizenship and Environnement. #School Strike Edition. Routledge.

Henn, M. et Foard, N. (2014). Social differentiation in young people’s political participation: the impact of social and educational factors on youth political engagement in Britain. Journal of Youth Studies, 17(3), 360-380.

Hooghe, M. et Wilkenfeld, B. (2007). The Stability of Political Attitudes and Behaviors across Adolescence and Early Adulthood: A Comparison of Survey Data on Adolescents and Young Adults in Eight Countries. Journal of Youth and Adolescence, 37, 155–167.

Institut du Nouveau Monde [INM]. (2012). La diminution de la participation électorale des jeunes Québécois : Une recherche exploratoire de l’Institut du Nouveau Monde. Bibliothèque et Archives Canada.

Johnston, K. et Taylor, M. (2018). The Handbook of communication engagement. John Wiley.

Kuhn D., Zillmer N., Crowell A. et Zavala, J. (2013). Developing norms of argumentation: metacognitive, epistemological, and social dimensions of developing argumentative competence. Cognition and Instruction, 31, 456–496

Kuhn, D. (2018). A Role for Reasoning in a Dialogic Approach to Critical Thinking. Topoi, 37, 121-128.

Martin, C. (2020). Penser la solidarité en temps de crise. Dans T. Aguilera, M. Rouzeau, 2020, Le gouvernement des solidarités. Berger-Levrault.

Morin, E. (1976). Pour une crisologie. Communications, 25, 149-163.

Monnier, C. (2009). Crise écologique, crise ontologique : Les représentations de la nature et de l'Homme du point de vue de l'inconscient. Le sociographe, 29(2), 41-46.

Niemi, R. et Junn, J. (1998). Civic Education: What Makes Students Learn. Yale University Press.

O'Brien, K., Selboe, E. et Hayward, B. (2018). Exploring youth activism on climate change: dutiful, disruptive, and dangerous dissent. Ecology and Society, 23(3), 42.

O’Toole, T. (2015). Political engagement among ethnic minority young people: Exploring new grammars of action. Dans M. Nathan (dir.), Political (dis)engagement: the changing nature of the ‘political’. Policy Press. 

Resnick LB., Michaels S. et O’Connor C. (2010). How (well structured) talk builds the mind. Dans R. Sternberg R et D. Preiss (dir.), From genes to context: new discoveries about learning from educational research and their applications. Springer.

Rissoan, O. (2004). Une méthode de traitement sociologique de données filmées. Bulletin de méthodologie sociologique, 82, 27-41.

Robert-Mazaye, C., Demers, S., Boutonnet, V. et Lefrançois, D. (2017). Désengagement ou scepticisme engagé ? L’action politique et citoyenne des jeunes québécois. La revue internationale de l'éducation familiale, 41(1), 1-22.

Russell, E., Ainley, M. et Frydenberg, V. (2005). Student motivation and engagement. Australia Department of Education, Science and Training. Trove.

Torney-Purta, J. (1995). Psychological theory as a basis for political socialization research: Individuals' construction of knowledge. Perspectives on Political Science, 24(1), 23-33.

Warren, M. (2001) Democracy and association. Princeton University Press.

Willis, P., Tench, R., et Devins, D. (2018). Deliberate Engagement and Wicked Problems: From Good Intentions to Practical Action. Dans K. Johnston et M. Taylor (dir.), The Handbook of communication engagement (383-396). John Wiley.

Zimmerman, J. et Robertson, E. (2017). The Case for Contention: Teaching Controversial Issues in American Schools. University of Chicago Press.

Haut de page

Notes

1 Notons que dans les extraits qui comportent un échange entre élèves, nous avons distingué les interlocuteurs (Élève 1, Élève 2, etc.)

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Stéphanie Demers, Marc-André Éthier et Annik Huppé, « S’engager en temps de crise : discussions de jeunes sur la manifestation comme levier pour provoquer des changements sociaux  »Tréma [En ligne], 56 | 2021, mis en ligne le 01 mars 2022, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/trema/6805 ; DOI : https://doi.org/10.4000/trema.6805

Haut de page

Auteurs

Stéphanie Demers

Université du Québec en Outaouais

Articles du même auteur

Marc-André Éthier

Université de Montréal

Annik Huppé

Université du Québec en Outaouais

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search