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Représentations d’élèves de CM1 sur la place et le rôle de l’enseignant-e dans le conseil d’élèves : appropriation du dispositif au regard de l’éducation à la citoyenneté

Yoan Mieyaa et Marie Huet-Gueye

Résumés

Dans quelle mesure le conseil d’élèves (CE) constitue-t-il une expérience de socialisation particulière, susceptible de contribuer de façon originale à la construction de l’enfant comme personne citoyenne ? Si, dans le cadre scolaire, l’éducation à la citoyenneté est souvent réduite à la connaissance du cadre juridico-légal, le dispositif CE offre un cadre de mise en acte de la citoyenneté permettant aux enfants de s’engager concrètement dans le collectif et d’expérimenter la démocratie au sein de l’institution scolaire. Partant d’une conception de la socialisation plurielle, active, conflictuelle et prospective (Malrieu, 2003), nous appréhendons la construction de la personne à travers la relation dialectique entre deux activités psychologiques fondamentales : l’acculturation et la personnalisation.
Dans ce cadre, nous présenterons les résultats de l’analyse qualitative du discours de 20 élèves français scolarisés en école élémentaire (CM1 / 9-10 ans) à propos de leur expérience du CE. Il s’agit pour nous d’apprécier dans quelle mesure l’activité d’acculturation suscitée par l’expérience du CE contribue à l’élaboration d’un système de représentations, de valeurs et d’attitudes susceptible de contribuer de façon spécifique à la personnalisation de l’enfant, notamment par l’étayage d’un « moi citoyen », dans le présent et l’avenir. Au sein de cet article nous présentons plus particulièrement les résultats concernant le point de vue des élèves à propos de la place et du rôle occupés par l’enseignant-e dans le cadre de ce dispositif.
Les résultats obtenus soulignent l’hétérogénéité des formes d’appropriation et de participation des enfants au dispositif, ainsi que des pistes de réflexion quant au rôle de ces expériences dans la construction de leur rapport à la citoyenneté.

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Texte intégral

Contexte de l’étude 

1Cet article présente une étude en psychologie du développement s’inscrivant dans le cadre plus large d’une recherche collaborative menée en France et réunissant des chercheurs en psychologie, en sciences de l’éducation et des enseignant-e-s du premier degré. Cette recherche, qui s’est étalée sur trois années scolaires, a été menée dans le cadre du Réseau d’Études Pluridisciplinaires sur la Citoyenneté et l’Éducation (REPCITé). Son objectif premier était la conception d'un dispositif d'accompagnement d'enseignant-e-s dans l'élaboration de pratiques visant des apprentissages liés à la citoyenneté et aux valeurs associées chez les élèves d’école élémentaire. Ici, bien que l’étude initiale couvre un domaine plus large de recherches (Rouyer, Beaumatin et Fondeville, 2020), nous centrerons notre propos sur les éléments liés à la mise en place de conseils d’élèves, leur rôle dans l’éducation à la citoyenneté et la manière dont les élèves peuvent expérimenter et s’approprier ce dispositif pour agir et se sentir citoyens (Huet-Gueye et Mieyaa, 2021).

2 En France, comme dans nombre de sociétés contemporaines, l’institution scolaire se trouve au cœur d’un enjeu majeur de socialisation et de construction du lien social pour les élèves. La citoyenneté serait avant tout une histoire d’éducation, au sein de laquelle les différents acteurs auraient tous un rôle et une responsabilité particulière (Rouyer et al., 2020 ; Huet-Gueye et Rouyer, 2017). A travers les relations entre pairs et la rencontre d’adultes extérieurs à la famille, l’école joue un rôle essentiel dans le processus de socialisation. De par l’ouverture qu’elle représente pour les enfants en proposant des règles de fonctionnement et des valeurs différentes de celles portées par les familles, l’institution scolaire participe pleinement à l’inscription des enfants dans le lien social. De plus, au cours des dernières décennies, à la vue des nombreux enjeux liés aux questions du vivre-ensemble, l’école et les professionnel-le-s qui la composent se voient confier, de manière accrue, par le Ministère de l’Education Nationale une mission d’éducation à la citoyenneté (Heimberg, 2011, Zaffran, 2020). Selon Heimberg (2011), cette citoyenneté dans le champ scolaire est un objet dont les contours scientifiques resteraient flous mais qui s’articulerait essentiellement autour de trois fondamentaux : le civisme (correspondant à l’éducation civique des règles de la vie politique), la civilité (correspondant à l’acquisition des règles de savoir vivre ensemble) et la citoyenneté en tant que telle (correspondant au développement d’un regard réflexif et critique sur les enjeux sociétaux). Selon ces auteurs l’institution scolaire participe à cette éducation au moins à deux niveaux. Elle y participe, d’une part ; à travers les enseignements d’éducation civique et morale ou encore les enseignements d’histoire ou de philosophie qui présentent aux élèves un ensemble de savoirs à propos du fonctionnement des principales institutions, des normes et valeurs, des droits et devoirs des citoyens. Mais elle peut y participer également par le biais de la mise en place d’un ensemble de dispositifs présentant une citoyenneté plus incarnée et permettant aux élèves de faire directement l’expérience d’une forme de démocratie participative au sein de leur établissement scolaire (ateliers participatifs, débats à visée philosophique, conseil d’école, délégués de classe, conseils d’élèves, etc.). Ainsi, les enseignant-e-s œuvrent, à leur hauteur et à différents niveaux, au développement de l’agir et au sentiment d’être citoyen de leurs élèves (Huet-Gueye, Beaumatin et Fourchard, 2018 ; Desmery, 2020).

3Ces différents dispositifs et plus particulièrement les conseils d’élèves, qui sont au cœur du présent article, même s’ils sont loin d’être novateurs - dans le sens où ils sont depuis plusieurs décennies théorisés (Connac, 2018) et mis en pratique par des enseignant-e-s s’inscrivant dans la filiation de la pédagogie institutionnelle (Pochet et Oury, 1979) - interrogent la place laissée aux élèves, leur participation aux prises de décisions au sein de l’institution scolaire, la prise en compte de leur parole et les effets qu’ils procurent sur la construction de la citoyenneté des élèves qui y prennent part. « La pédagogie institutionnelle est un ensemble de techniques, d’organisations, de méthodes de travail, d’institutions internes, nées de la praxis de classes actives [...] De là cette nécessité d’utiliser, outre des outils matériels et des techniques pédagogiques, des outils conceptuels et des institutions sociales internes capables de résoudre ces conflits par la facilitation permanente des échanges matériels, affectifs et verbaux » (Vasquez et Oury, 1967, p. 245). D’autre part, est largement partagé le constat selon lequel le projet réellement émancipateur de ces dispositifs n’est sincèrement entrepris que par une part congrue des professionnel-le-s de l’éducation nationale, formé-e-s bien souvent à distance de l’institution scolaire à travers des collectifs d’enseignant-e-s militant-e-s et engagé-e-s. Ainsi, bien que le cadre scolaire participe de fait à cette éducation à la citoyenneté, les visées normatives et émancipatrices de ces temps dédiés sont largement débattues dans le champ scientifique et éducatif (Kahn, 2015 ; Rouyer et al., 2020).

4 L’institution scolaire est donc bien souvent mise en avant pour témoigner de la volonté - au moins affichée - d’inscrire les nouvelles générations dans un processus de construction de la citoyenneté, leur permettant progressivement de se penser comme citoyens et de s’engager dans le lien social. Pour autant, les effets de cette éducation à la citoyenneté, difficilement mesurables, relèvent plus d’un vœu pieux que d’une réelle volonté émancipatrice et semblent pallier difficilement au « déficit d’engagement » de la jeunesse mis en avant par les institutions politiques. Les études qui entreprennent un travail d’analyse de l’expérience citoyenne, telle qu’elle est vécue par les élèves dans le champ scolaire, restent encore peu nombreuses et ce d’autant plus à propos des élèves scolarisés à l’école élémentaire. Il semble pourtant nécessaire de se pencher sur le point de vue de ces jeunes afin de comprendre les leviers et résistances qui s’articulent à la participation et à l’engagement des jeunes dans ce type de dispositifs. « L’intérêt d’écouter ce qu’expriment des élèves de classes coopératives est multiple. En effet, ce sont eux qui vivent au quotidien ce que les enseignant-e-s parviennent à organiser en matière de pratiques coopératives. Ils sont donc à même de témoigner de la nature et des effets de ces approches pédagogiques » (Connac, 2018, p. 6).

Qu’est-ce qu’un « conseil d’élèves » ?

5Depuis la parution, en 1979, de l’ouvrage de référence de Catherine Pochet et Fernand Oury intitulé « Qui c’est l’conseil ? » bon nombre d’acteur-rice-s de terrain et de chercheurs en sciences humaines et sociales ont tenté de conceptualiser ce dispositif. Pour ce faire de nombreux écrits ont permis de réfléchir à ses enjeux, son cadre et sa légitimité dans le champ scolaire. Nous allons ici nous appuyer sur une définition officielle et récente du conseil d’élèves issue de l’éducation nationale française, et en rappeler brièvement les principaux enjeux et objectifs (Janner-Raimondi, 2015 ; Jasmin, 1994 ; Marsollier et al., 2005 ; Marsollier, 2018).

6Le conseil d’élèves peut être défini comme une instance de concertation et de décision qui réunit de manière régulière et institutionnalisée tous les élèves d’une classe et leur enseignant-e. « À l’échelle d’une même classe, le conseil d’élèves est un outil qui permet d’installer entre les élèves un espace de débat, d’expression libre, de suggestion, de décision sur des projets et événements en relation avec la vie de leur classe ou avec l’actualité » (Eduscol, 2015). Selon Connac (2018, p. 3), « le conseil coopératif d’élèves se veut une réunion démocratique qui cherche à harmoniser la vie du groupe en associant les participants : faire l’état des lieux des projets personnels ou collectifs, aborder les propositions, les problèmes, la coopérative, les félicitations mais aussi tout ce qui concerne le symbolique dans la classe (permis, brevets, ceintures, responsabilités, etc.) ».

7Du point de vue de l’institution, l’objectif principal de ce dispositif est donc double : il vise d’une part à permettre aux enfants de réaliser des expériences de type démocratique au sein de l’école, et d’autre part constitue pour l’enseignant-e un outil efficace de régulation du climat de classe et de gestion des projets pédagogiques et éducatifs. De fait, le conseil d’élèves remplit différentes fonctions : l’identification et la résolution des problèmes rencontrés dans la classe ou dans l’école, la co-construction des règles de fonctionnement collectif et l’accueil des propositions des élèves à propos de travaux ou d’activités qu’ils souhaiteraient mener collectivement (recherche, sorties, projets, etc.). Aussi, le conseil d’élèves apparait-il comme un lieu privilégié où élèves et enseignant-e-s abordent ensemble les petits tracas de la vie quotidienne (disputes et bagarres entre enfants notamment) tout en tentant, par un mouvement de décentration, de les inscrire dans des débats portant sur des thématiques plus larges autour d’enjeux collectifs, tels que le respect d’autrui, le vivre-ensemble, la fraternité, etc., permettant in fine à l’élève de faire l’expérience d’une certaine forme de citoyenneté au sein de son école. Selon Le Gal (2002), le conseil d’élèves serait, au sein d’une classe, le centre névralgique de l’exercice de l’autonomie pour les élèves.

8Cependant l’émergence d’un tel espace au sein de la classe nécessite une réflexion approfondie sur la place et le rôle qu’occupe l’enseignant-e au sein de ce dispositif. Dans les textes de pédagogie institutionnelle ou coopérative (Vasquez et Oury, 1967 ; Jasmin, 1994 ; Marsollier, 2005) : l’enseignant-e est décentré-e, en retrait, en périphérie du groupe des élèves, il ou elle joue un rôle d’animateur-trice, un « capitaine de navire » (Jasmin 1994). Cette place singulière lui permet d’assurer trois fonctions essentielles : une fonction de clarification (reformulation, explicitation, résumé des idées clés, etc.) ; une fonction de contrôle du cadre (distribution de la parole, respect de l’ordre du jour, respect de l’autre, etc.) et une fonction de facilitation (encourager les élèves, aider à la résolution des conflits et à la prise de décision, etc.).

Problématisation de la question de recherche

9Notre approche du développement de l’enfant et du rôle que jouent les expériences citoyennes dans ce développement s'inscrit dans le cadre théorique et interprétatif du modèle de la Socialisation plurielle, active et prospective. Ce modèle, qui a été développé par Malrieu (1977), trouve notamment ses racines dans l'interactionnisme symbolique de Mead (1934) et la psychologie développementale de Wallon (1954). La socialisation y est définie comme un processus de construction de la personne mettant en mouvement la relation dialectique entre deux activités psychologiques fondamentales et complémentaires : l’acculturation et la personnalisation (Baubion-Broye, Prêteur et Dupuy, 2013 ; Fourchard et Beaumatin, 2020).

10Dans ce cadre, l’acculturation renvoie à l’appropriation culturelle, c’est-à-dire à l’apprentissage que l’enfant fait des divers modèles, outils et techniques de sa société, par la médiation de ses relations interpersonnelles avec une pluralité d’autrui (par exemple les membres de sa famille, ses pairs, ses enseignant-e-s, etc.). Dans le cadre de cette étude, nous avons examiné en particulier la façon dont l’enfant s’approprie le dispositif du conseil d'élèves, ce à partir de la connaissance et de la compréhension qu’il a de ses contenus, méthodes et enjeux. Dans le modèle de Malrieu (1977, 2003), l’acculturation est primordiale et permet l’élaboration d’un système de valeurs, de représentations et d’attitudes sur lequel va s’étayer la construction du moi de l’enfant. En lien avec l’expérience du conseil d'élèves, nous avons cherché à savoir si le système construit par l’enfant intègre des valeurs, représentations ou attitudes associées au registre de la citoyenneté et, si cette intégration s’articule à la construction d’un moi que l'on pourrait qualifier de « citoyen ». C'est à dire « incarnant » les principes de citoyenneté dont les fondamentaux sont la civilité (faire usage des règles de politesse et des conventions sociales), le civisme (participer aux activités de la collectivité et comprendre le fonctionnement des institutions) et la solidarité (faire preuve d’une obligation morale d’assistance mutuelle). Dans le cadre des conseils d’élèves ces trois principes (civilité, civisme et solidarité) peuvent à la fois être transmis à l’enfant par le biais de savoirs apportés par l’enseignant-e ou par les enfants eux-mêmes, mais peuvent également être mis en actes par les enfants en respectant les règles de fonctionnement du conseil (notamment sur l’usage du langage et sur la distribution de la parole), en participant activement au déroulement du conseil (notamment à travers les propositions et les votes) et en faisant preuve d’empathie (notamment en comprenant les problèmes des autres enfants et en essayant d’y apporter des solutions).

11La socialisation est dite « plurielle » car elle s’appuie sur une pluralité d’expériences éducatives et sociales, elles-mêmes réalisées dans une pluralité de milieux, en relation avec une pluralité d’autrui (ici les autres élèves de la classe et l’enseignant·e). Nous avons donc cherché, à travers cette conception de la socialisation, à caractériser l’expérience du conseil dans ses composantes cognitive (les représentations), affective (les émotions) et comportementale (les actions et stratégies) de façon à en repérer les spécificités éventuelles (du point de vue de l’enfant) par rapport à d’autres expériences de socialisation (Montandon, 1997). La socialisation est ainsi également « conflictuelle », parce que la pluralité (de modèles et d’expériences vécues) peut générer des contradictions qui vont être sources de frustration et d’angoisse pour l’enfant et qui, lorsqu’elles sont trop importantes, peuvent nuire à la cohérence de son système de référence et à l’unité du moi (on parle alors de « confusion du moi ») et ainsi le bloquer dans le développement de ses conduites. Il faut noter que ces conflits peuvent s’exprimer aussi bien au plan interpersonnel qu’au plan intra-personnel (Wallon, 1954). Dans ce cadre, nous nous sommes demandé si l’expérience du conseil d’élèves apparait conflictuelle pour l’enfant, avec la création de frustrations, d’angoisses, ou encore d’une forme de malaise.

12Si c’est le cas, la personnalisation intervient comme l’activité psychologique qui va justement lui permettre d’objectiver ces conflits pour mieux les comprendre et les dépasser activement, par exemple en réalisant l’examen critique de l’ensemble de ses expériences, en les mettant en perspective les unes avec les autres et, au besoin, en procédant à leur déconstruction/reconstruction (re·signification, re·hiérachisation, etc.) pour dépasser les blocages et apaiser les angoisses suscitées par ces contradictions. Ici, il s’agissait pour nous de repérer si les éventuels conflits générés par l’expérience du conseil d’élèves sont objectivés par l’enfant (ce qui est le cas dès lors qu’ils sont signifiés tels quels dans l’entretien) et si l’enfant en fait une analyse critique. La personnalisation amène alors nécessairement l’enfant à la réélaboration de son système de référence (c’est l’objectif, pour lever les incohérences du système initial), ainsi qu’à l’invention de nouveaux modèles de soi, dans le présent et dans l’avenir. C’est à cette étape qu’apparait la dimension prospective de la socialisation : il s’agissait pour nous de voir dans quelle mesure cette réélaboration a favorisé, ou non, la projection de soi de l’enfant comme « citoyen en devenir ».

Méthodologie de recherche 

13Le corpus de données sur lequel nous avons collectivement travaillé comprend des observations filmées de Conseils d'Elèves (CE), des entretiens avec des enseignant-e-s du primaire mettant en place le CE au sein de leur classe, ainsi que des entretiens avec leurs élèves à propos de ces dispositifs. Sur cette base, deux axes d’étude ont été développés : les chercheurs en sciences de l’éducation ont principalement étudié les registres de significations élaborés par les enseignants en référence à leurs pratiques pédagogiques, notamment par le biais d’entretiens d’auto-confrontation, tandis qu’en psychologie du développement nous nous sommes centrés sur l’analyse du point de vue des enfants afin de faire émerger le sens des expériences associées à ce type de dispositif, et ce à travers les composantes cognitive (représentations), affective (émotions) et comportementale (actions et stratégies).

14Notre question de recherche était la suivante : « Dans quelle mesure le conseil d’élèves constitue-t-il une expérience de socialisation particulière, susceptible de contribuer de façon originale et/ou complémentaire, par rapport aux autres expériences de socialisation familiale et scolaire, à la construction de l’enfant comme personne « citoyenne », c’est à dire comme une personne en capacité de développer un agir citoyen et un sentiment d’être citoyen ? »

15Pour ce faire nous avons construit un guide d’entretien semi-directif qui s’organise autour de quatre thématiques principales :

  • La première thématique explore l’expérience personnelle du CE, dans ses composantes cognitive, affective et comportementale : il s’agit de repérer comment l’enfant se représente le dispositif (en termes de contenus, de fonctionnement et d’enjeux), comment il y participe et comment il le vit sur le plan émotionnel ;

  • La deuxième thématique porte sur la spécificité de l’expérience : il s’agit de saisir si l’enfant considère le conseil d’élèves comme une expérience différente ou similaire à d’autres expériences de socialisation (réalisées dans et hors l’école) et s’il soulève une certaine forme de conflictualité entre ses différentes expériences ;

  • La troisième thématique porte sur l’analyse critique du dispositif : il est demandé à l’enfant de désigner les « points positifs et les points négatifs » du conseil d’élève (ce qu’il aime, ce qui fonctionne ou ce qu’il n’aime pas ou qui ne fonctionne pas) ;

  • Enfin, la quatrième thématique interroge les représentations que l’enfant se fait de la citoyenneté et du citoyen, les éventuelles associations qu’il établit entre ces objets de représentation et ce qui se joue, de son point de vue, dans le conseil d’élève, et sa manière de se penser citoyen dans le présent et dans l’avenir.

16Les résultats que nous allons présenter ici portent sur un échantillon réduit de la population globale de l’étude (correspondant à une seule classe, parmi la dizaine de classes ayant participé à cette recherche collaborative). Il s’agit ici de 20 élèves de CM1, 8 filles et 12 garçons, scolarisés dans un établissement de la ville de Toulouse (Région Occitanie, France). Les enfants, âgés de 9 ans à 10 ans, ont participé à des entretiens semi-directifs individuels suivant le guide d’entretien présenté supra. La durée moyenne des entretiens était de 22 minutes et ceux-ci ont été réalisés suite à l’accord de l’Inspecteur académique de secteur et au consentement libre et éclairé des parents ainsi que de l’enfant lui-même. Les enseignant-e-s, de leur côté, étaient tou-te-s engagé-e-s dans une réflexion sur leurs pratiques professionnelles avant cette recherche et volontaires pour participer à cette recherche collaborative. Les entretiens avec les enfants se sont déroulés dans une salle attenante à la salle de classe, bien souvent la salle informatique ou la bibliothèque des établissements scolaires, sur les temps de classe.

17Ces entretiens ont fait l’objet d’une double analyse qualitative : la première consistait en l’examen phénoménologique des données, c'est à dire en l'extraction des éléments essentiels de l’expérience telle qu’elle est vécue et racontée par l'enfant ; la seconde consistait en une analyse par catégories conceptualisantes (Paillé et Muchielli, 2012). Les principaux axes étudiés au cours des analyses se référaient au modèle de la Socialisation plurielle, conflictuelle, active et prospective (Malrieu, 1912-2005).

18Nous allons dans cet article présenter les principaux résultats d’une analyse ciblée sur les effets de la place et du rôle occupés par l’enseignante pendant le conseil, et ce du point de vue des enfants. Ces éléments ont été notamment abordés par les enfants au cours des questions portant sur les trois premières thématiques de notre guide d’entretien, à savoir : l’expérience personnelle du CE, la spécificité de l’expérience et l’analyse critique du dispositif. Cet axe d’analyse spécifique est intéressant à deux niveaux : tout d’abord en ce qu’il existe finalement que trop peu de recherches en psychologie qui analysent le point de vue critique des enfants afin d’être au plus près des expériences et ressentis qui participent à sa construction citoyenne et à son émancipation ; mais aussi en ce qu’elle vient éclairer une problématique récurrente mise en évidence au cours de la recherche collaborative. En effet les entretiens menés auprès des enseignant-e-s par les chercheurs de sciences de l’éducation (Boissy & al., 2020) pointent notamment leurs difficultés à trouver « leur juste place » dans le conseil et à tenir la posture « de retrait » généralement conseillée au plan théorique (Marsollier, 2018). Ces entretiens laissent entrevoir une série d’interrogations chez les enseignant-e-s qui se demandent notamment : « Comment poser et tenir le cadre ? Comment éviter que ça dérape ? Comment intervenir sans orienter ? Comment contribuer sans imposer ? ». Comme nous allons le voir par la suite cette difficulté trouve un écho dans le discours des enfants, qui relatent, pour nombre d’entre eux, des expériences négatives associées justement à la place et au rôle occupés par l’enseignant-e et au cadre souvent contraignant et normatif de ce dispositif.

Le cadre du recueil de données 

19Les résultats que nous allons présenter proviennent d’un recueil de données réalisé auprès d’une classe de CM1 d’une école publique du centre-ville de Toulouse (France). Cette classe est placée sous la responsabilité d’une jeune professeure des écoles, stagiaire, âgée de 25 ans, et qui encadre dans le cadre de son stage professionnel la classe deux jours et demi par semaine, il s’agit de sa première expérience d’enseignement - le reste du temps une autre enseignante prend en charge les enseignements de la classe.

20Le conseil d’élèves au sein de cette classe a été mis en place et est encadré par l’enseignante stagiaire, il a lieu de manière ritualisée tous les 15 jours pour une durée d’une heure. Il s’agit du seul dispositif de ce type dans tout l’établissement. Les semaines sans conseil, le créneau horaire est utilisé pour les Enseignements Moral et Civique (EMC), enseignements qui prennent ici la plupart du temps la forme de débats à visée philosophique. D’après les dires de l’enseignante qui encadre le conseil la plupart des enfants se sont bien appropriés le dispositif, s’engagent pleinement dans celui-ci et attendent toujours avec impatience le conseil suivant. Les semaines où ils ne font pas le conseil, selon l’enseignante, ils manifestent à chaque fois une certaine frustration. Sur l’ensemble de la classe, seuls un ou deux élèves ne participent jamais au conseil, en fait ils participent par leur présence, ils écoutent, ne refusent pas la participation orale, mais ne prennent jamais la parole spontanément et ne saisissent que très peu du dispositif pour partager leur point de vue et leurs idées avec le collectif classe.

21Cette jeune enseignante a découvert ce type de dispositif au cours de ses études à l’INSPÉ (Institut National Supérieur du Professorat et de l’Education), elle s’y est très vite intéressée et dit avoir beaucoup lu sur le sujet. Elle fait référence aux principaux écrits en pédagogie institutionnelle (Freinet et Oury, notamment) ainsi qu’aux documents pédagogiques produits par l'OCCE (Office Central de la Coopération à l’Ecole). Elle participe régulièrement à des discussions sur ce sujet avec des collègues dans le cadre de réseaux de professionnels et d’analyse de pratiques centrés sur les pédagogies participatives et institutionnelles. Elle a par ailleurs choisi de réaliser son écrit réflexif de Master sur le conseil d’élèves afin d’approfondir cette question au plan théorique et pratique.

22En termes d’objectifs affichés par l’enseignante, lors de l’entretien, on retrouve : éduquer à la citoyenneté et à la démocratie ; apprendre à exercer des rôles ; améliorer les compétences et l’autonomie des élèves et les accompagner vers une logique d’autogestion ; améliorer la gestion de la classe et du climat de classe notamment en régulant les principaux conflits entre les élèves ; mais aussi réaliser des apprentissages scolaires de manière un peu plus informelle.

Déroulé type du conseil d’élèves

23 Le conseil est un temps de réunion à un moment fixe, les élèves en connaissent la date et l’heure et il apparaît dans le calendrier des activités de classe. Il dure une heure, comprenant un quart d’heure pour disposer les tables et organiser un espace propice à sa tenue.

24En amont du conseil : trois types de post-it de couleurs différentes et une boîte à lettre sont à disposition des élèves pour poster des messages qui seront lus de manière anonyme au moment du conseil. Les élèves peuvent s’en saisir dès qu’ils le souhaitent tout au long de la semaine, soit pour faire des propositions pour le fonctionnement de la classe et pour les activités et projets pédagogiques ; soit pour faire des critiques sur le comportement d'un élève, sur un problème qu'ils n’ont pas réussi à régler entre élèves ; soit pour faire des félicitations ou des remerciements, principalement à propos du comportement d'un-e de leurs camarades de classe. L’enseignante récupère les post-it au fur et à mesure de la semaine, les conserve et la veille du conseil réalise un tri de ces derniers afin de préparer l’ordre du jour du conseil.

25  Lors du conseil : l’enseignante rappelle les règles de fonctionnement (prise de rôles, prise de parole, respect et écoute des camarades), elle rappelle également les décisions votées au précédent conseil et dresse un rapide bilan de l’application de ces décisions. Au cours du conseil trois élèves occupent des rôles particuliers (le ou la président-e, le ou la secrétaire et le ou la gardien-ne des règles). Ces rôles sont décidés en début de séance par l’enseignante sur la base du volontariat des élèves. Une fois tout cela terminé, l’ordre du jour suit toujours la répartition suivante : tout d’abord ils abordent les propositions, qui sont portées en débat et votées ; ensuite suivent les critiques pour lesquelles le groupe classe propose des pistes de résolution des conflits et problématiques interpersonnelles évoqués ; enfin les félicitations clôturent le conseil.

26  Concernant la prise de rôles, au début de l'année l’enseignante prenait en charge tous les rôles, présidente, secrétaire et gardienne des règles. Au fur et à mesure elle les a progressivement délégués, d'abord le ou la « gardien-ne des règles » - selon elle le plus facile à assumer pour les élèves ; cette fonction consiste essentiellement à rappeler aux élèves inattentifs ou bruyants les règles de fonctionnement du conseil. Puis, au bout de quelques séances de conseil, elle a commencé à nommer un-e coprésident-e. La transition vers une prise en charge complète de ce rôle s’est faite progressivement (sur 4-5 séances de conseil) – ce rôle selon elle est le plus compliqué à assumer pour les élèves. Le ou la président-e du conseil doit ouvrir le conseil en présentant l’ordre du jour, distribuer la parole, recentrer les débats, organiser les votes et gérer la temporalité des échanges et, d’après elle, cette posture n’était pas évidente à prendre en charge pour un élève. Globalement elle met en avant une grande hétérogénéité dans la manière dont les enfants sont en capacité d’exercer cette fonction ; certains arrivaient à trouver tout de suite leur place, et d'autres non, ces derniers laissaient une certaine centralité à l’enseignante et n’arrivaient pas à gérer de manière autonome le déroulé de la séance. Au départ elle a ciblé en priorité quelques élèves de sa classe qui semblaient avoir les compétences d'animation et de régulation de la parole attendues du ou de la président-e, ainsi qu’une capacité également à entendre la parole de l’autre, à la comprendre et à reformuler les propositions émanant des camarades de classe. Finalement, assez vite, les élèves ont mis cela sur la table lors d’un conseil et ont voté pour que ce ne soit pas toujours les mêmes, que cette responsabilité soit réellement assurée à tour de rôle. Depuis, à chaque fois au début du conseil des élèves se portent volontaires et si l’enseignante est d’accord, le rôle de président-e, ainsi que les autres rôles tournent d’une séance à l’autre. Enfin, plus tard dans l’année, face à une nécessité organisationnelle, elle a mis en place le rôle de secrétaire, chargé de prendre des notes lors du conseil afin de garder traces des décisions et propositions votées lors des séances. Rôle qu’elle a rapidement délégué aux enfants de sa classe.

Principales limites et difficultés rencontrées par l’enseignante

27L’enseignante confie avoir eu beaucoup de mal au début pour « lâcher prise » et faire confiance aux élèves, elle avait beaucoup de doutes sur la nature et la légitimité des propositions émanant des élèves. « Au début, j’avais beaucoup de mal à lâcher prise, j'étais assez frileuse sur certaines propositions, et je me suis dit au final c'est un petit peu démagogique quand même parce que je leur dis qu'ils ont la parole, qu'ils peuvent faire des propositions et les voter, et en fait la plupart du temps ou régulièrement je refuse d'appliquer les propositions, et j'utilise mon droit de veto et du coup c'est un peu biaisé ». Nous voyons bien ici le paradoxe dans lequel s’inscrivent ces dispositifs, à la fois vecteurs d’autonomie et d’initiatives pour les élèves et à la fois inscrits dans un cadre scolaire avec son organisation et sa nécessaire asymétrie des places entre les enseignant-e-s et les élèves (Rouyer, Beaumatin et Fondeville, 2020). Toutefois, progressivement elle dit laisser plus de marge de manœuvre et d’espace de discussions pour les élèves et se mettre de plus en plus en retrait. Selon elle, il faut leur laisser la possibilité de régler les choses par eux-mêmes, un réel apprentissage ne peut se faire que si l’enseignant-e arrive à se mettre en retrait tout en accompagnant, lorsque cela est nécessaire, les élèves dans leurs expériences du dispositif. En effet, ces dispositifs et le rôle médiateur de l’adulte dans l’appropriation du dispositif et dans les apprentissages qui y sont rattachés font largement écho aux écrits de Vygotski (1985) au sujet de l’appropriation des outils techniques et psychologiques et à la nécessaire prise en compte de la zone de développement potentiel au sein de laquelle l’adulte médiateur doit s’efforcer de trouver sa juste place.

28Par ailleurs, même si faire accepter aux élèves le refus de certains votes est finalement assez facile de son point de vue, elle essaie dorénavant de réserver l’usage du droit de veto pour des questions et problématiques qui touchent à la sécurité physique et psychique des élèves. La question du respect entre enfants, par exemple, est selon elle un fil rouge, une barrière à ne pas dépasser et qui nécessite toujours un recadrage de la part de l’enseignant-e. Elle évoque que cet aspect n’est pas toujours respecté (notamment à propos de la phase sur les critiques pour lesquelles elle reste toujours très vigilante). Concernant les critiques, ce sont surtout des problèmes interpersonnels, des conflits entre les élèves ; elle pense qu’il est important que cela soit discuté au moment du conseil, qu'il y ait une instance pour réguler ça. Toutefois elle se trouve souvent en difficulté pour que ce temps soit vraiment constructif et que tout le monde se sente bien, respecté et pas attaqué personnellement. Il s’agit d’ailleurs d’un élément que nous aurons l’occasion de voir dans certains résultats mis en avant par l’analyse des propos des enfants à propos de situation d’un élève qui après avoir été la cible de nombreuses critiques ne peut plus maintenant faire l’objet de critiques au sein du conseil. Par ailleurs, elle semble également très attentive au fait que les programmes soient respectés, que la raison pour laquelle on est à l'école reste les apprentissages.

29De manière générale cette enseignante confie que la dynamique globale des conseils d’élèves nécessite de se poser plein de questions, de se remettre en cause, et cela n’est pas toujours facile. Cela interroge de manière radicale la question du pouvoir, la répartition et la circulation de celui-ci au sein d’une communauté de classe. Au final, selon elle, « si on veut éduquer à la citoyenneté et à la démocratie et qu’on est dans un système totalitaire, on ne sait pas bien comment ils peuvent apprendre, alors oui cela nécessite de se remettre en question, d'accepter la critique aussi, et d'accepter si tous les enfants préfèrent fonctionner autrement, ce n'est pas parce que moi j'ai décidé que ça m'arrangeait plus, que je ne dois pas prendre en compte leur avis ».

Résultats de l’étude 

30Dans le cadre de l’analyse présentée, nous nous attacherons donc plus particulièrement aux questions suivantes : Quelle place occupe l’enseignante dans l’expérience que les enfants font du CE ? Est-elle présente ou absente de leur discours ? Quelles sont les représentations, émotions et actions associées à la place et au rôle qu’elle y occupe ? Quelle est la valence des affects, positifs ou négatifs, vis-à-vis de la place qu’occupe cette enseignante au cours des conseils ? Quelle est, de manière générale, la nature des interactions entre l’enfant et son enseignante durant les temps de conseil ? Pour rappel les textes de pédagogie institutionnelle ou coopérative (Vasquez et Oury, 1967 ; Jasmin, 1994 ; Marsollier, 2005) permettent de définir théoriquement la place occupée par l’enseignant-e au cours des conseils : sa position doit être décentrée, en retrait ou périphérie du groupe des élèves. Avec son rôle d’animat-eur-rice, il ou elle peut être comparé-e à un « capitaine de navire » (Jasmin, 1994) assurant trois fonctions essentielles : la clarification, le contrôle, la facilitation. Mais comment l’enseignant se comporte-t-il réellement, en situation ? Ou plutôt, comment les enfants perçoivent-ils sa place et son rôle au sein du conseil d’élèves ? L’analyse qualitative des entretiens (menés auprès des 20 enfants de CM1) nous a permis d’établir certains constats éclairants à ce propos.

31Le premier constat, c’est que l’enseignant n’occupe pas toujours une place significative dans l’expérience que les élèves font du conseil. En effet, si la moitié des élèves l’évoque de manière régulière dans leurs discours (10 enfants y font référence entre 5 et 13 fois au cours de l’entretien), l’autre moitié n’en parle presque pas (8 enfants y font référence moins de 5 fois au cours de l’entretien). Sur notre échantillon, deux enfants se distinguent du reste du groupe et adoptent sur ce point des postures très contrastées : l’un n’évoque à aucun moment l’enseignante au cours de l’entretien, et l’autre développe un propos nettement construit autour de la figure de l’enseignante qui occupe une place centrale dans le déroulement de ce dispositif (avec 17 références au cours de l’entretien). Partant de ce constat, nous avançons que l’importance qui lui est accordée dans l’expérience personnelle que les élèves font du conseil varie d’un enfant à l’autre, mais que, de manière générale, elle n’apparait pas comme centrale dans le discours que les enfants développent pour expliciter leur expérience du conseil d’élève (hormis de façon exceptionnelle).

32Le deuxième constat que nous établissons est que c’est essentiellement sur la base de ce qu’ils observent de ses interventions en situation de conseil que la plupart des élèves (16 élèves sur 20) fondent leur représentation de la place et du rôle de l’enseignante dans le CE. Nous relevons que cette représentation intègre aussi, bien qu’avec moins de force, ce que les enfants observent de ses conduites dans le cadre d’autres dispositifs éducatifs (13 sur 20), dispositifs d’ailleurs bien souvent évoqués lors des temps de conseil - comme « le message clair », le « tableau des comportements », « la roue des métiers » - et/ou de tâches périphériques au conseil (14 sur 20) – comme l’application des décisions, la préparation des conseils, l’établissement de l’ordre du jour, etc. Cette confusion entre la nature des conduites de l’enseignante dans et hors les temps de conseils montre bien finalement la complexité d’une décentration de l’enseignant-e au cours d’un dispositif qui s’articule nécessairement aux autres temps scolaires pour lesquels l’asymétrie entre les places d’enseignant-e et d’élève régit les modalités d’interaction enfants-adultes.

33Le troisième constat concerne la qualité et la quantité des interventions de l’enseignante, qui sont perçues par les enfants comme multiples et variées. À l’examen (cf. tableau n° 1), nombre d’entre elles semblent s’émanciper du cadre théorique défini en pédagogie institutionnelle (comme la présidence du conseil, la désignation du bureau, la participation active aux débats, la transmission de connaissances, etc.). Plus particulièrement, trois interventions « font beaucoup parler d’elles » et paraissent en effet mobiliser fortement l’attention de quelques élèves (chaque fois 6 sur 20) qui leur consacrent d’importants développements dans leurs discours. Il s’agit des interventions au cours desquelles l’enseignante rappelle les élèves à la règle (fonction de contrôle), celles qui lui permettent de poser son veto (fonction de contrôle renforcé, avec censure du débat) et enfin les interventions ciblées sur la transmission de valeurs (l’enseignants recouvrant à ce moment une fonction éducative plus interventionniste, un peu à la marge des préconisations théoriques en situation de conseil).

34Ainsi, certains élèves développent notamment un discours important autour du thème des interdits du conseil, comme par exemple chez Amin : « …on ne peut pas la critiquer parce que la maitresse elle dit : "On ne peut pas critiquer quelqu’un qui n’est pas là". Mais moi je trouve ça injuste ». Ces discours sous-tendent une représentation autoritaire de l’enseignante, dont la place apparait finalement tout à fait centrale dans le conseil, et s’articulent à des expériences contrastées du conseil : soit normatives (pour ces élèves, l’enseignante intervient légitimement pour maintenir la loi), soit revendicative (comme pour Amin et d’autres élèves, auxquels ces interventions apparaissent injustes).

35D’autres élèves font état de situations de conseil dans lesquelles l’enseignante a été amenée à poser son veto - sur une proposition, une critique, ou même le résultat d’un vote - comme c’est le cas pour Louna qui explique qu’elle souhaite supprimer le dispositif "tableau du comportement" qui ne satisfait pas beaucoup d’élèves : « Mais ça a été non. C'est la maîtresse qui a dit non, alors que tout le monde était d'accord pour l'enlever » ; ou encore, au sujet de Yacine, un élève dont le comportement perturbateur dérange les autres : « On ne pouvait pas mettre le sujet de Yacine, du coup à chaque fois ça nous énervait plus si on ne pouvait jamais régler le problème donc à un moment donné j'ai fait une critique qui... sauf que la maîtresse ne voulait pas la faire parce qu'il y avait trop de personnes qui étaient contre Yacine (…) Oui ! enfin presque tout le monde, enfin tout le monde, mais la maîtresse a dit non. ». Ces situations - qui paraissent souvent mal comprises et mal acceptées - génèrent alors une importante frustration chez ces enfants qui partagent leur sentiment d’une injustice et d’un défaut de démocratie. Nous pouvons noter ici toute la complexité pour l’enseignant-e pour trouver sa juste place dans le conseil d’élève, à la fois ouvrir un espace de démocratie, d’échanges et d’initiatives pour les élèves et en délimiter les possibles afin de préserver les objectifs pédagogiques, les règles de l’institution scolaire et l’intégrité émotionnelle des élèves qui se trouveraient exposés à un collectif parfois violent au plan symbolique. Les élèves semblent bien en percevoir les limites et, confrontés à ce paradoxe, le vivent pour nombre d’entre-eux comme un défaut de démocratie.

36Enfin, pour certains élèves l’expérience du conseil semble s’ancrer dans l’appropriation de valeurs morales transmises par l’enseignante, comme en témoigne le discours de Marius au sujet de l’application du principe d’égalité de traitement (ou de non favoritisme) au cours du conseil : « Les rôles ben y a le gardien des règles. C'est celui qui désigne les gêneurs. Par exemple je dis : “Joan gêneur une fois” parce qu'il a gêné le conseil. Mais comme la maitresse elle a dit qu'il faut porter le manteau d'honnêteté. Elle a dit : "même si c'est tes amis tu les notes. Même si c'est ton meilleur ami, vous vous connaissez, tu le notes quand même parce qu'après ça ne se fait pas pour les autres". » ; ou encore, à propos du cas de la seconde enseignante dans l’entretien d’Amin : « Par exemple, on a deux maitresses et ben y a quelqu'un qui a critiqué notre maitresse du lundi-mardi-un mercredi sur deux, et qui a dit qu'elle était un peu trop sévère avec le pot à prénom vu qu’on dit qu'à chaque fois elle interroge toujours les mêmes personnes. Donc moi j'étais d'accord avec ce qu'elle a fait, mais certains n'ont pas été d'accord donc ça on l'a mis en place, mais la maitresse elle a pas été d'accord parce que c'est pas la peine de parler dans le dos d'une personne qui n'est pas là … ». La figure de l’enseignante apparait aussi centrale ici, en tant que celle qui sait, qui dispense "la bonne parole". Dans le discours de ces élèves que nous pourrions qualifier de « dociles » - par opposition à la posture plus revendicative de certains autres - l’on retrouve régulièrement le leitmotiv « la maitresse a dit… ». Par exemple la posture de Neissa à propos de son enseignante est assez révélatrice, « aussi elle est gentille (la maîtresse). Elle a raison de faire un conseil parce que si ça se fait .. si y aurait pas de conseil ce serait un peu n’importe quoi dans toute la classe … (ça nous apprend) au moins comment on doit se comporter en classe et qu’il faut pas être agressive, pas frapper ni répondre à la maîtresse ». Nous retrouvons ici, dans la parole de cette élève, à la fois dans la description de son enseignante et dans la représentation qu’elle se fait du rôle du conseil, une forte dimension normative. Le CE et l’enseignante qui l’encadre, sont ici largement garants de l’apprentissage et de la mise en place des normes de civilité qui doivent régir le fonctionnement du collectif au sein de l’institution scolaire.

37Enfin, la notion de neutralité scolaire peut être interrogée à travers le discours de ces élèves. En effet, trois élèves font état d’un traitement différencié des élèves et d’injustices entre les groupes de la part de leur enseignante. Marius revient longuement sur ces problématiques et fait état d’un réel sentiment d’injustice à cet égard. Il nous confie lors de l’entretien : « bein… les musulmans qu'il y a dans notre classe puis moi aussi je l'avoue on disait que la maitresse grogne toujours les musulmans, les noirs, et jamais les français. ». Il ajoute un peu après : « les filles faisaient des bêtises et tout. Elles se faisaient pas décaler. Donc après on a dit... Tout le monde a dit : “Pourquoi toujours les garçons ? Pourquoi c'est tout le temps les garçons qui sont punis et jamais les filles ?” (la maîtresse dit) elle punit si tu fais des bêtises que tu sois fille ou garçon ». Ces deux situations, évoquées par Marius et problématiques au moins pour trois élèves de la classe n’ont pas pu être abordées lors des conseils et ce malgré le fait que ces élèves en aient fait la demande. La maîtresse, se sentant attaquée et blessée vis-à-vis de sa posture professionnelle, a alors préféré se justifier en dehors des temps de conseil, plutôt que d’aborder ce problème et en débattre collectivement au sein du conseil. Le fait que l’enseignante, en tant que stagiaire, ai une expérience encore toute jeune des situations de classes et notamment du CE peut expliquer cette frilosité à aborder des problématiques de cette nature avec ces élèves, d’autant plus qu’elle est ici renvoyée directement à la perception des élèves qui inscrive ses propres pratiques dans des questions socialement vives (telles que les discriminations liées aux appartenances de genre et culturelles).

Catégories conceptualisantes

Nombre de sujets

Nombre de références

Désignation du bureau

8

9

Participation personnelle

7

9

Rappel des règles et procédures

6

14

Pose de véto

6

13

Secrétariat du conseil

6

6

Transmission de valeurs

5

9

Aide à la gestion de la parole

5

6

Présidence du conseil

3

5

Aide à la gestion du vote

2

3

Gestion de la discipline

3

3

Apports d’informations

2

2

Recadrage du sujet

2

2

Transmission de savoirs

1

1

Tableau n° 1 : Récapitulatif de la répartition des verbatims en catégories conceptualisantes

Conclusion

38En conclusion, il nous semble important de souligner que, dès lors que nous leur en donnons la possibilité, les enfants sont capables d’élaborer un discours et de partager un point de vue personnel, réflexif et critique, sur leur expérience du conseil d’élève, même lorsque celle-ci est toujours en cours d’appropriation. Prendre en compte la parole des élèves sur la façon dont ils vivent ces dispositifs permet ainsi d’appréhender d’un autre point de vue le fonctionnement d’un conseil d’élèves. En effet, à travers leurs discours et ce qu’ils considèrent important, ils nous conduisent à une relecture des situations bien souvent différente de ce dont les adultes pourraient rendre compte. Pour autant, il nous semble intéressant de souligner que les difficultés de positionnement évoquées par l’enseignante lors des entretiens d’auto-confrontation menés par les collègues des sciences de l’éducation, notamment la question de la prise de rôles, l’utilisation du droit de véto, ou encore l’influence vis-à-vis de l’apprentissage de valeurs, se retrouvent également au centre des remarques et critiques adressées par les enfants à l’égard de leur enseignante.

39Par ailleurs, même si parfois le discours de certains élèves est relativement peu élaboré, ou bien un peu trop parcellaire quant à la globalité des expériences vécues lors de ces situations de conseil, finalement il donne accès aux significations propres à chacun de ces élèves et par le jeu de la complémentarité des discours permet une analyse de la pluralité de ces situations (Connac, 2018). Nous constatons aussi qu’une même expérience éducative - pourtant partagée collectivement - ouvre sur une pluralité et une diversité de vécus individuels et de significations possibles. Comme le souligne Connac (2018), à propos des organisations de classe coopératives, le croisement des sources et des données en menant des entretiens avec une diversité d’acteurs permet de réellement approcher la complexité et la richesse de ces situations. Il s’avère donc nécessaire de considérer au-delà des critères objectifs de l’expérience partagée les processus psychologiques à l’œuvre au plan intra-psychologique - comme les mécanismes d’appropriation, de valorisation et de hiérarchisation des connaissances - pour rendre compte de la complexité des enjeux psycho-développementaux sous-jacents à la construction du rapport à la citoyenneté chez l’enfant. De ce fait, pour apprécier pleinement la contribution de l’expérience du conseil d’élèves au processus de construction de l’enfant comme personne « citoyenne », il apparait pertinent d’examiner les dynamiques subjectives qui y sont à l’œuvre. Par cette étude et les thématiques qui se dégagent des propos des élèves nous avons pu saisir et rendre compte des difficiles paradoxes auxquels l’enseignant-e est confronté-e pour trouver sa place et endosser un rôle de « capitaine de navire » (Jasmin, 1994). Les élèves signifient et s’approprient les enjeux de ce dispositif, avec plus ou moins de recul. Par ce travail psychologique ils sont amenés à se positionner tour à tour par une forme de normativité vis-à-vis des injonctions de l’institution scolaire, tour à tour par une analyse critique d’une forme de défaut de démocratie à l’œuvre, malgré les objectifs affichés, dans les CE et plus largement dans l’école.

40De plus, même si elles sont encore trop peu nombreuses, développer des études qui s’appuient sur le point de vue des élèves permet d’analyser les conditions psychologiques, pédagogiques et organisationnelles œuvrant au développement d’une réflexion autonome et critique et d’une position de sujets acteurs susceptibles de s’engager dans ce type de dispositifs et plus largement dans le lien social. L’agentivité des élèves, leur capacité à s’engager aux plans civique, social, politique ou encore scolaire, dépend ainsi de leur autonomie d’action et de pensée, mais aussi et peut-être surtout de la reconnaissance de cette autonomie par les adultes (Honneth, 2000). Les enseignant-e-s doivent alors avoir comme objectif premier l’émancipation de leurs élèves (Freire, 1983 ; Garnier, 2014), c’est ainsi que ces derniers pourront se penser et agir en tant que citoyens.

41En termes de perspective, ces premiers résultats exploratoires nous invitent à considérer en particulier la portée heuristique que pourrait recouvrir l’examen du système de valeurs élaboré par l’enfant en faveur d’une analyse compréhensive de ses conduites de participation et d’exercice de la citoyenneté dans et hors l’école, la manière dont il s’engage dans ce type de dispositifs et plus largement dans l'exploration de sa contribution spécifique au lien social (Larroze-Marracq, Huet-Gueye et Oubrayrie-Roussel, 2013). Une autre perspective de recherche consisterait à étudier comment les élèves se saisissent plus particulièrement de cet espace, avec ses intérêts et ses limites en termes d’expériences de la démocratie, mais également des différents rôles à assurer durant le conseil, pour faire l’exercice de leur agentivité et progressivement tenter de s’émanciper du cadre parfois un peu trop normatif de ce type de dispositifs.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Yoan Mieyaa et Marie Huet-Gueye, « Représentations d’élèves de CM1 sur la place et le rôle de l’enseignant-e dans le conseil d’élèves : appropriation du dispositif au regard de l’éducation à la citoyenneté »Tréma [En ligne], 56 | 2021, mis en ligne le 01 mars 2022, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/trema/6931 ; DOI : https://doi.org/10.4000/trema.6931

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Auteurs

Yoan Mieyaa

Université Toulouse 2 Jean Jaurès

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Marie Huet-Gueye

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