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L’accès aux émotions à l’école : de la boîte à « moments spéciaux » à l’émoscope

Sophie Necker, Joséphine Rémon et Emilie Magnat

Résumés

Dans le contexte de la prise en compte des émotions à l’école, cet article présente un dispositif de recueil de données expérimenté dans deux classes de primaire en France : la boîte à « moments spéciaux » permet aux élèves et à leur enseignant de déposer un billet consignant un moment vécu en classe. Notre contribution aborde le potentiel de cet outil et l’analyse du corpus recueilli par cet intermédiaire. Une représentation graphique du paysage émotionnel ainsi obtenu est proposée et discutée : l’émoscope.

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Texte intégral

Introduction

  • 1 Le masculin est utilisé lorsque nous évoquons la population enseignante dans son ensemble, le fé (...)

1Les émotions sont inhérentes à la relation élèves-enseignant1, elles impactent la qualité de vie à l’école et les apprentissages (Audrin, 2020 ; Florin et Guimard, 2017 ; Pekrun, 2014). A cet égard, Raveaud (2011) note que « [l]’école française cultive une rhétorique de l’effort ; les enseignants français parlent volontiers de « travail », terme que leurs collègues anglais préfèrent éviter, pour présenter l’école comme un endroit où l’on vient par plaisir » (p. 12-13). En formation des enseignants comme en classe, la conscientisation et la prise en compte des émotions n’est donc pas une évidence, et la complexité de leur étude pose un défi à la recherche. Le présent article éclaire la question des émotions et de l’accès à des traces de ces émotions dans les discours des différents acteurs d’une même situation éducative.

2Le point de vue envisagé est celui de l’interdépendance entre les émotions des élèves et celles de l’enseignant, telle que pointée par Audrin (2020) repérant « l’importance des composantes émotionnelles internes à l’individu (qu’il s’agisse de l’apprenant ou de l’enseignant), mais également des composantes interindividuelles » (p. 5). Nous considérons en effet à l’instar de Nicolas (2019) que le but de l’enseignant est « [d’]harmoniser un apprentissage à plusieurs voix en instaurant la confiance entre les membres de la classe-orchestre afin d’arriver à une performance qui puisse ensuite être jouée à l’extérieur de la classe » (p. 32). Cet article analyse comment des billets rédigés par les acteurs sur un moment spécial de la journée et déposés dans une boîte semblent à même de permettre une représentation de cette orchestration.

3Fortes de nos précédents travaux (Boizumault et Necker, 2019 ; Rémon, 2016, 2020 ; Rémon et Privas-Bréauté, 2018), nous avons constitué un corpus de traces recueillies auprès de deux classes de cycle 3 en France (Cours Moyen 2ème année). Ce corpus permet à la fois d’avoir une fenêtre sur les états émotionnels des élèves - et de leurs enseignantes - à travers leur verbalisation, et d’interroger la méthodologie à même de les recueillir. L’expérience vécue et la subjectivité sont alors objets scientifiques (Kerlan et Lemonchois, 2017 ; Mouchet et Cattaruzza, 2015).

4Dans ce contexte, il s’agit de traiter la question suivante : A quelle cartographie émotionnelle de la classe la boîte à « moments spéciaux » donne-t-elle accès ?

Les émotions dans la classe : processus et système

Etudier les émotions des élèves : le choix d’une approche systémique

5Nous nous intéressons aux émotions dans une approche systémique, autour d’interactions réciproques et complexes. A cet égard, les ajustements mentionnés par Citton (2016) autour de l’attention conjointe semblent éclairants. Il définit en effet l’attention conjointe comme

« la façon dont l’attention d’un individu donné est affectée par sa perception des comportements attentionnels d’autres individus dont il partage la présence sensorielle [, dans] des situations où les individus coprésents sont en mesure de se percevoir les uns les autres en temps réel » (p. 162).

6Les études sur la multimodalité en situation d’enseignement (pour exemple, voir Rivière et Blanc, 2019) renseignent aussi sur la manière dont les interactions éducatives ne peuvent être appréhendées en se focalisant sur un seul des acteurs ou modes opératoires. Ainsi, si les actions de l’enseignant suscitent des émotions chez les élèves, les états émotionnels des élèves, pré-existants ou émergents, alimentent en retour les états émotionnels de l’enseignant et ses actions.

7Les travaux portant sur la qualité de vie à l’école montrent en effet le poids de la relation élèves-enseignant sur la qualité de vie et le bien-être des élèves et des enseignants, l’influence de la qualité de vie des élèves sur celle des enseignants, et réciproquement. Dans ces interdépendances, les émotions des uns et des autres jouent une place centrale. A ces sujets, le rapport de Florin et Guimard (2017), la revue de question et les recommandations de Rascle et Bergugnat (2016), l’enquête internationale de l’Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE, 2018), donnent des éléments concordants d’éclairage, au niveau international. L’entretien d’une relation positive au sein du système élèves-enseignant impacte favorablement les comportements et pratiques en classe d’une part, le regard que chacun des acteurs porte sur son expérience scolaire d’autre part (Chu, Saucier et Hafner, 2010 ; Guimard, Bacro, Ferrière, Flori et Gaudonville, 2017 ; Tsouloupas, Carson, Matthews, Grawitch et Barber, 2010). Par voie de circularité, la qualité de vie (des élèves et des enseignants : motivation, perturbation de l’humeur, anxiété...) joue sur la relation élèves-enseignant tout comme elle en est la résultante (Dorman, 2003 ; Truchot, 2004 ; Rascle, Bergugnat-Janot et Hue, 2011).

8Cette systémie est à double niveau : interactions entre états émotionnels des enseignants et des élèves, et interactions entre états émotionnels et apprentissage, ce qui rend crucial l’étude des émotions dans le cadre scolaire. La démarche présentée ici adopte en effet la vision d’Immordino-Yang (2011) et Immordino-Yang, Darling-Hammond et Krone (2019) selon laquelle l’apprentissage est indissociable d’une sécurité affective, elle-même ancrée corporellement et cognitivement, dans une optique de cognition incarnée (Wilson et Foglia, 2017).

Emotions et littératie émotionnelle : comment catégoriser et décrire un vécu subjectif

Émotions : des processus évaluatifs situés

9Selon Cuisinier et Pons (2011), l’émotion est « un processus, qui intègre une série d’évaluations permettant à l’individu de spécifier la signification de la situation à ses yeux » (p. 3). Aussi, une même situation renverra à « des ressentis différents selon les individus puisque le résultat de l’évaluation est propre à chacun » (ibid.), tout comme une même situation répétée pourra susciter des émotions différentes chez une même personne (Audrin, 2020 ; Espinosa, 2020). Situés, ces « processus émotionnels traduisent une modification de la relation à la situation et la tendance à rechercher ou à maintenir le contact avec cette situation ou au contraire à s’en échapper » (Cuisinier et Pons, 2011, p. 3). L’intérêt du recueil de données émotionnelles par les billets déposés dans la boîte à « moments spéciaux » tient justement à la possibilité de l’expression de ces ressentis variés constituant un paysage global, comme exposé plus loin.

10Audrin (2020) précise les composantes de cette évaluation de la situation par chaque individu. La composante « physiologique » regroupe « les réactions physiologiques, observables ou non ». La composante « d’expression motrice » renvoie aux « expressions faciales et de façon plus générale posturales ou vocales ». La troisième composante est « motivationnelle » et correspond aux « tendances à l’action – sans qu’elles s’accomplissent pour autant – comme la fuite ou l’approche ». Enfin, la composante de « sentiment subjectif » offre « une sorte de « synthèse » quant aux changements perçus dans les autres composantes » (p. 6). Par la voie d’une « conscientisation et (...) réflexion » (ibid.), l’individu éprouve l’émotion, en fait l’expérience (Bourgeois, Albarello, Barbier, Durand, 2013 ; Ria et Récopé, 2005).

11Toutefois, à la dimension individuelle de l’émotion s’adjoint une dimension sociale. L’émotion intègre alors la situation d’interaction et y contribue (Goffman, 1967/1974, 1971/1973, 1974/1991). Cette dimension sociale est potentiellement capturée par les billets « moments spéciaux », comme nous le verrons plus loin.

Catégorisation des émotions dans le cadre scolaire

12Chez les élèves, Pekrun (2014) distingue les formes suivantes d’émotions scolaires : celles en lien avec les succès et échecs, celles relatives aux connaissances et au plaisir intellectuel, celles relatives aux propriétés du sujet étudié, et celles en relation avec les liens sociaux. Espinosa (2020) traduit ainsi ces catégories : émotions « de réalisation », « épistémiques », « thématiques » et « sociales » (p. 21-22). Järvenoga et Järvela (2005), quant à eux, utilisent cinq catégories pour différencier les émotions formulées par des élèves (de 12 à 15 ans) impliqués dans un processus d’apprentissage par projet : 1) le soi (expériences passées, motivation, croyances, intérêts), 2) la tache (caractéristiques et domaine concerné), 3) la performance (expériences émotionnelles en lien avec le travail effectué, les progrès), 4) le contexte (propos sur la démarche de projet, les consignes, les étapes, l’environnement d’apprentissage), et 5) le social (en lien avec les régimes d’interaction dans la classe au niveau micro).

13Chez les enseignants, les émotions positives les plus importantes sont déclenchées par l’appréciation d’un apprentissage chez les élèves ou de la perception d’une proximité avec la classe (Pekrun et Stephens, 2012). S’il se sent menacé ou s’il doute de ses compétences, l’enseignant développe de l’anxiété (Audrin, 2020). Quant à la colère que les enseignants disent éprouver, elle émerge de leur insatisfaction vis-à-vis de leur propre travail ou du comportement inapproprié de leurs élèves (Petiot, Visioli et Desbiens, 2015).

14Le corpus récolté peut être analysé à partir de certaines de ces catégories.

Compétence, intelligence et littératie émotionnelles

15La notion de littératie émotionnelle est également éclairante pour l’étude des billets « moments spéciaux ». Pour Pharand et Moreau (2015), elle « concerne la capacité́ d’écouter, de communiquer, de comprendre et d’interagir. […] Elle repose principalement sur des compétences liées à la perception, à la compréhension, au décodage et à l’autorégulation des émotions ressenties » (p. 115), par soi et par autrui. Pour Goyette (2018) qui situe la littératie émotionnelle vis-à-vis des compétences et de l’intelligence émotionnelle, il s’agit

d’un processus qui permet l’acquisition de nouvelles connaissances en lien avec des émotions vécues dans un contexte de vie (dont le contexte scolaire) (ce qui réfère à intelligence émotionnelle) et la mobilisation d’habiletés afin de développer un savoir-faire et un savoir-être pour évoluer dans diverses situations (ce qui réfère aux compétences émotionnelles) (p. 112).

16Dans l’optique d’une identification de moments intenses du point de vue émotionnel pour les acteurs impliqués, les travaux sur les « moments optimaux » offrent un cadrage théorique pertinent.

Des « moments optimaux » aux « moments spéciaux »

17C’est en effet la notion de « moments optimaux » (Heutte, 2017) qui est à l’origine de la mise en place du recueil des « moments spéciaux ». Dans les « moments optimaux d’apprentissage », les apprenants sont susceptibles d’être satisfaits du travail scolaire, d’apprendre de nouvelles connaissances, et d’utiliser leur créativité et leurs compétences de résolution de problèmes (Schneider et al., 2015). Ces moments engagent alors ceux qui les vivent à rechercher ou prolonger la relation à la source de satisfaction, dans une situation particulière (Cuisinier et Pons, 2011).

18Toutefois, l’expérience scolaire implique une diversité de processus évaluatifs émotionnels (voir supra) et chercher à dresser le paysage émotionnel dans une classe ne peut se réduire aux seules relations de satisfaction. Aussi le qualificatif « spécial » est préféré ici. Le dispositif « moments spéciaux » est donc fondé sur l’hypothèse que les moments notables pour les élèves sont liés à des émotions, considérant qu’un moment d’intense relation à une situation (engagement, fuite…) pouvait en effet donner envie à l’élève de consigner une émotion sur le billet « moment spécial ». Le dispositif discuté est destiné à explorer cette hypothèse. Avant de présenter en détail le recueil de ces moments, des exemples de recherches parentes sont exposés ci-dessous.

Les émotions des jeunes : des exemples de voies d’accès scientifiques

19Parmi les différentes études s’intéressant aux émotions des élèves, quelques démarches de recueil de données sont retenues ici pour leur singularité, du point de vue des techniques et outils, des modalités, de la temporalité, ou encore du support de recueil. Cette présentation non-exhaustive permet d’une part de donner des exemples de méthodologies d’accès à l’expérience des élèves, du point de vue émotionnel et d’autre part de situer nos choix méthodologiques, exposés infra.

20Selon Cuisinier et Pons (2011), les méthodologies sont nombreuses et peuvent porter autant sur les signes physiologiques et corporels que sur les traces discursives ou les récits d’expérience. Ces auteurs mentionnent par ailleurs la pluralité des méthodes d’investigation déployées dans ce domaine par Pekrun (2014) : « approches qualitatives et idiographiques (entretiens, analyses de journaux quotidiens) et approches quantitatives (échelles de mesure, comparaisons expérimentales, analyses de paramètres physiologiques) » (Cuisinier et Pons, 2011, p. 5).

21Les exemples exposés ci-dessous illustrent cette pluralité : des échelles imagées d’appréciation subjective et l’entretien d’auto-confrontation. Pour étudier les effets d’un dispositif de massages entre élèves (de 8 à 11 ans), Pringle, McLennan, Bateman et Smith (2018) recourent à un outil original : l’Octopus (figure 1). Les tentacules correspondent à huit affirmations portant sur le bien-être, l’empathie, les compétences sociales et la confiance. Une échelle à trois niveaux - associée à un code couleur - permet à l’élève de se positionner au plus près de son ressenti.

Figure 1 : The octopus evaluation tool, proposé par Pringle et al. (2018, p. 349)

  • 2 www.usep-sport-sante.org/OUTILS-AS/AS3/CD/outils2011/C-V-2-REGLETTE_DU_PLAISIR.html

22Dans le cadre de l’évaluation d’un outil de promotion de la santé, Osadczuk, Pironom, Fiard et Jourdan (2012) recueillent les émotions éprouvées par des élèves de CM1 au moyen de réglettes créées par l’Union Sportive de l’Enseignement du Premier degré2 (figure 2), inspirées par les outils utilisés pour les échelles de douleur : « Le plaisir perçu s’évalue sous la forme d’un continuum allant de « pas du tout de plaisir » à « énormément de plaisir » (p. 31).

Figure 2 : Réglette des émotions, proposée par Osadczuk et al. (2012, p. 31)

23Dans l’étude qualitative des effets d’ateliers de méditation laïque en collège, Gaudin (2018) recueille le point de vue subjectif d’élèves (de 11 à 15 ans) par entretiens d’auto-confrontation. A cette occasion, les élèves sont invités à « signifier et […] juger les actions réalisées », « étayer les jugements préalablement portés sur les actions signifiées », « préciser les résultats attendus quant aux actions observées […] et les résultats effectivement constatés » (p. 98).

24Les choix méthodologiques faits dans la présente étude ont permis de mettre en regard des « moments spéciaux » d’élèves et d’enseignants, d’introduire une dimension chronologique, et de chercher des coïncidences entre les moments identifiés, à l’échelle d’une journée, autour de la question de recherche présentée plus haut : A quelle cartographie émotionnelle de la classe la boîte à « moments spéciaux » donne-t-elle accès ?

Méthodologie

25Avec le souci de récolter des données fines en lien avec les émotions sans pour autant adopter une méthodologie trop intrusive, nous explorons une nouvelle modalité de récolte des données : les billets « moments spéciaux ». Il s’agit de l’écriture volontaire d’un message court, daté et ciblé sur un moment spécial lors d’un temps d’enseignement-apprentissage. Ce message est ensuite déposé par son auteur dans une boîte disposée dans la classe.

Description du corpus

26La boîte à « moments spéciaux » a été introduite dans deux classes de CM2, soit auprès de 2 enseignantes et leurs 51 élèves, au sein d’écoles d’application du nord de la France. Les consignes relatives à cette collecte de données ont été indiquées par vidéo dans une classe et lors d’une rencontre en visio-conférence dans l’autre classe. Les billets vierges étaient fournis par la chercheuse avec une couleur distincte pour les billets « élèves » (figure 3) et les billets « enseignant ». Les enseignantes ont pris en charge la création de la boîte (figure 4).

Tu as vécu un moment spécial dans la classe, aujourd’hui.

Peux-tu l’écrire et le mettre dans la boîte, s’il te plaît ?

Merci.

Sophie

Classe : ………………….

Date : ………………….

Moment spécial : ………………………………….………………….………………….………………….………....………………………………….………………….………………….………………….………………………………….………………….………………….………………….………………………………….………………….………………….………………….……………………………...

Figure 3 : Exemple de billet vierge

Figure 4 : Photo des billets mis à disposition et de la boîte « moments spéciaux » dans la Classe 1

27La consigne - précisée sur les billets vierges - était la suivante : « Tu as vécu un moment spécial dans la classe, aujourd’hui. Peux-tu le décrire par écrit, sur un papier et le mettre dans la boîte, s’il te plaît ? Sophie ». Élèves et enseignantes ont été invités à remplir des billets tous les jours, sur une période d’un mois (de fin mai à fin avril), après une semaine de confinement et deux semaines de congés de printemps, à la fin d’une année scolaire au cours de laquelle l’école a été moins ouverte à son environnement et aux partenaires. Le billet journalier reprend systématiquement la consigne ce qui permet à l’élève de s’y référer, au besoin, et limite les reformulations de la part de l’enseignante. Le corpus ainsi constitué représente 764 billets. Pour la classe 1, sur 17 jours, 389 billets ont été recueillis, dont 372 billets élèves et 17 billets enseignante (auxquels s’ajoutent une perle blanche et 3 cœurs en papier). Pour la classe 2, sur 16 jours, 375 billets ont été recueillis, dont 362 billets élèves et 13 billets enseignante.

Enjeux méthodologiques

28Les choix effectués lors de la conception de ce dispositif de recueil sont à présent explicités. Tout d’abord, la présence du prénom de la chercheuse sur le billet vierge n’est pas un choix anodin. Elle vise à établir une proximité avec l’élève et à l’inviter à s’adresser à la chercheuse plutôt qu’à l’enseignant, dans l’optique de réduire le biais de désirabilité lié à la relation pédagogique. Ensuite, la forme même du billet conditionne son remplissage puisque les lignes constituent un « espace de parole » et invitent l’auteur à développer son propos, sans pour autant constituer un objectif obligatoire. De plus, le fait de déposer le billet dans une boîte implique que ce billet reste secret - dans l’attente d’être lu par la chercheuse - et n’est plus consultable, ni modifiable au gré des humeurs. L’anonymat du billet est destiné à favoriser l’expression, et va dans le sens de la protection des données individuelles en accord avec le Règlement général sur la protection des données (RGPD).

29Par ailleurs, l’acte de rédaction est considéré comme un vecteur de prise de conscience des émotions, tout en gardant à l’esprit que la mise en mots peut être liée à la littératie rédactionnelle et émotionnelle de l’élève. Les billets des élèves peuvent ainsi aller de quelques mots à des phrases et être combinés à des dessins, modalité d’expression complémentaire. Ce recueil de ces traces peut être considéré comme donnant un accès, même partiel, à l’expérience émotionnelle, avec la précaution méthodologique que le sens littéral du mot écrit peut aussi masquer des intentions et messages autres. Cet aspect permet de prendre en compte la mise en garde de Draghici et Garnier (2020) selon lesquelles « la recherche avec les enfants reproduit […] les inégalités socio-culturelles des prises de parole des enfants » (p. 8) (voir 4.3.)

30Enfin, la pertinence des billets « moments spéciaux » repose sur le temps et l’espace. A l’issue d’une journée de classe, élèves et enseignants sont en effet invités à écrire leur billet en présence des acteurs avec lesquels ils ont vécu cette journée et dans le lieu concerné. Ces éléments spatio-temporels peuvent aider la rédaction et donner lieu à une verbalisation fine et encore chargée en émotion.

Méthodologie d’analyse

31Le corpus a été analysé à trois chercheuses pour atteindre une « validation par convergence » (Dörnyei, 2007, p. 165). En effet, une triangulation des expertises a pu être mise en œuvre, appuyée sur nos différents domaines (sociologie, sciences de l’éducation et sciences du langage), pour enrichir la compréhension des phénomènes observés. L’analyse des billets a été menée selon un regard relevant de l’analyse du discours et de la linguistique de l’énonciation, autour de l’idée que l’énonciateur inscrit dans son discours des traces d’un positionnement exprimant sa subjectivité.

32Intéressées par ce que les billets révèlent des émotions vécues en classe, dans une approche systémique élèves-enseignant, nous avons procédé en quatre temps :

331) chaque boîte a été ouverte pour procéder au classement des billets par journée et à leur numérotation, ceci permettant la reconstitution du système global, puisque l’addition des billets singuliers reconstitue une verbalisation de la journée vécue par tous et chacun ;

342) une lecture à voix haute des billets a permis une retranscription en direct lors d’une rencontre en visioconférence, et une première annotation des saillances de chaque billet dans un tableur, à travers des questions inspirées par notre revue de littérature : que disent les billets de l’expérience émotionnelle de chacun ? Quelles résonances apparaissent entre déclarations des élèves et déclarations des enseignantes ? Qui sont les autruis significatifs et quel rôle jouent-ils dans le déclenchement du « moment spécial » ? Quelle est la part d’individuel et de social ? Quand l’enseignante est-elle évoquée ?

353) un nouveau balayage du corpus a été effectué pour repérer les éléments récurrents, et identifier systématiquement les déclencheurs de ces « moments spéciaux », les émotions attenantes, et les modes de verbalisation en lien avec la littératie émotionnelle de chacun, autour de questions telles que : accédons-nous par les billets à une trace de l’évaluation d’une situation pouvant déboucher sur une émotion ? Quel niveau de verbalisation et quelles traces des compétences en littératie émotionnelle sont présents ?

36Le passage du texte écrit par l’élève au codage d’une émotion dans le cadre de l’analyse relève de l’interprétation par les chercheuses puisque l’émotion est rarement nommée. Cette interprétation est fondée scientifiquement par le codage en triangulation mentionné plus haut, et sur le champ sémantique dans lequel s’inscrit le texte de l’élève (Bernard, 2015 ; Micheli, 2014). Les catégories de déclencheurs ont été élaborées suivant la méthode qualitative par saturation itérative (Lejeune, 2014). Lorsque des éléments quantitatifs sont utilisés, ce n’est pas en guise de preuve, au sens où les résultats seraient plus fiables ou généralisables parce qu’il y a plus d’occurrences. Ici, le nombre d’occurrences permet de repérer un consensus, comme il sera expliqué au moment de la présentation de l’émoscope (voir 3.3). En outre, une occurrence unique est tout autant à prendre en considération que des occurrences multiples.

374) enfin les billets individuels ont été mis en regard à l’échelle d’une journée, dans le contexte du système élèves-enseignant qui nous occupe ici, pour mettre en évidence les combinaisons de paramètres, résonances des déclencheurs et variations individuelles, autrement dit le paysage des billets d’une même journée.

38A chacun de ces niveaux, nous avons prêté attention à l’évocation de l’enseignante (émotions, choix pédagogiques) dans les billets des élèves et réciproquement.

39Ce paysage complexe et sa représentation graphique sont soumis à la discussion à travers l’émoscope (voir infra).

Du billet individuel à la cartographie émotionnelle d’une classe

40Notre attention se porte sur les émotions des élèves, dans le système élèves-enseignant. Aussi, l’échelle de la journée de classe est heuristique pour l’unité de temps et d’espace qu’elle offre à l’analyse. Pour accéder à cette échelle, l’étude porte, en premier lieu, sur le billet pris individuellement, avant d’accéder à une vision plus globale. Ainsi, quatre résultats sont mis en évidence en fonction des traits saillants des billets analysés : 1) l’accès à l’expression d’un rapport à soi et à autrui ; 2) l’inscription des moments spéciaux dans un rapport à la continuité ; 3) les variations de niveaux d’expression des moments spéciaux ; 4) une combinaison de déclencheurs, d’émotions et de modalités d’expression pointant vers un paysage émotionnel global. Ces résultats sont exposés à partir des billets de quatre journées, deux par classe : les 27 et 28 mai dans la première, les 3 et 21 mai dans la seconde. Ces journées prototypiques sont contrastées du point de vue de la variété des déclencheurs. Deux d’entre elles offrent un paysage consensuel de ce point de vue : le 27 mai (classe 1) et le 3 mai (classe 2). Les deux autres offrent un paysage contrasté, soit des variations inter-billets fortes : le 28 mai (classe 1) et le 21 mai (classe 2).

Parler de soi, parler d’autrui : les dimensions individuelle et sociale des émotions dans les billets

  • 3 Les billets sont transcrits littéralement. Ils ont été repris lorsque l’orthographe ou la syntax (...)

41Cette section porte attention au contenu des billets évoquant le rapport de son auteur à lui-même ou à un Autre. Cette catégorie d’analyse recouvre à la fois les émotions sociales (« nous avons finaliser une surprise pour quelqu’un »3), mais aussi les émotions de réalisation identifiées par Pekrun (2014) (« j’ai pas eu de mal [à] faire les questions »), et traverse les catégories identifiées par Järvenoga et Järvela (2005) à savoir le soi (« j’aime beaucoup décoré de choses »), la performance (« j’ai peur de ne pas avoir assez révisé »), le contexte (« Quand on est all[é] à Arras dans les tranchées »), la tâche (« on a fait un jeux sur la première germondiale ») et le social (« quand Camille e[t] moi o[n] a décoré »).

Rapport à soi : s’exposer

42Dans ces billets anonymes, les élèves sont parfois amenés à révéler quelque chose d’eux-mêmes : un goût, une attirance ou au contraire une antipathie. Ils s’exposent et témoignent alors d’une connaissance qu’ils ont d’eux-mêmes, en utilisant notamment le pronom de première personne.

  • Mon moment spécial a été quand j’ai décoré la boite pour les moment spéciaux car j’aime beaucoup décoré des choses (Classe 1, Billet 361, 28/05/21)

  • qand on a arrèté la danse car je déteste la danse (Classe 1, Billet 379, 28/05/21)

43Ici, le goût (ou dégoût), antérieur à la survenue et à l’identification du « moment spécial », est exprimé au présent de l’indicatif, par le verbe « aimer » (ou « détester ») ; alors que l’évocation du « moment spécial » est conjuguée au passé composé, montrant un contraste entre la permanence et la saillance.

44D’autres billets naissent d’un sentiment de compétence. Confronté à une tâche, l’élève apprécie la qualité de son travail et la valorise positivement, en utilisant la construction « ne pas avoir de mal » qui pointe en creux la rencontre d’une possible difficulté dans la tâche.

  • penda[n]t le dessin sur la carte d’histoire. car j’aime bien dessiné et j’ai pas eu de mal [à] faire les questions. (Classe 1, Billet 364, 28/05/21)

45Les moments d’évaluation et de remise des travaux corrigés sont, de ce point de vue, des moments fortement « spéciaux » pour les élèves, pouvant susciter soulagement, stress, surprise, fierté. Ci-dessous, l’élève exprime son appréhension d’un mauvais résultat et, de la réaction conséquente de ses parents, avec la construction « avoir peur » :

  • C’est l’évaluation j’ai peur de ne pas avoir assez réviser et avoir une mauvaise note, m[e]s parents n’aime pas ça. (Classe 2, Billet 122, 03/05/21)

46Les situations impliquant une exposition de soi, un engagement à la première personne (face à soi ou face aux autres) génèrent des « moments spéciaux » et des émotions de nature variée. Ces émotions peuvent émerger d’une interaction avec autrui.

Rapport à l’Autre : adresser, partager, accueillir

47La figure de l’Autre tient une place singulière dans les billets recueillis. Cet Autre peut être nommé explicitement ou rester dans l’anonymat. Il s’agit d’élèves, de l’enseignante, d’intervenants (danseuse, professeure de musique, intervenant en éducation physique, policiers), de membres de l’équipe éducative de l’école ou de la chercheuse à laquelle s’adresse le billet.

    • 4 Les prénoms et noms ont été modifiés, excepté celui de la chercheuse.

    Aujourd’hui on a fait sport avec Gérard4. on a fait un conseil de classe. Pascaline nous a présenter son roman cou[p] de cœur : Pointe Noire. (Classe 2, Billet 125, 03/05/21)

  • l’anglais. On a fait litérature : the hound of Baskerville ! ! Ce n’est pas très gai (un homme (2) est mort) mais ça donne de l’action ! Sophie [la chercheuse] : ton idée d’expérience était génial ! Tou[s] les soirs réfléchir et se remémoré la journée : formidables ! Donc Merci Sophie ! Merci Sophie ! ! Classe 1, Billet 366, 28/05/21)

48Dans d’autres cas, l’Autre est un collectif : la classe, les camarades, les CM2, le « conseil de classe ». De rares billets mentionnent les parents (comme vu supra au sujet de l’évaluation).

49Les billets peuvent alors indiquer des relations entretenues avec cet Autre qui se lisent dans l’usage des prépositions : « avec », « pour », « à », « entre »…

  • Quand on est all[é] à Arras dans les tranchées il fesait beau et on a vu des statues et en plus on [est] all[é] avec la maîtresse et les camarades (Classe 1, Billet 339, 27/05/21)

50Ces relations se tissent autour d’une tâche : partager, (se faire) aider, écouter, regarder, dessiner, visiter, voir…

  • C’est la sortie à Arras ! o[n] a vu beaucoup de choses j’ai ador[é] car c’est une sortie et que c’est sur la grande guerre. C’est aussi car on peu[t] partager la sortie entre amis. (Classe 1, Billet 347, 27/05/21)

51Les interactions sociales sont déclencheurs d’émotion (et donc du « moment spécial » consigné sur le billet). L’Autre peut alors être en position d’émetteur (l’élève auteur du billet assistant à la présentation d’une élève) ou de comparse (l’élève auteur faisant avec) du « moment spécial ». Le recours au pronom « on » désigne le collectif et vient appuyer le « partage », le faire avec…

  • Mon momment spécial a été quand on a fait la première visite du cimetière quand les délégué on[t] fait le discour car j’ai fahit pleurer (Classe 1, Billet 343, 27/05/21)

  • mon momment spécial a été quand Camille e[t] moi o[n] a décoré la boite car o[n] a trouvé de belles idées. (Classe 1, Billet 362, 28/05/21)

52L’Autre peut aussi être évoqué en tant que destinataire (ici indiqué à l’aide du pronom « quelqu’un »). Le déclencheur (la danse) est alors combiné à une intention de partage avec un public « participant abstrait » (Sorlin, 1992, p. 92). Dans l’exemple cité, l’interaction aura en effet lieu plus tard :

  • La danse car nous avons finaliser une surprise pour quelqun. (Classe 1, Billet 373, 28/05/21)

53L’enseignante est présente dans les billets des élèves, notamment lorsque ces derniers se réfèrent à ses choix pédagogiques et didactiques. Les billets envisagent alors les contenus, outils, supports, l’organisation du groupe, de ses modes de communication… Ici les présentations « roman coup de cœur », devant la classe, par un élève :

  • Dans la classe nous présentons des romans « Coup de cœur ». Aujourd’hui Pascaline a présenté son livre. J’aime beaucoup les présentation des élèves parce qu’on découvre des nouveaux livres. (Classe 2, Billet 115, 03/05/21)

54Ou encore, des supports et méthodes variés d’accès aux notions et savoirs : le visionnage d’un film, le jeu, le défi EurêkaMaths :

  • J’ai bien aimé le moment où l’on a fait un jeux sur la première germondiale. C’était drole, amusant, mais aussi instructif. (Classe 1, Billet 367, 28/05/21)

  • J’ai aimé le film d’histoire et L’eurekamath (Classe 2, Billet 310, 21/05/21)

55Au sein d’une même journée, des billets offrent des angles pluriels d’approche du vécu d’une même situation. Par exemple, l’élève qui présente un jeu à la classe repère ce moment comme « spécial », ceux qui l’ont écouté aussi...

  • C’est le moment o[ù] j’ais présent[é] le Mao : un Jeu de carte c’était hilarant comme mes camarades ne comprenait rien ! (Classe 2, Billet 295, 21/05/21)

  • Alors Nathanaël a présenter un jeu casse tête : pour comprendre les regles du jeu fallait jouer et je fesai[s] que rager. (Classe 2, Billet 293, 21/05/21)

56Aussi entrevoyons-nous, dans l’étude des billets (à l’échelle d’une même journée), les liens au sein de la classe : émission, réception, réciprocité, interdépendance, influence… Par ces liens se tissent une communauté, un groupe classe.

Continuité cognitive, sociale ou spatio-temporelle : transcrire les déconforts ou réconforts qui font apprendre

57Au-delà de la catégorie d’analyse « rapport à soi/rapport à l’autre », une autre catégorie relève du rapport à la continuité ou rupture de continuité, qu’elle soit cognitive, sociale ou spatio-temporelle. Elle se rapproche des « émotions épistémiques » de Pekrun (2014) dans le cas d’une rupture/continuité cognitive. Cette catégorie d’analyse est de nouveau transversale aux catégories de Järvenoga et Järvela (2005), dans le cas de ruptures/continuités spatio-temporelles. Il s’agit d’un angle d’analyse autour de la notion de « zone de confort », ou réconfort, et à l’inverse de déconfort (Barthes, 1973, p. 25-26).

Occurrences du paramètre réconfort dans les billets

58Ci-dessous, l’élève est confortée dans son identité de danseuse par le fait que le roman présenté parle d’une danseuse, ce qui peut être analysé comme la manifestation d’une continuité ou réconfort :

  • Le roma[n] que Pascaline a parler [ç]a s’appelle les pointe noir parce que j’aime bien cette histoir et [ç]a parle une danseuse et moi je suis une (Classe 2, Billet 117, 03/05/21)

59Dans cette catégorie, la continuité relève selon nous à la fois du cognitif et du soi, au sens où elle a un ancrage identitaire (exprimé par le « je » et le « moi »), dans les appétences de chacun, et cognitif, en lien avec les sujets d’étude scolaires (exprimées par les verbes « aimer »).

60La continuité ou absence de rupture peut être temporelle, comme dans l’exemple ci-dessous qui insiste sur la « journée » prise dans son intégralité (« toute ») :

  • J’ai adoré travaille[r] toute la journée sur la première guerre mondiale. (Classe 1, Billet 360, 28/05/21)

61La continuité ou absence de rupture peut-être sociale, comme on le voit dans l’exemple suivant, où le fait que le roman coup de cœur soit présenté par la « copine » semble apporter un réconfort (le pronom possessif « ma » est utilisé ainsi que le présentatif « c’est » qui opère une mise en relief (Rabatel, 2000)) :

  • Le roman coup de coeur de Pascaline car [c]e n’est pas tous les jours qu’il y a des roman coup de coeur et puis aussi le livre était intéressant (et c’est ma copine) (j’ai aim[é] aussi le conseil de classe mais il faut en choisir 1 des 2) (Classe 2, Billet 123, 03/05/21)

62Dans le cas de la « sortie à Arras », qui est par ailleurs présente dans tous les billets de la classe 1 en date du 27 mai, ce qui pourrait être perçu comme une disruption spatiale se révèle être un réconfort identitaire (pronom possessif « mon », verbe « retrouver », le préfixe « re » allant dans le sens d’une implication du sujet dans le procès (Weill, 2009)) :

  • Quand on [est] all[é] dans l’anneau de mémoire. [C]’était bien car [c]’était très grand et quand j’ai retrouvé mon [a]ncêtre XXXX (Classe 1, Billet 349, 27/05/21)

63Par ailleurs, le réconfort trouvé dans la sortie à Arras semble relever du cognitif, lorsqu’un élève « trouve » des liens entre des noms présents dans le cimetière et des éléments connus (Harry Potter) (Classe 1, Billet 353, 27/05/21). Pour ce qui est du système élèves-enseignant, il est à noter que l’enseignante parle d’Arras comme « la ville où [elle a] grandi », ce qui implique également une dimension identitaire pour elle dans cette visite, faisant écho à la recherche des ancêtres par les élèves.

Occurrences du paramètre irruption dans les billets

64Un exemple d’irruption au sens propre est présent dans les propos de ces élèves de la classe 2 (03/05/21), qui consignent l’incongruité de l’irruption d’une ou plusieurs mouches :

  • 2 mouches se faisait la guerre, l’une d’elle est resté sur la lampe et a cramé (BZZZZZZZ...) [les 7 lettres Z sont écrites avec effet miroir] (Billet 107)

  • J’ai vu des mouches se combattre en conseil de classe (Billet 121)

65Bien que le rapport direct entre l’irruption incongrue d’une mouche dans la classe et un apprentissage, quel qu’il soit, soit difficile à penser, il n’en reste pas moins que cet épisode est un des constituants du paysage émotionnel de la classe. Il a sans doute contribué à établir ou maintenir une atmosphère propre à la classe, en fonction de la manière dont l’épisode a été géré par l’enseignante et a été reçu par les élèves.

66L’irruption peut être cognitive, comme lorsque les élèves écrivent avoir « appris » ou découvert de nouvelles choses :

  • C’est quand nous avons fait histoire sur la première guerre mondiale car ça m[’]a appris plein de choses. (Classe 1, Billet 365, 28/05/21)

67La rupture est parfois temporelle avec une activité inhabituelle (sortie à Arras par exemple), ou avec la fin d’une activité, comme ici, qui par ailleurs était cause d’inconfort pour l’élève :

  • qand on a arrèté la danse car je déteste la danse (Classe 1, Billet 379, 28/05/21)

68La rupture temporelle est présente dans les propos de l’enseignante également, qui indique que le conseil de classe n’est pas un événement fréquent :

  • Nous n’en avions pas fait depuis un moment car nous étions précédemment sur de nombreux projets en éducation civique et les horaires pour ce domaine ne sont pas extensibles (Classe 2, Billet 132, 03/05/21)

69La rupture de continuité peut être spatiale, avec une irruption du « dehors » présente dans la possibilité de « sortie » évoquée en conseil de classe et relevée par un élève dans le billet ci-dessous :

  • J’ai bien aimer le conseil de classe car o[n] a parlé de sortie… (Classe 2, Billet 111, 03/05/21)

70Au-delà des catégories d’analyse abordées jusqu’ici, recoupant en partie les catégories proposées dans la littérature, ce sont maintenant les composantes du vécu émotionnel et les niveaux de littératie émotionnelle présents dans les modalités d’expression utilisées dans les billets qui sont présentées (nommer un déclencheur, une émotion, sa manifestation physiologique, nommer la « tendance à l’action » qui en découle, ou tous ces éléments à la fois).

71A travers ces exemples, pointe la nécessité de considérer les déclencheurs, émotions et modalités d’expression dans leurs combinaisons, degrés et résonances, et non plus seulement à l’échelle du billet individuel, pour commencer à esquisser un système à l’échelle de la classe.

Rendre visible un paysage émotionnel complexe : l’émoscope

72Bien que les émotions soient des « processus situés » et qu’une même situation renvoie à « des ressentis différents » (Cuisinier et Pons, 2011, p. 3), il est possible de dresser un paysage global en prenant en compte les combinaisons individuelles de déclencheurs et d’expression de ces déclencheurs, et en les contrastant, à l’échelle d’une journée. Pour ce faire, la journée du 3 mai dans la classe 2 a été sélectionnée, car un événement y fait quasi l’unanimité (l’exposé de Pascaline est cité dans 16 billets sur les 26 recueillis ce jour-là), ce qui permet d’étudier la diversité des verbalisations autour d’un même déclencheur. Le tableau ci-dessous reprend une sélection de billets pour lesquels, à partir des résultats présentés dans les sections précédentes. Sont mis en évidence : déclencheurs (événement et catégorie) et modalités de verbalisation du « moment spécial » (composante du processus évaluatif et émotion). Ce travail montre que tous ces paramètres ne sont pas forcément instanciés dans chaque billet.

Tableau 1 : Exemples de combinaisons et spécifications de déclencheurs et de modalités de verbalisation

73Les combinaisons et spécifications se repèrent à l’échelle d’un billet. Un billet peut en effet mentionner plusieurs événements déclencheurs (125). Pour un même événement, un billet peut mentionner une qualification positive renvoyant potentiellement à plusieurs émotions ou à une émotion ambiguë (123). Dans un même billet (116), il peut y avoir présence des catégories rupture/continuité et rapport à autrui. Les combinaisons et spécifications se distinguent également dans la comparaison inter-billets. Du point de vue des modalités de verbalisation, pour un même événement, il peut y avoir verbalisation d’une émotion (123) ou pas (125), et présence (116) ou non (125) de la composante évaluative.

74Isoler un événement déclencheur du point de vue de l’analyse est fait par commodité, mais il s’agit bien souvent d’un vécu complexe qui est à l’origine du caractère spécial attribué au moment.

75Les analyses ci-dessus tendent donc à montrer que la technique des billets « moments spéciaux » est à même de récolter des traces du vécu émotionnel dans une classe, et de témoigner d’un enchâssement de déclencheurs et de modalités de verbalisation. Pour aller plus loin, une représentation graphique est proposée, montrant des combinaisons de déclencheurs à l’échelle individuelle (le billet) et globale (les billets de l’ensemble de la classe, pour une même journée) : le terme « émoscope » est choisi pour nommer cette représentation car elle permet de visualiser les émotions verbalisées dans les billets sur une journée, le suffixe -scope servant à former des noms d’instruments et d’appareils d’observation (Le Grand Robert de la langue française, 2022).

  • 5 Le chronotope proposé par Develotte et al. (2021) : http://ateliers.sens-public.org/fabrique-de- (...)

76Cette représentation graphique est inspirée de Develotte et al. (2021)5 et des cartographies sensibles (Gaujal, 2021).

77L’émoscope est une roue construite à partir des dimensions présentes dans le tableau ci-dessus :

  • à l’horizontale du tableau, à l’échelle du billet et de l’individu correspond une portion. Sur celle-ci, l’événement est visualisé par une couleur. Le verbatim de l’émotion, lorsque cette dernière est verbalisée dans le billet, apparaît dans une bulle. L’émotion fondamentale associée est représentée par un mot clé. La catégorie de déclencheur est représentée par un symbole. La mention d’une composante du processus évaluatif, si elle existe dans le billet, est indiquée par une flèche.

  • à la verticale du tableau, à l’échelle d’une même journée pour toute la classe, correspond le cercle dans son ensemble, qui symbolise l’expérience commune de la journée de classe, composée des expériences individuelles. Les couleurs permettent de visualiser la variabilité des déclencheurs et les éventuelles coïncidences entre ceux-ci.

78Ci-après, une proposition d’émoscope pour la journée du 3 mai dans la Classe 2.

Figure 5 : Emoscope pour la journée du 3 mai 2021, Classe 2 (inspiré de Develotte et al., 2021)

79La représentation graphique ci-dessus offre, en un regard, une appréhension globale et synthétique du paysage émotionnel de la classe à l’échelle d’une journée. La visualisation facilite l’analyse comparative, en permettant, par exemple, de repérer des billets plus (116) ou moins (119) fournis du point de vue de la verbalisation. L’émoscope confirme le consensus autour d’un événement déclencheur (l’exposé) et l’émotion verbalisée (principalement de la joie). Il révèle aussi les cas minoritaires, comme l’absence de « moment spécial » (108) ou la détresse (relative) (122). Cette dernière qui aurait pu paraître anecdotique car minoritaire (1 billet sur 26), est mise en relief et pointe vers la partie immergée du vécu émotionnel des élèves.

Discussion

80En Introduction, nous avancions que notre corpus de billets « moments spéciaux » permettrait à la fois d’accéder aux états émotionnels des élèves - et de leurs enseignantes - à travers leur verbalisation, et d’interroger la méthodologie à même de les recueillir. Au terme de ces analyses, nous abordons les traces que portent les billets du caractère distribué de la littératie émotionnelle et rédactionnelle des élèves, mais également l’intérêt et le potentiel de la boîte à moments spéciaux et de l’émoscope pour le processus d’enseignement-apprentissage et comme outils de recherche.

Transcrire les émotions et leurs processus associés : des billets contrastés pour une littératie émotionnelle distribuée

81Si l’écriture d’un billet demande à l’élève de repérer une saillance dans son quotidien, le caractère spécial de cette saillance s’ancre dans l’expérience et l’émotion éprouvée (Bourgeois et al. 2013 ; Ria et Récopé, 2005). Le caractère contrasté des billets tient donc au rapport que leur contenu entretient aux émotions et aux processus dans lesquels elles s’inscrivent (évaluer une situation, en préciser la signification, relier à l’intention et l’action, subjectivement). La variété et la sélection des composantes de ces processus émotionnels d’évaluation et de mise en sens dans l’écriture des billets dépendent de chaque élève, de même que les modalités d’expression du « moment spécial », en lien avec la littératie émotionnelle. En effet, les billets donnent à lire différentes formes (dans l’identification, la compréhension, l’explicitation, l’usage des émotions) et degrés de verbalisation.

82La boîte à « moments spéciaux » recueille en effet des données autour des composantes « motivationnelle » et « de sentiment subjectif » repérées par Audrin (2020, p. 6). Dans l’exemple suivant, l’élève évalue positivement une situation puis exprime une « tendance à l’action » (ibid.), en formulant une envie :

  • Aujourd’hui Pascaline a présenter un livre (les pointes noires) j’aime la façon dont elle l[’]a présenter il me donne envie de le lire. (Classe 2, Billet 128, 03/05/21)

83Une autre forme d’évaluation apparaît dans des billets se présentant telle une « synthèse » de la perception des multiples changements face à une situation (Audrin, 2020, p. 6). Ainsi, dans un même billet, plusieurs déclencheurs convergent vers l’attribution de son caractère « spécial » à la situation retenue : des lieux (les « cimetières »), une intention (« pour parler »), des indices physiologiques (« frissonner »), une qualification de l’émotion (« bien aimé »), une temporalité (« quand »).

  • Mon moment spéciale c’est quand on est allé au cimetiére Français à Arras pour parler de la grande guerre. J’ai bien aimer aussi quand on est aller à l’aneau de mémoire et dans les tranchées. Les cimetiére m’ont fait (frissoner). (Classe 1, Billet 352, 27/05/21)

84Le plus souvent, l’émotion elle-même n’est pas nommée (bien que parfois repérable au travers de « marqueurs émotionnels » (Bernard, 2015, par. 43), ni sa manifestation physiologique. Ce sont plutôt les circonstances dans lesquelles le « moment spécial » a été identifié qui sont verbalisées par l’élève. Cependant, certains billets recueillent des indices de la composante « physiologique » et/ou « d’expression motrice » (Audrin, 2020, p. 3). Les verbalisations désignent alors une manifestation physique (telle que la détente) et/ou expressive (comme le frisson ci-dessus) de l’émotion :

  • C’est quand Pascaline a présenté son roman coup de [cœur dessiné]. J’adore lire et le livre qu’elle a présenté m’a fait trop envie ! ! ! ! Ça m’a détendu. (Classe 2, Billet 116, 03/05/21)

  • La récréation car nous avons eu des bonbons et ils étaient bons. (Classe 2, Billet 312, 21/05/21)

85Ainsi retrouvons-nous, dans ces billets, la dimension sensible de l’expérience, soit « les sens de la sensorialité́, le(s) sens qui en découle(nt), la connaissance qui y est associée, dans l’expérience même et à partir d’elle » (Necker et Filiod, 2014, p. 97), témoignant du maillage émotion, cognition, mouvement (Cerclet, 2008 ; Wilson et Foglia, 2017).

86L’analyse des billets sous l’angle de la forme et du degré de verbalisation du « moment spécial » en lien avec la littératie émotionnelle révèle des contrastes inter-billets et une gradation de la verbalisation. Ainsi, le 28 mai, pour un même temps d’enseignement-apprentissage, un élève nomme le déclencheur (une discipline) : « c’est l’histoire » (Classe 1, Billet 375). D’autres décrivent (une situation, des faits, des actions) : « Aujourd’hui on a fait [le cahier] de la grande guerre on a calquer on [a] colorier e[t] voilà aurevoir Sophie [smiley]. » (Classe 1, Billet 374). D’autres élèves transcrivent ce qu’ils ont éprouvé dans cette situation et attribuent une valeur à la situation : « j’ai aimé quand on a fait histoir » (Classe 1, Billet 372). D’autres, enfin, argumentent l’attribution de cette valeur à ce déclencheur : « C’est quand o[n] a travaillé sur la grande guerre car c’est super intéressant et passionnant c’est aussi très amusant » (Classe 1, Billet 363). La verbalisation définitive du « moment spécial » résulte de choix - conscients et/ou non - opérés par les élèves.

87Les données recueillies ne nous permettent pas d’expliquer les contrastes et la gradation observées qui peuvent relever des compétences en littératie émotionnelle de l’élève, de ses compétences rédactionnelles, ou d’une décision au moment de l’écriture du billet. La grande diversité des réponses sur une journée et sur la totalité du recueil, si elle pointe des compétences variées chez les élèves, est selon nous un autre signe de la robustesse du dispositif. En effet, quel que soit le niveau de littératie rédactionnelle et émotionnelle de l’élève, le moment peut être balisé par la production d’un billet. Pour certains élèves, la formulation elle-même du billet fournit des éléments d’analyse supplémentaires, mais la validité du dispositif ne repose pas principalement sur la capacité des élèves à verbaliser finement des émotions, même s’il met en lumière des différences entre élèves de ce point de vue.

Le potentiel de la boîte à moments spéciaux et de l’émoscope du point de vue pédagogique

88La présence massive et partagée (élèves-enseignante) de la catégorie rupture/continuité dans l’émoscope nous semble à explorer plus avant du point de vue de l’apprentissage puisque la surprise est associée à celui-ci (Foster et Keane, 2019). Cette mise en mouvement cognitive est ainsi décrite par Decron (2005) :

« Lorsque l’un des acteurs de la classe amène de la surprise, il met les autres en rapport avec un horizon de savoir non encore intégré, mais dont il pressent qu’il pourra faire sens grâce au travail de réflexion du groupe, des pairs » (p. 47).

89Quant à la continuité, elle semble pouvoir être associée à la sécurité affective indispensable à l’apprentissage (Immordino-Yang et al., 2019). A ce sujet, les billets récoltés rendent principalement compte de moments valorisés positivement. Mais un billet tel que le suivant semble bien pointer vers la partie négative immergée des émotions qui ne fait qu’affleurer dans les billets récoltés : « C’est l’évaluation j’ai peur de ne pas avoir assez réviser et avoir une mauvaise note, m[e]s parents n’aime pas ça. » (Classe 2, Billet 122, 03/05/21). Toutefois, Pekrun (2014) indique que les émotions positives ne profitent pas toujours à l’apprentissage, et que les émotions déplaisantes ne l’empêchent pas toujours, mais que pour la grande majorité des apprenants, le plaisir dans l’apprentissage est bénéfique, alors que l’ennui, l’anxiété, la honte et le sentiment d’impuissance ont des effets négatifs. Il précise également qu’au-delà des effets des émotions, elles ont une importance intrinsèque dans le processus d’enseignement-apprentissage en tant que constitutives des individus.

90Dans une perspective d’adaptation de ce dispositif (de boîte à moments spéciaux) et d’outil (émoscope) dans une classe par l’enseignant, l’écriture de billets présente un intérêt dans le développement des compétences psychosociales d’ordre émotionnel : prise de conscience de ses émotions et régulation de celles-ci (Lamboy, 2021) ; et ce en lien avec le développement des connaissances et des compétences associées à la littératie émotionnelle (Goyette, 2018). La visualisation du paysage émotionnel d’une journée de classe offrirait alors à l’enseignant un outil pour engager ces prises de conscience, ces régulations, les sous-tendre et les accompagner. En outre, déposer un moment spécial (le sien) sur un billet, de façon anonyme, offre un espace de liberté et d’expression à l’élève, où il peut consigner quelque chose d’important, pouvant s’apparenter à une satisfaction ou une insatisfaction révélant elle-même un besoin (Cuisinier et Pons, 2011 ; Heutte, 2017 ; Schneider et al., 2015). La qualité de vie à l’école, le bien-être des élèves et des enseignants ne tiennent pas à la seule qualité des relations et prise en compte des émotions qui les tissent et les suivent (Florin et Guimard, 2017 ; OCDE, 2018 ; Rascle et Bergugnat, 2016)). Mais, par l’identification des déclencheurs et des émotions associées, en qualifiant ce qui a pu « compter » pour les élèves et les enseignantes au cours d’une journée, nous accédons à des déterminants du bien-être subjectif des acteurs d’une classe.

Retour sur la méthodologie et développements possibles

91Le caractère exploratoire de la méthodologie de la boîte à « moments spéciaux » invite à discuter de son potentiel dans l’étude systémique des émotions en classe.

92Tout d’abord le choix du terme utilisé pour qualifier le moment à consigner peut être interrogé. La quasi-absence de moments négatifs pourrait être liée à la connotation plutôt positive en français du terme « spécial ». Une consigne modifiée offrirait une ouverture à des moments ressentis comme moins agréables. Cependant, élèves et enseignants se saisiraient-ils de cette possibilité ? Cette question soulève celle de la place accordée à l’expression d’émotions contrastées au sein de l’institution scolaire et/ou dans le cadre d’un recueil de données de recherche (Mercklé et Octobre, 2015). D’autre part, dans la mesure où c’est l’enseignante qui déroule le protocole de recherche, on peut interroger le biais de désirabilité qui pousserait les élèves à mentionner plutôt des moments agréables. Mais l’implication de l’enseignante est une composante méthodologique assumée qui vise à transférer du pouvoir d’agir aux acteurs.

93Les billets récoltés sont datés, permettant ainsi de reconstruire un émoscope quotidien, paysage émotionnel situé de la journée. Dans une perspective diachronique, des émoscopes pourraient être générés sur une période donnée (une semaine, un mois…), à des moments clés de l’année (la rentrée, la restitution d’un projet de classe…), par exemple. Le chercheur pourrait alors utiliser un carnet de billets individuels singularisés par un code d’anonymat afin d’attribuer une série de billets à un même élève sur toute la durée du recueil. Que ce soit dans une perspective individuelle ou collective, le code d’anonymat permettrait un axe d’analyse diachronique qui pourrait être l’évolution, au fil des jours et des déclencheurs, du nombre de mots par billet et par jour, entre autres. Un autre axe d’analyse permis par le code d’anonymat serait le genre des élèves, susceptible, comme d’autres variables sociologiques, d’influencer le contenu, la forme des billets mais également les processus évaluatifs émotionnels (Petiot et Desbiens, 2021).

94La façon dont les élèves et les enseignantes s’approprient l’élaboration du billet serait à questionner. De nouvelles recherches pourraient en effet considérer le sens des billets vides déposés dans la boîte, les différentes façons de plier le billet, le choix du stylo, des couleurs, de la ponctuation, la présence de dessins, d’émoticônes, etc. Enfin, au 21ème siècle, la pertinence du format papier pour cette collecte de données peut être questionnée. L’enregistrement de messages vocaux, par exemple, fournirait de riches indices d’émotions dans la voix et les intonations. En complément de l’analyse des propos énoncés et de la voix, d’autres données pourraient être recueillies en proposant aux acteurs de passer dans une sorte de photomaton où ils pourraient déposer leur message en vidéo, avec pour le chercheur une possibilité d’analyse faciale (avec des logiciels comme FaceReader), en suivant toutes les précautions éthiques attenantes.

Conclusion : l’émoscope, de la recherche à une utilisation pour la classe et la formation des enseignants

95Dans un contexte où la place et le rôle des émotions dans les processus d’enseignement-apprentissage et la qualité de vie à l’école sont reconnus par tous les acteurs, l’intérêt de cette recherche réside dans la mise en visibilité d’un paysage émotionnel situé et systémique. Cette recherche exploratoire a montré le potentiel de l’outil que nous avons nommé émoscope, pour une représentation systémique de l’expérience vécue au sein d’une classe, et le caractère heuristique de l’accès aux émotions par la verbalisation des moments spéciaux. Le dispositif « moments spéciaux » était en effet destiné à explorer le lien entre les moments notables pour les élèves et les enseignantes, et les émotions. L’émoscope permet de mettre en visibilité ce lien : les moments spéciaux indiqués par les élèves nous semblent en effet liés à des émotions, telles que nous les avons catégorisées plus haut. Cette représentation graphique met en évidence à la fois le singulier et le consensus, matérialisant ainsi la subjectivité, la réciprocité et la relativité des processus évaluatifs constitutif des émotions. Pour une même chronologie de journée de classe, les saillances (l’extraction du « moment spécial ») pourront être partagées, ou pas, qualifiées par une même valeur, ou pas.

96Le dispositif de boîte à moments spéciaux et la représentation émoscopique révèlent des compétences psychosociales - en cours d’acquisition ou à développer - au sein d’une classe. Les résultats ont ainsi mis en évidence la place que les « relations à… » pouvaient tenir dans les « moments spéciaux » vécus en classe. Les billets exposent une « relation à soi » témoignant de compétences cognitives de « conscience de soi » : auto-évaluation, connaissance et attention à soi (Lamboy, 2021). Les analyses montrent que les moments intenses engagent également des compétences sociales, telles que le développement de « relations constructives » (ibid.). Or, ces compétences psychosociales contribuent favorablement au bien-être (ibid. ; Florin et Guimard, 2017 ; OCDE, 2018).

97Au terme de notre exploration, l’émoscope semble aussi pouvoir être un outil de formation des enseignants. Intervenant toutes trois dans la formation des enseignants, notre positionnement de chercheuses est en effet impliqué : par la qualification d’une expérience, nous souhaitons proposer aux acteurs de terrain des leviers de transformation et en retour améliorer notre regard de chercheuse grâce au dialogue avec l’enseignant et ses élèves. L’étude d’émoscopes variés en formation d’enseignant irait dans le sens d’une conscientisation de la systémie émotionnelle et de l’empathie nécessaire à son appréhension. En procédant de cette manière, on pourrait explorer la question des émotions des élèves comme indicateurs de progression dans les apprentissages, ou le rôle des émotions dans les choix didactiques et pédagogiques et dans le suivi de la qualité de vie à l’école.

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Bibliographie

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Notes

1 Le masculin est utilisé lorsque nous évoquons la population enseignante dans son ensemble, le féminin lorsque nous nous référons à notre échantillon. Les données recueillies ne distinguent pas les élèves de sexe masculin et féminin, le masculin sera donc employé, sauf exception.

2 www.usep-sport-sante.org/OUTILS-AS/AS3/CD/outils2011/C-V-2-REGLETTE_DU_PLAISIR.html

3 Les billets sont transcrits littéralement. Ils ont été repris lorsque l’orthographe ou la syntaxe contraignent trop la lecture.

4 Les prénoms et noms ont été modifiés, excepté celui de la chercheuse.

5 Le chronotope proposé par Develotte et al. (2021) : http://ateliers.sens-public.org/fabrique-de-l-interaction-parmi-les-ecrans/chapitre1.html#image-c1Fig3ChronotopeSeance1Amelie

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Table des illustrations

Légende Figure 1 : The octopus evaluation tool, proposé par Pringle et al. (2018, p. 349)
URL http://journals.openedition.org/trema/docannexe/image/7454/img-1.png
Fichier image/png, 122k
Légende Figure 2 : Réglette des émotions, proposée par Osadczuk et al. (2012, p. 31)
URL http://journals.openedition.org/trema/docannexe/image/7454/img-2.png
Fichier image/png, 19k
Légende Figure 4 : Photo des billets mis à disposition et de la boîte « moments spéciaux » dans la Classe 1
URL http://journals.openedition.org/trema/docannexe/image/7454/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 16k
Légende Tableau 1 : Exemples de combinaisons et spécifications de déclencheurs et de modalités de verbalisation
URL http://journals.openedition.org/trema/docannexe/image/7454/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 200k
Légende Figure 5 : Emoscope pour la journée du 3 mai 2021, Classe 2 (inspiré de Develotte et al., 2021)
URL http://journals.openedition.org/trema/docannexe/image/7454/img-5.png
Fichier image/png, 699k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Sophie Necker, Joséphine Rémon et Emilie Magnat, « L’accès aux émotions à l’école : de la boîte à « moments spéciaux » à l’émoscope »Tréma [En ligne], 57 | 2022, mis en ligne le 01 mai 2022, consulté le 26 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/trema/7454 ; DOI : https://doi.org/10.4000/trema.7454

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Auteurs

Sophie Necker

INSPÉ Lille HdF, Université de Lille, Laboratoire CIREL ULR 4354

Joséphine Rémon

Université Lyon2, Laboratoire ICAR UMR 5191

Emilie Magnat

Université Lyon2, Laboratoire ICAR UMR 5191

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Droits d’auteur

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