Réfléchir sur la place, le rôle et les méthodes de l’histoire de l’éducation semble opportun pour plusieurs raisons.
La première, c’est qu’en France, les débuts des travaux en science de l’éducation, à la fin du XIXe siècle, ont été marqués, sinon par la place centrale accordée à l’histoire de l’éducation, du moins par l’idée d’un rôle incontournable (Gautherin, 2002). Il n’est que d’évoquer L’histoire critique des doctrines de l’éducation en France de Gabriel Compayré (1879), ou encore la place des articles de nature historique dans le Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire dirigé par Ferdinand Buisson (1887). Cette place se retrouve alors dans la formation des enseignants. Pour l’enseignement secondaire, quand, en 1904, est instauré le stage d’agrégation, celui-ci comprend des conférences théoriques, au premier rang desquelles l’histoire du système éducatif : on sait que c’est de ces conférences qu’est issu l’ouvrage d’Émile Durkheim sur L’évolution pédagogique en France (1938). Se pose de ce fait une première question : l’histoire de l’éducation conserve-t-elle la place et le statut qu’elle avait lors de la fondation de l’école républicaine ?
Au XIXe siècle, nombre des premiers travaux des historiens français de l’enseignement proposaient une histoire idéologique visant d’abord à comprendre la rupture révolutionnaire, puis à justifier les réformes républicaines, en élaborant un récit suggérant la liaison entre État républicain et école émancipatrice comme fin de l’histoire (Gerbod, 1985 ; Poucet, 2019). De ce fait, on doit se demander non seulement si l’historiographie de l’éducation a dépassé cette vision emprunte de téléologie, mais encore si elle s’est libérée de toute considération idéologique. S’il existe de nos jours un discours nostalgique d’un prétendu « âge d’or », on pourrait dire inversement que la dénonciation des manques de l’école républicaine peut asseoir un discours réformateur, ou servir à conforter telle ou telle cause sociétale.
L’heure est aujourd’hui à « l’injonction à l’interdisciplinarité » (Wittorski, 2016). Au demeurant, en dehors de toute mode, la question de l’interdisciplinarité est incontournable dans le champ des sciences de l’éducation, qui comprend plusieurs disciplines contributives. En France, les premiers titulaires des chaires de science de l’éducation, tel Henri Marion, étaient des philosophes de formation, mais leurs écrits mêlaient histoire, philosophie, psychologie et bien sûr sociologie avec Durkheim. Faut-il continuer dans cette voie, qui, par la suite, a encore été illustrée par Philippe Meirieu ? Ou bien faut-il considérer, avec Viviane Isambert-Jamati, que les sciences de l’éducation sont plurielles et que « dans un département de sciences de l’éducation, chacun doit enseigner sa discipline (sociologie, psychologie, philosophie, etc.) avec pour objet l’éducation, et doit poursuivre ses recherches dans sa discipline » (2003) ?
L’injonction de plus en plus fréquente à dépasser les replis disciplinaires engage par ailleurs une réflexion à la fois sur le domaine de l’histoire de l’éducation et sur ses méthodes.
La question en fait est double. Elle porte d’abord sur les différentes manières de faire l’histoire de l’éducation. Ont longtemps coexisté une histoire des doctrines pédagogiques, centrée sur les idées et les œuvres, et une histoire institutionnelle destinée notamment à la formation des enseignants (Jacquet-Francillon, 2009). En 1968, la publication du fameux ouvrage d’Antoine Prost Histoire de l’enseignement en France, 1800-1967 a contribué à fonder une histoire sociale de l’éducation, dans laquelle s’est ensuite reconnue la revue Histoire de l’éducation. L’histoire sociale de l’éducation entend dès lors se distinguer de l’histoire des idées pédagogiques. Mais peut-on continuer à opposer sommairement ces deux manières de faire de l’histoire, alors que chacune a évolué ? L’histoire des idées pédagogiques suit-elle encore le modèle de Gabriel Compayré, c’est-à-dire une histoire qui vise à dégager les vérités intemporelles propres à chaque système, ce qui constitue une « histoire pédagogique pilotée par l’aval », dans une sorte de « téléologie laïque » (Vergnioux, 2009) ? Inversement, le tournant culturel de l’histoire, et celui de l’histoire sociale en particulier, qui tend à associer représentations et pratiques (Kalifa, 2010), n’a-t-il pas contribué à porter un autre regard sur l’histoire des idées pédagogiques ? Dans le dépassement des oppositions, quel rôle joue l’Association transdisciplinaire pour les recherches historiques sur l’éducation (ATRHÉ), née en 2011 ?
Dans la mesure où l’histoire des idées pédagogique a été faite au départ par des philosophes, ce questionnement conduit à s’interroger sur les relations entre histoire et philosophie. Non seulement les historiens sont souvent sceptiques devant les diverses « philosophies de l’histoire », mais encore ils sont souvent perplexes devant une histoire de la philosophie qui, à leurs yeux, a coutume de faire dialoguer des philosophes d’époques différentes hors de tout contexte historique. Mais ces stéréotypes ne sont-ils pas dépassés, à l’heure d’une « histoire intellectuelle » (Dosse, 2010) qui prétend désormais éviter les pièges d’une histoire internalistes des idées, s’intéresse à l’appropriation de ces idées et est fortement attentive aux contextes et à la singularité des situations historiques ?
La question du dialogue entre disciplines, cependant, porte davantage sur les liens entre histoire et sociologie. Jean-Claude Passeron note certes que « sociologie et histoire se sont influencées plus directement dans leurs travaux et leurs problématiques touchant à l'enseignement qu'en d'autres domaines » (Passeron & Prost, 1990). Toutefois, historiquement, les tensions ont été régulières entre ces deux disciplines (Chazel, 1998). Les sociologues reprochent fréquemment aux historiens de se complaire dans de vaines accumulations érudites dépourvues de sens. Inversement, certains historiens disent leur défiance devant les généralisations spéculatives des sociologues et récusent le point de vue « surplombant » de la sociologie historique. La diffusion de la notion de « socio-histoire » modifie-t-elle la donne (Losego et al., 2016) ? En existe-t-il au reste une conception unique, alors que s’y reconnaissent des historiens, des sociologues et des politistes (Noiriel, 2006 ; Buton et Mariot, 2009) ?
Reste une question : à quoi sert l’histoire de l’éducation ? A-t-elle une utilité – et doit-elle en avoir une ? À vrai dire, cette question ne se pose pas seulement pour l’histoire de l’éducation. Cependant, la question lui est plus souvent posée. Se contenter du lieu commun selon lequel l’histoire permet de comprendre le présent serait une facilité. Au reste, Antoine Prost renverse un peu les choses, en estimant que l’histoire sert plutôt à démystifier le passé, un passé soit idéalisé, soit chargé de tous les maux (Prost, 2014). Mais la question est en fait de savoir si et de quelle manière l’histoire de l’éducation peut éclairer les politiques éducatives. Cette question ne peut pas ne pas être posée dans un pays comme la France, où l’histoire joue un rôle plus important qu’ailleurs (Prost, 1996), où des ministres, tel Vincent Peillon, reconnaissent y puiser une source d’inspiration, et où un directeur de cabinet du ministre de l’Éducation nationale, Christophe Kerrero, publie un ouvrage proposant sa vision des politiques éducatives à mener en s’attachant à « remonter aux sources pour mieux comprendre les ruptures d’aujourd’hui » (2016).
Les politiques éducatives peuvent se déployer à différentes échelles. Les mouvements pédagogiques inspirent eux-mêmes des actions éducatives et l’on doit se demander si la recherche en histoire de l'éducation offre un regard sur le passé qui peut contribuer à éclairer la réflexion de ces mouvements, dans leur diversité.