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Retour sur le parcours de recherche d’un outsider.
Pour une socio-histoire institutionnelle de l’éducation

Antoine Savoye

Résumés

L’auteur revient sur son expérience de chercheur en histoire de l’éducation. Il expose sa conception de la recherche socio-historique et précise quels « cadres sociaux » lui ont permis de la forger et de l’appliquer à l’étude du mouvement d’« éducation nouvelle » au 20e siècle. Il suggère en conclusion quelles directions de recherche la socio-histoire de l’éducation pourrait suivre aujourd’hui.

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Texte intégral

Je remercie Laurence Gavarini pour sa lecture attentive et critique.

  • 1  Notion forgée par Georges Gurvitch (1959) pour la « mise en perspective sociologique de la sociolo (...)
  • 2  « J’ai la mémoire qui flanche. J’me souviens plus très bien » chantait Jeanne Moreau. D’où la néce (...)

1Il est toujours redoutable de proposer à un vétéran d’ouvrir la boîte à souvenirs (ego-histoire). Négligeant l’avertissement que « le moi est haïssable », j’ai relié les deux, l’épistémologique et le biographique. Je reviens dans les pages qui suivent sur mon expérience de chercheur afin d’exposer ma conception de la recherche historique et rappeler qu’elle a été imaginée en vue de contribuer à l’histoire de la sociologie avant d’être transposée dans le domaine de l’histoire de l’éducation. Puis, je précise quels furent (et quels sont encore pour certains) les principaux « cadres sociaux de la connaissance »1 qui m’ont permis de contribuer à une socio-histoire de l’éducation. L’Association transdisciplinaire pour les recherches historiques sur l’éducation (Atrhe) est l’un d’eux. Je m’attarde sur sa formation sans prétendre du tout en faire l’histoire qui reste à écrire. Enfin, j’évoque en conclusion quelles directions de recherche la socio-histoire de l’éducation pourrait suivre aujourd’hui. Tout en étant appuyé sur des faits vérifiés et vérifiables2, cet article reste une vision personnelle et l’on pourra me reprocher de « voir midi à ma porte ». Que le lecteur me pardonne si je n’ai pu éviter de verser par trop dans l’égotisme d’un outsider à l’écart des main streams de la sociologie comme de l’histoire de l’éducation.

Genèse d’une orientation théorique et méthodologique

  • 3  Plus précisément, j’envisageais, après la sociologie, d’ouvrir un chantier de recherches consacrée (...)
  • 4  Cet investissement principal en histoire des sciences sociales n’était pas exclusif d’incursions e (...)
  • 5  L’analyse institutionnelle est une théorie et une méthode de recherche conçue par René Lourau et G (...)
  • 6  On en trouve une première formulation dans A. Savoye (1988). Elle est antérieure aux conceptions d (...)

2En 1996, en conclusion de mon mémoire pour l’HDR, j’annonçais consacrer désormais une part de mon activité de recherche à l’histoire de l’éducation (Savoye, 1996)3. Tardive vocation ? En fait, je prévoyais transférer au domaine de l’éducation a des compétences acquises en histoire des sciences sociales depuis une douzaine d’années4. J’avais, au cours de cette période, conçu une démarche de recherche qui conciliait l’analyse institutionnelle5 avec ma propension à l’étude du passé. Cette démarche que je dénommais « socio-histoire », je l’entendais de deux façons6 :

  • 7  J’ignorais alors – H. Lefebvre qui se réfère uniquement à Marx comme source de sa méthode ne l’évo (...)

3a) soit comme la mise en perspective historique d’une réalité contemporaine c’est-à-dire la tentative de relier, pour mieux la comprendre, une réalité présente au passé dans lequel elle s’origine et qui l’a générée. Cette version de la socio-histoire était étayée par les travaux d’Henri Lefebvre (1970) où le philosophe et sociologue définit une « méthode régressive-progressive » 7. Saluée en son temps pour sa pertinence par Jean-Paul Sartre (1960), cette méthode est ambitieuse puisqu’il ne s’agit pas moins que d’associer une recherche sur le contemporain à celle du passé, être à la fois sociologue et historien, ce que H. Lefebvre a fait pour son étude des communautés paysannes pyrénéennes de la vallée de Campan.

  • 8  On pourrait aussi adopter pour cette seconde acception le terme de « paléosociologie » en s’inspir (...)

4b) soit comme l’étude d’une réalité passée avec les outils de la sociologie8, en l’occurrence, pour ce qui me concerne, ceux de l’analyse institutionnelle avec ses concepts centraux que sont, d’une part, l’institution et sa dialectique en trois moments (institué/instituant/institutionnalisation) et, d’autre part, l’implication, concept proche de celui de réflexivité proposé par Pierre Bourdieu ou de « connaissance située » de Donna Haraway.

Les difficultés d’une socio-histoire régressive-progressive

  • 9  Histoire que je faisais remonter au premier XIXe siècle et à la mission économique de l’Académie d (...)
  • 10  Bien que René Lourau (1981, 1997) ait toujours cherché à connecter le passé et le présent et m’ait (...)
  • 11  Déjà Taine, philosophe et historien, ne voulait-il pas comprendre la France contemporaine, la sien (...)

5À l’usage, la première acception de la socio-histoire s’est révélée difficile à mettre en œuvre, tant son projet est à rebours de la division du travail scientifique entre spécialistes du présent (les sociologues) et du passé (les historiens), toutefois moins marquée aujourd’hui. L’écho rencontré par ma thèse Genèse de la sociologie d’intervention (Savoye, 1979), exemple d’une socio-histoire régressive-progressive prenant, sur un siècle et demi, la sociologie empirique pour objet, avait été déjà le signe de la difficulté à dépasser cette division. Cette thèse invitait implicitement les praticiens de la sociologie et de la psychosociologie du changement social, de Touraine à Dubost, à penser leur pratique scientifique et ses enjeux au regard d’une histoire longue9, ceux-ci ne l’ont guère entendu. Et si elle a reçu un accueil intéressé de la part des historiens des sciences humaines, c’est exclusivement pour sa partie consacrée à Le Play et son école, isolée de la démonstration d’ensemble connectant passé et présent. En bref, la jonction entre examen du présent et analyse du passé telle que je l’avais tentée, ne faisait pas sens, sociologues, d’un côté, historiens, de l’autre, restant cantonnés à leur espace-temps habituel. Peu de mes collègues du courant de l’analyse institutionnelle ont adopté la perspective d’éclairer le présent par le passé10, cette vieille lune des historiens11 à laquelle je crois toujours, à condition d’inclure sa réciproque. J’ai pourtant persévéré quelques temps à la recherche du mode opératoire pertinent de cette version de la socio-histoire qui relève de la recherche-action compréhensive. Ainsi, avec Bernard Kalaora, alors sociologue à l’Inra, après avoir étudié les rapports que l’administration forestière entretenait au XIXe siècle avec les populations locales des districts qu’elle administrait, notamment en zone de montagne (Kalaora & Savoye, 1986), nous avons soumis les résultats de notre recherche historique aux actuels forestiers responsables de la RTM (restauration des terrains de montagne). Certains se sont identifiés à leurs lointains prédécesseurs. Dans l’action de ces derniers cherchant à concilier sauvegarde du patrimoine forestier et intérêt des populations pastorales au lieu de sacrifier brutalement l’un à l’autre, ils ont retrouvé une problématique à laquelle eux-mêmes étaient confrontés, dans les termes d’aujourd’hui évidemment. Ainsi, le passé restitué par l’histoire prenait sens activement pour le présent.

  • 12  Cette continuation devrait être enrichie de la réflexion à laquelle ont donné lieu l’« histoire im (...)
  • 13  Pour la distinguer de la sociologie historique de Pierre Bourdieu qu’il dit « armée du mode de pen (...)

6Il aurait été possible d’entreprendre d’autres recherches socio-historiques régressives-progressives, plus systématiques où le retour vers le présent aurait été explicitement prévu dans le projet de recherche, ce qui n’était pas le cas dans l’exemple ci-dessus où il a été plus improvisé que programmé12. On aurait pu aussi développer une socio-histoire consacrée à des objets plus circonscrits et, de fait, mieux adaptables à cette démarche comme, par exemple, une « institution » (syndicat, association) dont la réalité actuelle aurait été décryptée grâce à une exploration de son passé proche ou lointain. Les conditions de mon activité de chercheur ne m’ont pas entraîné dans cette voie – qui aurait demandé beaucoup de volontarisme – et c’est la seconde acception de la socio-histoire – que je dénomme aujourd’hui de « sociologie historique institutionnelle »13 – qui l’a emporté dans mes travaux.

La sociologie historique institutionnelle (SHI), seconde variante de la socio-histoire

7La sociologie historique institutionnelle des SHS a présenté moins de difficultés que le projet de mettre en rapport passé et présent. L’outillage conceptuel de l’analyse institutionnelle peut, en effet, être transféré du domaine de la sociologie – où il a été élaboré – à celui de la recherche historique, en particulier l’histoire des sciences. Les concepts pivots d’institution et d’implication sont, en effet, bivalents et applicables à des objets présents et saisissables sur le vif ou passés (« morts ») et appréhendable par leurs traces. Celui d’institution – dans la conception dialectique forgée par R. Lourau – peut servir d’armature d’une démarche de sociologie historique dont la caractéristique principale est de considérer que toute réalité étudiée est le siège d’une dialectique entre un institué et un instituant dont l’opposition se résout selon un processus d’institutionnalisation. Celui d’implication par une sorte de mise en abyme a une double portée : il sert à explorer quels sont les enjeux de tous ordres (idéologique et politique, institutionnel et personnel) repérables dans la situation étudiée, ainsi que ceux que le chercheur projette sur son objet d’étude et qui en orientent l’analyse. De plus, des concepts opératoires comme celui d’analyseur ou d’effet analyseur ou bien d’instances groupales viennent compléter l’outillage du chercheur en sociologie historique institutionnelle.

  • 14  L’« acte de recherche » est entendu ici comme composé de la chaîne qui va de la production de conn (...)

8La sociologie historique institutionnelle à laquelle j’ai œuvré a pris pour objet la naissance de la « sociologie empirique » aux 19e et au 20e siècles. Le « fil rouge » de mes travaux est l’analyse de ses conditions d’émergence et d’effectuation, ainsi que sa portée autant sur le plan scientifique que sur le plan social. Deux objets y sont privilégiés : d’une part, les recherches qui procèdent par des enquêtes de « terrain » au 19e et au 20e siècles (Savoye, 1994), d’autre part, l’école de Le Play (Kalaora & Savoye, 1989), forme institutionnalisée prise par la science sociale de l’auteur des Ouvriers européens. Pour ce qui est des enquêtes sociales, l’accent est mis dans mes travaux, selon les cas étudiés, sur l’une des phases de l’« acte de recherche »14 qui les constitue : la production de connaissance, la mise en forme et la diffusion/réception de cette connaissance, enfin, les conséquences pratiques qui en découlent. Parfois, l’étude consacrée à une enquête implique de rendre compte des trois phases tant celles-ci sont imbriquées. Ainsi, l’étude de l’enquête sur le travail des enfants de 1837 est éclairée par celle du processus qui, en aval, conduit au vote de la loi de 1841 et son application avec la création d’un corps d’inspecteurs. De même, l’enquête sur l’instruction primaire de 1833 gagne à ne pas être étudiée indépendamment de la loi Guizot qui, certes, la précède mais en détermine le déroulement et les objectifs (Savoye, 1994).

  • 15  L’importance conférée au détail en sociologie historique institutionnelle (SHI) rapproche celle-ci (...)

9Pour ce qui est du second objet, l’école de Le Play, il a donné lieu à une série d’études dont le fil directeur est l’institutionnalisation. On a pu, en allant dans le détail15, montrer la conflictualité de ce processus où la science sociale de Le Play et ses disciples se heurte, dans un champ en pleine construction, celui des sciences sociales aux 19e et 20e siècles, à d’autres disciplines établies ou en voie de l’être qu’elle concurrence, brosser la personnalité de quelques-uns de ses acteurs grâce à des recherches biographiques, souligner les vicissitudes de cette institutionnalisation en travaillant sur la « longue durée » (un siècle), explorer les implications (idéologiques, politiques et pratiques) de l’école de Le Play mais aussi les nôtres. Que signifiait, en effet, s’engager dans la mise au jour – J. R. Tréanton a parlé d’« exhumation » – d’un courant scientifique qui, aux yeux des professionnels de la sociologie des années 1980, était jugé obsolète, voire réactionnaire ? Prétexter la libido sciendi de l’historien n’était pas suffisant, à nos yeux, pour se justifier. Aussi avons-nous tenté, Kalaora et moi, de comprendre ce qui nous motivait et surtout quelles ont été les conditions et les circonstances qui ont permis notre recherche. L’analyse de l’implication du chercheur est une dimension spécifique de la sociologie historique institutionnelle où la recherche inclut la réflexion sur la relation entre le chercheur et son objet. Cette réflexion peut s’exposer soit dans l’instant de la recherche, soit postérieurement comme dans les essais d’ego-histoire. Elle peut aussi rester intime, en quelque sorte à usage interne du chercheur évitant ainsi la critique de narcissisme. Dans ce cas, d’ailleurs, l’analyse de l’implication peut être différée en s’appuyant sur les traces qu’elle a pu laisser. Le dépouillement de la correspondance et des journaux intimes est une des voies que cette analyse différée peut emprunter (Vannier, 2020). Cette analyse est un antidote à l’idéologie dont peuvent être empreintes les recherches historiques, souvent à l’insu de leurs auteurs.

Transposition de la socio-histoire dans le champ de l’éducation 

  • 16  L’école des Roches, fondée par Edmond Demolins, implication pratique de la science sociale tourvil (...)

10Au début des années 2000, c’est donc nanti de cette expérience d’une socio-histoire des sciences sociales que j’aborde le champ de l’éducation. Mais, au lieu de prendre la science de l’éducation pour objet, suivant en cela Jacqueline Gautherin (2002), mes recherches se focalisent sur un mouvement tenant autant de l’art que de la science, l’éducation nouvelle16, que j’aborde dans la perspective de la sociologie historique institutionnelle.

L’éducation nouvelle

  • 17  Cette déconstruction de l’éducation nouvelle est le fruit d’un travail collectif de longue haleine (...)

11La nature de ce nouvel objet, l’éducation nouvelle, pratique hybride relevant de la science et de l’art, différent des pratiques scientifiques que j’avais étudiées jusque-là, implique un programme de recherches spécifique. En effet, l’éducation nouvelle n’est pas une discipline qui cherche à prendre rang parmi les sciences existantes, ni une « école » de pensée comportant un paradigme partagé et des frontières nettes. Elle est un « mouvement », une « nébuleuse » où le militantisme le dispute à la rigueur scientifique, le normatif au spéculatif. Elle appelle à être déconstruite, mise à plat, afin de repérer ses différents éléments et les rapports, concordants ou discordants, qui les lient17. Ce travail de déconstruction a conduit à explorer des moments mythiques comme les congrès de 1921 et 1936 considérés comme fondateurs par les acteurs eux-mêmes (Condette & Savoye, 2011, 2016). Par ailleurs, le tropisme praticiste de l’éducation nouvelle appelle un deuxième axe de recherche qui concerne ses réalisations et la diffusion de ses idées et méthodes pédagogiques, en particulier au sein de l’enseignement public. La distinction entre production de connaissance et application pratique selon deux temps séparés, utilisée pour caractériser l’acte de recherche dans le domaine des sciences sociales, ne fonctionne pas ici. La science et la pratique sont enchevêtrées dans l’expérience et c’est de celle-ci dont il faut d’abord rendre compte – dans ses multiples dimensions : acteurs, organisation, déroulement, enjeux – afin de dégager l’articulation entre théorie et pratique caractéristique de la praxis éducative. Il s’en est suivi des travaux sur diverses expériences menées tout au long du premier 20e siècle apparentées à l’éducation nouvelle : les écoles de plein air, la coopération scolaire dans le primaire, l’expérience des activités dirigées de Jean Zay et celle classes nouvelles de Gustave Monod dans le secondaire (Savoye, 2010a, 2010b).

  • 18  Je pense en particulier à une recherche menée avec Sylvain Wagnon auprès de l’école Decroly de Sai (...)

12Cette déconstruction de l’« éducation nouvelle » a emprunté les voies et les moyens de la sociologie historique institutionnelle bien que quelques occasions de pratiquer la démarche régressive-progressive se soient également présentées, c’est-à-dire la possibilité de faire retour de la connaissance du passé vers le présent et ses acteurs. Mais elles n’ont pas été saisies et j’ai le sentiment de ne pas avoir su alors conduire la phase progressive de la démarche, autrement dit la confrontation entre la réalité présente et ce que l’étude historique apprend de son passé18.

L’éducation populaire, terrain de l’éducation nouvelle

  • 19  J’étudiais ainsi les relations de l’« éducation nouvelle » avec les Cemea (Savoye, 2010c).
  • 20  Parallèlement, à partir de 2006, le séminaire de recherche « Penser les loisirs au XXe siècle » (P (...)
  • 21  Président du comité scientifique, Jean-Noël Luc sait faire coopérer des compétences et des culture (...)
  • 22  Pour les détails, voir https://archives.valdemarne.fr

13Les recherches sur l’éducation nouvelle m’ont vite conduit à investir un domaine proche, l’éducation populaire qui s’est révélée un terrain d’exercice aussi fécond que les « écoles nouvelles »19. Mon initiation à l’histoire de l’éducation populaire est venue principalement de ma participation au comité scientifique du Pôle de conservation des archives des associations de la jeunesse et d’éducation populaire (Pajep) dont il sera question plus loin20. Il en découle pour moi de nouveaux objets de recherche, en particulier la pédagogie qui se pratique en éducation populaire avec les enfants et les jeunes (aux Cemea, aux Francas, dans le scoutisme ou d’autres mouvements) comme avec les adultes (« Peuple et Culture »). Ici on doit souligner la démarche historienne que le Pajep a inventée en organisant des manifestations scientifiques (colloque, journée d’étude) mêlant chercheurs, témoins et acteurs d’aujourd’hui. Rompant avec l’habitude des communications en chapelets de spécialistes patentés, le Pajep fait, par des témoignages, des échanges, une exposition documentaire, la projection d’archives audio-visuelles, etc., de ces manifestations un temps de production et d’appropriation collectives d’une connaissance historique. Les publications qui en sont la trace consolidée ne doivent pas faire oublier le moment dont elles sont issues. C’est une originalité du Pajep d’instituer un rapport au passé qui concilie recherches savantes et anamnèse des acteurs21. On retrouve le principe de la socio-histoire régressive-progressive dans cette démarche d’histoire active reliée au présent où chercheurs et acteurs coopèrent. En vingt ans, depuis le colloque sur les cadres de jeunesse (2003) jusqu’aux récents travaux sur l’éducation à l’environnement (2022) et les terrains d’aventure22, le Pajep a enchaîné les manifestations attestant de la validité de cette démarche. On ne s’étonnera pas que je m’y sois reconnu et investi…

Les cadres sociaux de « ma » socio-histoire de l’éducation

  • 23  En dehors des Études sociales, je laisse ici de côté les « cadres sociaux » qui ont permis la diff (...)

14Plusieurs dispositifs institutionnels combinés ont permis la production de mes travaux en socio-histoire de l’éducation23. Cette combinaison a articulé d’abord une équipe de recherche universitaire (Circeft, Paris VIII) et une revue (Les Études sociales) auxquelles se sont adjoint un partenariat public-privé (le Pajep) et, enfin, une association (l’Atrhe). De statuts différents avec des buts distincts, ces dispositifs se sont révélés propices aux recherches socio-historiques mais avec des nuances. Comme on l’a évoqué plus haut, le Pajep est plus réceptif à l’écho que l’étude du passé peut avoir pour le présent que Les Études sociales qui ont accueilli des travaux plus « académiques » relevant de la SHI.

Les recherches historiques en sciences de l’éducation à Paris VIII

  • 24  Georges Vigarello a été chargé de cours, puis professeur en sciences de l’éducation (1979-1986) à (...)
  • 25  Aujourd’hui l’axe « histoire » du Circeft, renforcé d’Antoine Rivière, Jean-Christophe Coffin et N (...)
  • 26  Citons Marie-Claire Quin-de Stoppani, Emmanuelle Guey, Laurent Gutierrez, Hélène Kolebka, Fabienne (...)

15À l’université de Paris VIII, l’histoire de l’éducation n’a longtemps occupé qu’une place réduite dans le cursus des sciences de l’éducation où, à l’exception de Georges Vigarello et Jean-Pierre Jullien, elle était peu enseignée24. Ce n’est que peu à peu, à partir de 1998, que des enseignements et des recherches en histoire de l’éducation ont vu le jour aux trois niveaux du cursus (LMD). Autour de Dominique Ottavi – avec laquelle commence en 2001 une longue et fructueuse collaboration – et de moi-même, une équipe de recherche s’est constituée bientôt composée de Mathias Gardet, Sylvain Wagnon et Samuel Boussion. Comme tout acteur de la vie universitaire le sait bien, la création et, plus encore, la pérennisation d’une équipe avec les moyens en personnel et en crédits que cela suppose sont le résultat d’un travail opiniâtre pour convaincre l’institution et les instances d’évaluation de l’intérêt du secteur d’enseignement et de recherche en question. L’axe « histoire » du Circeft a réussi cette gageure et s’est pérennisé25. Son existence a permis la formation de jeunes chercheurs qui ont essaimé en sciences de l’éducation ou ailleurs où ils incarnent la socio-histoire26. Plusieurs ont rejoint l’Atrhe concrétisant la synergie pouvant exister entre les différents cadres de connaissance.

  • 27  Les coordonnateurs de cet ouvrage sont membres, de longue date, de la Société française pour l’his (...)
  • 28  Ce colloque a été conçu avec Mathias Gardet, Samuel Boussion et Françoise Tétard.

16Ce n’est évidemment pas ici le lieu pour dresser un bilan des recherches réalisées par l’équipe de Paris VIII. Néanmoins, afin d’illustrer son efficacité en termes de « cadre social de la connaissance », on peut rappeler que la socio-histoire de l’éducation lui est redevable, en particulier, de deux événements qui ont balisé le champ de recherche consacré à l’éducation nouvelle. D’une part, la publication d’un ouvrage collectif qui a jeté les bases d’une histoire renouvelée de ce mouvement pédagogique (Ohayon et al., 2004)27. D’autre part, un colloque, « les châteaux du social » (Savoye, 2010c)28 qui, en montrant l’interpénétration de l’éducation nouvelle et de l’éducation populaire, a désenclavé les études respectives de ces deux domaines.

Une revue pluridisciplinaire ouverte à l’histoire de l’éducation

  • 29  Sur 25 ans, le spectre de ces dossiers est large et implique des chercheurs aux compétences variée (...)

17Un autre pilier du développement des recherches socio-historiques relatives à l’éducation est la revue Les Études sociales. Ayant longtemps assuré la fonction de rédacteur en chef, j’étais bien placé pour que des dossiers relatifs à l’éducation aux 19e et au 20e siècles y soient accueillis29. Vu la diversité de leurs auteurs et de leurs contributions, ces dossiers ne sont pas tous à mettre au crédit de la sociologie historique institutionnelle de l’éducation. Mais ils partagent une même approche des faits sociaux où prime l’examen monographique ou microsocial.

18L’expérience des Études sociales a consciemment ou non préparé le projet d’une revue consacrée aux recherches historiques sur l’éducation d’où, comme on le verra plus bas, est issue l’Atrhe. Pourquoi ne pas avoir imaginé, dès l’origine, que ce projet soit hébergé par Études sociales et se fonde avec elles ? Sans doute parce que je ne pensais pas que mes collègues en sciences de l’éducation acceptent de se ranger sous la bannière d’une revue spécialisée dans les études leplaysiennes, laquelle en retour, attachée à sa pluridisciplinarité, n’aurait peut-être pas été d’accord pour voir arriver massivement des représentants d’une discipline, les sciences de l’éducation.

La valorisation des archives de l’éducation populaire

  • 30  La convention créant le Pajep date du 14 juin 1999. Elle associe quatre partenaires : la Direction (...)
  • 31  Par l’entremise de Mathias Gardet et Samuel Boussion, je participe également, durant la même pério (...)
  • 32  J’ai dit plus haut l’apport en termes d’objet et de méthode dont la socio-histoire est redevable a (...)

19Le Pôle de conservation des archives des associations de jeunesse et d’éducation populaire (Pajep) a été créé sous l’impulsion de militants et de chercheurs de ce domaine (Corcuff, 2014 ; Besse & Landau, 2023). Il mène une politique de collecte et d’archivage des archives privées des acteurs et des associations de jeunesse et d’éducation populaire afin d’assurer la communication et la mise en valeur de ces fonds30. Le Pajep comprend un comité scientifique composé de représentants des six partenaires, de personnes qualifiées et de représentants du monde de la recherche. C’est au titre des sciences de l’éducation et de mes travaux sur l’éducation nouvelle qu’en 2004, sur la suggestion de Françoise Tétard, je rejoins ce comité présidé par Jean-Noël Luc31. Dans ce cadre, par la collaboration avec des chercheurs et des représentantes des archives publiques et privées, je perfectionne la socio-histoire appliquée à l’éducation32.

« Tous pour un, un pour tous ! »

  • 33  Des représentants des sciences de l’éducation sont à l’initiative de ces séminaires. Mais les hist (...)
  • 34  Voir l’invitation-manifeste du 25 juin 2009 en annexe (document n° 1).
  • 35  Plusieurs dizaines de messages et de documents échangés durant la période de gestation de l’Atrhe (...)
  • 36  Voir le procès-verbal de l’assemblée du 19 novembre 2011 en annexe (document n° 3). Association «  (...)
  • 37  Le but « édition et diffusion d’une publication régulière » (article 2 des statuts de 2011) n’est (...)

20Rétrospectivement, le rôle que j’ai pu jouer dans la fondation de l’Atrhe n’apparaît pas comme un acte ex abrupto mais comme la résultante d’activités déployées en amont, à Paris VIII, aux Études sociales et au Pajep. Faisons en un rapide récit. Les prolégomènes de cette fondation débutent au printemps de 2009 lorsque Bruno Poucet, Pierre Kahn et moi-même lançons l’idée de créer une revue consacrée aux recherches historiques sur l’éducation, ciblant plus particulièrement les enseignants-chercheurs universitaires relevant des sciences de l’éducation. Le contexte s’y prête. On constate alors une multiplication des recherches historiques collectives. Daniel Denis et Pierre Kahn viennent de clore l’enquête sur la place des savoirs dans le Dictionnaire pédagogique (2003, 2006). Catherine Kounelis et Laurent Gutierrez – qui sera à l’origine de beaucoup d’autres manifestations scientifiques – inaugurent à l’automne de 2008 un séminaire de recherche sur le rôle de Paul Langevin dans les réformes de l’enseignement tandis que Rebecca Rogers et Françoise Laot proposent au printemps de 2009 d’ouvrir un séminaire sur l’histoire des sciences de l’éducation33. Les travaux provenant des sciences de l’éducation ont atteint une masse critique qui permet d’envisager de leur créer un débouché éditorial régulier. Le projet d’une revue historique trouve un écho rapidement34, mais sa réalisation tarde. Repris à la fin de 2010, après de vives discussions entre ses porteurs35, il change de contenu qui mue d’une revue historique ancrée en sciences de l’éducation à une association de chercheurs pluridisciplinaire tournée vers l’organisation de manifestations scientifiques. Celle-ci voit le jour en deux temps témoignant d’une naissance difficile. Tout d’abord une « Association pour le développement de l’histoire en sciences de l’éducation » (juin 2011) qui devient in fine à son assemblée constitutive (19 novembre 2011) l’« Association transdisciplinaire pour les recherches historiques sur l’éducation »36. Cette association (qui inclut dans ses buts la possibilité de fonder une revue37) veut susciter des recherches historiques sur des « questions éducatives vives » soulevées par l’actualité. En ce sens, son orientation n’est pas étrangère à la démarche régressive-progressive qui inclut le lien avec l’actuel. La forme associative choisie par ses initiateurs traduit aussi la volonté de remédier aux faiblesses des équipes de recherche universitaires, dispersées, trop petites pour se donner des programmes de recherche d’envergure et entravées dans leur action par la lourdeur administrative.

  • 38  Au-delà de la menace pesant sur la revue Histoire de l’éducation, certains redoutaient que cela af (...)
  • 39  Voir la lettre circulaire de Jean-Noël Luc du 9 octobre 2011 reproduite en annexe (document n° 2).
  • 40  On remarquera que certains historiens de formation en poste en sciences de l’éducation aiment à ra (...)

21Ce projet, dès son origine, a été perçu avec méfiance par les historiens de l’éducation. Certains l’ont jugé menaçant pour la revue Histoire de l’éducation et le Service d’histoire de l’éducation, alors que celui-ci connaissait des difficultés au sein de l’Inrp. On a même parlé de « coup de poignard dans le dos » et plusieurs personnes ont, au départ, explicitement refusé de s’associer au projet pour cette raison38. Mais au-delà de ces arguments de circonstance, n’était-ce pas le leadership dans le champ de l’histoire de l’éducation qui était la raison de ces réserves ? Quoi qu’il en soit, les représentants de l’histoire de l’éducation établie en manifestant leur désaccord39 avec le projet ne furent pas étrangers à sa modification. Au cours d’une lente gestation d’une trentaine de mois, on est passé d’une revue historique en sciences de l’éducation à une association transdisciplinaire. Ce modus vivendi a sans doute permis d’enterrer la hache de guerre et ouvert la possibilité d’une coopération entre historiens et chercheurs en sciences de l’éducation (et d’autres disciplines comme les Staps ou la Littérature) dont on peut aujourd’hui se féliciter des effets, et pas seulement au plan de la connaissance. Ainsi, au plan professionnel, les sciences de l’éducation universitaires se sont ouvertes au recrutement de jeunes docteurs en histoire. La réciproque n’est sans doute pas vraie mais il ne faut pas désespérer40 !

  • 41  Voir les colloques « Éducation et identités : perspectives historiques » en 2013 et « Histoire des (...)
  • 42  Voir son site https://www.atrhe.org

22Depuis sa fondation, l’Atrhe a trouvé sa vitesse de croisière avec la tenue à intervalles réguliers de colloques qui dessinent, de fait, son programme de recherches. Ses premiers colloques ont précisé l’étendue du champ d’étude, diachronique et synchronique, que l’association entendait se donner41 : ne pas se limiter à l’enseignement scolaire et à l’école mais couvrir d’autres pratiques et institutions éducatives de la période contemporaine. Les suivants, ainsi que les journées d’étude et le séminaire dont l’Atrhe s’est dotés, ont complété ce champ d’étude initial42. Si ces manifestations ont, dans leur grande majorité, été conformes au standard des échanges scientifiques communément pratiqué, quelques-unes ont proposé une transmission plus active et sensible du savoir historique. Par exemple, en 2016, la journée consacrée à une personnalité contemporaine, l’historienne Suzanne Citron. Cette dernière était présente et son témoignage a fait de ce temps un moment d’histoire du temps présent qui présentait une parenté avec la socio-histoire dans sa version « régressive-progressive » !

  • 43  Sur le plan des relations internationales, les liens de l’Atrhe avec l’Ische et avec l’Université (...)

23Au total, l’Atrhe a réussi son institutionnalisation. L’association dure et de nouvelles générations de sociétaires sont venues remplacer les anciennes. Elle rayonne nationalement et internationalement par ses liens avec des équipes de recherche et leurs représentants43. Tout cet actif permet-t-il de parler d’une « école atrhienne » en histoire de l’éducation ? L’heure est venue pour ses sociétaires de se poser la question. Réflexion qui inclurait le « négatif » de ce succès car l’institutionnalisation implique toujours une perte de la capacité instituante, une concession à l’institué. Autrement dit, à quoi de sa « prophétie initiale », le collectif de l’Atrhe a-t-il renoncé pour exister et se perpétuer ?

« Et maintenant, que fais-je faire ? » ou quel avenir pour la socio-histoire de l’éducation ?

24Qu’indique le survol théorique et institutionnel qui précède quant à une suite de la socio-histoire de l’éducation ? Le retour sur mon parcours m’incline à persister et signer c’est-à-dire assumer les deux directions possibles de la socio-histoire, la méthode régressive-progressive et la sociologie historique institutionnelle. En fonction de ces deux directions, la poursuite des recherches socio-historiques pourrait emprunter trois axes.

Articuler présent et passé

25Articuler le présent et le passé de l’éducation, rendre intelligibles et l’un et l’autre en les confrontant me semble toujours pertinent. N’est-ce pas une manière de répondre à l’interrogation soulevée par l’argumentaire du dossier : à quoi sert l’histoire de l’éducation ? La voie régressive-progressive (que je n’ai pas su emprunter) mérite d’être essayée. Partir des questions vives actuelles pour remonter vers leur genèse avant de revenir au présent armé de la connaissance historique reste une belle ambition. Des travaux récents ayant pour objet des phénomènes qui « interrogent de façon pressante le monde éducatif contemporain » et les replacent dans l’« histoire longue » (Cahon & Michel, 2020), attestent de sa vitalité. Il ne manque que d’inventer le mode opératoire permettant de faire un retour explicatif vers le présent.

Les mouvements pédagogiques analyseurs de l’éducation

  • 44  La recherche collective en cours, à l’initiative de Patricia Legris, consacrée aux jardins d’enfan (...)

26Comprendre l’éducation par ce qui la met en mouvement et la transforme est un principe de méthode qui, lui aussi, reste pertinent. De ce point de vue, les mouvements pédagogiques depuis leur naissance constituent une entrée qui permet de saisir les changements à l’œuvre aussi bien à l’école qu’hors l’école, qu’il s’agisse d’expériences localisées ou de réformes générales. Aussi la sociologie historique institutionnelle de ces mouvements est-elle à poursuivre. Leur engagement durant les Trente Glorieuses et après pourrait être la prochaine étape de ce programme général. Elle est déjà bien entamée mais elle demande à être continuée pour mieux comprendre les incessants changements de l’éducation contemporaine44.

Une socio-histoire de l’histoire de l’éducation

27L’argumentaire du dossier de Tréma pose la question de la place et du statut actuels de l’histoire de l’éducation dans la formation des enseignants. Un tel questionnement invite à élargir le propos et à aller vers une histoire de l’histoire de l’éducation. Au-delà des nécessaires inventaires historiographiques qui récapitulent le savoir accumulé, c’est à la fonction de l’histoire de l’éducation et à sa portée, en d’autres termes à son institutionnalisation qu’il faudrait réfléchir.

Information complémentaire

28L’article présente un annexe en .docx téléchargeable à partir de :

29Annexe : https://journals.openedition.org/​trema/​9172?file=1

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Bibliographie

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Document annexe

  • Annexe (application/pdf – 402k)
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Notes

1  Notion forgée par Georges Gurvitch (1959) pour la « mise en perspective sociologique de la sociologie elle-même ».

2  « J’ai la mémoire qui flanche. J’me souviens plus très bien » chantait Jeanne Moreau. D’où la nécessaire vérification sur pièces.

3  Plus précisément, j’envisageais, après la sociologie, d’ouvrir un chantier de recherches consacrées cette fois aux sciences de l’éducation (Savoye, 1996, p. 86).

4  Cet investissement principal en histoire des sciences sociales n’était pas exclusif d’incursions en histoire de l’éducation tant les deux domaines se recoupent. Des évènements, des œuvres et des figures relèvent conjointement de l’univers des sciences sociales et du monde de l’éducation. Parmi mes travaux d’alors, citons l’enquête sur les écoles primaires ordonnée par Guizot, la biographie d’Adolphe Focillon, professeur d’histoire naturelle à Louis-le-Grand et enquêteur émérite selon la méthode de Le Play, celle d’Edmond Demolins, figure majeure de la science sociales et fondateur de l’école des Roches. Des travaux plus récents confirment la contiguïté des deux domaines : sur les étudiants de Célestin Bouglé (Savoye, 2017), sur une université populaire, la Fondation universitaire de Belleville (Savoye, 2021).

5  L’analyse institutionnelle est une théorie et une méthode de recherche conçue par René Lourau et Georges Lapassade qu’en sociologue, j’appliquais à l’étude de réalités sociales contemporaines ou historiques.

6  On en trouve une première formulation dans A. Savoye (1988). Elle est antérieure aux conceptions de G. Noiriel (1996) et de J. Guibert et G. Jumel (2002) où je n’ai pas trouvé de quoi la modifier sur le fond.

7  J’ignorais alors – H. Lefebvre qui se réfère uniquement à Marx comme source de sa méthode ne l’évoque pas – Marc Bloch et sa méthode régressive où l’historien propose le recours à des documents contemporains pour analyser le passé, en l’occurrence l’occupation du sol et les paysages ruraux médiévaux. « Lire l’histoire à rebours » dit M. Bloch mais il s’abstient d’ajouter, à la différence d’H. Lefebvre, « avant de revenir au présent ».

8  On pourrait aussi adopter pour cette seconde acception le terme de « paléosociologie » en s’inspirant de Philippe Champault. Ce chercheur du début du 20e siècle qualifie ainsi son étude, étayée par la science sociale tourvillo-leplaysienne, de la société phéacienne décrite par Homère dans L’Odyssée. Il anticipe sur l’« histoire régressive » de Marc Bloch en affirmant que, pour comprendre le passé, « il faut connaître les lois de la société vivante » (Champault, 1911).

9  Histoire que je faisais remonter au premier XIXe siècle et à la mission économique de l’Académie des sciences morales et politiques (Villermé, Buret, Benoîston de Chateauneuf) ainsi qu’à Le Play et ses collaborateurs.

10  Bien que René Lourau (1981, 1997) ait toujours cherché à connecter le passé et le présent et m’ait tôt encouragé sur cette voie (Savoye, 1977). Sur l’étude du passé dans la perspective de l’analyse institutionnelle, voir ma mise au point (Savoye, 2003).

11  Déjà Taine, philosophe et historien, ne voulait-il pas comprendre la France contemporaine, la sienne, en étudiant ses origines ?

12  Cette continuation devrait être enrichie de la réflexion à laquelle ont donné lieu l’« histoire immédiate » et l’« histoire du temps présent » (Tétart & Chauveau, 1992 ; Droit & Reichherzer, 2013).

13  Pour la distinguer de la sociologie historique de Pierre Bourdieu qu’il dit « armée du mode de pensée scientifique condensé dans les concepts d’habitus et de champ » (Bourdieu, 1995, 122).

14  L’« acte de recherche » est entendu ici comme composé de la chaîne qui va de la production de connaissance, de sa mise en forme et de sa diffusion/réception jusqu’aux conséquences pratiques que cette connaissance peut engendrer. L’étude du premier moment, celui de la production de la connaissance, est souvent privilégiée à travers l’exploration des « conditions de possibilité » mais les deux autres moments (réception et implication pratique) ne sont pas moins partie intégrante de la recherche conçue ici comme une praxis qui est toujours conjointement scientifique et sociale. Cette conception de l’acte de recherche bat en brèche la supposée neutralité axiologique, idéal inatteignable qui peut se révéler une illusion dangereuse.

15  L’importance conférée au détail en sociologie historique institutionnelle (SHI) rapproche celle-ci de la microstoria. En opérant à une petite échelle, celle de groupes humains restreints, et sur la courte durée, on saisit mieux, et de manière inductive et compréhensive, des processus et leurs enjeux.

16  L’école des Roches, fondée par Edmond Demolins, implication pratique de la science sociale tourvillo-leplaysienne, a été l’objet passerelle qui m’a fait passer de l’histoire de la sociologie à celle de l’éducation nouvelle. Je voudrais rappeler ici le rôle qu’ont joué dans cette transition Daniel Denis et Régis de Reyke (qui préparait alors, sous la direction de Daniel, une thèse sur les Roches), ainsi que Nathalie Duval devenue la spécialiste des Roches que l’on sait. Précisons que cette focalisation sur l’éducation nouvelle n’est pas exclusive. L’histoire de la science de l’éducation me mobilise également à travers un séminaire de recherche pluriannuel à Paris VIII dont les résultats sont restés inédits et celui initié par R. Rogers et F. Laot en 2009 (Rogers & Laot, 2015).

17  Cette déconstruction de l’éducation nouvelle est le fruit d’un travail collectif de longue haleine commencé, pour ma part, au début des années 2000 (Ohayon et al., 2004) et poursuivi jusqu’aujourd’hui (Savoye, 2022).

18  Je pense en particulier à une recherche menée avec Sylvain Wagnon auprès de l’école Decroly de Saint-Mandé à la demande de son équipe pédagogique. Que cherchait celle-ci en convoquant l’histoire de l’établissement ? Une légitimation à opposer à des tutelles pas toujours bienveillantes ? Autrement dit, « instrumentaliser » l’histoire à son profit ? Sans doute. Mais toutes les raisons qui motivaient cette plongée dans le passé n’ont pas été examinées et la confrontation délibérée du passé avec le présent n’a pas eu lieu. Autre exemple, une journée d’étude organisée en 2013 par la Fédération des établissements publics innovants (FESPI) où l’évocation historique de l’« éducation nouvelle » n’a guère rencontré d’écho auprès de ses « héritiers » d’aujourd’hui.

19  J’étudiais ainsi les relations de l’« éducation nouvelle » avec les Cemea (Savoye, 2010c).

20  Parallèlement, à partir de 2006, le séminaire de recherche « Penser les loisirs au XXe siècle » (Paris I) de Laurent Besse, Pascale Goetschel, Christophe Granger et Françoise Tétard, ouvre, loin de la « forme scolaire », sur une autre dimension de l’éducation populaire.

21  Président du comité scientifique, Jean-Noël Luc sait faire coopérer des compétences et des cultures intellectuelles différentes, et faire travailler ensemble historiens et spécialistes des sciences de l’éducation.

22  Pour les détails, voir https://archives.valdemarne.fr

23  En dehors des Études sociales, je laisse ici de côté les « cadres sociaux » qui ont permis la diffusion de ces travaux alors que la rétroaction de la diffusion sur la production n’est plus à démontrer : on effectue une recherche aussi en fonction de la publication qu’on lui destine (ouvrage, article, thèse, etc.). Mais cette investigation m’entraînerait trop loin. Mentionnons toutefois, parmi ces cadres, les deux collections que j’ai un temps codirigées avec Remi Hess, « Analyse institutionnelle » (Méridiens Klincksieck) et « Bibliothèque européenne des sciences de l’éducation » (Armand Colin). Elles ont eu une forte fonction incitative pour mes recherches personnelles (Savoye, 1988, 1994) et elles ont permis pour l’histoire de l’éducation nouvelle la publication de deux ouvrages importants, celui de Raymond Fonvieille (1989) et celui de Louis Raillon (1990).

24  Georges Vigarello a été chargé de cours, puis professeur en sciences de l’éducation (1979-1986) à Paris VIII avant de rejoindre Paris V et l’EHESS. Jean-Pierre Jullien, chargé de cours, y enseignait, en pionnier, l’histoire de l’éducation nouvelle.

25  Aujourd’hui l’axe « histoire » du Circeft, renforcé d’Antoine Rivière, Jean-Christophe Coffin et Nada Chaar, est devenu « Heduc », composante de l’IHTP.

26  Citons Marie-Claire Quin-de Stoppani, Emmanuelle Guey, Laurent Gutierrez, Hélène Kolebka, Fabienne Serina-Karsky, Delphine Patry.

27  Les coordonnateurs de cet ouvrage sont membres, de longue date, de la Société française pour l’histoire des sciences de l’Homme (SFHSH) qui a été également un « cadre social » de la socio-histoire.

28  Ce colloque a été conçu avec Mathias Gardet, Samuel Boussion et Françoise Tétard.

29  Sur 25 ans, le spectre de ces dossiers est large et implique des chercheurs aux compétences variées. On en dénombre allant de « l’école des Roches » (1998) à « l’autodidaxie » (2022), en passant par « l’éducation industrielle » (2014) et « la relation maître-élève dans les sciences sociales » (2020), etc. On pourra se reporter aux sites Cairn-Info et Gallica pour en avoir le détail.

30  La convention créant le Pajep date du 14 juin 1999. Elle associe quatre partenaires : la Direction de la jeunesse, de l’éducation et de la vie associative, la Direction des Archives de France, les Archives départementales du Val-de-Marne, l’Association des déposants (Adajep). Rejoints, plus tard, par les Archives nationales (Pierrefitte) et les Archives du monde du travail (Roubaix).

31  Par l’entremise de Mathias Gardet et Samuel Boussion, je participe également, durant la même période, aux activités d’une structure qui a des objectifs analogues : le Conservatoire national des archives et de l’histoire de l’éducation spécialisée et de l’action sociale (Cnahes), fondé en 1995 (Cid, 2014). Le Cnahes a alors, lui aussi, la fonction de « cadre social » de mes recherches.

32  J’ai dit plus haut l’apport en termes d’objet et de méthode dont la socio-histoire est redevable au Pajep. C’est aussi à son comité qu’on doit d’avoir éclairé le rôle joué par l’éducation nouvelle dans les réformes scolaires (Gutierrez et al., 2012).

33  Des représentants des sciences de l’éducation sont à l’initiative de ces séminaires. Mais les historiens de l’éducation ne sont pas en reste qui, durant cette même période (2000-2010), multiplient eux aussi les manifestations scientifiques : colloques sur les écoles de plein air au 19e siècle (2001), sur le bicentenaire des lycées (2002), sur les recteurs (2008), sur le baccalauréat (2008), sur les archives universitaires (2011), etc. Le trio formé d’un ancien et de deux cadets, Antoine Prost, Jean-Noël Luc et Jean-François Condette, souvent organisateurs de ces colloques, les ouvre volontiers aux chercheurs en sciences de l’éducation.

34  Voir l’invitation-manifeste du 25 juin 2009 en annexe (document n° 1).

35  Plusieurs dizaines de messages et de documents échangés durant la période de gestation de l’Atrhe et conservés dans la mémoire de nos ordinateurs seraient une source précieuse pour qui voudrait faire l’histoire immédiate de cette inflexion des sciences de l’éducation universitaires. Je m’y suis reporté pour vérifier plusieurs faits.

36  Voir le procès-verbal de l’assemblée du 19 novembre 2011 en annexe (document n° 3). Association « transdisciplinaire » ou « pluridisciplinaire » ? Ses fondateurs hésitent entre les deux qualificatifs, preuve que le rapport aux disciplines académiques ne va pas de soi.

37  Le but « édition et diffusion d’une publication régulière » (article 2 des statuts de 2011) n’est plus aujourd’hui poursuivi.

38  Au-delà de la menace pesant sur la revue Histoire de l’éducation, certains redoutaient que cela affaiblisse la place, fragile et précaire selon les intéressés, de la spécialité « histoire de l’éducation » au sein même de leur discipline.

39  Voir la lettre circulaire de Jean-Noël Luc du 9 octobre 2011 reproduite en annexe (document n° 2).

40  On remarquera que certains historiens de formation en poste en sciences de l’éducation aiment à rappeler dans leur signature leur compétence initiale plutôt que leur appartenance aux dites sciences. S’y sentiraient-ils en exil ?

41  Voir les colloques « Éducation et identités : perspectives historiques » en 2013 et « Histoire des éducations dans et hors l’école » en 2014.

42  Voir son site https://www.atrhe.org

43  Sur le plan des relations internationales, les liens de l’Atrhe avec l’Ische et avec l’Université de Genève et ses équipes de recherche ont été et restent très bénéfiques pour sa pérennisation.

44  La recherche collective en cours, à l’initiative de Patricia Legris, consacrée aux jardins d’enfants pourrait être l’occasion d’examiner comment les mouvements pédagogiques ont réagi à l’affaiblissement, durant cette période, d’une structure éducative qui avait leur prédilection.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Antoine Savoye, « Retour sur le parcours de recherche d’un outsider.
Pour une socio-histoire institutionnelle de l’éducation »
Tréma [En ligne], 61 | 2024, mis en ligne le 15 octobre 2024, consulté le 14 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/trema/9167 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12hp6

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