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L'empreinte de Martyn Hammersley sur les transformations des approches méthodologiques en sciences de l'éducation

Données probantes et éducation en France : changer les pratiques, pourquoi, comment et quelles précautions prendre ?

Sihame Chkair

Résumés

Cet article explore l’évolution de l’éducation fondée sur des données probantes (EBE) en France. Ce concept, introduit dans l’éducation au début des années 2000 et issu du domaine médical, vise à intégrer les résultats de la recherche scientifique dans les pratiques éducatives pour améliorer leur efficacité.

L’autrice met en lumière l’essor de la culture de l’évaluation, portée par des cadres législatifs comme la LOLF (2001) et le Conseil de l’évaluation de l’école (2019), qui inscrivent les objectifs éducatifs dans une logique de responsabilisation (« accountability ») et de résultats mesurables. Ces démarches reflètent une adaptation du Nouveau Management Public (NMP) dans le domaine scolaire, renforçant les expérimentations basées sur des preuves, comme le dédoublement des classes de CP en zones REP. Cependant, l’article souligne la nécessité de réfléchir à l’utilisation des données probantes en éducation. L’autrice questionne leur définition, leur pertinence et leur portée, tout en examinant les possibles mésusages. L’article analyse si la simple existence de preuves scientifiques est suffisante pour garantir l’adoption de nouvelles pratiques pédagogiques, et invite à prendre des précautions pour éviter une application inadaptée ou superficielle en classe.

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Texte intégral

1Les liens entre la recherche et l’éducation sont anciens et étroits, constituant la base des sciences de l’éducation (Mialaret, 2004, 2017 ; Delachaux & Niestlé, 1985). Les travaux en éducation basés sur la recherche sont innombrables et font partie intégrante du paysage de la recherche (Mosteller & Boruch, 2002 ; Hammersley, 2012). Plus récemment, les études portant sur l’éducation fondée sur des données probantes (EBE pour evidence based education) se multiplient, encourageant les chercheurs à produire des connaissances applicables en pratique (Pattier & Rueda, 2021 ; Duraiappah et al., 2021). Le terme « données probantes » ou « evidence based » est apparu dans le domaine de l’éducation au début des années 2000, une décennie après sa diffusion dans le domaine médical. Depuis environ vingt ans, on observe dans les pays développés l’émergence d’un État « évaluateur » qui, dans le but d’améliorer l’efficacité des politiques éducatives, fixe des objectifs standardisés à atteindre localement et évalue si ces objectifs sont atteints (Maroy, 2008). La « culture d’évaluation » (Draelants & Revaz, 2022) se développe à l’échelle internationale, posant ainsi la question de l’efficacité des systèmes éducatifs (Demers, 2016).

2En France, la promotion de cette « nouvelle pratique managériale » (Peters, 2014) de l’évaluation au sein de l’Éducation Nationale a été introduite en 2001 avec la Loi Organique relative aux Lois de Finance (LOLF). Cette loi attribue à chaque politique publique un budget correspondant à des objectifs à réaliser, évalués par des indicateurs. Cette approche s’accompagne également d’une responsabilisation des acteurs locaux, qui doivent rendre des comptes de leurs actions : le terme « accountability », traduit par « reddition des comptes » en français, correspond à ce principe de responsabilisation (Felouzis & Hanhart, 2011).

3La création récente du Conseil de l’évaluation de l’école (loi n° 2019-791 du 26 juillet 2019) et le renforcement des attentes en matière d’évaluation laissent penser que cette pratique prend un tournant plus marqué et pourrait présager une évolution du modèle de responsabilisation pour le système public français. Cette évolution en matière de régulation et d’adaptation du Nouveau Management Public (NMP) à l’école est à mettre en parallèle avec la publication (avril 2021) du rapport du Conseil Scientifique de l’Éducation Nationale, qui promeut le recours aux expérimentations fondées sur des données probantes dans le domaine éducatif. Ainsi, un nouveau contexte se dessine dans le paysage de la politique éducative en France, avec une orientation renforcée sur l’évaluation et une incitation à la mise en place d’expérimentations de type evidence based.

4L’éducation fondée sur des données probantes (EBE) est désormais bien ancrée dans les domaines politique, éducatif et scientifique en France. Cependant, il est crucial de s’interroger sur l’utilisation de ces données probantes et sur les précautions à suivre pour leur application en classe. Cet article examine les usages et les mésusages des données probantes en éducation. Mais avant cela, il importe de définir ce que l’on entend par « données probantes ». Quelle est la nature de la preuve et quelle est son étendue lorsque l’on évoque la notion de données probantes ? Après avoir exploré la définition et les implications de celles-ci ainsi que leurs mésusages, nous présenterons brièvement l’historique de leur introduction dans le paysage éducatif français. Nous nous demanderons ensuite si la preuve ou la significativité des preuves d’une expérimentation en éducation est suffisante pour garantir son adoption. Enfin, nous nous intéresserons à un exemple de pratique éducative ayant eu recours à des évaluations de type données probantes avant son application dans les salles de classe en France : il s’agit du dédoublement des classes de cours préparatoire en zone REP, une réforme politique française d’envergure fondée sur les données probantes.

Définition d’une donnée probante

5Dans le cadre d’une étude expérimentale comparative, les données sont qualifiées de « probantes » lorsqu’elles montrent une corrélation statistiquement significative dans un contexte spécifique, avec un échantillon X, une période Y et des variables A, B, C, D, etc. Mais en matière de prise de décision politique, le terme « données probantes » prend une autre dimension : il implique que les recherches dans un domaine particulier sont suffisamment robustes pour garantir que, dans la plupart des contextes, le résultat Y (obtenu à partir d’une revue de la littérature ou d’une méta-analyse) est généralement valide. Ainsi, une décision politique dite « fondée sur les données probantes » peut être prise et appliquée.

6La définition des données probantes est complexifiée par la diversité des usages et des intentions dans différents contextes et domaines. Bien que la terminologie « données probantes » fasse référence à une définition explicite, son utilisation doit être manipulée avec précaution. En effet, le qualificatif « probant » est attribué lorsqu’une corrélation entre une variable indépendante et une variable dépendante est statistiquement significative.

7Lorsqu’il est question de « données probantes » pour fonder une décision politique, il n’est pas fait référence à une situation spécifique de politique éducative généralisée, qui a été évaluée et dont les résultats d’analyses sont statistiquement probants. Au mieux, il s’agit d’une politique décisionnelle basée sur des résultats issus de recherches expérimentales qui ont produit, dans certains cas spécifiques (aussi nombreux soient-ils), des « données probantes ». C’est pourquoi la notion de politiques « informées par les données probantes »  devient de plus en plus courante car affirmer que les « données probantes font partie d’un ensemble décisionnel » composé d’autres paramètres ne signifie pas que les « données probantes sont l’ensemble décisionnel ».

8En d’autres termes, spécifier qu’une politique est fondée sur les données probantes laisse sous-entendre que cette décision, bien que justifiée par les résultats de la recherche quantitative et comparative, produira systématiquement ou quasi-systématiquement les mêmes résultats en pratique que ceux obtenus dans les contextes de recherche qui ont apporté ces preuves. Or, voilà là l’un des principaux dangers de l’application généralisée d’une pratique qui, en contexte de laboratoire expérimentale a donné lieu à des résultats probants, c’est-à-dire significatifs statistiquement mais qui, en contexte de vraie vie ne se traduit pas nécessairement par les résultats obtenus dans le contexte d’évaluation. En effet, nous verrons ci-après que d’autres facteurs entrent en compte.

Quels enjeux et positionnements des données probantes dans la recherche et la politique éducative en France ?

9L’idée de baser les réformes éducatives sur des principes issus de recherches ayant produit des données probantes s’est largement répandue parmi les pouvoirs publics de nombreux systèmes éducatifs occidentaux. Mais qu’en est-il de la situation en France ? Quels sont les positionnements et les liens qui se sont établis entre la recherche en éducation et les données probantes, entre les résultats de ces recherches et les réformes éducatives, et enfin, concernant l’institutionnalisation des données probantes au sein du pouvoir politique ?

La recherche expérimentale dans le domaine de l’éducation en France

10Dans un article portant sur la recherche expérimentale, la présentation de la méthodologie et les difficultés rencontrées, notamment lors du passage des résultats obtenus en laboratoire à une échelle plus grande, Edouard Gentaz, professeur de psychologie du développement, revient sur les débuts en France du développement des « recherches dites interventionnelles ». Ces recherches visent à évaluer les bénéfices éventuels d’interventions pédagogiques spécifiques dans les classes, centrées sur des compétences précises (2018).

Au début des années 2000, nous étions, avec mes collègues Florence Bara, de l’université de Toulouse, Pascale Colé, de l’université d’Aix-Marseille, et Liliane Sprenger-Charolles, du CNRS, parmi les premiers en France à développer des recherches interventionnelles dans les écoles et à publier nos résultats dans des journaux internationaux. Aujourd’hui, plusieurs équipes françaises mènent ce type d’études. (Gentaz, 2018).

11Le numéro publié par la revue ANAE (Approche Neuropsychologue des Apprentissages chez l’Enfant), en 2013, intitulé « Apprendre… oui mais comment ? Des laboratoires aux salles de classe » est consacré à des travaux ayant recours à des recherches dites « interventionnelles ». Dans ce numéro, plusieurs expérimentations parmi les premières initiées en France sont présentées et synthétisées. Citons parmi elle une étude (Gentaz et al., 2013) portant sur l’évaluation de programmes lecture, expérimentation qui est la première en France à employer un échantillon aussi grand (avec un financement du Ministère de l’Éducation Nationale à hauteur de 95 %, ce qui est un point important de soutien de la politique éducative à l’égard de ces travaux de recherche), à user de la randomisation pour l’attribution des classes dans leur groupe, à considérer d’éventuels effets secondaires (comme l’impact sur l’enseignement d’autres disciplines, les mathématiques par exemple), à juxtaposer deux types d’évaluations menées par deux acteurs. Et malgré cette « robustesse » théorique, aucun effet significatif ne résulte de cette expérimentation. En effet, le programme n’a pas permis de faire davantage progresser en lecture les enfants du groupe test que ceux des groupes témoins.

12Pour Gentaz et al. (2013), malgré de solides résultats sur l’apprentissage de la lecture issus des sciences cognitives (Dehaene et al., 2011 ; Sprenger-Charolles & Colé, 2013), et une grande connaissance des principes pédagogiques qui en découlent (Dehaene et al., 2011 ; Ehri et al., 2001), la mise en application de ces programmes dans les classes ne va pas de soi. Conscients du temps chronophage, de la rigueur exigée par la recherche interventionnelle et des résultats parfois non probants, les auteurs concluent sur une note invitant la recherche à se développer dans ce domaine en dépit de ces difficultés et espèrent « que la présentation des apports, originalités et limites de la présente expérimentation sera utile aux futurs chercheurs intéressés par ce type d’approche, affreusement compliqué mais absolument indispensable pour faire progresser notre système éducatif. » (Gentaz et al., 2013).

13Toujours dans le cadre du développement de nouveaux outils liés à la lecture et à la compréhension narrative, les travaux de Roux-Baron, Cèbe et Goigoux (2017) se distinguent. Ils ont mené une expérimentation pour évaluer les effets d’un outil didactique innovant, Narramus, destiné à développer les compétences langagières narratives en réception et en production. Cet outil a été proposé à des enseignants de maternelle travaillant en réseau d’éducation prioritaire. Cette expérimentation a permis de diffuser les résultats de la recherche dans les pratiques éducatives des enseignants et de favoriser l’appropriation de l’outil par ces derniers.

14Également, des évaluations de pratiques pédagogiques alternatives se développent, au-delà des savoirs fondamentaux tels que lire, écrire et compter. Par exemple, l’étude menée par le Professeur de psychologie clinique et de psychopathologie à l’université de Bordeaux, Gregory Michel, examine les effets de la « Mindfulness » sur l’anxiété, le bien-être et les aptitudes de pleine conscience chez des élèves du CE2 au CM2 (Michel et al., 2019). Cette recherche est pionnière en France et en Belgique, car elle porte sur des Interventions Basées sur la Pleine Conscience (IBPC), jusqu’alors non étudiées dans le cadre d’une recherche expérimentale comparative. Les auteurs concluent leur article sur une note prometteuse, soulignant le potentiel de la méthode pour la prévention et l’accompagnement des élèves les plus en difficulté en France et en Belgique, et appellent à sa transférabilité au sein de la communauté éducative en raison de son taux d’acceptabilité (Michel et al., 2019).

15Bien que nous n’ayons pas proposé une revue exhaustive de toutes les études menées en France adoptant un design de recherche interventionnelle, il est clair que la recherche dans ce domaine est active.

Données probantes et politique éducative : une institutionnalisation récente en France

16Comme dans d’autres pays où la recherche fondée sur des données probantes a soutenu des réformes éducatives, ces changements n’ont pu s’opérer sans l’établissement de critères d’évaluation pour les suivre. En France, l’organisme chargé de l’évaluation de l’école a récemment vu ses missions renforcées.

  • 1  « LOI n° 2019-791 du 26 juillet 2019 pour une école de la confiance – article 40 » [archive], sur (...)

17Suite à la publication du rapport d’enquête de la Cour des comptes intitulé « L’éducation nationale : organiser son évaluation pour améliorer sa performance », le Conseil d’évaluation de l’École (CEE) a été créé en 2019 par la loi n° 2019-7911. Il s’agit d’une instance placée auprès du ministre de l’Éducation nationale, chargée d’évaluer en toute indépendance l’organisation et les résultats de l’enseignement scolaire. En vingt ans, le CEE est la quatrième instance évaluative du système scolaire, succédant au Conseil national d’évaluation du système scolaire (CNESCO) de 2013 à 2019, au Haut Conseil de l’éducation (HCE) de 2005 à 2013, et au Haut Conseil de l’évaluation de l’école de 2000 à 2005, avec des missions élargies et renforcées.

18En 2018 est créé le Conseil scientifique de l’éducation nationale (CSEN) : « Le Conseil scientifique de l’éducation nationale est un atout essentiel pour l’ensemble de la communauté éducative qui pourra ainsi bénéficier des dernières avancées de la recherche. Par ses travaux, par ses débats, le Conseil scientifique va éclairer la décision politique sur les grands enjeux éducatifs de notre temps. »2 Plus en détail, le CSEN est « composé de chercheurs reconnus issus de différentes disciplines, il a pour mission de mettre les résultats de la recherche, de l’expérimentation et de la comparaison internationale à la portée de tous ; émettre des recommandations pour enrichir la formation initiale et continue des enseignants ainsi que celle des cadres de l’éducation nationale ; évaluer les outils pédagogiques et éducatifs existants et en proposer de nouveaux qui ont fait leur preuve ; contribuer à la diffusion d’une véritable culture de la recherche dans l’ensemble du système éducatif; et enfin, à l’émergence d’un écosystème de recherche appliquée à l’éducation »3.

19Depuis sa création, le CSEN a déjà publié de nombreuses notes de synthèse sur son site internet et les a diffusées via le réseau Canopé4. Ces notes procèdent à un état de l’art sur des sujets ciblés et mettent également à disposition des vidéos destinées aux enseignants pour les aider à mettre en pratique certaines idées en classe5.

20Parmi les notes et recommandations publiées par le CSEN, un rapport intitulé « La recherche translationnelle en éducation, pourquoi et comment ?  », publié en avril 2021, se distingue particulièrement en matière de promotion des données probantes en éducation. Ce rapport promeut l’utilisation de « méthodes scientifiques afin d’aider à faire progresser les pratiques pédagogiques », correspondant au mouvement « éducation fondée sur des données probantes » ou « evidence based education » (p. 3). Pour le CSEN, la recherche translationnelle se situe « à l’interface entre la recherche fondamentale en sociologie, économie expérimentale et sciences cognitives, et sa mise en application pratique dans les classes » (p. 3). Selon le CSEN, l’expérimentation consiste à « planifier très soigneusement une étude et sa méthodologie afin que ses conclusions soient les plus nettes possibles, et dépourvues de biais et d’ambiguïté » (p. 10). Les objectifs de l’expérimentation, tels que défendus par le CSEN, sont d’atteindre une plus grande objectivité, de dépassionner les débats, d’aider les enseignants à adopter les pratiques les plus efficaces et d’engager les enseignants dans un processus de questionnement scientifique.

  • 6  En 2002, l’Office of Educational Research and Innovation (OERI) du ministère américain de l’Éducat (...)
  • 7  Inspiré par l’initiative Race to the Top de l’administration Obama aux États-Unis, le secrétaire d (...)

21Dans le discours du ministre de l’éducation en poste au moment de la création de cette instance, les intentions sont très claires : il s’agit d’un conseil destiné à éclairer les décisions politiques à partir des résultats de la recherche et à émettre des recommandations pour aider les enseignants à optimiser les apprentissages. On retrouve ici, sans ambiguïté, les mêmes objectifs et missions qui ont conduit à la création du What Works Clearinghouse (WWC) aux États-Unis6 et de l’Education Endowment Foundation (EEF) en Angleterre7.

Prouver l’efficacité d’une intervention en éducation est-il suffisant pour en garantir son adoption ?

22Selon Fixsen et al. (2005), promouvoir et généraliser une pratique éducative dont les résultats obtenus dans un contexte de recherche étaient probants n’est pas une condition suffisante pour en garantir le succès lors de son application en salle de classe. Il est également nécessaire de mettre en place une mise en œuvre (ou implémentation) efficace et de créer un contexte dynamique et résilient face aux changements pour faciliter l’intégration du programme. Pour Fixsen et al. (2005), c’est la vigilance et le suivi quant à l’application du programme qui en assure l’efficacité. Savignac et Dunbar (2014) soulignent également, dans un rapport de recherche sur la mise en œuvre des programmes fondés sur des données probantes dans la prévention du crime, que « la qualité de mise en œuvre des programmes est un élément clé de leur succès ». Ils ajoutent qu’une mise en œuvre efficace d’un programme prometteur a plus de chances de produire des résultats positifs qu’une mise en œuvre de faible qualité d’un programme modèle.

23Mais qu’entend-on par une mise en œuvre efficace d’un programme ? Comment garantir que les conditions nécessaires soient réunies pour cela ? Le terme « implémentation », issu de l’anglais, désigne le processus opérationnel mis en place pour déployer une intervention. Les sciences de l’implémentation, un champ disciplinaire relativement récent, se définissent différemment selon l’approche adoptée. Selon Allottey et al. (2008), les sciences de l’implémentation sont « une recherche appliquée visant à développer une base de données probantes essentielles pour éclairer l’adoption efficace, soutenue et intégrée des interventions par les systèmes de santé et les communautés ». Cette définition peut être adaptée au domaine éducatif en remplaçant les systèmes de santé par les systèmes éducatifs.

24Toujours dans le domaine de la santé, Peters et al. (2014) décrivent les sciences de l’implémentation comme « une enquête scientifique sur les questions concernant la mise en œuvre, l’acte de mettre en œuvre une intention, qui dans la recherche en santé peut correspondre à des politiques, des programmes ou des pratiques individuelles (collectivement appelés interventions) ». Enfin, dans une perspective plus globale, Glasgow, Eckstein et El Zarrad (2013) définissent les sciences de l’implémentation comme « l’application et l’intégration des données probantes issues de la recherche dans la pratique et les politiques ». La prise en compte du contexte d’implémentation est ainsi un élément clé de l’obtention en contexte de vraie vie de résultats obtenus en contexte de recherche. Si cela est vrai pour le domaine en santé, c’est aussi le cas pour l’éducation.

Évaluer une intervention éducative et évaluer son implantation : deux objectifs différents et nécessaires.

25Dans un article intitulé « De l’étude randomisée à la classe : est-il suffisant d’avoir des données probantes sur l’efficacité d’un dispositif éducatif pour qu’il produise des effets positifs en classe ? » (2022), Lima et Tual mettent en lumière toute la complexité de la mise en œuvre de programmes éducatifs qui ont démontré leur efficacité dans un cadre expérimental.

Cette action politique [de diffusion de dispositifs issus des recherches ayant produit des données probantes] repose sur le postulat que mettre en œuvre des dispositifs ou diffuser des pratiques ayant démontré leur efficacité dans un cadre expérimental permettra d’augmenter l’efficacité du système éducatif. Or l’idée qu’un transfert direct de dispositifs ou de pratiques fondées sur des données probantes est possible à l’échelle d’un système éducatif ou, au moins d’une large partie de ce système, ne va pas de soi. (Lima & Tual, 2022)

26En effet, Lima et Tual (2022) se basent sur une recherche de grande envergure menée par l’Institute for Education Sciences (IES) en 2009, qui évaluait les effets de l’implémentation à grande échelle de quatre programmes éducatifs ayant démontré leur efficacité dans un cadre expérimental restreint et contrôlé. Cette étude, portant sur la réplication réussie ou non de ces programmes, a été réalisée auprès de 6350 élèves de 89 écoles. Les conclusions sont sans appel : les résultats sont soit nuls, soit négatifs, avec des effets négatifs particulièrement observés chez les élèves les plus faibles et dans les écoles les plus défavorisées.

27Selon Blase et al. (2012), même si une intervention a démontré son efficacité dans un cadre expérimental, elle ne peut produire des effets positifs sur le terrain que si elle est accompagnée d’une mise en œuvre efficace.

28Dès lors, quelles sont les conditions nécessaires à la bonne mise en place d’un programme éducatif efficace ? Comment un modèle ayant démontré son efficacité peut-il être appliqué à plus grande échelle et obtenir des résultats similaires ? Existe-t-il des processus d’implémentation spécifiques à suivre ? À ce sujet, des travaux et initiatives de chercheurs commencent à se développer. En effet, partant du constat que des programmes, des pratiques et des interventions efficaces mis en œuvre dans des contextes réels, au sein des établissements scolaires et des salles de classe, donnent souvent des résultats différents de ceux prévus à l’origine par leurs prescripteurs, Albers et Pattuwage (2017) ont procédé à une revue de la littérature. Leur objectif était d’explorer et d’identifier l’impact de la mise en œuvre d’un programme éducatif démontré comme efficace sur l’amélioration de l’apprentissage des élèves dans l’enseignement primaire et secondaire. Selon les auteurs, deux éléments clés garantissent le succès de la réplication d’un programme pour obtenir les résultats escomptés : la fidélité de la mise en œuvre par rapport au modèle prescrit et l’acceptabilité par l’ensemble des acteurs impliqués (enseignants, élèves, directeurs d’établissement, parents) (Albers & Pattuwage, 2017). Plus le programme est appliqué fidèlement à la prescription, plus les résultats en termes d’amélioration des apprentissages sont vérifiés. Dans les études analysées par les auteurs, les mises en œuvre efficaces incluent toujours une formation et un soutien pour le personnel chargé de l’intervention (Albers & Pattuwage, 2017). En conclusion de leurs analyses, les auteurs appellent à renforcer les évaluations de l’implémentation des programmes éducatifs fondés sur des données probantes et recommandent que ces programmes soient accompagnés d’un éventail d’outils de mise en œuvre pour soutenir l’adoption de pratiques fondées sur des preuves (Albers & Pattuwage, 2017).

29Récemment, plusieurs organismes se sont intéressés aux conditions d’implémentation des données probantes dans le domaine de l’éducation, tels que l’European Implementation Collaborative8, le Centre for Effective Services en Irlande9 ou encore le National Implementation Research Network aux États-Unis10.

30Les objectifs et missions de ces organismes consistent à analyser les contextes et conditions favorables à l’implémentation de programmes fondés sur des données probantes afin d’obtenir les meilleurs résultats possibles dans leur application pratique. Dans un guide pratique publié en 2020 pour accompagner l’implémentation de données probantes, ces trois organisations proposent conjointement des clés et des outils axés sur les compétences nécessaires à mobiliser lorsqu’un programme éducatif entre en phase de mise en œuvre. Ces programmes soulignent également l’importance de la qualité des interactions entre tous les acteurs, car elles déterminent en grande partie la probabilité de réussite de l’implémentation. Par exemple, le fait que fait que le programme débute par un vote d’adhésion montre à quel point l’engagement des acteurs sur le terrain est crucial.

Le dédoublement des classes de cours préparatoire en zone REP : une réforme politique française d’envergure fondée sur les données probantes

31La littérature scientifique internationale s’intéressant à l’impact des tailles de classe sur les apprentissages présente des résultats variés, certains démontrant des effets positifs significatifs, d’autres non. Bouguen, Grenet et Gurgand (2017) ainsi que Monso (2014) montrent qu’en classe primaire, la réduction du nombre d’élèves a un effet bénéfique sur les performances des élèves. L’expérimentation la plus notable est le programme STAR (Student Teacher Achievement Ratio), lancé en 1985 dans les écoles primaires du Tennessee.

32Cette étude, respectant la méthodologie de l’essai contrôlé randomisé, comparait des classes avec un effectif réduit de 13 à 17 élèves par enseignant à des classes avec un effectif normal de 22 à 25 élèves par enseignant. Sur une période de 4 ans, avec un échantillon total de 12 000 élèves, les analyses statistiques finales ont montré un impact positif significatif sur les apprentissages et compétences des élèves, ainsi que sur des indicateurs à plus long terme tels que l’obtention du diplôme d’études secondaires, l’accès à l’université, l’accès à la propriété, le comportement d’épargne et le mariage. Fredriksson et al. (2013) ont confirmé ces résultats dans une expérimentation d’envergure menée en Suède. En France, des travaux expérimentaux menés par Bressoux et Lima (2011) ont obtenu des résultats confirmant cette tendance. Cependant, d’autres études, comme celle de Bohrnstedt et al. (2000) qui ont répliqué le programme STAR en Californie, n’ont pas obtenu d’impacts significatifs positifs.

33Au-delà des résultats divergents, la réduction de l’effectif de classe comme facteur d’amélioration des apprentissages est controversée. Pour certains, la qualité de l’enseignement a une incidence plus forte que l’effectif de classe (O’Malley & Schleicher, 2014). Pour d’autres, la taille de la classe ne dit rien sur la pratique d’enseignement à adapter (Blatchford, 2016). D’autres encore estiment que la formation des enseignants à des pratiques efficaces aurait un impact plus important que la réduction des effectifs, une mesure jugée trop coûteuse (Hattie, 2016). Enfin, Bryk (2015) montre qu’il existe de nombreux obstacles limitant l’appropriation par les enseignants de pratiques ayant démontré leur efficacité dans un essai contrôlé.

34S’appuyant sur des travaux démontrant un impact significatif positif de la réduction des effectifs dans les classes, une décision majeure de la politique éducative en France a été mise en place dès la rentrée de septembre 2017, avec un déploiement prévu sur trois années consécutives (Andreu et al., 2021) :

  • Septembre 2017 : diminution de l’effectif des classes de Cours Préparatoire (CP) en zone REP+ (Réseau d’éducation prioritaire renforcé) à un nombre de 12 élèves.

  • Septembre 2018 : Extension de la mesure aux élèves de CE1 en REP+ (ceux ayant a priori bénéficié de la mesure au CP lors de la rentrée précédente) et aux élèves de CP en zone REP (Réseau d’Éducation Prioritaire).

  • Septembre 2019 : Extension de la mesure aux élèves de CE1 en REP.

35Pour accompagner cette mesure d’envergure, le Ministère de l’Éducation Nationale et de la Jeunesse a mandaté la Direction de l’Évaluation, de la Prospective et de la Performance (DEPP) pour suivre les progrès des élèves et décrire les pratiques des enseignants dans ces classes à effectif réduit.

  • 11  Depuis 2021, il n’y a pas eu de nouveau rapport officiellement publié du suivi de l’évaluation de (...)

36Un premier rapport de la DEPP (Ben Ali et al., 2019) a présenté des résultats préliminaires sur le CP, suivi d’un second rapport (Andreu et al., 2021) fournissant des résultats plus détaillés pour le CP et ajoutant les premiers résultats du CE1. Les premières tendances montrent des résultats supérieurs en français et en mathématiques pour les élèves de CE1 scolarisés en effectif réduit depuis deux ans, comparés aux élèves en REP ayant des caractéristiques similaires mais ne bénéficiant pas de la réforme. Les enseignants déclarent être plus confiants dans leur enseignement et observer des impacts positifs sur leur gestion de classe. Les observations in situ montrent que les élèves adoptent des comportements plus adaptés au travail scolaire et s’engagent davantage dans les activités scolaires (Andreu et al., 2021). Une attention particulière est accordée à l’accompagnement des enseignants par la circonscription, qui joue un rôle majeur dans la sélection des enseignants affectés aux classes réduites et dans la formation supplémentaire dont bénéficient les enseignants de CP puis de CE1. Il est encore difficile de conclure sur les effets à long terme de cette mesure, mise en place il y a seulement quelques années. Cependant, le suivi attentif par la DEPP11 permettra d’analyser les effets sur les années à venir, afin de pérenniser la mesure, de l’adapter ou de l’abandonner en cas d’absence d’effets significatifs sur une période plus longue.

Conclusion

37La mise en pratique de la recherche translationnelle nécessite une méthodologie rigoureuse pour obtenir des données et des résultats fiables. Cependant, il est crucial de ne pas octroyer à ces résultats un pouvoir garantissant systématiquement leur obtention peu importe leur contexte d’implémentation. L’accompagnement des acteurs et le suivi précautionneux de la mise en application des programmes est également primordial pour une implantation réussie. Ainsi, bien que les données probantes aient leur place dans le domaine de l’éducation, elles doivent être manipulées avec vigilance et ne doivent pas être le tout décisionnel. Les recherches en éducation fondée sur des données probantes sont de plus en plus influentes dans les politiques publiques d’éducation. Aujourd’hui, il ne s’agit plus de s’interroger sur leur présence, mais de penser à leur institutionnalisation la plus adaptée possible à travers la recherche translationnelle. Comme le souligne Draelants (2022), la recherche ne peut pas fonder la politique, elle peut seulement la guider, l’orienter et l’informer.

38Il est important d’être modeste à l’égard des données probantes et d’accepter que les choix éducatifs peuvent être basés sur des principes éducatifs, des finalités explicites et des valeurs. L’imposition de pratiques efficaces par injonction ne peut que conduire à l’échec de leur mise en place. Peu importe les moyens mis en œuvre et la qualité des études, tant que les enseignants sont sous-estimés dans le processus décisionnel, ces recherches n’auront qu’un intérêt théorique et non pratique. Une telle issue serait regrettable, car ces recherches expérimentales et leurs données éclairantes ont un rôle clé à jouer, mais elles ont leurs limites.

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Bibliographie

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Notes

1  « LOI n° 2019-791 du 26 juillet 2019 pour une école de la confiance – article 40 » [archive], sur Légifrance (consulté le 10/01/2025).

2  Extrait du discours de présentation du CSEN par Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Éducation en 2018.

3  https://www.education.gouv.fr/le-conseil-scientifique-de-l-education-nationale-au-service-de-la-communaute-educative-309492 (consulté le 10/01/2025).

4  « Opérateur du ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse, le réseau Canopé a pour mission la formation tout au long de la vie et le développement professionnel des enseignants. Il les accompagne notamment dans l’appropriation des outils et environnement numériques » : https://www.reseau-canope.fr/ (consulté le 10/01/2025).

5  Pour plus de détails, consulter : https://www.reseau-canope.fr/conseil-scientifique-de-leducation-nationale.html

6  En 2002, l’Office of Educational Research and Innovation (OERI) du ministère américain de l’Éducation (ED) créé le What Works Clearinghouse (WWC) ayant pour objectif de fournir aux éducateurs, aux décideurs et aux chercheurs une source centrale et fiable de preuves scientifiques sur ce qui fonctionne dans l’éducation : c’est l’avènement du recours aux données probantes dans le paysage éducatif américain (Polanin et al., 2021).

7  Inspiré par l’initiative Race to the Top de l’administration Obama aux États-Unis, le secrétaire d’État britannique à l’Éducation, Michael Gove crée en 2011 l’Education Endowment Foundation (EEF) ayant pour objectif d’améliorer le niveau des écoles en Angleterre et d’en finir avec la réussite scolaire conditionnée par le revenu familial. Cet organisme, indépendant du gouvernement est constitué de deux organismes consultatifs : un conseil consultatif composé d’experts de l’éducation et des politiques publiques et un conseil consultatif portant sur les méthodologies d’évaluation et les meilleures pratiques en matière de production de données probantes (Edovald & Nevill, 2020). La mission de l’EEF vise principalement à améliorer les résultats des jeunes de 3 à 18 ans, particulièrement ceux qui sont défavorisés, à développer leurs compétences essentielles à la vie courante et à préparer les jeunes au monde du travail et à la poursuite des études (Edovald & Nevill, 2020).

8  https://implementation.eu/

9  https://www.effectiveservices.org/

10  https://nirn.fpg.unc.edu/

11  Depuis 2021, il n’y a pas eu de nouveau rapport officiellement publié du suivi de l’évaluation de cette mesure.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Sihame Chkair, « Données probantes et éducation en France : changer les pratiques, pourquoi, comment et quelles précautions prendre ? »Tréma [En ligne], 62 | 2024, mis en ligne le 13 janvier 2025, consulté le 26 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/trema/9304 ; DOI : https://doi.org/10.4000/132uc

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