1On assiste à l’émergence d’un consensus scientifique non seulement sur l’absence d’une définition commune et partagée de l’éducation populaire, mais plus encore sur le caractère normatif voire politique de toute tentative de circonscription ou définition. Si bien que l’on parle souvent d’une « définition introuvable » : l’expression signale combien ce travail de mise en mots est difficile, imparfait, et surtout combien la circonscription même du champ dépasse le cadre discursif ou théorique et constitue un enjeu performatif. Les discours militants mettent d’ailleurs en avant de manière récurrente cette absence de définition, soit pour la déplorer, soit au contraire pour souligner ce que cet aspect témoigne de potentialités. Ce perpétuel inachèvement, tant discursif qu’institutionnel, et les luttes permanentes qui le fondent, n’en font pas moins un objet balisé des sciences sociales.
2Considérés comme étant un objet carrefour (Lebon, 2020), les domaines d’exploration de l’éducation populaire peuvent être multiples (sociologie, sciences de l’éducation, sciences politiques, histoire, politiques culturelles, etc.) et ses domaines d’application demeurent particulièrement larges (jeunesse, citoyenneté, culture, scolarité, loisirs, formation, emploi, etc.). Cette multitude de champs confère ainsi une caractéristique propre à l’éducation populaire : la diversité de statuts et de fonctions des acteurs et actrices qui la composent (salariés, bénévoles, cadres, élus, mises à disposition de la fonction publique, etc.), organisés traditionnellement autour d’un fort engagement associatif et/ou militant (Besse et al., 2016). L’absence de définition académique confiant un caractère nébuleux à l’éducation populaire peut donc flouter ses champs d’intervention et ainsi complexifier une lecture partagée de son projet politique : de quoi parle-t-on lorsque nous parlons d’éducation populaire ? Quelles en sont les finalités politiques ?
- 1 Nous remercions Laurent Besse pour la relecture attentive de cette introduction, ses remarques et l (...)
3Telles sont les principales questions ayant réunies chercheurs, praticiens, acteurs associatifs, institutionnels, et étudiants dans le cadre d’un colloque organisé en mai 2024 à la faculté d’éducation de l’Université de Montpellier, auquel ce numéro thématique fait suite1. Interroger les pratiques pédagogiques d’hier et d’aujourd’hui, c’est s’intéresser à l’un des principes forts de la notion même d’éducation populaire, à savoir : le lien entre la complexité de ses projets politiques, la diversité de ses actes éducatifs quotidiens, et l’historicité des débats pédagogiques contemporains. Prendre au sérieux l’idée d’un lien organique entre pratique pédagogique et projet politique émancipateur semble être une manière de réinterroger les espaces de l’éducation populaire.
4Si le processus d’institutionnalisation comme facteur de recomposition des projets politiques des acteurs de l’éducation populaire est documenté (Vennin, 2022), l’idée d’un retour de cette notion, sous forme de « troisième vie » (Chateigner, 2012), ou d’un réenchantement (Porte & de Lescure, 2017) ouvre la voie d’une réflexion sur l’investissement – ou le réinvestissement – de la radicalité de l’éducation populaire. Étymologiquement, le mot « radicalité » a pour source radicalis, qui renvoie à « (…) ce qui a rapport au principe, à l’essence, d’une chose », donc ce qui est profond. En termes politiques dès le XIXe siècle, le radical, c’est celui qui « travaille à la reformation complète, absolue, de l’ordre politique dans le sens démocratique »2. À ce titre, plusieurs auteurs proches de la tradition marxiste considèrent que se réclamer de la radicalité revient à saisir les choses à la racine, et donc à aborder un sujet en analysant ses fondements comme levier d’expression des potentialités. L’exploration de la notion de radicalité sert de fil analytique dans cet article introductif, en restituant la généalogie de ce questionnement (I) ainsi que ses possibles applications historiographiques (II) et contemporaines (III), afin de comprendre comment la réflexion sur les pratiques et sur la radicalité de l'éducation populaire en fait bouger les frontières ?
5Le champ de recherche autour de l’éducation populaire comme objet de sciences sociales est le fruit d’une histoire intellectuelle et militante riche. Si la promotion de l’éducation populaire comme projet spécifique fut chronologiquement le fait de militants qui cherchaient à fonder par l’histoire la légitimité et l’unité d’un objet qui ne s’imposaient pas par elles-mêmes, ce rapport ambigu à la légitimation par les sciences sociales – et notamment l’histoire – est caractéristique d’une littérature à mi-chemin entre univers savants et militants, qui court jusqu’à la période contemporaine.
6Dès la fin des années 1960, il existe un réseau étroit et très informel de chercheurs s’intéressant spécifiquement aux organisations et pratiques généralement étiquetées comme relevant de l’« éducation populaire », à la faveur de la naissance de l’animation professionnelle. La création du Centres d’études, de recherche et de documentation (CERD) en 1971 au sein de l’Institut national d’éducation populaire (INEP) et l’aventure éditoriale des Cahiers de l’animation participent à rassembler des chercheurs durant les années 1970 et 1980 au sein du pôle de Marly-le-Roi, qui produira de nombreux colloques et documents de synthèse jusqu’aux années 1990, et au-delà. La permanence d’une mission de documentation et de recherche au sein de l’INEP – devenu Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire (INJEP) – explique la parution au cours des années 1990 d’ouvrages et de documents tournés essentiellement vers l’histoire institutionnelle, notamment autour de Françoise Tétard. Si la sociologie s’intéresse alors peu à cet objet, l’essor de l’animation professionnelle à partir des années 1960 couplée aux mutations du militantisme fait figurer l’éducation populaire dans la production académique, particulièrement avec les travaux de Geneviève Poujol, ainsi que ceux de Michel Simonot, Jean-Pierre Augustin et Jacques Ion.
7Les années 1980 marquent l’inscription dans le paysage académique, du côté de l’histoire, de l’éducation populaire qui fait son entrée dans les synthèses d’histoire de l’éducation. Elle figure dans deux tomes de L’histoire générale de l’éducation par Françoise Mayeur (1980) pour le XIXe siècle et Antoine Prost (1981) pour le XXe siècle. Liée à l’histoire de la scolarité et de la scolarisation, elle fait également l’objet de travaux nombreux du côté de l’histoire religieuse (notamment au sein du GRECO 2 du CNRS fondé en 1981) et de l’histoire de la jeunesse. C’est le domaine le plus exploré au sein de la littérature portant sur l’éducation populaire avec notamment la synthèse signée par Gérard Cholvy (1999) ou les travaux de Denis Pelletier et Jean-Louis Schegel (2012). Dans le même temps, de nombreux travaux monographiques paraissent dans les années 1980-1990, dans un contexte de crise profonde des mouvements de jeunesse et d’éducation populaire. Cette approche monographique privilégiée est le fruit souvent des associations elles-mêmes, et vise à mettre en valeur les actions entreprises par elles, en recourant essentiellement aux approches biographiques (Besse et al., 2016).
8La période contemporaine marque une forme de retour de l’éducation populaire sur le plan académique, notamment dans les années 2010 avec des travaux traitant spécifiquement l’objet « éducation populaire ». La production des thèses de Frédéric Chateigner sous l’angle d’une analyse socio-linguistique de la formule « éducation populaire » (2012) et d’Alexia Morvan portant sur l’éducation populaire dite politique (2011), ouvre la voie à un renouveau des publications académiques, à lier à un retour supposé de l’actualité de l’éducation populaire. Cette recrudescence s’inscrit dans une jeune production académique, mêlant sociologie et science politique, ayant pour point commun d’envisager divers objets éducatifs dans leurs dimensions politiques.
9De récents ouvrages de synthèse prennent acte de cet intérêt et des chantiers de recherche qu’ils permettent d’explorer à nouveaux frais. On pense d’une part au travail de synthèse de Francis Lebon et Emmanuel de Lescure, L’éducation populaire au tournant du XXIe siècle, (2016). Issu d’un colloque parisien, qui s’est tenu en novembre 2011 et auquel il emprunte son titre, l’ouvrage s’inscrit par ailleurs explicitement dans les problématiques tracées – à partir de l’étude des transformations de ces mêmes espaces dans les années 1970 – par l’une des pionnières des travaux sur l’éducation populaire, Geneviève Poujol (2000). L’ouvrage interroge des tendances lourdes à l’œuvre sur le versant contemporain, notamment l’évolution des rapports entre les initiatives d’éducation populaire et les pouvoirs publics, et à travers celles-ci les dynamiques de professionnalisation et de (dé)politisation des pratiques d’intervention. Concernant le renouveau de l’intérêt de la recherche sur le plan historiographique, il faut mentionner le repère Histoire de l’éducation populaire – 1815-1945 – Perspectives françaises et internationales (2017). Consécutif d’un colloque tenu en 2015 à l’Université Lille 3, cet ouvrage fait un bilan des recherches historiques menées depuis une trentaine d’années sur le vaste ensemble de l’éducation populaire et ouvre des pistes de recherche fécondes, notamment sur l’international, les questions de genre ou l’ouverture du champ de l’éducation populaire.
10Ce renouveau reste timide : l’éducation populaire des vingt dernières années « n’a pas encore suscité de travaux empiriques à la mesure de l’intérêt public que les signes de son renouveau ont généré » note le collectif « La Fabrique de l’Éducation populaire » (2021). C’est dans ce sillage académique qu’entendait s’inscrire le colloque de Montpellier tenu en 2024, intitulé « Pratiques pédagogiques de l’éducation populaire : histoire et actualité d’un projet politique », et qui donne lieu à ce numéro thématique.
11Revenir sur le lien organique et l’imbrication entre pratiques pédagogiques et projet politique ne va pas de soi, et a constitué un angle analytique fort de l’appel à contributions pour le colloque. Ce lien est historique : l’éducation populaire a nourri et construit une partie de sa réflexion pédagogique ainsi que sa méthodologie d’intervention à partir des travaux des pédagogues novateurs de la première moitié du XXe siècle (Élise et Célestin Freinet, Roger Cousinet, Fernand Oury, etc.) créant ainsi des liens étroits entre éducation nouvelle, pédagogie sociale et éducation populaire. Les techniques d’éducation populaire entendent également remettre en cause le rapport hiérarchique, vertical, entre enseignant et enseigné, entre « sachant » et ignorant (Rancière, 1987), pour y substituer des rapports de coopération et des situations d’éducation mutuelle (Vennin, 2017). Replacé dans le temps long, l’un des dénominateurs communs à l’ensemble des pratiques d’éducation populaire, réside dans l’attachement à des pratiques pédagogiques spécifiques, comme les méthodes dites « actives », « participatives » ou encore issues de l’éducation nouvelle, au point de devenir un vrai lien identitaire.
12Les questions proposées étaient les suivantes : Comment l’éducation populaire actuelle réinterprète-t-elle cet héritage ? De quelles manières peut-on analyser et définir les pratiques pédagogiques alternatives ? À quel projet politique répondent-elles ? Y a-t-il encore un lien entre pédagogie et émancipation ? Ainsi, la proximité entre éducation populaire et pédagogies émancipatrices n’est-elle aujourd’hui plus une évidence tant « le poids croissant des équipements socioculturels et la neutralisation idéologique qui les accompagne entraînent un déclin relatif de l’importance accordée à la pédagogie au profit d’une dimension plus gestionnaire » (Besse et al., 2016). Il apparaît alors que le retour à la question éducative et pédagogique pourrait être centrale et déterminante pour tenter de renouer avec une ambition ouvertement politique et retrouver le lien entre discours et pratiques, par exemple en réinterrogeant de nouveau le concept d’éducation intégrale. C’est dans cette perspective que la pédagogie peut être un levier de rupture avec les logiques de « dispositif » inspirées des politiques libérales, ou encore des logiques « d’équipement » héritées du socioculturel. Enfin, il est important de souligner ici l’apport de l’éducation populaire dans les dispositifs de formation (Besse et al., 2016) avec la création entre autres de nombreux outils qualifiés de « techniques d’éduc’ pop’ » comme des jeux « brise-glaces », débats « mouvants », « petits groupes / grands groupes », le « débat pétale », etc. Ces pratiques seront largement reprises et développées par certaines SCOOP d’éducation populaire politique, faisant ainsi de ces méthodes participatives leurs marques de fabrique (Brusadelli, 2021).
13Un autre volet de questionnements proposés intégrait tout en les dépassant les pratiques pédagogiques : en ce début de XXIe siècle, le travail d’éducation populaire semble principalement caractérisé par les pratiques dites socioculturelles, par l’organisation des loisirs en direction de l’enfance et de la jeunesse et par la relative complémentarité éducative avec celle de l’instruction académique. Or le projet politique ancré dans le XIXe siècle qui s’inscrivait dans une volonté émancipatrice affichée d’éducation politique du citoyen (Bonnefon, 2016) semble avoir été vidé avec le temps de sa « substance », sociale, citoyenne et éducative (Poujol, 2000) au profit d’une instrumentalisation croissante par les pouvoirs publics dans une perspective purement occupationnelle et libérale (Lebon & de Lescure, 2016). Cette atténuation du « politique » pourrait-elle être une conséquence de l’institutionnalisation de l’éducation populaire par l’État et les collectivités locales au profit d’un ordre économique et politique ? En favorisant l’ouverture du secteur de l’éducation aux mécanismes des marchés publics et donc à la concurrence, la notion même de « commun » (Dardot & Laval, 2015) n’est-elle pas soumise à une « neutralisation » des aspirations politiques démocratiques ?
14À ces intentions affichées ont répondu une soixantaine de communications scientifiques et quatre conférences, avec une prépondérance de chercheurs affiliés académiquement, mais avec un nombre conséquent de contributions ancrées dans la recherche-action, portées ou co-portées par des acteurs associatifs. Ce colloque a permis une structuration de réseaux disparates qui, s’ils restent difficiles à cartographier, attestent d’un intérêt diffus pour l’éducation populaire, et accréditent l’actualité de ses pratiques. La dimension historique a été moins investie qu’escomptée, ce qui se retrouve pour partie dans ce numéro thématique. La dimension internationale, également présente et vivante dans le colloque, est également moins représentée dans le numéro. Cependant celui-ci nous semble avoir le mérite de requestionner cet objet social, d’ethnographier des pratiques et de mettre en discussions des points de tension féconds. À commencer par la dispute historiographique, en ouvrant une réflexion sur l’ouverture et la fermeture des espaces analytiques de l’éducation populaire au regard de la radicalité.
15Lors du colloque deux communications seulement, l’une sur les Scouts et Guides de France et l’autre sur le Mouvement rural de la jeunesse chrétienne (MRJC) étaient consacrées spécifiquement au courant chrétien de l’éducation populaire. En même temps, c’est aussi une indication d’une tension historiographique que nous souhaitons ici réinterroger au prisme de la radicalité en se demandant, de manière un peu provocatrice, si le christianisme social appartient vraiment à l’éducation populaire.
- 3 Archives diocésaines de Paris, série 8K œuvres de jeunesse, rapport manuscrit anonyme, « La vérité (...)
16Revenons d’abord sur les éléments de définition qui ont permis à l’historiographie d’isoler un courant chrétien de l’éducation populaire. La distance avec l’école laïque, plus spécifiquement avec la salle de classe constitue un premier critère (Besse, 2023). Le second reste indéniablement le milieu social visé : la jeunesse ouvrière et urbaine. Dès le milieu du XIXe siècle, les chrétiens en France mais aussi à l’étranger sont intéressés par la question sociale. Une première génération de patronages essentiellement urbains apparaît à côté de l’école sans que leur modèle ne soit uniforme, certains par exemple adoptant la gymnastique et d’autres non (Cholvy, 1999, p. 55). Des adolescents parfois orphelins, apprentis, issus des milieux ouvriers ou de familles de petits employés fréquentent alors ces nouvelles œuvres de jeunesse le dimanche, jour de repos. Citons par exemple les œuvres de jeunesse de l’abbé Jean-Joseph Allemand ou l’œuvre de la jeunesse ouvrière de l’abbé Timon-David à Marseille, les Frères de Saint-Vincent-de-Paul fondé par Jean-Léon Le Prévost en 1845 avec plusieurs patronages parisiens (Cholvy, 1999, p. 44-66). Il ne faut pas oublier les protestants qui fondent des Unions chrétiennes des jeunes gens (YMCA) notamment rue de Trévise à Paris (1893). À la fin du XIXe siècle une seconde génération d’œuvres de jeunesse catholiques émerge : il s’agit des patronages paroissiaux dont le nombre se multiplient dans le contexte de l’encyclique Rerum Novarum de Léon XIII (1891) et des lois de la Troisième République qui ont laïcisé l’enseignement. Beaucoup adoptent alors une section gymnastique et sportive et s’affilient à la Fédération gymnastique et sportive des patronages de France (Groeninger, 2004). Le patronage des écoliers, avec des enfants accueillis après les cours et le jeudi, devient le modèle dominant. « Que voulait-on ? Rivaliser avec les œuvres post-scolaires laïques de la Ligue de l’Enseignement (…). »3 Nous rejoignons ainsi Laurent Besse (2023) qui souligne un usage fréquent de la formule « post-scolaire » dans les années 1880-1950 et sa pertinence pour constituer sur cette période un critère de définition de l’éducation populaire, notamment chrétienne.
- 4 Semaine religieuse de Paris, deuxième semestre 1937, p. 646.
17Enfin, il faut envisager un troisième critère pour rattacher ce courant chrétien à l’éducation populaire : celui de l’institutionnalisation. Dans un premier temps, ces milliers de jeunes catholiques issus des patronages qui défilent au pas cadencé dans des grands concours de gymnastique inquiètent le pouvoir républicain, d’autant que les effectifs concernés, environ 150 000 jeunes licenciés à la FGSPF en 1914, dépassent de loin ceux des organisations concurrentes laïques. Mais l’Union sacrée pendant la Première Guerre mondiale et la mort aux combats de plus de 20 000 jeunes légitiment les œuvres de jeunesse catholiques aux yeux du pouvoir : les patronages sont agréés par le ministère de la guerre et la FGSPF est reconnue d’utilité publique par le décret du 31 mars 1932. En 1937, sous le Front Populaire, la FGSPF est habilitée à faire passer les épreuves du Brevet sportif populaire. Elle en décerne alors 110 000 sur les 332 000 BSP délivrés, loin devant les 16 000 brevets de la Fédération sportive et gymnique du travail (FSGT) ou les 15 000 de l’Union française des œuvres laïques d’éducation physique (UFOLEP)4. Or on retrouve dans les patronages d’autres activités que la gymnastique et le sport qui se structurent hors FGSPF : par exemple l’Association théâtrale des œuvres catholiques d’éducation populaire (ATOCEP) ou la Fédération loisirs et culture cinématographiques.
18De même, les colonies de vacances se sont regroupées dans l’Union française des colonies de vacances (UFCV). Les troupes scoutes sont aussi souvent indépendantes du patronage et leurs fédérations masculines ou féminines s’organisent au début des années 1920. Dans le même temps, l’Association catholique de la jeunesse française créée en 1886, développe ses sections spécialisées avec des membres qui fréquentent souvent les cercles d’études des patronages : Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC), Jeunesse agricole catholique (JAC), Jeunesse étudiante chrétienne. L’identité de la FGSPF évolue sensiblement après 1947 avec la disparition de la référence aux patronages dans son sigle (Fédération sportive de France) et plus encore après 1968, quand les dirigeants décident d’ouvrir plus largement leur fédération aux activités culturelles (Fédération sportive et culturelle de France). Elle est alors la seule fédération sportive avec la FSGT à participer aux travaux du Conseil national des associations de jeunesse et d’éducation populaire (Jouaret, 1999, vol. 1, p. 112-115). Depuis, la FSCF a gardé l’agrément de l’État pour ses actions liées à la jeunesse et à l’éducation populaire (Munoz, 2014).
19Malgré la pertinence des critères évoqués ci-dessus, on aurait tort de penser que ce rattachement des œuvres de jeunesse chrétiennes à l’éducation populaire est allé de soi, sans heurts ni débats entre les protagonistes. En réalité, tous les acteurs des organisations et mouvements chrétiens de jeunesse en France du XIXe au XXe siècle n’ont pas la même définition de l’éducation populaire. Envisager la question au prisme de la radicalité offre une perspective historiographique intéressante.
20Ainsi est-il important de nuancer l’idée selon laquelle le christianisme social porte naturellement une dimension progressiste puisqu’il s’adresse à une jeunesse ouvrière. Dès les années 1970, Émile Poulat ou Jean-Marie Mayeur ont montré que l’intégrisme et l’antimodernisme traversent le catholicisme social. On retrouve ainsi dans la première génération des patronages, des catholiques intransigeants qui s’opposent à « l’extériorisation des œuvres ». Ils sont partisans de l’œuvre fermée, très critiques vis-à-vis du développement du mouvement sportif et farouchement opposés à la mixité. Voilà par exemple comment un membre d’un « vieux » patronage parisien à forte identité décrit l’évolution de la FGSPF au début du XXe siècle :
- 5 Archives diocésaines de Paris, série 8K œuvres de jeunesse, rapport manuscrit anonyme, « La vérité (...)
« L’idole nouvelle, c’est l’homme. (…). Populariser le culte de la chair, voilà le but réel auquel tendent les organisations de gymnastique et de sport de la Ligue de l’Enseignement. (…) Dès lors, comment peut-on songer sérieusement à rivaliser avec des adversaires dont les méthodes et les programmes conduisent à un but diamétralement opposé à celui des œuvres catholiques ? En vérité ces emprunts faits aux ennemis de notre foi ne peuvent être que désastreux à la vie chrétienne des âmes. (…) Ainsi les jeunes gens des œuvres catholiques vont se mesurer avec les jeunes libres-penseurs, et puis le soir du match, ils fraterniseront avec les ennemis de leur foi. C’est fatal ! »5
- 6 Archives diocésaines de Quimper, 12 K 16, 1, « Note sur l’orientation actuelle des patronages », da (...)
21Dès le début du XXe siècle, les prêtres catholiques dans les colonies de vacances sont amenés à accorder de l’importance au jeu comme pratique pédagogique, avant les laïques, et à développer ainsi des méthodes dites « actives » (Lee Downs, 2009). Dans les années 1930 et plus encore au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le courant chrétien de l’éducation populaire est secoué par les critiques formulées par une jeunesse qui a décidé de s’émanciper à la fois individuellement et collectivement d’une vision dirigeante, laïque ou religieuse, qu’elle juge d’un autre temps. Quatre sujets provoquent particulièrement des tensions dans ces œuvres de jeunesse. Il y a d’abord la question de la finalité patriotique des activités scoutes, gymniques et sportives. Ainsi les jeunes des sections spécialisées de l’Action catholique, influencés notamment par L’humanisme intégral (1936) de Jacques Maritain, critiquent-ils fortement le « sport à goût de guerre » pratiqué dans les patronages ou dans les sections scoutes. En 1949, une note émanant de la direction diocésaine des œuvres de jeunesse de Quimper décrit la nouvelle orientation des patronages : « Il faut d’abord se mettre devant une réalité que beaucoup de prêtres refusent d’admettre : nos patronages de 1949 ne sont en aucune manière comparables aux patronages de 1939 ; à plus forte raison à ceux vieux de 30 ou 40 ans (…). Les belles troupes, les défilés du temps passé, musique en tête, n’existent plus, et n’existeront plus. Une page est tournée. »6 De même après 1945, de nombreux prêtres, souvent issus de la JOC, remettent en cause le « rendement religieux » des activités gymnastique et sportives dans les patronages. Parallèlement, les dirigeants laïques de la FGSPF ne voient plus l’intérêt d’une affiliation explicitement religieuse, surtout que la fusion imposée par Vichy avec les sections féminines des patronages catholiques (Rayon sportif féminin), est maintenue. La Fédération sportive de France naît ainsi en 1947. Or les jeunes filles souhaitent se libérer des injonctions masculines émanant notamment de la direction religieuse, qui leur impose la longueur de leur tenue sportive ou de gymnastique. La première crise des patronages dans les années 1945-1950 s’explique en grande partie par ces tensions liées à la mixité.
22Enfin, la radicalité politique au sein des organisations de jeunesse chrétiennes apparait comme le quatrième sujet de discorde, à l’origine de la dissolution de l’ACJF en 1956 par l’épiscopat français. Avant 1940, la FGSPF par exemple affiche un apolitisme de façade. Il y a pourtant dans ses rangs des anciens partisans de l’Action française mais il s’agit de tenir un équilibre entre les royalistes et ceux qui se sont ralliés à partir de 1891 à la République. Après 1945, à la JOC de nombreux aumôniers pensent « qu’il faut absolument rejoindre la classe ouvrière sur son terrain avec son idéologie, son syndicat préféré (CGT) » (Cholvy, 1999, p. 314). Mais d’autres mettent en garde contre le danger de perdre par une action temporelle trop engagée une identité spirituelle. La question de l’émancipation de la jeunesse ouvrière ou agricole se retrouve dans les recompositions des années 1960 avec la fondation par exemple du Mouvement rural de la jeunesse chrétienne en 1963 (MRJC). L’action révolutionnaire prônée dans les années 1970 est alors bien éloignée de la définition politique de l’éducation populaire chrétienne proposée par François Hébrard, président de la FGSPF de 1923 à 1956, dans son journal :
- 7 Archives familiales de la famille Hébrard, François Hébrard, Notes et souvenirs, cahier manuscrit n (...)
« Quand on s’occupe d’œuvres populaires, il ne faut pas trop s’offusquer du manque d’idéal que l’on rencontre chez les patronnés de ces œuvres, ni s’en décourager. Le peuple a peu d’idéal : c’est le propre d’une élite. (…) Vous avez beau avoir avec tel ou tel jeune homme de la classe ouvrière des relations d’amitié très intimes, vous n’empêcherez pas qu’il soit de sa classe, fils d’ouvrier, vivant dans un milieu ouvrier et pensant somme toute comme les siens. »7
23On peut ainsi souligner ce paradoxe de l’action catholique spécialisée : elle ambitionnait de reconquérir le monde ouvrier et de refaire des chrétiens. Ce en quoi elle a globalement échoué. Mais elle a globalement fait émerger une catégorie abondante de militants d’origine populaire émancipés et engagés à gauche (plutôt JOC) et à droite ou gauche (JAC). Et en matière de pratiques originales, c’est sans aucun doute l’héritage des mouvements catholiques (en particulier d’action catholique) qui est le plus solide : cercles études, enquêtes campagne, voir-juger-agir etc. (Giroux, 2022).
24Nous rejoignons complètement la volonté de Yohan Dubigeon dans ce numéro de « visibiliser les controverses autour des notions polysémiques ». Il faut d’abord se méfier d’une forme d’anachronisme dans l’usage de la formule éducation populaire. Avant 1936, l’occurrence « éducation populaire », dans les sources relatives aux organisations et mouvements chrétiens de jeunesse en France, est très rare. Par exemple, l’historiographie a souvent associé le démocrate-chrétien Marc Sangnier à l’éducation populaire. Certes, dans le contexte de Rerum Novarum, Marc Sangnier souhaite s’appuyer sur les cercles d’études des patronages paroissiaux pour en faire des instituts populaires. Mais il utilise d’abord les formules « d’éducation démocratique » et « d’éducation sociale du peuple ». Il se heurte alors aux catholiques intransigeants qui obtiennent sa condamnation par le Pape en 1910.
25En réalité, dès les années 1930, les catholiques français préfèrent communiquer autour d’un autre concept éducatif : l’éducation intégrale. Si leur définition est bien éloignée du concept théorisé par Paul Robin (1869-1872), pédagogue socialiste et libertaire, il y a aussi plusieurs modèles catholiques d’éducation intégrale. Et c’est le modèle le plus intégriste, héritier de la vision des partisans de l’œuvre fermée au XIXe siècle, qui s’impose depuis le début des années 2000, associé à un mouvement de renouveau des patronages8. La voie proposée est bien celle d’une éducation intransigeante, identitaire. Une éducation qui considère qu’on n’éduque pas un garçon comme une éduque une fille, que les programmes officiels des Sciences et vie de la terre (SVT), influencés par les études sur le genre, sont à remettre à cause car ils « (…) déconstruisent le schéma naturel pour le remplacer par une nouvelle culture (…) », que « (…) l’assimilation culturelle de l’islam est impossible dans une terre aux racines profondément chrétiennes (…) », que la création d’écoles hors contrat est « (…) un acte courageux et souligne un désir de cohérence trop rare (…) » (Clément, 2021, p. 21, 97, 101, 267). Cette nouvelle génération de patronages bénéficie du soutien financier du milliardaire catholique traditionaliste Pierre-Édouard Stérin via le « Fonds du bien commun »9.
26On comprend alors que le choix de l’adjectif, populaire ou intégrale, constitue chez les catholiques, une forme d’affiliation politique, de la gauche révolutionnaire à l’extrême droite. Dans les années 1960-1970, c’est précisément parce que les partisans d’une éducation populaire chrétienne « (…) ne cessent de chercher une légitimation religieuse à leur identité politique que bon nombre de militants chrétiens provoquent les crises qui les emportent et parce qu’ils restent fondamentalement catholiques d’abord, ils ne cessent d’en appeler à l’Église ou de l’accabler de leurs reproches » (Tranvouez, 2000, p. 337 et suivantes). « Ainsi les catholiques ont-ils longtemps été contraints d’inventer leurs propres lieux, en marge des partis, les uns au sein de mouvements sociaux en cours de déconfessionnalisation (…), les autres dans la mouvance de la mission ouvrière (…) » (Pelletier, 2016). Or « (…) sous cette hyperpolitisation du religieux, s’est tramée une transformation des manières de croire et d’être chrétien en société » (Pelletier, 2016). Comment obéir ou désobéir à la position officielle de Rome sur la question de l’avortement ? L’émancipation féminine est-elle un combat en soi ou doit-elle attendre la libération qui viendra de la révolution socialiste ? (Pelletier, 2016). Deux thèses récentes et un colloque ont montré comment les militants chrétiens de l’éducation populaire ont été obligés, comme leurs prédécesseurs sur le patriotisme, de se positionner sur des valeurs telles que l’égalité, la mixité (Favier, 2016), sur leur ouverture vers les autres religions notamment musulmane (Bizien Filippi, 2024), et de trouver le chemin de leur engagement citoyen (Giroux, 2022).
27Face à la vogue actuelle des mouvements d’éducation intégrale catholiques et de l’émergence d’une nouvelle génération de patronages, l’enjeu pour les militants d’une éducation populaire chrétienne réside donc dans ce choix entre une neutralité souvent synonyme d’invisibilisation ou au contraire une forme de radicalité politique qui les oblige à s’opposer parfois au discours officiel de l’Église mais aussi à l’extrême droite catholique, afin de défendre un modèle véritablement émancipateur en adéquation avec leur foi.
28L’exploration de la radicalité comme notion analytique permet également de questionner les frontières contemporaines de l’éducation populaire. Celles-ci semblent s’organiser autour de quatre « segments », ainsi que l’analyse Mathieu Depoil dans sa thèse de doctorat en sciences de l’éducation en cours d’achèvement : d’abord le segment « Jeunesse et éducation populaire, hérité et administratif », celui de l’animation socioculturelle, celui se réclamant de l'éducation populaire politique, jusqu’à un segment comprenant l’éducation populaire « radicale et autonome ». Nous faisons le choix de mettre en perspective les contributions écrites du numéro au regard de cette typologie, ouvrant ainsi de nouveaux débats et de nouvelles discussions sur la pluralité des formes de l’éducation populaire vue par le prisme de la radicalité.
29Forme historique de l’éducation populaire, héritée de la démocratisation des loisirs et du temps libre, ce segment regroupe « grosso modo l’ensemble des pratiques et organisations qui tournent autour des enfants, des jeunes et du monde de l’animation », (Lebon, 2020, p. 15), comme les initiatives éducatives, citoyennes ou culturelles qui gravitent autour de l’école et de la famille, à l’image des Accueils Collectifs de Mineurs (ACM – accueil de loisirs, accueil jeunes, séjours de vacances, accueil de scoutisme, séjours adaptés, etc.). Dans le cas plus particulier des accueils de loisirs, nous pouvons parler d’une quasi-assimilation de ces offres aux services publics, financées en partie par des conventionnements, des contractualisations ou encore par délégation de services publics et répondant à un besoin de la population. L’exemple le plus probant aujourd’hui pourrait être les accueils périscolaires et extrascolaires, organisés sous la tutelle du ministère de l’Éducation nationale, comportant une législation et une réglementation strictes, financés principalement par les collectivités locales et la Caisse d’allocations familiales et répondant à un besoin d’espaces éducatifs complémentaires à celui de l’école et des familles. Bien que structuré par un portage associatif fort, ce secteur est marqué du sceau de l’institutionnalisation (Vennin, 2022) et de la proximité organique à l’école.
30On trouve dans ce numéro un premier faisceau de contributions regroupées autour de cette proximité historiquement constituée avec l’école avec l’article d’Émilie Dubois, Émilie Martin et Delphine Patry sur les conseils municipaux d’enfants, celui d’Ania Tadlaoui-Brahmi, Lionel Alvarez et Jean-Charles Buttier relatif à l’éducation à la citoyenneté numérique, et enfin celui d’Aline Grasperge sur l’impératif scolaire dans le projet de l’éducation populaire. Dans la même veine est organisé un deuxième volet des contributions autour des associations du secteur JEP. Ainsi l’article de Manon Pesle, à partir d’une enquête auprès des MJC, explore les transformations contemporaines des associations d’éducation populaire et celui d’Arnaud Loustalot offre enfin une perspective historique sur les chantiers de jeunesse.
31Ce second segment, lié de manière étroite par la même historicité et superposable au précédent, est né des équipements de proximité à partir des années 1950, dans une volonté de démocratisation culturelle et d’accès pour le plus grand nombre, enfants comme adultes, aux pratiques éducatives, citoyennes et culturelles en dehors du périmètre de l’école, comparé au segment JEP qui gravite historiquement autour. Ce secteur d’activité, en lente diminution depuis les années 1990, est principalement organisé autour d’une planification d’activités sur les temps libres, soit sous forme de « catalogues » ou alors de « projet d’action ». Ces activités socioculturelles sont en général tarifées et répondent à un impératif de gestion et de programmation à l’image des activités de bien-être et d’épanouissement, des pratiques artistiques, culturelles ou sportives amateurs ou encore d’espaces de diffusion et d’expression.
32Malgré le lien étroit, voir essentiel, avec le segment « JEP », le segment « socioculturel » diffère de celui-ci non pas sur l’historicité ou dans l’objet social (quoi que cela soit discutable) mais principalement dans la fonction/mission de l’animateur, dans la modélisation économique et dans le cadre institutionnel, pour ne citer que quelques points de différenciation.
33Tout d’abord, la fonction d’animation est sensiblement différente au sein d’un Accueil Collectif de Mineurs qu’au sein d’un équipement socioculturel et ne fait pas nécessairement appel aux mêmes connaissances et savoirs professionnels, entre autres sur les questions éducatives. Pour illustrer cette distinction par la pratique, nous pouvons prendre l’exemple, de manière rapide et volontairement caricaturale, de la différence de cadre éducatif et institutionnel entre un animateur de Maison de jeunes et de la Culture (MJC) qui développe un projet autour des musiques actuelles à destination de jeunes adultes et en présence d’un intervenant extérieur ou bien autour de la création d’un spectacle de danse amateur en résidence, et le contexte de travail d’un animateur en charge du groupe des 8/12 ans dans un accueil de loisirs municipal sur les temps périscolaires et extrascolaires. Cette distinction de fonction/mission, semble assez significative pour proposer une typologie différente entre ces deux segments.
34À travers cet exemple, nous pouvons voir apparaitre notamment au niveau du cadre de travail, une distinction structurelle entre les deux formes d’animation, liée entre autres à la différence entre modèle associatif et modèle municipal (sur la question des conventionnements, DSP, etc.) et à des principes de fonctionnement institutionnel et salarial différents (horaires, rémunérations, etc.). Nous pouvons également constater un degré de formation et de professionnalisation (dimension d’autonomie, rapport à la projection, etc.) qui varie entre les deux pratiques, avec notamment l’absence de projet pédagogique dans de nombreuses structures d’animation socioculturelles alors que c’est un outil de travail central et angulaire dans les ACM.
35Une seconde différence sensible se pose dans la question des modèles économiques. Souvent considéré comme une ressource financière et un apport non négligeable d’autofinancement des associations, ce secteur d’activité socioculturelle permet, d’après les acteurs du champ, une certaine « autonomie financière ». La place qu’il occupe dans les projets d’éducation populaire est aujourd’hui régulièrement débattue au sein des différents mouvements. En effet, parfois considérées comme levier d’une démocratisation culturelle ou à l’inverse, comme une pratique consumériste d’activités, une « marchandisation des loisirs », les actions socioculturelles peuvent avoir des effets ambivalents (Maurel, 2010, p. 49). Ce débat existe depuis les années 1960 et reste aujourd’hui relativement vif dans le champ de l’éducation populaire.
36L’historiographie est balisée autour du champ de l’animation, et il existe un consensus autour de l’influence à la fois de la professionnalisation et de la technocratisation des fonctions de cadre de l’éducation populaire sur la dépolitisation des pratiques, conduisant lentement à une moindre considération des questions pédagogiques au profit d’une logique plus axée sur les aspects managériaux.
37C’est principalement dans ces deux premières formes quasi-imbriquées, dans lesquels l’animation est alors considérée comme la version professionnelle de l’éducation populaire (Lebon, 2020, p. 38), que nous retrouverons les grands mouvements et grandes fédérations se réclamant historiquement de l’éducation populaire. Le numéro thématique l’appréhende à différents niveaux : la contribution de Cyrille Bock revient sur les évolutions récentes du marché de la formation des animateurs ; Charli Verne explore lui la tension entre démocratisation culturelle et empowerment radical dans la pédagogie de projet dans les MJC. L’article de Charlotte Guarrigue-Bidot, Marie Lesage, Marion Perrin et Marianne Trainoir revient sur les lieux de vie et d’accueil, et Baptiste Besse-Patin explore enfin les « variétés et variations » des formes prises par l’animation.
38Les nombreuses contributions liées de près ou de loin aux secteurs « hérité et administratif » et « socioculturel » soulignent leur importance dans le champ de l’éducation populaire et montrent leur vitalité. Ses dynamiques contemporaines sont ambivalentes, ainsi que l’atteste la lecture en termes de « caporalisation » proposée par Mathieu Depoil (2023). De la start-up sociale à l’auto-entrepreneuriat éducatif, des marchés publics à la concurrence entre associations, de l’injonction à innover à la novlangue technocrate, en passant par les alliances publiques/privées, le champ de l’éducation populaire n’échappe pas à la déferlante néolibérale propre au modèle capitaliste. En effet, en ce début de XXIe siècle, et après les processus d’institutionnalisation et d’instrumentalisation, l’éducation populaire semble rentrer dans une nouvelle phase : celle de l’imposition autoritaire d’un nouveau modèle d’organisation à la fois économique, technique, mais également philosophique (contribution au Service national universel ou au dispositif « Vacances apprenantes », par exemple). Cette phase soulève notamment la question de l’innovation sociale et de la gestionnarisation et bureaucratisation des métiers de cadre dans l’éducation populaire (Pesle, 2024). Cette perspective, selon nous, peut être perçue comme étant au profit d’un « impératif politique néolibéral » (Stiegler, 2019), favorisant une approche illusoire dite « participative » des individus composant le peuple (Bacquet & Biewener, 2013, p. 14) au détriment d’une appropriation et d’une transformation réelle et collective des rapports sociaux et de domination inhérente à notre société. En favorisant l’ouverture du secteur de l’éducation aux mécanismes des marchés publics et donc à la concurrence, le projet politique des mouvements et des associations a été soumis à une dépendance économique face à l’État ou aux collectivités territoriales. Cette dépendance, de fait, engendre une dépolitisation des initiatives éducatives et culturelles, mais également la disparition d’un éventuel contre-pouvoir démocratique et alternatif aux pouvoirs publics en exercice.
39Ce troisième segment est particulièrement lié à l’Offre Publique de Réflexion portée par Marie-George Buffet entre 1998 et 2001 qui a mis en lumière de nombreux acteurs et nombreuses actrices souhaitant repolitiser les pratiques d’éducation populaire (Morvan, 2011). Promouvant un discours sur sa dimension subversive, l’éducation populaire politique vise clairement l’émancipation des classes populaires par des approches pédagogiques spécifiques empruntées aux pédagogues comme Paulo Freire ou Élise et Célestin Freinet, particulièrement dans l’alliance des dimensions à la fois éducatives et politiques (De Cock & Pereira, 2019, p. 26). Dans ce segment :
« L’éducation populaire sert alors à désigner une nouvelle forme de rapport contestataire au politique qui passerait par la critique sociale, mais sans recourir aux formes traditionnelles des luttes politiques (partis, coordinations) et qui mettrait l’accent sur des formes de prise de conscience et sur l’importance du combat culturel. Ceux qui s’en réclament n’appartiennent pas tous à l’origine au secteur JEP, et si c’est le cas, ils proviennent de ses marges intellectuelles, volontiers critiques de l’institutionnalisation et de ses effets en termes de dépolitisation. » (Besse et al., 2016)
40Ces approches peuvent être illustrées par exemple par les conférences gesticulées popularisées par Franck Lepage, une partie des Universités populaires ou encore par les mouvements comme ATTAC ou les différentes SCOOP comme l’Engrenage, l’Ardeur et les Orageuses. L’éducation populaire politique se veut avant tout un espace de politisation et s’adresse davantage à un public adulte. Inspirés des analyses marxistes et/ou se basant sur les théories de l’intersectionnalité (Brusadelli, 2024), les acteurs et actrices de ce segment ont largement contribué à un renouveau du projet politique de l’éducation populaire dans sa dimension de transformation des rapports sociaux. Ce segment, comme les précédents est composé de professionnels cherchant à vivre de leurs activités. Un éventuel frein à cette forme d’éducation populaire pourrait être la difficulté à rassembler les classes les plus populaires et les plus précaires autour d’un objet de lutte commun. La coordination politique de ses acteurs et actrices pourrait également être une limite du fait de la multitude des projets et par le fait d'une logique de commercialisation des prestations de formation ou d'intervention, malgré la forme coopérative.
41Pour explorer ces enjeux, l’article de Mickaël Fauvel et Marie Preston, ancré dans la recherche-création, revient sur la notion de « communs » à visée de transformation sociale et la contribution de Maxime Mariette adopte une position philosophante sur les conférences gesticulées. Enfin, Emmanuel Porte et Emmanuel de Lescure s’intéressent aux orientations pédagogiques des Universités populaires.
42L’éducation populaire radicale, sensiblement proche de la précédente dans l’objet politique, diffère cependant dans ses formes et espaces d’application. Ce segment est aujourd’hui très peu reconnu académiquement comme s’inscrivant dans les champs de l’éducation populaire, bien qu’une approche réaliste des pratiques permette de l’identifier en partie comme tel. On pourrait y classer les différents mouvements sociaux auto-organisés en dehors de toutes institutions et inspirés des luttes anti-oppressives et alternatives, avec par exemple les activistes écologiques des « Zones À Défendre » et des « Soulèvements de la Terre », les « Faucheurs d’OGM » ou encore « Nuits debout » et les « Gilets jaunes ». Si l’intentionnalité éducative au cœur de l’éducation populaire ne se retrouve pas dans les mouvements sociaux, et si la perspective propédeutique ou préparatoire au politique ne s’y rattache pas non plus, l’intention de conflictualisation des rapports sociaux, ou pour le dire autrement l’ambition de politisation, est manifeste et centrale dans ce segment. Ainsi la sociologue Marion Carrel en évoquant les Gilets jaunes parle d’une forme de politisation accélérée qui a mené à la dénonciation de l’injustice fiscale et du déficit démocratique. À travers cette approche, Marion Carrel se rapproche de l’idée d’une éducation populaire conscientisante inspirée de la pédagogie des opprimés de Freire et théorisée en France, entre autres, par Irène Pereira comme étant « la prise de conscience à l’issue d’une démarche dialogique et dialectique que les expériences d’oppression n’ont pas uniquement une origine interpersonnelle, mais une origine sociale. La conscientisation, c’est le fait de comprendre comment fonctionnent au niveau social les situations d’injustice » (Pereira, 2021). Les pratiques de cette forme d’éducation populaire peuvent être multiples et se situent en dehors des cadres juridiques et salariaux : autoformation, blocage, groupe de qualification mutuelle, désobéissance civile, squat à vocation politique, détournement d’objets publics, etc. Tel que l’avait posé en hypothèse Jean-Marie Mignon (2007), il est important de noter que cette forme d’éducation populaire est étroitement liée aux différents mouvements sociaux (Dubigeon, 2024).
43Ces mouvements ne sont pas nécessairement des mouvements d’éducation populaire en tant que tels, mais des organisations qui développent des « moments » et des « processus » d’éducation populaire. En effet, il n’est pas rare de voir dans ces espaces alternatifs des « instants » d’éducation populaire dans leurs volontés à la fois de méthodologie (formation, process de prise de parole, organisations horizontales, petits groupes/grands groupes, etc.), mais également de lien avec le « populaire » dans sa dimension sociologique : tenter de construire des passerelles avec les victimes d’oppressions et de discriminations des quartiers populaires, par exemple. Ce segment se distingue principalement par son éloignement des structures établies, la radicalité de ses méthodes et son choix d’autonomie profonde sur le plan politique et financier.
44Dans ce numéro thématique, l’article de Yohan Dubigeon pose des jalons autour des pratiques émancipatrices portées par des acteurs investissant l’éducation populaire politique. De même, Irène Pereira propose de dégager des balises curriculaires pour l’écopédagogie.
45Ces quatre segments ne sont cependant pas à concevoir comme des compartiments imperméables et immuables. En réalité, ils devraient être considérés comme des balises ou repères le long desquels un curseur se déplace en fonction des activités et des organisations d’une même entité. Par exemple, une organisation peut s’inscrire à la fois dans le segment JEP et/ou dans le segment politique, selon la nature de l’action conduite et selon les jours de la semaine ou les heures de la journée : accompagner les jeunes d’un quartier dans le cadre d’un Accueil Collectif de Mineurs à 18 heures, organiser une conférence gesticulée à 20 heures et le lendemain mobiliser des habitants des quartiers pour manifester contre la réforme des retraites. À notre avis, il est crucial d’éviter de dresser une cloison rigide entre ces différentes manières d’envisager l’éducation populaire. Notre proposition d’articulation entre ces différents segments offre des points de repères pour comprendre les potentialités d’actions, de transformations et de débats qu’offre l’éducation populaire.
46Ces pistes ouvertes sont fécondes mais ouvrent tout un ensemble de questions : par exemple, l’un des points de friction qui émerge dans ce nouveau paysage de l’éducation populaire est la question complexe et peu documentée des « publics » (Vennin, 2021, p. 88) : qu’entendons-nous par « public » et « populaire » ? Où retrouve-t-on les publics issus des milieux défavorisés, c’est-à-dire ceux appartenant aux couches sociales les plus précaires et oppressées, que nous pourrions ainsi qualifier de « populaire » dans sa dimension sociologique ? Ce public est-il « trouvable » dans le segment JEP, dans les ACM, dans les centres sociaux ? Dans les ZAD ? Dans les cours de pilate ? Dans les ateliers socio-éducatifs de rue ? Devant une conférence gesticulée ? Dans les SCOP ? À ces questions, nous constaterons uniquement le manque de travail de recherche contemporaine relative aux « publics » de l’éducation populaire, et permettant d’éclairer la notion de « populaire » dans l’enjeu de repolitisation des pratiques, particulièrement en éducation populaire politique.
47Paraphrasant Patrick Boucheron sur ce que peut l’histoire, c’est-à-dire « ce qui lui est possible et ce qu’elle est en puissance » (2016, p. 7) le questionnement sur ce que peut l’éducation populaire ouvre des chantiers de réflexion particulièrement stimulants. Pour faire retour avec la notion de radicalité évoquée en introduction, aborder un sujet en analysant ses fondements comme levier d’expression des potentialités constitue un horizon auquel tente modestement de répondre ce numéro thématique. Tout en espérant contribuer aux débats sur les pratiques contemporaines de l’éducation populaire, et ainsi poursuivre le dialogue entre recherche, terrain, et transformation sociale et politique.