- 1 Le mouvement cyberlibertarien émerge au courant des années 1990 avec l’essor d’Internet. Inspirée d (...)
- 2 Wikipédia. (n.d.). One Laptop per Child. Wikipédia. Version consultée le 13 janvier 2025. Récupéré (...)
- 3 Wikipédia. (n.d.). Hole in the Wall (Initiative). Wikipédia. Version consultée le 13 janvier 2025. (...)
1L’éducation aux enjeux associés à la numérisation soulève des questions dépassant largement les usages des technologies à l’école et la question qui fut un temps, fort médiatisée de fracture numérique. En effet, cette dernière – ou le concept de capital numérique (Archias et al., 2019), plus propice à la compréhension et l’analyse des inégalités – montre qu’une pluralité de pratiques et de « rapport à » découle de l’exposition aux artéfacts numériques (Brotcorne, 2022). Si les un·es se saisissent des opportunités pour se dépasser, se développer et apprendre, les autres se laissent plus aisément absorber par les logiques addictives et les bulles de filtre (Flaxman et al., 2016). Les inégalités dans la culture et la citoyenneté numériques (désormais abrégées CN) se manifestent par des usages différents selon les origines culturelles, sociales, ou encore économiques de l’apprenant·e. En d’autres mots, c’est l’optimisme cyberlibertarien1 qui a été remis en question, car il ne suffit pas d’avoir accès aux technologies numériques pour s’en saisir (Selwyn, 2016), à la lumière des MOOCS, du projet OneLaptopPerChild2, ou de l’initiative Hole in a Wall3. Bien que ces projets ambitionnent un accès facilité aux technologies, force est de constater qu’une mise à disposition ne garantit pas nécessairement une appropriation des opportunités offertes par les techniques.
2Aujourd’hui, s’ajoutent les algorithmes de recommandation et les affordances des techniques (Mora et al., 2021), au sens de ce qu’elles fournissent, de ce qu’elles assurent (Gibson, 2015). Ces réalités technologiques invitent à penser que, sans accompagnement ou sans éducation, un individu risque fortement de développer un rapport délicat, voire délétère, à la chose numérique. En effet, puisque « toute partie essentielle des usages techniques est hors de portée du[·de la] citoyen[·ne] » (Ellul, 2012, p. 75), la technique numérique s’impose et l’éducation devient le lieu d’une prise de distance, d’un rapport construit et critique à cette dernière (Alvarez & Payn, 2021). Les usages spontanés découlent plutôt de ce que la conception de la technologie nous invite à faire, et dépasser cette spontanéité requiert un effort d’éducation ou de formation, qu’il soit rendu possible grâce aux institutions ou par les pair·es. Avec d’autres mots, un accompagnement semble bénéfique pour que l’utilisateurice des outils numériques puisse en faire un instrument (Rabardel, 1995) et développer des pratiques. Que peut l’éducation populaire dans ce contexte, alors que l’offre de prestations visant le développement de compétences sociotechniques se développe ?
3Pour y répondre, cette contribution s’appuie sur le constat des limites d’une éducation numérique institutionnelle. Celle-ci est documentée à l’aide d’une recherche empirique qui invite alors d’autres formes d’éducation – peut-être l’éducation populaire – à se saisir de ce que l’école ne peut pas opérer. De toute évidence, il s’agit d’une réflexion autour de la portée subversive de certaines pratiques numériques qui émergent des communautés et que l’éducation institutionnelle ne peut absorber.
- 4 Cette allégorie est toutefois à nuancer dans la mesure où la cathédrale gothique était assez « déso (...)
4L’allégorie de la cathédrale4 et du bazar (Bondolfi, 2016) permet d’illustrer cette tension entre l’éducation dans sa forme institutionnelle et le Web : l’une est plutôt hiérarchisée, structurée, cadrée, alors que l’autre est plutôt organique, spontanée, ouverte. Il y a ainsi des dimensions de la CN que l’éducation institutionnelle ne peut que difficilement saisir et soutenir.
5L’éducation institutionnelle est ici entendue comme corrélée au déploiement de l’enseignement étatisé s’inscrivant dans l’héritage d’une forme scolaire pluriséculaire (Vincent, 2008). Historiquement, l’éducation populaire a en effet souvent joué un rôle majeur de conscientisation critique des marges à l’arrivée des médias de masse à l’instar de la presse, la télévision, de la radio ou encore du cinéma, etc. (Laborderie, 2011). Comme l’ont également rappelé des acteurices de l’éducation populaire lors d’ateliers interactifs de la Bibliothèque nationale de France, en 2018 : « être citoyen[·ne] dans la société numérique est un enjeu incontournable » (Buttier et al., 2022, p. 18).
6Plus fondamentalement et « par opposition à tous les catéchismes » (Buttier, 2021, p. 256), les méthodes actives et collaboratives propres à cette éducation puisent au projet numérique des initiateurices du Web, aux utopies cyberféministes et cybernétiques ou encore à la culture hacker. L’éducation populaire repose en effet sur une pédagogie politique, comprise comme l’articulation entre un projet politique mêlant des visées transformatrices de la société et une forme d’éducation alliant accompagnement et opposition à la forme scolaire. Les acteurices de l’éducation populaire ont ainsi développé des techniques de transmission ou des formes de vulgarisation alignées avec ce projet de transformation sociale (Buttier et al., 2022, p. 8). L’éducation populaire en appelle, d’ailleurs, explicitement à un retour « aux fondamentaux de la culture Web, basés sur le partage, l’échange et la co-construction […] vers un usage citoyen du Web » (Comité pour les relations nationales et internationales des associations de jeunesse et d’éducation populaire, 2010, p. 2). Cette éducation peut en ce sens être envisagée comme un levier de rupture avec la gouvernance algorithmique, les logiques traditionnelles de contrôle et de surveillance, en favorisant un accès à l’information, un partage d’expérience et une ouverture des mondes et milieux sociaux. Elle s’exprime et prend forme au sein de tiers espaces ou tiers-lieux, qui, selon Bazin (2018), permettent l’émergence d’une nouvelle « centralité populaire » (§1). Les tiers-lieux se définissent comme des espaces disponibles ou vacants, témoignant d’une volonté de transformer nos modèles sociaux, économiques et de gouvernance. Ils cherchent ainsi à laisser une place à d’autres formes d’éducation et de formation.
7Plus fondamentalement, ces éléments permettent-ils de nourrir une citoyenneté critique, en favorisant à la fois le développement de la capacité de discernement et la prise de conscience du pouvoir d’agir dans un contexte de numérisation ?
8Alors que l’éducation populaire semble prendre une place importante dans la diffusion de la culture numérique à l’instar du logiciel libre (Cardon, 2019, pp. 46-55), il y a lieu de se demander si la création de tiers-lieux, au sens de « micro-société du numérique qui dépasse la sphère des communautés épistémiques » (Liefooghe, 2018, p. 55), ne devrait pas être encouragée afin de permettre de réelles appropriations des opportunités de la numérisation de la société.
9Il s’agit alors de conceptualiser la façon dont l’éducation populaire et ses possibilités pourraient contribuer à « redonner sens à l’idée d’un espace numérique citoyen » (Comité pour les relations nationales et internationales des associations de jeunesse et d’éducation populaire, 2010, p. 3). À cette fin, ce texte s’articule comme suit : premièrement, les limites de l’éducation numérique institutionnelle sont discutées à la lumière d’apports théoriques et empiriques ; deuxièmement, des formes contradictoires de CN sont décrites afin d’identifier les spécificités que d’autres approches éducatives gagneraient à saisir ; enfin, les apports de l’éducation populaire pour la formation numérique sont présentés sous la forme d’une proposition.
10Jusqu’ici, les compétences dites numériques – alors considérées comme compétences clés en Europe (Commission européenne, 2019) – sont généralement stimulées en dehors de l’école (Volland et al., 2021). Toutefois, lorsque le formalisme s’installe via des référentiels de compétences par exemple (Carretero et al., 2017), ce sont massivement les capacités opératoires qui sont travaillées (Mariën et al., 2017). Cette logique « outils » se concrétise dans l’apprentissage de la gestion d’un traitement de texte, de la communication numérique via des diapositives, ou encore de la recherche d’informations sur le Web.
11Suite aux impulsions internationales pour une éducation numérique plus critique chez les élèves de l’école obligatoire (Collin, 2021 ; Conférence intercantonale de l’instruction publique de la Suisse romande et du Tessin, 2021 ; Hollandsworth et al., 2017), un certain nombre de travaux ont été menés pour tenter de définir les connaissances, les compétences et les habiletés requises par une CN active et critique. De ces travaux émerge généralement une image ambiguë et insaisissable de la notion, pourtant placée au cœur des référentiels et curricula (comme en Suisse romande avec le Plan d’Études Romand pour l’éducation numérique), limitant ainsi sa portée pédagogique (Collin, 2021 ; Lacombled, 2014 ; Tadlaoui-Brahmi et al., 2022).
12Les sections suivantes présentent notre cadre conceptuel initial ainsi que le dispositif méthodologique déployé pour recueillir et analyser nos données empiriques.
13Face à la polysémie du concept de CN, une proposition théorique a été construite pour identifier les connaissances, compétences et habiletés nécessaires permettant de rendre compte de celle-ci (Tadlaoui-Brahmi et al., 2023a).
Figure 1 - Modélisation DECiN
14Cette proposition, dénommée DECiN pour Didactique de l’Éducation à la Citoyenneté Numérique, repose sur le croisement de cadres conceptuels issus des digital skills (Choi, 2016 ; Melhuish et al., 2019) et de la didactique de l’éducation à la citoyenneté (Heimberg, 2009 ; Westheimer & Kahne, 2004). Elle s’appuie ainsi sur une typologie des intentions sous-jacentes à l’éducation à la citoyenneté (civilité, civisme, solidarité), des habiletés d’usage (pratique, fluidité, agentivité) et des compétences (éthique, littératie, participation & engagement, résistance critique), qui, une fois croisées, permettent de se situer au sein des diverses formes de participation citoyenne et numérique. Le modèle peut aussi se lire dans l’autre sens, selon la forme de participation souhaitée. Quels usages, quelles connaissances et quelles compétences sont nécessaires afin de garantir un alignement entre les intentions initiales et les dispositifs mobilisés ?
15La mise à l’épreuve empirique de cette modélisation théorique, à partir de données recueillies auprès d’enseignant·es des écoles publiques de Suisse romande, constitue la première étape de ce processus d’identification des apports spécifiques de l’éducation populaire dans l’éducation numérique, en mettant en lumière ce que l’éducation institutionnelle peine à envisager.
16Cette modélisation a été éprouvée dans le cadre de trois communautés de pratiques réunissant neuf enseignant·es du cycle 2 (8-12 ans) exerçant en Romandie dans des écoles publiques. Les participant·es ont analysé diverses postures (Kelly, 1986) et propos face à un phénomène sociotechnique, puis positionné les contenus dans DECiN pour identifier la participation citoyenne associée. Le phénomène sociotechnique abordé dans ces communautés de pratiques était l’usage des intelligences artificielles génératives en éducation et formation. Le profil des participant·es est tributaire du système éducatif institutionnel, s’agissant d’enseignant·es exerçant à l’école publique obligatoire, et présente une diversité bienvenue dans l’expérience professionnelle.
Tableau 1 - Participant·es aux communautés de pratiques
17L’analyse du corpus a été réalisée à partir de contenus thématiques issus de la didactique de l’éducation à la citoyenneté et de l’éducation à la CN, permettant d’identifier les thématiques les plus récurrentes et saillantes (Mucchielli, 2007). Les résultats peuvent ainsi être présentés. Les propos collectés et retranscrits permettent de documenter les représentations enseignantes et de décrire comment la CN et la participation sont envisagées par ces acteurices d’une institution scolaire publique.
18Scénario 1. « Bien que l’outil puisse fournir des réponses rapides et faciles aux questions, il ne développe pas les compétences de pensée critique et de résolution de problèmes, qui sont essentielles à la réussite scolaire et tout au long de la vie », a déclaré Jenna Lyle, attachée de presse pour la Ville de New York, à CNN, le jeudi 5 janvier 2023.
-
Francisco : « je pense qu’on parle plutôt ici des finalités de l’école et de ce qu’on attend de nos élèves […] on est dans l’agentivité […] parce que c’est un usage réfléchi : questionner des outils, est-ce que cet outil il est bon ? […] Est-ce que ça va apporter une pensée critique à des élèves qui utilisent ça, s’ils utilisent juste comme ça ou s’ils se posent les questions ? »
-
Alfreda : C’est-à-dire qu’elle pense à la collectivité. Elle pense à l’apprentissage des enfants, à ce qu’ils deviendront plus tard.
19L’analyse des verbatims pour ce premier scénario montre que l’école est envisagée comme un lieu d’apprentissage continu et de développement d’un esprit critique, reposant sur des formes d’agentivité et des valeurs de solidarité, en lien avec la collectivité. Il y a un certain alignement de cette posture avec les missions et valeurs de l’école publique, à savoir l’équité et l’inclusivité. Dans ce cas, le modèle DECiN confronté aux représentations invite à envisager une CN relativement ambitieuse, où l’altérité et la capacité d’agir par soi-même semblent centrales.
20Scénario 2. Les concepteurs de ChatGPT ont annoncé que leur outil pourrait devenir payant. Forcément, cela créerait une inégalité entre les usagères et usagers qui achètent les services de l’application et celles et ceux qui se contentent d’une éventuelle version gratuite limitée, pour autant qu’il y en ait une. En outre, ChatGPT pourrait accroitre la fracture numérique entre celles et ceux qui font un usage conscient et pondéré des nouvelles technologies et les autres.
-
Dany : « l’inégalité qu’il pourrait y avoir entre ceux qui en font un usage conscient et pondéré, puis ceux qui ne peuvent pas le faire parce qu’ils ne peuvent pas se payer […] il y a une sorte d’engagement […] la résistance critique […] dans l’idée que ça pourrait augmenter la fracture numérique qu’il y a entre ceux qui possèdent, ceux qui ne possèdent pas, ceux qui pourront utiliser, ceux qui ne pourront pas utiliser […] ça pourrait créer des tensions sociales »
-
Elisa : elle est critique […] elle essaie de créer une société avec des valeurs personnelles […] c’est que ça doit pas être payant pour favoriser tout le monde.
-
Margot : ça pose des questions sociales […] du droit à l’éducation et à avoir accès à ces connaissances et ces choses informatiques […] ce serait plutôt dans solidarité.
21Ici encore, l’analyse des verbatims met en évidence une certaine aisance du corps enseignant à faire appel à leurs propres valeurs et à les mettre en lien avec la posture impliquée dans le scénario. Les dimensions politiques des technologies numériques sont clairement discutées après la lecture de ce scénario. Le groupe est ainsi conscient des injustices économiques qu’une IA générative payante pourrait contribuer à engendrer. Cela questionne des principes fondamentaux tels que l’accès à la connaissance et le droit à l’éducation pour tout le monde. Les propos les plus explicites et engagés sont ceux de Dany qui évoque le décalage « entre ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas » et les tensions sociales qu’un service payant pourrait générer.
22Pourtant, malgré de vives critiques, les enseignant·es semblent n’imputer à personne la responsabilité d’une telle fracture. Ainsi, bien qu’iels parviennent à problématiser la question de la justice sociale, les rouages mêmes du système capitaliste (Boltanski & Chiapello, 1999), à la source de cette fracture numérique d’accès, ne sont pas énoncés. Cela semble les empêcher de se situer dans une démarche de transformation sociale, ou d’envisager que l’institution scolaire puisse former des élèves à être acteurices de certains changements. La confrontation de représentations enseignantes au modèle DECiN montre déjà des limites potentielles quant à la participation de l’école publique à gérer les inégalités et les fractures.
23Scénario 3. « J’ai fait mon introduction d’anglais sur ChatGPT, zéro faute. J’ai aussi dû faire une introduction de français sur l’analyse d’un passage sur “Dom Juan” de Molière... trop la flemme d’écrire trois pages. J’ai mis dans l’application, la prof a été émoustifiée (sic) tellement elle était parfaite », admet un adolescent lausannois, qui confie tricher régulièrement.
-
Laure : « un peu pour tout ce qui est négatif […] du plagiat […] c’est pas un comportement de citoyenneté numérique […] de connaitre que ça existe, c’est une compétence, de pouvoir se rendre sur le site […] ça peut être des usages aisés, ça peut être fluidité »
-
Elisa : « même plus bas que civilité, c’est possible ? »
-
Dany : « il y a peut-être peu de civisme dans la triche »
- 5 La datafication désigne le processus par lequel un ensemble d’informations sociales, économiques, c (...)
24Nous observons des difficultés chez les personnes interrogées à situer la posture de l’adolescent. Cela s’explique vraisemblablement par un comportement s’écartant des prescriptions institutionnelles. Les verbatims du corps enseignant montrent une compréhension partagée de ce à quoi correspond un seuil minimal de CN, car ils positionnent toustes l’adolescent « tricheur » en dehors du modèle. Selon elleux, il ne respecte pas les principes de base tels que le référencement des données, etc. Aussi, bien que son geste de contournement atteste d’une certaine fluidité dans ses usages, ceci ne semble pas être un critère suffisant pour qu’un statut de citoyen numérique lui soit octroyé. Ici, les propos récoltés, confrontés à DECiN montrent qu’une certaine confusion reste latente entre être élève et être citoyen·ne numérique. En effet, c’est la non-conformité à l’institution qui indiquerait ici une non-citoyenneté. Or, le dépassement du cadre prescrit en faisant preuve d’usages fluides, mais non attendus, ne dit rien de la capacité d’une personne à participer à un débat sur la datafication5 ou de construire une page Web pour faire passer ces idéaux et ses projets. L’institution semble faire écran à l’observation de certaines formes d’agentivité numérique.
25Lors des échanges suivants, une enseignante dont le positionnement est minoritaire au sein de notre corpus tente d’infléchir, par ses questionnements, le cadre posé par l’institution. Elle soulève en effet l’impossibilité de positionner au sein de DECiN toutes les pratiques contraires aux prescriptions scolaires, à l’instar des conduites hackers dans une « totale » maitrise des outils et environnements numériques :
-
Laure : « j’ai un élève qui fait l’exercice et tout à coup, l’enseignante, elle a le dos tourné et puis, il se dit : “Ah, je vais aller sur un site pornographique”, donc il fait quelque chose de pas légal, lors de l’activité, pendant le travail, pendant l’activité, on le met où ? Il y a de la fluidité, il y a tout ça, il sait s’en servir […], mais après au niveau du civisme, on le met à quel étage ? […] justement je ne sais pas où ça se trouve dans ce schéma parce qu’il est que positif ce schéma ou bien ? […] Les hackers ou comme ça, ils vont où là-dedans ? »
26Néanmoins, bien que ses remarques troublent le cadre scolaire et ses paradoxes, elle ne semble pas en mesure de s’en extraire, privilégiant plutôt un questionnement quant à ses marges de manœuvre. Cette incertitude la conduit à chercher une validation du côté de l’expérimentatrice, alors que dans le modèle DECiN, la fluidité dans les usages peut s’envisager sans que cela implique une conscience civique ou une sensibilité à la question de la solidarité. À nouveau, il semble que la CN ne soit envisageable ici qu’inscrite dans la forme scolaire où tout comportement hors norme – voire dépassant le cadre règlementaire de l’institution – n’est pas considéré comme une forme de participation citoyenne dans le futur, grâce à des compétences et des aisances dans les usages.
27Nos analyses rejoignent les résultats d’une précédente étude (Tadlaoui-Brahmi et al., 2022) qui, à travers une revue systématique de la littérature (Choi, 2016) à propos des dispositifs d’enseignement de CN, révélaient de rares cas où l’apprenant·e était invité·e à critiquer les choix numériques. Ici, les enseignant·es ne s’autorisent pas une éventuelle remise en question du système numérique, puisque les pratiques, pourtant expertes mais jugées déviantes sur le plan scolaire, sont positionnées en dehors de la diversité des formes de CN exposées dans le modèle DECiN. Les résultats montrent alors que la CN peine à être pensée en dehors du cadre scolaire par les acteurices sondé·es (qui sont des acteurices de l’école interrogé·es à ce titre ce qui peut être un biais), alors que la numérisation appelle à des processus d’apprentissage plus horizontaux ou décentralisés (Alvarez & Payn, 2021 ; Bondolfi, 2016 ; Zaduski et al., 2018). Cette observation va de pair avec la difficulté que les institutions scolaires rencontrent dans la gestion des appareils personnels, comme les téléphones portables. Entre rejet, accompagnement dans les usages et liberté complète d’usage, c’est le premier qui semble s’imposer (Montag & Elhai, 2023), afin que l’institution puisse fonctionner dans un certain statu quo.
- 6 Dans les années 1990, le vocabulaire politique et académique s’articule autour des questions de soc (...)
28En interprétation, ces positions peuvent témoigner de l’implication enseignante au sein de l’institution. En raison de leur statut d’agent·e de la fonction publique, ces discours sont soumis au cadre institutionnel. Cette affiliation génère alors une tension interne à notre dispositif : entre, d’une part, les visées émancipatrices portées par le concept de CN et, d’autre part, les contraintes que la forme scolaire impose à ce projet. L’aporie mise en évidence constitue un point de départ à toute réflexion portant sur les enjeux de l’éducation à la CN dans le contexte éducatif actuel. Ainsi, l’éducation – même dans sa branche la plus explicitement politisée6 – demeure contrainte par la forme scolaire. Ceci entre en écho avec les critiques jadis formulées par Vincent (1994) à l’endroit de la forme scolaire qu’il suppose antagoniste à toute forme de socialisation démocratique.
29Le défi que pose l’institution scolaire au développement d’une CN critique peut être expliqué par l’identification de plusieurs freins. Premièrement, si l’école projette d’éduquer au politique et, à fortiori, d’accéder à cette sphère, elle revendique aussi paradoxalement un idéal de neutralité (Cavet, 2007 ; Chauvigné et al., 2022). En ce qui concerne la CN, il s’agit probablement de ne pas prescrire des usages, entre culture hacker, dissidente, et vectorialiste, pour ainsi dire totalitaire (McKenzie, 2006). Secondement, elle s’inscrit à l’intérieur d’un cadre précis, qui s’est édifié sur des modes d’être particuliers – l’élève est supposé·e ontologiquement autonome et rationnel·le – et de rapports typiques – le plus souvent distanciés – à des savoirs spécifiques, habituellement désincarnés et issus de l’académie (Vincent, 1994). On constate la place marginale laissée au rapport praxéologique (Bourdieu, 1977), aux expériences de l’apprenant·e ainsi qu’aux formes d’expressions corporelles et émotionnelles qui sont à la source, pourtant, de l’expérimentation politique. Ces modes scolaires de socialisation, qui nécessitent l’intériorisation de dispositions langagières (Bernstein, 1975), corporelles ou encore temporelles, s’opposent ainsi aux formes d’appropriation et d’expressivité enfantines (populaires). Pour les environnements et artéfacts numériques, cela rend difficile l’intégration des usages personnels, parfois transgressifs, dans le contexte institutionnel, avec notamment de nombreuses interdictions des téléphones portables, amenant de facto des situations pédagogiques partant de scénarii préétablis et non des usages réels à interroger.
30Ainsi, l’éducation à la CN semble aussi être synonyme d’une préparation à l’agir politique, au sens d’une praxis de réflexion et de délibération. Dans ce cas, elle n’a d’autre choix que de déborder de l’espace scolaire, au sens institutionnel du terme. Les enseignant·es sont ainsi confronté·es à une forme d’injonction paradoxale entre la mise en place de l’éducation numérique à l’école publique et une forme scolaire parfois perçue comme un frein au développement de la CN. Alors, que se passerait-il si l’on faisait jouer ce modèle dans d’autres contextes ? À ce stade de notre analyse, il apparait que le concept de tiers-lieux, envisagés comme espaces hybrides et ouverts, offre un cadre d’expérimentation particulièrement fertile, en autorisant, bien au-delà d’un périmètre scolaire normatif, un dialogue entre savoirs académiques et pratiques sociales (Fredriksson & Duriaux, 2018). Clarifions ici quelques-unes des opportunités que ce type de dispositif permet d’ouvrir.
31Depuis les années 2000, en réponse aux multiples crises sociétales, l’intérêt pour les tiers-lieux s’est progressivement accru, ces espaces étant jugés propices à l’émergence de nouvelles formes d’interactions sociales et politiques (Dagonneau, 2022). Situés en marge des circuits traditionnels, les tiers-lieux n’ont pas vocation à se substituer aux structures existantes, mais leurs initiateurices s’efforcent de concevoir des alternatives pédagogiques, fondées sur des formes nouvelles d’apprentissage collaboratif. Cette souplesse structurelle permet d’accueillir l’évolution rapide des pratiques numériques, rendue nécessaire par la diversité des publics auxquels ces espaces se destinent. De même, leur finalité affichée de construire des communs (Sauvêtre, 2016), permet aux participant·es, quel que soit leur parcours antérieur, d’actualiser leurs savoirs et compétences, en interaction (Fredriksson & Duriaux, 2018). Ces espaces apparaissent ainsi comme un terreau propice, permettant d’accompagner une réflexion qui croise « éducation populaire politique » et éducation à la CN.
32Avant d’entamer cette réflexion, soulignons les défis conceptuels rencontrés par toute personne non familière avec les principes et méthodes de l’éducation populaire, aussi divers que soient les mouvements qui lui sont liés (Christen & Besse, 2017), mais désireuse d’en interroger les opportunités. En tant que chercheureuses en éducation numérique, nous avons documenté les limites des actions possibles du système éducatif institutionnel pour le développement d’une CN critique. Il semble qu’à priori, les apports de l’éducation populaire puissent à la fois offrir un espace nouveau pour la formation numérique, mais aussi inviter l’éducation numérique institutionnelle à s’interroger.
- 7 Le caractère impalpable de ce domaine résulte, sans doute, de l’usage croissant de ce terme en deho (...)
- 8 Si, historiquement, il parait complexe de déconnecter éducation institutionnelle et populaire, car (...)
33S’il n’est pas aisé de proposer, sans risquer de la réduire, une définition stabilisée de l’éducation populaire en raison de ses ramifications, qui portent encore aujourd’hui la marque des nombreuses réformes pédagogiques dont elle a été l’objet7, nous pouvons tout de même dégager certaines lignes de force. Des contributions historiques récentes (Buttier et al., 2022) fournissent un panorama de ses usages passés et contemporains, traduisant un regain d’intérêt dans les discours politiques et scientifiques. Si les référents sociologiques de l’éducation populaire s’articulent autour des enjeux d’engagement, de (dé)politisation, etc., explorer son histoire permet aussi de se rendre compte de la part de mythologie dont elle est bercée et de la manière dont ses acteurices s’y rapportent pour justifier et légitimer leur engagement. Ainsi, l’éducation populaire est présentée parfois comme un concept « parapluie » servant essentiellement à désigner « un discours, venant qualifier des pratiques de militants » (Tétard, 2007, p. 75). Force est donc de constater que les valeurs et grands principes partagés par une grande partie des structures d’éducation populaire, qu’il s’agisse de collectifs, d’associations militantes ou autres, sont parfois formulés de manière très évasive de façon à attirer un large auditoire. L’éducation populaire apparait ainsi comme un objet vaste et protéiforme, aux contours parfois opaques ou alors très institutionnalisés8. Affinons donc notre définition pour saisir la participation de l’éducation populaire à l’éducation numérique et à l’interrogation des cadres institutionnels pour le développement de la CN. Il s’agit de voir l’éducation populaire comme un miroir permettant de refléter les contradictions du système éducatif institutionnel.
- 9 Avec cette intéressante formule, Bronislaw Baczko, spécialiste des Lumières et de la Révolution fra (...)
- 10 Dubigeon (2024) interroge, à cet égard, l’invisibilisation des projets les plus radicaux à visées e (...)
- 11 On peut citer les travaux en pédagogie critique, radicale et féministe de penseureuses tel·les que (...)
34Historiquement, de larges pans de l’éducation populaire se sont très tôt posés la question d’une politisation de l’éducation (Maurel, 2000, 2010). Il s’est agi de contourner les pratiques scolaires institutionnelles jugées inaptes à développer un rapport engagé au savoir (Charlot, 1997). Or, le numérique relève, comme toute technique, d’un fait politique9 (Wiener, 1964 ; Selwyn, 2022). Afin d’éviter toute ambiguïté conceptuelle, nous choisissons – parmi la variété des approches susceptibles d’éclairer notre objet – le cadre proposé par Alexia Morvan, dont le travail doctoral dense et stimulant a contribué à tracer les contours d’une « éducation populaire politique ». Ce dernier qualificatif lui permet d’englober toutes les approches initiées « en son nom » dans ce champ et visant « explicitement à soutenir l’exercice politique des citoyens et une démocratie intense, en vue de leur émancipation10 et de la transformation sociale » (2011, p. 14). À partir de cette proposition nominaliste, nous nous orientons vers une perspective davantage matérialiste. Ainsi, nous choisissons d’élargir la définition ambitieuse élaborée par Morvan à tous les projets éducatifs ne se revendiquant pas explicitement de l’éducation populaire. Cette extension conceptuelle nous permet d’adopter une définition plus contextualisée et réaliste de l’éducation populaire (Lebon & de Lescure, 2016a), en privilégiant le récit des pratiques des acteurices en contexte11 plutôt que celui des organisations.
35Ce choix conceptuel semble cohérent avec l’ambition de notre analyse, car il permet d’envisager les éléments critiques de l’éducation numérique, ou le haut du modèle DECiN, qui semblait problématique pour les acteurices de l’éducation institutionnelle. La proposition de Morvan (2011) s’articule autour de trois grandes finalités, à savoir (1) la critique d’un partage inégal, (2) le travail d’un imaginaire sociopolitique alternatif et (3) des actes collectifs visant la transformation de la société. Elle rejoint celle de Maurel qui définit l’éducation populaire comme « l’ensemble des pratiques éducatives et culturelles qui œuvrent à la transformation sociale et politique, travaillent à l’émancipation des individu[·e]s et du peuple, et augmentent leur puissance démocratique d’agir » (2010, p. 82) et dont l’intérêt se situe au plan du répertoire d’action qu’il décrit : (1) critique de la démocratie formelle (2) développement d’une forme d’intelligence politique et collective, (3) pratique d’expériences concrètes de la démocratie, (4) interconnexion des savoirs pratiques et théoriques indissociables, (5) mise au jour et critique sociale de la domination, (6) apprentissage par le conflit. À ces démarches singulières s’ajoute le développement de savoirs d’ordres civiques, politiques et culturels en vue de construire des référents communs (Richez, 2004).
36Au plan des applications réelles, on assiste à l’émergence d’« une préoccupation grandissante concernant le renouvèlement des pratiques émancipatrices et des outils d’analyse critique des enjeux sociaux, culturels et politiques » (Boucher-Petrovic, 2013, p. 311). Comme cela a déjà été signalé, si les traditions de pensée à partir desquelles l’« éducation populaire politique » s’est élaborée sont plurielles et parfois conflictuelles (professionnalisation, (dés)institutionnalisation, etc.), on y observe néanmoins des référents autour de « manières de faire », d’« intentions » et de « valeurs pédagogiques » (de Lescure & Porte, 2017, p. 1). En effet, les approches qui se réclament d’une éducation populaire se démarquent des modèles pédagogiques institutionnels, jugés contraignants, en cherchant à promouvoir des méthodes alternatives de transmission des savoirs. Ainsi, le succès de cette éducation « repose moins sur la place réservée à l’enseignement d’une discipline que sur le fonctionnement même de l’école [populaire] comme réalité éthique et politique » (Monjo, 1998, p. 118).
37Ces premiers éléments de contexte invitent à croire que les réflexions et pratiques des tenant·es d’une « éducation populaire politique » sont susceptibles d’ouvrir des perspectives stimulantes pour repenser les promesses et applications de l’éducation à la CN. Étant donné la diversité des milieux à partir desquels elle s’est constituée, l’« éducation populaire politique » semble être un observatoire privilégié pour questionner les promesses et impasses d’une éducation scolaire à la CN. En partant des marges de l’école, nous souhaitons ainsi étudier les possibilités offertes par ses dispositifs, du point de vue de la culture numérique à transmettre, et les comparer aux finalités de la CN. D’autre part, nous envisagerons des voies de dépassement des obstacles institutionnels.
38La démocratie n’a pas encore trouvé les formes d’éducation qui permettraient l’émancipation Laboratoire en sciences de l’éducation de Rennes (CREAD, cité par Morvan, 2011, p. 164).
39Dans cette section, nous examinerons la pertinence d’un croisement entre « éducation populaire politique » et « éducation à la CN » D’une part, nous nous demanderons comment les principes fédérateurs et configurations alternatives de cette éducation, à fortiori ses approches les plus emblématiques, sont susceptibles de nourrir le projet consistant à faire de l’éducation à la CN une finalité pour l’école.
40En nous appuyant sur les trois finalités de l’éducation populaire préalablement présentées (Morvan, 2011), qui synthétisent bien, à notre sens, les promesses portées par ce courant, nous proposons des pistes réflexives permettant de (re)penser les formes que peut revêtir la CN. Voici les approches éducatives susceptibles de l’accompagner :
41(1) la critique d’un partage inégal
- 12 Il s’agit de tout le travail de la sociologie critique sur les curricula cachés (Forquin, 1989) dep (...)
42La numérisation suscite des préoccupations en matière d’inégalité. Cela est éprouvé. Les disparités en termes d’accès, d’usage et de concrétisation sur le marché de l’emploi des opportunités offertes par l’horizon technologique relèvent principalement de déterminants sociaux et culturels (Collet, 2019 ; Granjon, 2022). Ces distributions et objectivations inéquitables, ou « capitaux numériques différenciés », si l’on se réfère à l’appareil critique bourdieusien (Archias et al., 2019), méritent d’être questionnées à l’aune des processus éducatifs (institutionnels), lesquels participent également au renforcement de ces inégalités12. Ainsi, tout porte à croire que le croisement des deux objets soulèvera des enjeux de conscientisation critique des dimensions structurelles des rapports de pouvoir, qui doivent être discutés.
43(2) le travail d’un imaginaire sociopolitique alternatif
- 13 Noisebridge. (s. d.). Noisebridge. Version consultée le 13 janvier 2025. Récupéré de https://www.no (...)
44À l’école publique, le terme « numérique » suscite généralement des positions dichotomiques. Entre le rejet des écrans et l’urgence d’intégrer les IA à l’école, il semble que la technique soit souvent conceptualisée comme une force s’imposant. Ainsi, l’école se retrouve souvent dans une position passive d’acceptation ou de rejet. Or, dans des initiatives hors institution, un numérique différent émerge, celui de la bricole, du do-it-yourself (Le Goïc-Auffret & Porte, 2023), d’une certaine forme d’artisanat, à l’instar de l’espace Noisebridge13 offrant une communauté technologique créative et démocratique, où l’on apprend à prendre soin des outils techniques qui nous augmentent, jusqu’à les créer, les reconditionner, les détourner… Il est peut-être là l’imaginaire de l’éducation populaire numérique qui devrait influencer l’éducation numérique institutionnelle ?
45En substance, les approches d’éducation populaire se caractérisent par la promotion de pratiques éducatives collectives et horizontales, reposant sur la démocratisation d’une culture participative avec un partage des pôles d’expertise et la création d’espaces de contestation et délibération (Lebon & de Lescure, 2016b). Ainsi, les possibilités éducatives ouvertes par cette éducation et leurs visées démocratiques sous-jacentes entrent en écho avec celles offertes par l’horizon technologique (et ses propriétés sociotechniques). Mentionnons les espaces numériques en réseau avec les outils de sociabilité tels que les forums, les réseaux sociaux, les plateformes de visioconférences, etc., ou encore les projets collectifs (blogs, wikis, etc.) qui invitent tous, à leur façon, à repenser les temps, lieux de production et de délibérations citoyennes, moyens de diffusion, modes d’organisation, etc. (Blondiaux & Fourniaux, 2011 ; de Lescure & Porte, 2017). Cette démocratisation et décentralisation de l’information par les médias, appropriées à bien des égards par certains pionnier·es de l’« éducation populaire politique », avaient été envisagées et portées par les précurseureuses du Web et, plus récemment, par les tenant·es d’une culture du libre et certaines communautés hacker. Cependant, de telles pratiques nécessitent de développer des connaissances, des compétences et des capacités de vivre-ensemble.
46(3) des actes collectifs transformant la société
47Est-ce que l’école, dans sa forme institutionnelle, pourrait se rapprocher des entités promouvant une autre culture du numérique ? En les préfigurant, en les visitant, en les écoutant, en les observant, en acceptant leur proposition, en co-construisant un numérique dont les valeurs émancipatrices auraient été explicitées ?
48À la lumière de ceci et si l’on s’en tient au cadre ouvert par l’« éducation populaire politique », la figure hacker, qui rappelons-le avait été exclue du modèle DECiN et, de fait, privée de CN, pourrait être envisagée autrement. Cette figure pourrait incarner des valeurs de solidarité en lien avec la redistribution des savoirs à la communauté et agir en vue de la justice sociale. Ce sont des compétences et des valeurs qui occupent les plus hauts niveaux du modèle DECiN. De même, l’acte de tricherie de l’adolescent pourrait intégrer le modèle si l’on suppose que son intention est de dénoncer les droits d’auteurices et de critiquer à cette occasion les normes de la communication en vue d’une démocratisation des savoirs. On pourrait aussi souligner son ingéniosité à trouver des voies clandestines si l’on retient sa capacité à déjouer voire subvertir les prescrits institutionnels.
49De même, ces comportements hackers et tricheurs pourraient être perçus comme résultant de forme de résistance critique (Choi, 2016) contre un système scolaire en marge des avancées techniques et que ces conduites invitent à remettre en question. À ce titre, Luc (cité dans Morvan, 2011, p. 321) rappelle, lors d’une intervention, que l’une des missions de l’« éducation populaire politique » consiste à « être un champ où la société civile se met elle-même en conflit, en débat et en interrogation par rapport à la puissance publique et par rapport au marché parce que ce sont des systèmes d’intérêts différents, contradictoires ».
50En fin de compte, prendre en compte, plutôt que rejeter, ces deux conduites « furtives » (Damasio, 2021), pourrait enrichir nos acceptions de la culture et de la CN. La pertinence d’une articulation entre l’« éducation populaire politique » et numérique est synthétisée par le CNAJEP (2010, p. 3) dans le paragraphe suivant :
« Afin de faire évoluer ces comportements et revenir aux fondamentaux de la culture Web, basés sur le partage, l’échange et la co-construction, l’éducation populaire a un rôle à jouer dans l’accompagnement des publics vers un usage citoyen du Web. C’est par la formation des acteurs éducatifs aux enjeux politiques, culturels et sociaux des outils et médias numériques, par l’adaptation des pratiques d’éducation aux médias au nouvel environnement médiatique, et par la production d’outils pédagogiques et de contenus que l’éducation populaire peut redonner sens à l’idée d’un espace numérique citoyen. »
51Relevons maintenant les limites d’une telle rhétorique. Premièrement, si ces méthodes s’avèrent pertinentes pour penser le développement d’une CN critique, il semble néanmoins difficile de les imaginer fonctionner à l’intérieur de l’école, dans la mesure où ces approches militent pour une critique radicale des fondements de l’éducation institutionnelle et des entités qui la perpétuent.
52Deuxièmement, d’après Boucher-Petrovic (2008), si les interactions entre artéfacts numériques et « éducation populaire politique » suscitent un engouement pour les méthodes que leur alliance renouvèle, il convient de ne pas perdre de vue, dans le processus parfois ambivalent d’instrumentalisation et le choix des méthodes, les intentions pédagogiques et politiques sous-jacentes. Une précaution à laquelle nous invite également Emmanuel Porte (2021, paragr. 6) :
« De la même manière que des techniques d’animation (exercice d’intelligence collective avec des Post-its par exemple) ne peuvent à elles seules caractériser l’Éducation populaire, les outils numériques utilisés prennent sens à la condition d’être articulés avec un horizon éducatif formulé. »
53L’invisibilisation de la question politique est thématisée par Lawrence Lessig (2000) dans son texte Code is Law. Il y formule l’avertissement suivant « si nous ne comprenons pas en quoi le cyberespace peut intégrer, ou déplacer, certaines valeurs de nos traditions constitutionnelles, nous perdrons le contrôle de ces valeurs. La loi du cyberespace – le code – les supplantera » (Lessing, 2000, paragr. 5) [notre traduction].
54Troisièmement, on peut interroger le rôle de l’« éducation populaire politique » dans la promotion de compétences techniques. Ne doit-elle pas, en accord avec ses principes fondateurs, s’inscrire à contrecourant de ces développements consuméristes ? Néanmoins, il semble plutôt difficile de ne pas s’engager dans une forme d’éducation à la CN puisqu’elle prolonge – elle aussi – la lutte contre les inégalités, une des missions centrales de l’« éducation populaire politique ».
55En fin de compte, penser cette éducation au service d’une CN suppose une réflexion à l’occasion de laquelle le rapport de chaque utilisateurice à la numérisation est interrogé, au risque que les logiques intrinsèques aux outils et environnements numériques, révélatrices des rapports de pouvoir et de domination, ne supplantent les visées pédagogiques. Il s’agit alors de faire jouer les défis que pose l’éducation à la CN, à savoir une médiatisation réfléchie de nos activités et du monde social, avec la convivialité, la praxis, l’engagement traduisant la volonté d’un retour au politique qui est au cœur des dispositifs d’« éducation populaire politique », ceci permettra, peut-être, d’ouvrir une réflexion sur la nécessité de tiers lieux qui interrogeront, sans doute, les cadres institutionnels.
56Dans un premier temps, nos observations ont montré la difficulté pour les enseignant·es interrogé·es, collaborateurices de la fonction publique, à concevoir une éducation à la CN autonome au cadre scolaire, c’est-à-dire désinstitutionnalisée.
57Dans un second temps, les opportunités offertes par les dispositifs technologiques articulés aux finalités et référents de l’« éducation populaire politique » nous ont permis d’entrevoir de nouvelles voies pour expérimenter les formes possibles de CN. D’une part, les démarches généralement ignorées, mais singulières qui se déploient dans les contextes de l’« éducation populaire politique » et du numérique constituent une ressource permettant de nourrir les réflexions sur les pratiques scolaires actuelles et de repenser leurs limitations. D’autre part, croiser la réflexion sur les ambitions de l’« éducation populaire politique » et la CN nous a permis de relativiser les opportunités d’émancipation que l’on attribue généralement aux configurations des technologies, en replaçant au cœur de la réflexion le projet pédagogique et politique.
58Le recours aux tiers-lieux permet d’envisager des espaces d’explorations à mener. Reste à saisir comment l’institution scolaire peut faciliter ou soutenir la mise en place de ces espaces invitant parfois à la bifurcation, dans une articulation avec l’éducation populaire.