1Le conseil municipal d’enfants (CME) est un dispositif expérimenté par des municipalités depuis les années 1970, qui vise à faire participer les enfants à la vie démocratique de leur ville. Rassemblant des enfants élus sous la forme d’un conseil municipal, il n’est pas sans rappeler des expériences pédagogiques initiées par des acteurs du mouvement de l’Éducation nouvelle au XXe siècle qui cherchaient à permettre aux enfants de prendre part à l’organisation et aux décisions les concernant à l’école. Le CME s’inscrit dans la volonté des acteurs politiques de donner une place spécifique aux enfants dans le prolongement de la Convention Internationale des Droits de l’Enfant (CIDE). Il a pour objectif d’être un espace d’engagement citoyen des enfants auprès de leur ville. Il est au croisement des dimensions éducatives et politiques. En toile de fond, il questionne les représentations de l’éducation à la citoyenneté, à la démocratie, mais aussi l’idée de représentation tout en interrogeant la place laissée aux enfants et aux jeunes à l’échelle d’une commune.
2Si les élections des enfants au CME ont lieu dans les écoles élémentaires, avec la plupart du temps l’appui et l’implication des enseignants, ce sont ensuite les municipalités qui s’emparent de ce dispositif qui existe sans cadre législatif formel contraignant. Les CME sont encadrés par des animateurs qui, souvent, ont été formés par des associations d’éducation populaire ou par l’association nationale des conseils d’enfants et de jeunes (ANACEJ). Les CME entretiennent donc des liens avec l’école particulièrement poreux puisque les jeunes élus siègent en tant que représentants de leur école et de leur quartier. Nous proposons dans cet article de questionner les singularités des CME à travers une analyse des pratiques pédagogiques des animateurs. Comment l’éducation populaire construit-elle son identité propre aux portes de l’école dans ces dispositifs ? Quelles pratiques pédagogiques sont concrètement mises en œuvre pour accompagner les jeunes élus dans leur mandat ? Est-il possible d’identifier, via les CME, une forme éducative alternative à la forme scolaire, caractéristique de l’éducation populaire, alors même que l’école y occupe au départ un rôle central ?
- 1 À notre connaissance, il existe peu de travaux en sciences de l’éducation sur les CME. Les chercheu (...)
3Pour répondre à ces interrogations, nous proposons de laisser d’abord la place à l’histoire à travers une rétrospective de l’évolution sociétale des CME. À partir des archives de l’ANACEJ, nous saisissons que les réflexions sur les objectifs des CME ont toujours animé les militants et qu’ils ont rappelé à plusieurs reprises les tensions inhérentes au dispositif, tensions que l’on retrouve encore aujourd’hui. Nous chercherons ensuite à comprendre ces problématiques en passant au crible les pratiques pédagogiques développées au sein de deux CME enquêtés. Cette focale1 nous aidera à mettre en évidence les différentes propositions pédagogiques faites aux enfants pour voir comment ils s’en saisissent.
4Notre méthodologie de recherche est double. D’une part, nous nous appuyons sur le fonds d’archives de l’ANACEJ, déposé aux Archives nationales, qui nous a permis dans une démarche sociohistorique (Savoye, 1988 ; Noiriel, 2006) de retourner dans le passé pour mieux appréhender le présent des CME. Notre travail s’appuie également sur les archives consacrées aux CME des deux communes enquêtées.
5D’autre part, nous avons réalisé une enquête qualitative (observations libres et non participantes) dans deux CME urbains du nord de la France aux fonctionnements contrastés. À l’aide de carnets de bord, nous avons circonscrit aussi bien les activités des enfants que les interactions entre eux ou avec les animatrices des ateliers. Ainsi, nous gardons les traces du terrain, les conduites et les discours des individus (Lansade, 2015). Durant la première année de l’enquête, nous avons pu assister aux élections des enfants dans l’une des deux communes, aux cérémonies d’investiture en mairie des nouveaux enfants élus, aux journées d’intégration, ainsi qu’aux ateliers proposés par les quatre animatrices en charge de ces deux CME tout au long de l’année. Au total, nous comptabilisons 130 heures d’observation.
6Comme nous l’avons rappelé dans l’introduction, l’idée de faire participer les enfants aux décisions qui les concernent n’est pas nouvelle. Dès le début du XXe siècle, diverses expériences pédagogiques menées par des acteurs du mouvement de l’Éducation nouvelle sont initiées à la fois dans le milieu scolaire mais également hors l’école par l’intermédiaire des mouvements d’éducation populaire. Ainsi par exemple, le principe du self-government est expérimenté dans le milieu scolaire mais aussi dans les républiques d’enfants pendant et après la Seconde Guerre mondiale, même si les origines et les dispositifs pédagogiques qui en découlent ne font pas consensus (Patry & Wagnon, 2019 ; Boussion et al., 2020). Nous pouvons également mentionner la pratique des réunions de coopérative instaurée par Freinet, les conseils d’élèves initiés par les pédagogues de la pédagogie institutionnelle ou les conseils d’enfants mis en place dans des écoles différentes (école Vitruve, école Decroly de Saint-Mandé).
7L’originalité du CME réside dans la possibilité pour les enfants de s’engager au sein de leur ville, en dehors du cadre scolaire. Le premier CME est institutionnalisé en 1979 dans la commune de Schiltigheim au nord de Strasbourg à l’initiative d’une nouvelle équipe municipale avec l’élection d’enfants de neuf à treize ans dans les écoles pour favoriser les initiatives des enfants au sein de la ville et leur laisser une place à part entière dans une visée émancipatrice. Cette expérience est souvent mentionnée car elle a fait l’objet d’une publication rédigée par une ancienne animatrice de ce CME (Jodry, 1987). Selon Rossini, le CME « vise à permettre aux enfants et aux jeunes de pouvoir prendre part (par la consultation, la concertation ou la prise de décision) aux questions qui les concernent dans leur environnement […] » (2001).
8À partir de 1984, la médiatisation de ce conseil a suscité la curiosité d’autres municipalités et notamment les villes nouvelles telles qu’Évry (91) ou Val de Reuil (27) qui s’engagent dans la mise en place de CME afin de donner un élan démocratique pour la gestion de ces municipalités. Le gouvernement de gauche, suite à l’élection présidentielle de François Mitterrand en 1981, voit également le dispositif comme une opportunité et un instrument à disposition des municipalités pour mettre en pratique l’éducation civique réinstaurée à l’école en 1985 par le ministre de l’Éducation nationale Jean-Pierre Chevènement.
9Suite au développement des CME depuis le début des années 1980, il existait en 1987 quarante CME et CMJ (conseil municipal de jeunes). Cette même année, deux associations sont créées afin d’aider les municipalités à mettre en place ces conseils et pour aider à leur organisation sur le territoire français : l’association nationale des conseils municipaux d’enfants et d’adolescents et structure représentatives assimilées (ANCME) et la Convention des Villes pour les Conseils de jeunes (CVCJ). Ces associations favorisent le développement des CME puisqu’il en existait deux cents répartis dans toute la France en 1990.
- 2 Fonds de l’ANACEJ, Archives nationales, 20170425/1. Le CA est composé d’un collège des collectivité (...)
10En 1991, les deux associations ont fusionné pour créer l’ANACEJ. Dès ses débuts, ses membres sont composés de municipalités adhérentes qui ont mis en place un CME ou un CMJ, mais aussi de fédérations d’associations d’Éducation populaire telles que les Ceméa, la FCPE, la fédération nationale Léo Lagrange, La Ligue de l’enseignement et les Francas2.
- 3 https://www.anacej.fr/
- 4 Fonds de l’ANACEJ, Statuts de l’ANACEJ, Statuts et règlements intérieurs suite à l’AG du 19/05/2010 (...)
- 5 Fonds de l’ANACEJ, Statuts de l’ANACEJ, Statuts et règlements intérieurs suite à l’AG du 19/05/2010 (...)
11Historiquement, cette association, qui existe toujours3, « est née d’une volonté d’élus locaux, et de militants des fédérations d’éducation populaire, de professionnels des collectivités locales etc.4 ». En effet, le deuxième article des statuts de l’association mentionne qu’elle a pour but de « promouvoir toute structure, notamment les Conseils d’Enfants ou de Jeunes, permettant la reconnaissance de l’enfant et du jeune comme partenaire à part entière dans la vie de la cité. Ce but s’inscrit dans une démarche de réflexion globale sur le statut de l’enfant dans notre société5 ». Il s’agissait donc de faire la promotion des CME mais aussi de former les professionnels qui les animaient. L’ANACEJ impulsait des thématiques de réflexion en organisant des congrès et en publiant de petites brochures.
12Si l’instauration des CME visait l’émancipation des enfants en leur donnant une place pour participer et mettre en œuvre des projets en faveur de leur commune, des tensions sont déjà perceptibles dans les documents du fonds d’archives de l’ANACEJ. En effet, les échanges au sein du conseil d’administration montrent des différends quant aux objectifs des CME et cela a fait l’objet de débats sur la place laissée aux enfants dans le cadre de ce dispositif municipal. Des divergences existent sur la priorité à donner concernant le rôle des enfants au sein des CME en lien avec leur statut : sujets de droits et/ou sujets à protéger en référence à l’élaboration des droits de l’enfant (Denéchère & Niget, 2015). Il existe également des oppositions sur les différentes responsabilités à accorder aux enfants et sur les décisions qu’ils sont capables de prendre, montrant parfois les limites de ce dispositif démocratique. Comme le souligne Vulbeau, les tensions inhérentes au dispositif provenaient également des missions accordées aux acteurs des CME : « Deux éléments forment les ressorts constitutifs et fonctionnels des C.M.E.J : “le groupe de pairs et le maire”. Sans le maire, représentant la décision municipale, il n’y a pas de constitution de conseil d’enfants. Sans les enfants, le combat pédago-civique s’arrête, faute de combattants » (1996, p. 221).
- 6 Fonds de l’ANACEJ, Intervention de Claire Jodry, directrice de l’ANACEJ sur le développement et le (...)
- 7 Fonds de l’ANACEJ, La pédagogie mise en œuvre dans les conseils. Journée de réflexion. Mercredi 12 (...)
13Si les membres de l’ANACEJ peuvent avoir des divergences, Jodry explique que les CME sont des lieux où les acteurs : « échangent avec passion et conviction, apprennent les uns des autres, rencontrent des personnalités des sciences humaines et des chercheurs, se forment, confrontent des méthodes, valorisent l’action des jeunes conseillers et tentent d’intéresser un large public à leur travail6 ». De plus, les pratiques pédagogiques ont également fait l’objet de discussions : « Lorsque l’on parle des conseils d’enfants et de jeunes, on y allie souvent l’idée d’une pédagogie particulière et spécifique. Sur cette question, il nous semble que les conseils sont dans une sorte d’expérimentation et de tâtonnement, bien plus que dans la formalisation de ces pratiques et réflexions. Or la pédagogie est bien au cœur des conseils et vraisemblablement de leur réussite7 ».
14L’ANACEJ reste encore l’association de référence des CME et des CMJ notamment pour tout ce qui concerne la formation, les informations et les questions liées à la participation des enfants et des jeunes à la vie démocratique. En 2022, le nombre d’adhérents à l’ANACEJ a atteint 542 collectivités et dix-neuf fédérations et associations de jeunesse et d’éducation populaire.
15Les objectifs affichés dans les archives municipales des deux CME sont assez similaires :
-
- 8 Les CME ont été volontairement anonymisés.
CME Monet8 : « Permettre un apprentissage de la citoyenneté adapté à leur âge, qui passe notamment par la découverte des processus démocratiques » ; « Favoriser la gestion de projets par les enfants eux-mêmes » ; « Créer un espace de liberté d’expression ; de mise en place d’actions ».
-
CME Kahlo : « Permettre aux enfants d’appréhender la citoyenneté, les engager à exercer leur rôle de citoyen » ; « S’inscrire dans un projet collectif à l’échelon du territoire, les responsabiliser » ; « Offrir un espace de parole et de réflexion aux enfants. Qu’ils puissent exprimer leurs idées et leurs propositions et qu’elles aient un impact réel ».
16Ces objectifs sont en adéquation avec ceux rappelés par Blatrix : « de permettre l’expression des “enfants” et des “jeunes” sur tous les problèmes qui les concernent directement, et d’un apprentissage de la citoyenneté, une sorte d’instruction civique “grandeur nature” » (1998, p. 72). En filigrane, nous comprenons que des visées d’apprentissage de la citoyenneté par la pratique portent les deux CME. Comme l’identifiait déjà Koebel, les CME sont un compromis entre des visions d’enfants « futurs citoyens » et « déjà citoyens » (2000, p. 128).
17La liberté laissée aux communes de mettre en place un CME comme elles le souhaitent conduit à des modalités organisationnelles variables. Le tableau ci-dessous propose une mise en perspective des deux CME enquêtés.
Tableau 1 - Caractéristiques des terrains d’observation
18L’observation des pratiques révèle des tensions relatives à la place faite aux enfants dans ces dispositifs et aux rôles et postures des adultes dans l’animation des CME. Les enfants prennent leurs fonctions d’élus dans un dispositif pensé et encadré par des adultes, ritualisé, au sein duquel les marges de manœuvre sont réduites. À Kahlo, le fonctionnement est reproduit à l’identique d’un mandat sur l’autre. Dans les deux CME, les séances sont préparées en amont par les animatrices, poursuivent des objectifs précis, laissant peu de place à l’imprévu. Des contraintes extérieures à leur volonté s’imposent aux animatrices, notamment la nécessité de rendre concret le travail mené par les enfants via un projet collectif, qui doit être différent de ceux réalisés les années précédentes. Il est attendu par les mairies que ce projet soit valorisable en fin de mandat. À Kahlo, les idées de projets des enfants doivent être soumises à la validation du maire de la commune, illustrant la prégnance du pouvoir décisionnaire des adultes. Des contraintes temporelles s’exercent également puisque les séances de travail sont courtes (entre 1h15 et 1h30), espacées de plusieurs semaines, respectant un calendrier annuel défini au préalable par les adultes en charge du dispositif.
19Au-delà de ces contraintes extérieures similaires, l’analyse des pratiques observées nous conduit à caractériser deux logiques pédagogiques. Le degré d’intervention des adultes dans les projets et les échanges des enfants, les types de menées, ou encore les outils pédagogiques mobilisés, révèlent des tensions entre des modes d’éducation formelle et non-formelle (Brougère, 2007). Le tableau ci-dessous présente les éléments saillants identifiés pour caractériser les postures d’animation observées.
Tableau 2 - Postures d’animation observées dans chaque CME
20À Monet, les services de la ville, ainsi que les élus adultes, interfèrent peu dans le fonctionnement du CME, ce qui laisse aux animatrices une grande liberté quant à la conduite des séances. Nous observons dans les différentes commissions de ce CME des pratiques d’activité non-dirigée, notamment lorsque les enfants s’essaient à des techniques plastiques diverses. Des conseils sont dispensés par Louise, elle accompagne les enfants lorsque cela est nécessaire, mais l’activité n’est pas dirigée par l’adulte. Les pratiques artistiques sont ici utilisées pour expérimenter, découvrir et servent d’outil pour faciliter les échanges avec les groupes au sein desquels les enfants prennent peu la parole. Sophie, la seconde animatrice du CME Monet adapte, quant à elle, le contenu des séances en fonction du projet choisi par le groupe en début de mandat. Elle consacre une grande partie de chaque séance aux échanges entre les enfants, explique qu’il n’y a pas de bonne ou de mauvaise réponse et explicite le droit pour chacun de ne pas être d’accord. Elle crée des outils pour animer les séances (photographies choisies pour susciter des réactions, livres), organise des rencontres entre des élus adultes et les élus enfants pour faire avancer le projet. Enfin, Sophie n’hésite pas à proposer des temps de jeu aux enfants lorsqu’elle sent leur niveau de concentration diminuer.
21À Kahlo, les séances de travail du CME sont formelles, le rythme est soutenu, nous observons peu de possibilités d’y déroger. Les commissions sont thématiques, pour autant, les déroulés des séances sont identiques pour tous les groupes de travail. La première année du mandat est consacrée à la découverte du rôle d’élu, l’apprentissage de la conduite de projets, la découverte des institutions politiques, ce qui donne lieu à des séances s’apparentant à des « leçons de citoyenneté ». Les adultes transmettent des informations aux enfants, via des outils pédagogiques créés à ces fins. À cela s’ajoute la présence régulière d’élus adultes, qui interfèrent parfois sur le déroulement des séances pensées par les animatrices en prenant la parole pour essayer de faire participer les enfants ou guider leur réflexion. Ce degré important de directivité dans la menée des séances correspond à ce que Balazard qualifie de « figure classique de l’instruction civique, transmissive et verticale » dans son entretien avec Rennes (2023, p. 151). L’observation de ces pratiques d’animation laisse entrevoir des résurgences de la forme scolaire (Vincent, 1994).
22Dans le Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la Participation, Koebel (2013) dit du conseil d’enfants et de jeunes qu’il « s’apparente à une activité intermédiaire entre le centre de loisirs, l’activité scolaire et l’activité associative » sur le plan pédagogique, requérant des capacités d’animation spécifiques. Les observations réalisées montrent que les CME n’échappent pas aux tensions relatives aux formes éducatives (Maulini & Montandon, 2005) qui existent entre les pratiques d’animation dans les espaces de loisirs des enfants et la forme scolaire (Houssaye, 1998). Le tableau ci-contre présente les caractéristiques des formes éducatives identifiées dans les deux CME enquêtés, mettant à nouveau en lumière deux fonctionnements différents.
Tableau 3 - Caractéristiques des formes éducatives identifiées dans chaque CME
23On observe à Monet une volonté de se distinguer de l’école, alors qu’on retrouve des traits caractéristiques de la forme scolaire dominante (Vincent, 1994) à Kahlo. Prêtons tout d’abord attention à l’organisation spatiale. Des cercles de chaises sont aménagés par Sophie pour faciliter les discussions entre les membres du groupe. Louise installe, quant à elle, un ilot de tables pour pouvoir expérimenter les techniques artistiques tout en discutant. L’ensemble des membres du groupe, enfants comme adulte, occupe, dans l’espace, une place similaire. À l’inverse à Kahlo, les animatrices sont davantage dans une posture de magistralité.
24Dans le discours des animatrices, nous relevons des divergences quant au statut de l’erreur. « Vous pouvez rater, ici on peut rater » (Louise, Monet), « on n’est pas à l’école, tranquille, installez-vous comme vous voulez. Vous pouvez vous mettre avec votre binôme, si vous voulez » (Sophie, Monet). Ces quelques verbatims illustrent la volonté des animatrices de Monet de se distinguer des pratiques scolaires et de mettre les enfants en confiance. Au CME Kahlo, les ateliers formels menés par les animatrices les conduisent à faire en sorte que les enfants trouvent « la bonne réponse », même si leurs propos indiquent le contraire comme le montre l’extrait suivant : « Les adultes soulignent l’intérêt du débat, reformulent les idées des enfants. Alba et Alice disent à plusieurs reprises qu’il n’y a pas de bonne réponse, mais les enfants doivent finalement toujours placer leur branche d’arbre là où les adultes les avaient imaginées » (CME, Kahlo).
25Le rapport à l’écriture constitue un autre point de divergence entre les deux logiques pédagogiques. Nous constatons des moments dictés à Kahlo, afin que les enfants prennent en note les informations dans leur cahier individuel d’élu, qu’ils en gardent une trace, quand l’écrit est absent des séances à Monet. Toutefois, si les traits caractéristiques de la forme scolaire semblent moins présents dans les pratiques d’animation du CME Monet, un engagement fort des enfants est attendu par Louise qui leur donne du « travail à faire à la maison » d’une séance sur l’autre afin de mener à bien le projet collectif dans les délais impartis.
26Les conseils d’enfants font l’objet d’un discours récurrent des élus et des animatrices sur le choix des enfants, leurs capacités à mener des projets, à s’engager. Cette idée est souvent illustrée par le fait que les enfants choisissent les thématiques sur lesquelles ils travaillent. Or, quel que soit le degré d’interventionnisme des adultes observé dans les pratiques d’animation, on constate dans les deux terrains étudiés des formes de directivité et une place limitée faite au choix des enfants. La directivité est forte lorsque que les thématiques sont choisies en amont par les adultes comme c’est le cas à Kahlo. La directivité est masquée lorsque les adultes interviennent de manière active sur le déroulé des projets des enfants pour que ceux-ci voient le jour (CME Monet). Ce constat d’une directivité plus ou moins grande, mais toujours présente, vient interroger la place réelle faite aux choix des enfants dans ce dispositif traversé par des tensions relatives aux formes éducatives.
27Les CME constituent pour les enfants des espaces inédits et représentent souvent un saut dans l’inconnu. D’ailleurs, la plupart des enfants qui siègent dans les commissions ne se connaissent pas. Ils proviennent d’écoles différentes et ne se sont jamais rencontrés auparavant. Le lieu est lui aussi souvent inconnu (cela peut être une maison de quartier, ou bien la mairie, ou encore une salle annexe prêtée par la commune). Les animatrices sont presque toutes inconnues, aux enfants, comme aux parents d’ailleurs (sur quatre animatrices, deux sont des prestataires extérieures recrutées spécifiquement pour l’animation du CME à Monet ; pour le CME Kahlo, l’animation des ateliers est réalisée par la coordonnatrice jeunesse et la coordinatrice enfance (qui finalement est la seule peut-être à être connue par les enfants de Kahlo avant leurs élections au CME). Le CME nous parait être un tiers-lieu éducatif au sens de Coq (1994) ni l’école, ni la famille, mais aussi de Meirieu et al.9 qui réclament l’existence de lieux éducatifs tiers qui permettent aux enfants et aux jeunes « de construire leurs convictions pour l’action et la réflexion », lieux d’autant plus nécessaires en temps de crise.
28Lorsque les enfants intègrent pour la première fois le CME, les animatrices font le nécessaire pour instaurer un climat de bonne ambiance. Cela prend des formes variées comme des jeux pour faire connaissance et instaurer un climat de bonne humeur « pour que les enfants soient contents de revenir » (Sophie, Monet) ; un espace de confiance « pour qu’ils prennent la parole facilement, même sur des sujets délicats » (Louise, Monet) ; un espace où se nouent des amitiés « pour qu’ils se connaissent entre eux, que je les connaisse aussi » (Louise, Monet) ; un espace de sociabilité « des activités en groupe pour créer un esprit groupe » (Sophie, Monet) ; un espace où les savoirs circulent « qu’ils apprennent un minimum de chose sur le fonctionnement démocratique » (Alba, Kahlo). Nous analysons les ambiances créées par les animatrices à la lumière de la définition proposée par Thibaud « l’idée d’un sensible partagé, incarné, enacté et situé » (2022, p. 20).
29Les observations nous conduisent à proposer de modéliser trois postures pédagogiques diverses des quatre animatrices et à les mettre en relation avec les conceptions qu’elles ont de leurs fonctions au sein du CME.
Figure 1 - Typologie des animatrices CME
30Nous trouvons d’abord Sophie. Nous la qualifions de « formatrice ». Sa formation universitaire (master et diplôme universitaire en philosophie) l’amène à être une spécialiste de la philosophie avec les enfants, c’est sur ce profil singulier qu’elle a d’ailleurs été recrutée. Elle défend l’idée d’une contribution via les CME à la formation démocratique des enfants. Sophie mise beaucoup sur le vote durant les séances et cherche à rendre chaque CME plaisant. La socialisation entre enfants lui parait déterminante, elle cherche à s’effacer pour laisser les enfants occuper tout l’espace. Nous avons ensuite Louise, « l’artiste », qui propose à chaque fois aux enfants des techniques artistiques sur des supports variés (dessin, gravure, collage, vidéo). À travers sa pratique, elle exprime sa volonté de démocratiser l’art pour tous. Elle utilise également l’art comme support à la discussion, pour libérer la parole. Elle investit une relation d’amitié avec les enfants. Viennent pour finir les deux animatrices de Kahlo que nous qualifions de « chargées de projet ». Elles sont récemment diplômées d’animation socio-culturelle (DEJEPS et BPJEPS) et mobilisent de manière intensive la démarche de projet dans les commissions. Bien qu’elles créent elles-mêmes des outils spécifiques pour faire participer les enfants (avec leurs mains), ce qui prime pour elles reste de s’assurer que toutes les étapes de la démarche de projet soient comprises avant d’être mises en œuvre. Sophie travaille essentiellement avec les enfants des savoir-être ; Louise, des savoir-faire ; les dernières (Alba et Alice) se contentent de transmettre et de faire acquérir des savoirs.
31Si comme le décrit Houssaye pour le contexte scolaire avec son triangle pédagogique (2015), toute relation éducative se caractérise par le lien, plus ou moins intense, entre trois pôles (enseignant, élève, savoir), nous retrouvons cette même disposition dans les CME (avec cette fois les pôles animatrices, enfants, savoirs). Plus finement encore, Houssaye dégage des processus à partir des articulations majeures entre deux pôles, au détriment du troisième, et nous proposons cette clé de lecture des CME observés :
Figure 2 - Modélisation de la relation pédagogique dans les CME - inspirée du triangle pédagogique de Houssaye (2015)
32À travers cette modélisation, nous ne laissons pas de côté la place du savoir dans les CME. En effet, les observations démontrent que les compétences transmises sont multiples et d’ordres bien différents. Nous avons déjà évoqué le travail de créativité artistique. L’habileté de pensée, l’argumentation, la capacité à prendre la parole publiquement font également partie des compétences travaillées. L’écoute, l’estime de soi sont également visées. Les animatrices occupent aussi des fonctions de prévention, de sensibilisation (à l’égalité fille-garçon, à l’écologie). Les trois grandes catégories des compétences psychosociales, telles que définies par l’OMS (1994), sont bien présentes (cognitives, émotionnelles, sociales). Aussi, malgré les tensions identifiées, inhérentes au dispositif ou liées à ses formes variées en fonction des terrains, le CME nous parait être un dispositif qui contribue malgré tout au renforcement du pouvoir d’agir des individus, et à leur autonomisation. Alors certes, les animatrices naviguent dans une nébuleuse des postures d’accompagnement (Paul, 2021) mais elles cherchent toutes à donner aux enfants des clés pour agir dans la société.
33Pour autant, les enfants ne s’engagent pas tous de la même manière dans le CME. Leurs investissements respectifs varient et nous voyons émerger des profils d’enfants singuliers. Nous pouvons faire l’hypothèse que certains d’entre eux sont très « CME compatibles » alors que d’autres sont bien plus « CME éloignés » et que, en l’occurrence, ils vont devoir faire des efforts supplémentaires par rapport aux premiers pour saisir les objectifs et les contours des CME. Cela a très probablement à voir avec une socialisation familiale différenciée aux questions d’engagement citoyen. Certains enfants fréquentent les structures municipales depuis plusieurs années, d’autres ont des parents agents de la ville, quand dans certaines familles, l’ensemble de la fratrie a occupé le rôle d’élu au CME. La présence et l’assiduité aux séances de travail est d’ailleurs un premier indicateur. Certains enfants sont présents à toutes les séances mais ont des participations plus ou moins dynamiques. D’autres viennent de temps en temps (et manquent certaines avancées du projet), certains ne sont jamais venus (sur nos deux CME observés, ils représentent une dizaine d’enfants).
Figure 3 - L’investissement des enfants dans les CME
34Que recherchent les enfants lorsqu’ils s’engagent dans le CME ? Au fil des séances, nous comprenons que les enfants ont une conception particulière de ce qu’est un élu, de ce qu’est la représentation au sens politique du terme (conception différente de la vision classique d’un élu choisi pour un programme et qui va représenter l’ensemble de ses concitoyens). En effet, les enfants (ceux qui parlent le plus durant les séances) sont plutôt en quête de célébrité et ils espèrent la trouver au CME. Ils se considèrent comme des élus presque involontaires, leaders malgré eux. Certains de leurs propos sont sur ce point assez révélateurs. C’est le cas d’un enfant qui doit participer au jury d’un concours d’emblèmes inter-écoles et qui demande à son animatrice : « est-ce qu’on va m’applaudir quand je vais siéger ? » (CME Monet). Ou encore lorsqu’un autre enfant, dans l’optique de la participation à la séance plénière du conseil municipal de juin, dit : « s’il le faut, je dirais à l’école moi, je suis CME. J’ai le droit d’arrêter l’école pour aller au conseil municipal » (CME Monet). Lors de la journée d’intégration au CME de Kahlo, des élus délégués à l’enfance se présentent aux enfants, expliquent leurs missions. Les deux premières questions posées par les enfants sont les suivantes : « est-ce que vous gagnez beaucoup d’argent ? » ; « Est-ce qu’on te court après dans la rue comme les super stars ? ». Si ces quelques verbatims peuvent faire sourire, ils nous paraissent surtout illustrer une lecture enfantine de la place occupée par un élu dans la ville et de la compréhension des enfants de ce à quoi correspond l’idée de représentation. Ils rejoignent certaines conclusions de Rossini (1996) qui évoque la fierté, ou encore l’amour des autres à leurs égards que viennent chercher les enfants en participant aux CME.
35Le dispositif du CME se trouve au croisement de dimensions éducatives et politiques (Koebel, 2013). La démarche pédagogique qui vise les apprentissages par l’expérience et l’agir, en réalisant des projets, traduit une dimension d’éducation à la citoyenneté et à la démocratie. Tandis que reconnaître les enfants comme des citoyens impliqués dès l’enfance, dans un rôle de représentation de leurs pairs, traduit davantage des enjeux politiques qui reproduisent le fonctionnement de démocratie représentative en vigueur pour les adultes (Rouyer et al., 2020). Ces travaux sur la participation des enfants et des jeunes dans la vie publique locale et les observations réalisées nous amènent à porter le regard sur les liens entretenus entre les municipalités et les écoles, via lesquelles les enfants sont le plus souvent élus au CME, pour interroger ce « transfert en partie artificiel de la citoyenneté adulte dans un monde d’enfants » (Rouyer et al., 2020, p. 230).
36Dans les deux municipalités enquêtées, ce sont les équipes municipales (agents et/ou élus) qui prennent en charge la mise en place du CME et sa présentation auprès des élèves. Si le dispositif est municipal et organisé à l’échelle de la commune, la prise de contact avec les enfants et le processus électoral se déroule dans l’enceinte des écoles élémentaires, publiques comme privées, dans le but de s’adresser à une large part de la population enfantine. La mairie entre dans les écoles et dans les classes pour présenter, aux enfants de la tranche d’âge visée, le dispositif du CME, son fonctionnement, le déroulement d’un mandat ainsi que l’organisation des élections et la dimension programmatique attendue des candidatures (Boone, 2016). Dans les deux communes enquêtées, les agents municipaux et les élus distribuent aux élèves des affiches de campagne standardisées, afin qu’ils les remplissent s’ils souhaitent présenter leur candidature pour siéger au CME. Les élections sont ensuite organisées dans les écoles, à nouveau par l’équipe municipale. Le matériel électoral est alors déployé : isoloirs, urnes, cartes d’électeurs, bulletins de vote, « comme les adultes ! » dit l’animatrice aux enfants (Alice, Kahlo). On observe dans l’organisation des élections et le discours tenu aux enfants une reproduction du modèle de démocratie représentative adulte.
37Les observations réalisées lors des élections laissent entrevoir une faible mobilisation des enseignants vis-à-vis du dispositif municipal. Ils conduisent leur classe aux isoloirs et aux urnes, mais n’interviennent pas davantage pour la plupart. Il faut toutefois préciser que nous n’avons pas observé les pratiques enseignantes en situation de classe. Boone (2020) montre d’ailleurs que ces moments d’élection dans les écoles constituent des « exercices de démocratie miniature » et sont parfois l’occasion pour des enseignants de travailler les questions d’éducation civique et citoyenne avec leurs élèves, au sens de la pédagogie de la citoyenneté scolaire traditionnelle pour Balazard (2023). Ce travail est en effet centré sur la dimension programmatique des élections, à savoir les manières de présenter sa candidature, l’argumentation ainsi que le vote et le choix des candidats, correspondant à une vision représentative de la démocratie et une vision « aseptisée » du monde social et de la politique d’après Blatrix (1998, p. 80).
38Au-delà de cette phase d’élections qui se déroule sur le temps scolaire, un manque de lien avec les équipes éducatives scolaires est regretté par les animatrices des deux CME enquêtés. Ces dernières expriment une absence d’intérêt ou d’implication de la part des enseignants pour valoriser les projets réalisés par les enfants élus au CME. C’est le cas au CME Monet, les animatrices déplorent le fait que les enfants n’aient pas d’espace pour témoigner de leurs actions d’élus dans leur école. Elles préfèrent alors que les enfants mènent des projets à plus petite échelle, au CME ou autour d’eux, œuvrant ainsi pour des propositions sur lesquelles ils ont un réel pouvoir d’agir, afin de prévenir toute frustration chez eux. À l’inverse, au CME Kahlo, les animatrices sont agents de la commune et en contact permanent avec les écoles, en y exerçant notamment des fonctions d’animation et de coordination sur les temps périscolaires, ce qui facilite la mise en lien avec les équipes enseignantes.
39Les enfants quant à eux, sont élus par leurs camarades d’école après avoir fait campagne et proposé des mesures concrètes, ils débutent ainsi leur mandat avec de nombreux projets ou revendications à porter, concernant leur école, la cour de récréation, la cantine ou encore les sorties scolaires. Au CME Kahlo, une journée d’intégration est organisée en début de mandat pour accueillir l’ensemble des enfants élus, avant qu’ils ne travaillent par commission thématique. Un temps de cette journée est consacré à la lecture des affiches de campagne de chaque élu. À titre d’exemple, Paul « veut faire mettre des verrous aux portes des toilettes des garçons » ; Emma veut « réparer les cages de foot et améliorer le city stade » ; Anna veut « créer un parc pour les enfants tristes » ; Elise souhaiterait que soient posés dans les écoles « des miroirs à hauteur d’enfants ». Or, les animatrices rappellent très rapidement aux enfants qu’ils sont élus de la ville, pas seulement de leur école. En effet, les commissions sont thématiques et ne concernent pas directement la vie des écoles. Il est étonnant de constater que les programmes, sur lesquels sont élus les enfants, sont vite relégués au second plan, puisque lorsque les commissions sont mises en place, on repart de zéro pour œuvrer à un projet collectif, répondant à la thématique qui a été définie en amont par les adultes. Blatrix (1998) montre que les thèmes travaillés par les enfants dans ce type de dispositif concernent régulièrement le sport, l’environnement ou l’animation, mais rarement des questions financières ou urbaines, qui pourraient être davantage sujet à clivage politique. C’est le cas dans les deux CME enquêtés. Si le CME vise la participation citoyenne des enfants et l’éducation à la démocratie, il semble que la dimension contradictoire inhérente aux échanges, débats et projets pour une collectivité soit absente dans les deux CME enquêtés. Boone (2013) montre qu’un régime de consensus prédomine dans ces instances représentatives d’enfants et de jeunes, et constate une absence de formation aux enjeux politiques, liée à des « représentations persistantes de l’enfance, considérée comme un tout homogène, imperméable aux divisions, aux conflits, aux différences sociales, c’est-à-dire ce qui constitue la dimension conflictualisée du politique » (Boone, 2013, p. 545).
40Ces différents éléments nous conduisent à interroger le statut de ces enfants élus au sein d’un conseil municipal d’enfants. Sont-ils des enfants élus en tant que citoyens de la ville dans laquelle ils résident, pour représenter leurs pairs ? Sont-ils des élèves de la ville, élus pour représenter leurs pairs, camarades d’école ? Dans les deux CME enquêtés, le lien avec les écoles permet de s’adresser au plus grand nombre d’enfants, avant de s’affranchir de l’école pour pouvoir mener des projets à l’échelle de la commune, en dehors du temps scolaire et sans lien particulier avec les enseignants. Les finalités poursuivies par les communes à travers la mise en place de CME sont variées et marquées politiquement (Koebel, 2013). Finalement, le CME représente-il plutôt un engagement des enfants auprès de leur ville, ou un engagement de la ville auprès des enfants ?
41Au fil des lignes, nous avons cherché à illustrer les tensions relatives aux pratiques pédagogiques dans les conseils municipaux d’enfants. Le CME relève de l’éducation populaire, mais recrute ses élus enfants au sein de l’école, pour finalement se retrouver un peu exclu de cette école, comme relégué aux portes des établissements scolaires. Alors parfois, lorsque les visions de l’utilité de l’éducation populaire sont explicites, ses valeurs portées et défendues comme c’est le cas à Monet, le CME se démarque franchement de la forme scolaire et se construit dans la complémentarité des formes d’éducation (Meirieu10). C’est moins le cas lorsque la compréhension des apports de l’éducation populaire est plus diffuse, comme à Kahlo. Le CME peut alors demeurer dans un flou quant à ses missions d’éducation et voir émerger des pratiques pédagogiques qui relèvent plus d’un débordement de la forme scolaire que de l’éducation populaire. Cela renforce probablement la méconnaissance globale relative à l’existence de ces conseils d’enfants et à leurs missions.
42Notre première approche historique a mis à jour des problématiques et des contradictions inhérentes aux conseils d’enfants mais également aux liens qu’ils entretiennent avec les communes qui pilotent les CME. Nous avons retrouvé ces mêmes problématiques sur nos deux terrains et en avons identifié d’autres liées aux pratiques pédagogiques mises en place.
43D’abord, le risque de dérive lié à l’usage de la pédagogie de projet. Le risque est reconnu que la « pédagogie de projet [engendre] autant d’occasions d’émancipation que d’occasions d’assujettissement » (Boutinet, 2005, p. 212) selon la place accordée aux usagers (ici, les usagers sont les enfants). Ardoino (2000) a aussi rappelé que le projet faisait référence à des valeurs, des aspirations, des intentions et qu’il ne fallait pas réduire sa richesse potentielle en ne gardant en tête que la matérialisation du projet, tant le risque de dérive techniciste est présent. Nous pensons avoir rencontré cette dérive sur nos deux terrains.
44Puis, le fait que des CME fonctionnent plus ou moins bien. Comment expliquer que certaines commissions voient le nombre d’enfants engagés se maintenir alors que d’autres peinent à faire venir régulièrement plus de quatre enfants par séance ? Plusieurs pistes d’explication sont possibles. La première est géographique : l’effet quartier. La commission qui peine le plus à mobiliser les enfants est une commission du CME Monet, établie dans un quartier politique de la ville (cités éducatives). Les enfants qui vivent dans ces quartiers sont, pour la très grande majorité, des enfants issus de familles populaires, assez éloignées de l’école (Lahire, 1995). Les campagnes électorales réalisées exclusivement dans les écoles constituent un frein non négligeable à l’engagement de ces enfants (Blatrix, 1998). La seconde explication que nous proposons est l’effet animatrice : par la diversité de leurs postures d’accompagnement, certaines incitent davantage les enfants à revenir que d’autres. Des variations sont à l’œuvre. De manière générale, nous notons un désengagement progressif des enfants au fil de l’année (c’est la raison pour laquelle Monet a d’ailleurs réduit la mandature des élus à une seule année). Ces enfants qui se désengagent, peut-être jugent-ils leur présence peu utile ? Peut-être qu’ils ne parviennent pas à trouver du sens quant à leur investissement sur la durée, ou encore qu’ils ne se reconnaissent pas dans le projet collectif porté par leur commission ? En ce sens, nous pouvons questionner pour certains enfants le caractère émancipateur des démarches d’éducation populaire dans les CME, lorsque la « logique individuelle d’engagement [n’amène plus] vers une logique de production de communs » (Porte, 2023, p. 12).
- 11 L’incendie des locaux de l’entreprise Lubrizol en 2019 a laissé des traces manifestes dans les espr (...)
- 12 Fonds de l’ANACEJ, Intervention de Claire Jodry, directrice de l’ANACEJ sur le développement et le (...)
45Nous aimerions conclure cet article par une réflexion d’ordre plus général sur la contribution effective des CME à l’éducation à la démocratie des enfants, voire à l’éducation au politique. Via les CME, les enfants retrouvent progressivement une place dans la ville, dans les rues, qui pourtant étaient les symboles du danger, de l’insécurité, de l’hostilité envers les enfants. Certes, ces rues sont parfois équipées de caméras de sécurité ; néanmoins, désormais, et de plus en plus, elles commencent à être perçues « à hauteur d’enfants » (Rivière, 2023), les enfants se les approprient. Comme nous l’écrivions plus tôt, le CME nous parait contribuer à la formation citoyenne des enfants parce qu’il leur offre des clés pour agir dans la société. En ce sens, ils concourent à la formation démocratique des enfants. Mais de quelle démocratie parle-t-on via les CME ? Très certainement d’une démocratie représentative (au sens de la citoyenneté scolaire traditionnelle) et sûrement pas d’un autre type de démocratie possible, plus direct, comme la démocratie d’interpellation par exemple (Balazard & Gonthier, 2022). Et pourtant, les enfants imaginent des actions plus directes. À Monet, lorsque les enfants de la commission « écologie et développement durable » ont fait des propositions de projets, ils ont d’abord souhaité constituer une délégation d’enfants pour aller à la rencontre du patron de Lubrizol11 pour lui demander de cesser ses activités et d’arrêter de polluer la région. Ce projet n’a pas été retenu et c’est finalement une proposition publiquement moins dérangeante qui a été mise en œuvre, plus en accord avec la manière « de concevoir l’action municipale », ce que Jodry critiquait déjà en 1998 lors d’un congrès de l’ANACEJ12.