1Au sein des nombreuses organisations d’éducation populaire qui émergent en France à partir de la Libération figurent les associations de chantiers internationaux de jeunes volontaires. Si leur « action éducative […] prétend toucher principalement les milieux populaires et […] entend agir sur l’individu hors de l’école pour transformer la société » (Besse, 2010, p. 270), la plupart d’entre-elles ne se réfèrent pas explicitement à l’éducation populaire et se revendiquent davantage comme des groupements de jeunesse (les 18-25 ans). Œuvrant de près ou de loin à la réconciliation internationale, elles se donnent également pour objectif de former la future élite de la Nation, qu’elle soit économique, politique ou spirituelle, s’inscrivant dans cette « fonction sociale latente » (Poujol, 1983, p. 72) des mouvements de jeunesse et d’éducation populaire.
- 1 En référence à Emmanuel Mounier.
2La spécificité de leur formation repose sur la réalisation d’un travail manuel, une originalité tant du point de vue de la pédagogie (travailler de ses mains) que de l’objectif éducatif, qui est de réaliser une œuvre matérielle et visible de tous et toutes, valorisant par la même celles et ceux y ayant contribué. Contrairement aux camps de jeunes ou auberges de la jeunesse, les jeunes hommes et, progressivement, les jeunes femmes qui se réunissent sur un chantier consacrent plusieurs semaines de leurs vacances à travailler de leurs mains, afin de rendre un service d’utilité collective (construction de maisons ou réhabilitation de l’habitat, aménagement d’équipements socioculturels ou sportifs, sauvegarde du patrimoine, etc.). La réalisation matérielle d’un chantier ne vise donc pas uniquement la formation individuelle des jeunes par l’acquisition de savoirs et de capacités, elle doit aussi permettre l’apport d’une aide concrète à une communauté. La spécificité du chantier réside ainsi dans une intervention auprès d’un public donné, constituant aux côtés des volontaires (nom donné aux jeunes travailleuses et travailleurs) une seconde catégorie de bénéficiaires. Par analogie avec le stage de formation de jeunes cadres, le chantier est certes une « communauté provisoire » (Tétard, 2010, p. 15)1, mais une communauté qui ne fonctionne pas en vase clos.
3Dès lors, cette coexistence de deux catégories de bénéficiaires invite à se questionner sur les interactions qui se structurent entre celles-ci. Quelles sont les motivations des jeunes volontaires vis-à-vis des populations bénéficiaires de leur engagement ? À quels niveaux et dans quels espaces ces motivations s’expriment-elles ? Se limitent-elles au seul registre des chantiers, à travers leur sélection et leur organisation, ou prennent-elles une dimension plus politique en questionnant les objectifs mêmes de leur association ? Autrement dit, que nous apprend cette relation entre population bénéficiaire et volontaires dans la place de ces dernier·ères au sein de leurs groupements ? Le statut d’« objet éducatif » initialement assigné aux jeunes dans les mouvements de jeunesse de l’après-guerre (Tétard, 1996 ; Bantigny, 2003) évolue-t-il du fait de cette rencontre avec des tiers ? Peut-il y avoir une traduction pédagogique du phénomène d’autonomisation de la jeunesse qui caractérise ses organisations au cours de ces décennies (Fabre, 1988 ; Cholvy, 1999) ?
- 2 Fonds déposé aux AN (n° 20220364).
- 3 Fonds déposé aux AN (n° 20140191).
- 4 Fonds déposé aux AN (n° 20140173).
- 5 Cette sélection s’est opérée au sein d’un corpus plus large étudié dans le cadre d’une thèse souten (...)
4Si la place des jeunes dans les organisations de jeunesse a donné lieu à quelques recherches historiques, l’incidence de celle-ci sur les pratiques d’engagement reste à étudier. C’est donc à une exploration de cette interaction que je vous invite à travers l’étude de la jeunesse des chantiers du début des années 1950 au milieu des années 1970, ou plutôt d’une partie d’entre elle. Premièrement, la parole juvénile, quand elle est audible dans des archives écrites soumises le plus souvent au contrôle adulte, est celle des jeunes les plus militant·es. Deuxièmement parce que cet article abordera uniquement l’expérience des chantiers réalisés en France par trois associations : Jeunesse et Reconstruction2, Concordia3, les Compagnons bâtisseurs4. La sélection de ces trois associations s’est fondée sur trois critères : une envergure nationale, l’affirmation d’être un groupement de jeunesse (et non un mouvement d’adultes) et un fonds d’archives suffisant pour aborder cette problématique et construire le propos de cet article. Si elles ne peuvent représenter le secteur des chantiers dans son ensemble, elles illustrent à elles trois la diversité idéologique d’un secteur qui compte, sur la période étudiée, plus d’une dizaine d’associations5.
5Plus qu’une étude de trajectoires individuelles, cette contribution aborde les processus diachroniques qui font passer la·le volontaire du statut d’objet à sujet politique, de celui d’acteur·trice à auteur·trice des chantiers, et enfin de celui d’éduqué·e à éducateur·trice, trois évolutions qui semblent se nourrir les unes des autres.
6Bien que faisant du chantier international de jeunes volontaires leur moyen d’action principal, Jeunesse et Reconstruction (JR), Concordia et les Compagnons bâtisseurs (CB) répondent à des logiques d’action différentes. La première résulte de l’initiative de quelques personnalités, dont le pasteur Jean Jousselin, souhaitant mobiliser la jeunesse à la reconstruction du pays. Fortement marqué par sa découverte, dans les pays d’Europe orientale, des grands chantiers organisés par la Fédération mondiale de la jeunesse démocratique, il rêve d’une entreprise nationale similaire qui fédérerait l’ensemble des mouvements de jeunesse hexagonaux. Fondée en 1948, JR échoue dans son projet de réunir d’un côté les groupements de jeunesse, fournisseurs d’une main d’œuvre provenant de toutes les classes sociales, et de l’autre les ministères et autres institutions, fournisseurs de chantiers. En 1950, du fait du caractère universitaire de la majorité des organismes composant alors son conseil d’administration, l’association s’oriente vers l’organisation de chantiers internationaux de rencontre entre étudiant·es – s’éloignant des jeunesses populaires – et prend des allures d’office des chantiers universitaires fortement influencé par l’UNEF.
- 6 Pour les trois associations étudiées ici, les groupes de fondateurs ne comptent aucune femme, le te (...)
7Fondée en Angleterre en 1943, Concordia s’implante en France en 1950. Présidé outre-Manche par le Maréchal Montgomery, ce dernier joue de sa fonction de chef d’état-major de l’Union occidentale pour implanter des associations sœurs dans les pays membres (France et Benelux). En France, il trouve un appui auprès du Centre national du patronat français qui héberge l’association et lui fournit ses premiers subsides et ses premiers dirigeants, recrutés au sein du jeune patronat. Ces fondateurs6 ont également en commun d’avoir encadré des Chantiers de la jeunesse française (CJF) entre 1940 et 1944 et, pour certains, d’avoir participé à la mission des CJF en Allemagne (1943-1944). Pour Concordia, le chantier international doit former la future élite politique et économique du pays – son recrutement se fait principalement dans les Grandes écoles – et contribuer au rapprochement des pays de l’Union occidentale tout autant qu’à la réconciliation franco-allemande, face à l’émergence d’un bloc européen sous emprise de l’URSS.
8Quant aux CB, ils sont fondés en 1953 par un prêtre néerlandais, le père Werenfried van Straaten, officiant dans des camps de réfugiés et rapatriés allemands en Allemagne de l’Ouest. Considérant que la misère est un terreau fertile pour le communisme, il appelle les jeunes à venir construire des maisons pour les familles et des églises pour Dieu. C’est l’acte de naissance de l’Ordre international des bâtisseurs. En 1957, prenant appui sur l’ordre des Prémontrés auquel appartient le fondateur belge, les Compagnons bâtisseurs – rebaptisés ainsi pour l’accès au statut d’association Loi 1901 – s’implantent dans l’Hexagone avec le soutien des Secrétariats sociaux, le bras armé du catholicisme social. Recrutant au départ dans des mouvements de jeunesse tels les Scouts de France, l’association entend former les citoyens catholiques de demain.
9Au-delà de leurs spécificités idéologiques, ces trois associations ont en commun de vouloir proposer une éducation complémentaire à l’école, voire en opposition à celle-ci. Perpétuant le modèle du mouvement de jeunesse de l’entre-deux-guerres (Prost, 1981 ; Fabre, 1994), rejetant une éducation trop livresque, le chantier se pare de toutes les vertus possibles : vie collective, « mise au vert » (Parisis & Péraldi, 1981), formation sociale concrète, service à la collectivité, travail manuel. Cet attrait pour un travail non intellectuel n’explique pas à lui seul un recrutement majoritairement étudiant et enseignant, le faible nombre de congés pour les autres jeunesses étant un de ces freins à leur participation. Cette dominante estudiantine inscrit ces associations moins dans l’objectif « d’élever à la condition d’élite » une partie du peuple que dans celui de « perfectionner la formation » d’une « élite déjà constituée […] en cherchant à lui inculquer une notion de terrain » (Vennin, 2021, p. 95).
- 7 Concordia, « Projet d’activités de la saison 1955-1956 » adressé à la direction générale de la Jeun (...)
10Véritable illustration de cette « école sans la forme scolaire » (Prost, 1981, p. 588), le chantier ne s’adresse pas moins à des jeunes renvoyés à leur statut de mineur. Qu’il forme des hommes et des femmes, des cadres ou des citoyen·nes, il accueille des adultes en devenir. Aussi, participer à un chantier ne fait pas de la·du volontaire un·e membre de l’association, et les statuts ne leur confèrent ni vote aux assemblées générales, ni siège au conseil d’administration. Qu’elles soient composées de notables, de fonctionnaires, de religieux ou de représentants des bénéficiaires des chantiers, les instances réunissent uniquement des adultes, trentenaires pour les moins âgé·es. Comme le déclarent les dirigeant·es de Concordia : « les jeunes [n’y ont] pas leur place »7. Source de méfiance qu’iels veulent contrôler, ces dirigeant·es relèguent les jeunes au statut d’objet (Tétard, 1986a). Quant à leur engagement, ce dernier serait ultérieur à l’association, hormis pour celles et ceux qui envisagent de devenir cadres de chantiers. « Il faut faire le constat que les mouvements, dans leur grande majorité, ont misé sur “l’éducatif”, et ce souvent au détriment du “politique”. » (Tétard, 1986b, p. 204) Cette affirmation trouve ici une illustration des plus éclairantes. La participation juvénile relève d’un impensé de la part des dirigeant·es, qui ne reconnaissent les volontaires que comme de futurs citoyen·nes, et non comme des citoyen·nes à part entière. Exclus des instances associatives, quelle place trouve les jeunes au sein des organisations, en dehors des chantiers ?
11Afin de concrétiser un projet éducatif orienté sur la formation de la future élite de la Nation, Concordia structure un parcours de formation interne. Initiant en 1953 une réunion post-chantiers, elle propose à celles et ceux qui souhaitent prendre des responsabilités de rejoindre ensuite un stage de formation de cadres. Ses équipes d’encadrement sont composées d’un chef de chantier et deux chef·fes adjoint·es, dont une jeune femme. Ces cadres se regroupent en équipes de formation (une douzaine en 1963) qui se retrouvent durant les petites vacances ou les week-ends pour parfaire leurs formations et assurer la relève. La prise de responsabilité y est progressive, aboutissant pour certains à la direction d’une équipe de formation.
- 8 JR, Rapport moral 1962.
12De leurs côtés, les CB et JR privilégient au cours de leurs premières années l’adhésion d’« amis » (CB) ou la constitution de « comités locaux » (JR). Cette base militante est constituée d’adultes ou de groupements privés ou publics, apportant une aide financière ou appuyant le développement de l’activité de chantiers. Pour les jeunes qui souhaitent se retrouver en dehors des chantiers, des espaces restent à inventer. Le besoin croissant de cadres de chantiers, préalablement recrutés dans des structures partenaires, conduit ici également à la mise en place de stages de formation. Au sein de JR, à la suite du premier stage en 1954, des participant·es constituent « l’amicale des chefs de chantiers ». Association informelle à vocation nationale, elle a pour objectif de « continuer à faire vivre l’asso durant la morte saison »8. Aux CB, ce sont des groupes régionaux qui se constituent à partir de 1962, présents dans une dizaine de régions quatre ans plus tard.
- 9 CB, Rapport d’activité 1967.
- 10 « Éditorial ». Dans La Brouette, n° 3, mars 1964, p. 3.
- 11 CB, Rapport d’activités 1965.
13Initiées ou non par des jeunes, ces entités se révèlent tout autant des lieux d’expression d’une sociabilité juvénile que de formation militante. L’organisation de loisirs les plus divers les caractérisent : stages de ski à Concordia, création d’un groupe folklorique, d’une troupe de théâtre et d’une bibliothèque au siège de JR, ou chantiers de week-ends, cette « formule de loisirs pour les jeunes »9, aux CB. Comme le revendiquent des jeunes membres de JR, ces activités visent à « maintenir l’esprit des chantiers »10. Et pour maintenir ce lien entre les volontaires par-delà la distance, quoi de mieux qu’un journal. À JR, ce sont de jeunes cadres qui fondent en 1963 le premier journal de l’association (La Brouette) ; aux CB, le bulletin auparavant aux mains des adultes est réalisé à partir de 1965 « par une équipe de jeunes […] ce qui a permis de répondre aux aspirations de ses lecteurs »11, et de faire de ces journaux les lieux d’une expression juvénile interne.
- 12 « Les chantiers de week-end, avant-première des chantiers d’été ». Dans Bulletin de liaison des CB (...)
- 13 CB, PV du CA du 11 janvier 1967.
- 14 CB, Rapport d’activité 1967.
14Au sein de ces groupes locaux et à travers leurs bulletins, les jeunes, volontaires ou cadres, cherchent à faire communauté ; iels se reconnaissent entre elleux. Iels ont partagé une même expérience (le chantier), qui les rassemblent tout en les distinguant des autres jeunes, mais aussi de nombre de dirigeant·es. Iels souhaitent partager cette expérience auprès de leurs pairs et s’engagent dans des actions de promotion. Au sein des CB, où l’accent est mis sur le chantier comme moyen d’entraide auprès de populations démunies, iels se retrouvent sur des chantiers de fin de semaine pour réhabiliter des logements ou des centres d’hébergement. Pensé comme « une synthèse de son grand frère »12 (le chantier d’été), le chantier week-end permet de faire connaître l’association et de recruter de nouveaux·elles membres. Assurant leur organisation, de jeunes compagnons s’expérimentent à la prise de responsabilité et sont en capacité, à la fin des années 1960, de mettre sur pieds des chantiers durant les petites vacances, sans appui de leur secrétariat national. Si les dirigeant·es des CB se réjouissent de cette « importante prise de conscience des responsabilités » de la part de leurs jeunes, iels soulignent qu’iels n’ont « plus tellement de contrôle sur leurs activités »13. Pour ces dirigeant·es, cette « émancipation des Compagnons »14 n’est pas sans poser question.
- 15 Claude Anclin, « Réflexions de Claude Anclin sur JR ». Dans Bulletin des responsables, n° 1, 1966.
15En prenant en charge des tâches de propagande, en se regroupant au sein de commissions diverses, en rédigeant les bulletins et en organisant des chantiers, les jeunes des associations ont certes acquis le sens des responsabilités – ce qui est bien l’objectif éducatif des associations – mais iels ont aussi pris conscience de constituer des collectifs militants spécifiques et relativement autonomes. Iels ont découvert leur légitimité à intervenir dans la conduite de leur association : « Quand je dis J. & R., j’entends par là ses membres les plus représentatifs, les plus actifs, ceux qui font J. & R. : les responsables. Eux devront exprimer leur avis, eux par le moyen de leurs représentants réunis en colloque, devront choisir et obtenir du conseil d’administration et du bureau qu’ils suivent leurs directives »15. Mais leurs propositions d’actions ne sont pas toujours suivies par les dirigeant·es. Les jeunes constatent que leurs intérêts respectifs peuvent diverger : iels font l’apprentissage du politique.
16Certain·es vont dès lors chercher à faire entendre leurs doléances. Mais les lieux que constituent les assemblées générales ne leur sont pas ouverts de droit. Participer à un chantier ne fait pas automatiquement de la·du volontaire un·e « membre actif », terme généralement en usage dans les statuts des associations pour désigner les membres doté·es d’un pouvoir décisionnel lors des AG. Encore faut-il pour cela en convoquer de manière régulière et rapprochée ! À JR, seules deux assemblées sont convoquées entre 1948 et 1959 ; à Concordia, la première n’est réunie qu’en 1960 : n’y sont convié·es que quelques cadres, en compagnie de leurs parents qui seul·es sont reconnu·es comme « membres actifs ». Dans les premières années d’existence, la place des jeunes au sein des instances associatives dépend moins de ce que déterminent les statuts que du bon vouloir des fondateurs.
17Mais ces dernier·ères doivent faire face à la « montée des jeunes » et se voient contraint·es d’ouvrir leurs instances. En 1960, l’amicale obtient un tiers des sièges au conseil d’administration de JR. Quatre ans plus tard, elle obtient le statut de « membre actif » pour tous·tes les cadres. En 1967, ce statut est accordé à tous·tes les volontaires, ce qui entraîne de facto la dissolution de l’amicale, l’existence de cette entité spécifique ne se justifiant plus. Ce mouvement de réorganisation interne, qui n’est pas sans rappeler celui qui affecte au même moment les MJC où tendent à disparaître les conseils de maison (Besse, 2008, p. 218), ne concerne pas les autres associations même si quelques changements ont lieu au sein de leurs instances. En 1965, le conseil de direction de Concordia décide d’élargir sa composition aux représentant·es des équipes de formation, intégrant ainsi de nombreux·ses jeunes qui se voient néanmoins exclu·es du bureau. Aux CB, cette même année entrent au bureau les deux premiers jeunes responsables (désignés davantage par cooptation que par élection) ; deux ans plus tard, il est envisagé pour la première fois de convier les responsables non à l’AG, mais à une réunion qui la suivra. Ces changements notoires entre 1964 et 1967 font écho aux événements qui secouent au même moment nombre d’organisations de jeunesse (Jeunesse étudiante chrétienne, Mouvement rural de la jeunesse chrétienne, Union des étudiants communistes, etc.) et se caractérisent notamment par la revendication d’une autonomie juvénile décisionnelle par rapport aux adultes (Cholvy, 1999 ; Dubois, 2015).
18Malgré ces quelques changements, les groupes dirigeants de 1968 se confondent encore beaucoup avec les groupes fondateurs. Portés par les événements du printemps, les jeunes entament, ou achèvent, la conquête des instances dirigeantes. À JR, ayant obtenu l’année précédente le droit de vote à l’assemblée générale, les jeunes militant·es, aguerri·es par leur participation active au mouvement social, prolongent la lutte en interne. Deux AG successives entérinent le départ des dernier·ères dirigeant·es entré·es au conseil avant 1968, traduisant une véritable prise de pouvoir générationnelle. À Concordia et aux CB, la conquête des instances, décalée de quelques années, est marquée par la constitution de conseils juvéniles parallèles aux directions adultes. Mais les résultats sont identiques : en 1972, les conseils d’administration des deux associations ne comptent plus, ou de manière marginale, de dirigeant·es présent·es en 1968. À Concordia, il aura fallu deux vagues juvéniles successives pour faire plier les dirigeant·es, la première quittant majoritairement l’association après son échec en 1970 : certains groupes régionaux font scission, les autres sont désertés et dissous.
19Le renouvellement de ces instances se double d’un rajeunissement : la moyenne d’âge du bureau des CB passe de 41 ans en 1968 à 28 ans trois ans plus tard ; elle est de 29 ans à Concordia en 1972, et de 22 ans à JR en 1970. En 1974, le nouveau président de Concordia a 24 ans ; celui des CB élu deux ans plus tard en a 22, le même âge que la présidente de JR élue la même année. Durant cette décennie, la moyenne d’âge des CA reste en deçà des trente ans, du fait d’un fort renouvellement des dirigeant·es qui contraste avec la permanence des fondateurs. Enfin, dans certaines associations, cette « juvénilisation » des instances s’accompagne d’une féminisation : à JR, la moitié des membres du bureau durant les années 1970 sont des femmes, et elles occupent jusqu’aux deux tiers des sièges du CA. À Concordia et aux CB, ces proportions tombent à 1/5 et à 1/6 des membres du bureau, et elles occupent au mieux un siège sur quatre ou sur six au sein des conseils. Alors que les jeunes filles deviennent majoritaires dans les effectifs de volontaires au milieu des années 1970, elles restent majoritairement à l’écart des instances dirigeantes. Hormis à JR, la domination masculine perdure par-delà les renouvellements générationnels.
20Entre 1968 et 1972, les associations ont achevé leur mutation. Accédant au pouvoir, les nouveaux·elles dirigeant·es concèdent à chaque volontaire le statut de sujet associatif là où il n’était pas encore acquis. Ce changement radical de statut des jeunes au sein d’organisations qui s’adressent à la jeunesse n’est pas le résultat des événements de mai 68. Ces derniers furent davantage l’accélérateur et l’amplificateur d’un processus plus ancien et plus long, mêlant constitution d’espaces et de lieux d’engagement spécifiques et conscientisation d’une légitimité politique. Au sein de ce processus s’inscrivent également les conceptions que les jeunes se font du chantier et de leur rôle au sein de ce dernier.
21En participant aux travaux du chantier, les volontaires ne sont pas des jeunes passif·ves, usager·ères d’un service ou consommateur·trices d’un loisir. Iels donnent de leur argent (frais d’inscription), de leur temps et de leur corps. Qu’iels adhèrent ou non aux valeurs de l’association, iels s’engagent entièrement dans un projet et dans une communauté provisoire de vie et de travail, dont iels acceptent les règles de fonctionnement. Par analogie avec le théâtre, iels sont les acteur·trices d’une pièce, sans qui la représentation ne pourrait se tenir. Mais ont-iels pour autant leur mot à dire sur son déroulé ? L’accès aux commandes des associations n’est pas le point de départ d’une expression juvénile quant à la forme que doit prendre l’expérience chantier. Au cours des années 1960, quatre sujets de revendication sont évoqués : la nature des bénéficiaires, la géographie des chantiers, la mixité des équipes et l’encadrement. Ils constituent aux yeux des jeunes des points d’évolution pour dessiner des chantiers à leur image.
- 16 JR, Rapport d’activité 1965.
- 17 Concordia, PV du conseil extraordinaire de Nantes les 1er et 2 mai 1965.
- 18 Claude Anclin, « Réflexions de Claude Anclin sur JR », op. cit.
- 19 Cotravaux, Rapport moral 1965.
- 20 Concordia, PV du conseil extraordinaire de Nantes les 1er et 2 mai 1965.
- 21 CB, Rapport moral 1966.
- 22 CB, Rapport d’activité 1963.
- 23 Claude Ghène, « En Autriche. Johnsdorf/Graz ». Dans Bulletin de liaison des CB..., n° 7, oct. 1961, (...)
22« L’utilité du travail entrepris est souvent contestée et fait l’objet de critiques nombreuses parmi les participants »16. Les dirigeant·es de JR, tout comme ceux de Concordia, constatent que les jeunes aspirent à des travaux certes plus intéressants, mais surtout plus utiles. À l’utilité collective prônée par les dirigeant·es semble répondre l’utilité sociale réclamée par les jeunes ; aux chantiers « économiquement utiles » doivent succéder des « chantiers à but social »17. Mais la prise en compte de la demande de jeunes d’intervenir auprès de « communautés réellement défavorisées »18 ne signifie pas pour autant l’arrêt de certains types de chantiers comme les chantiers de forestage et les camps agricoles. Cette coexistence entre chantiers « dits traditionnels » et « nouvelles formules »19 et le fait que les opérations sociales restent encore minoritaires ne doivent pas pour autant gommer un réajustement à l’œuvre au niveau de l’échelle des valeurs. Ainsi, à Concordia, l’aspect « social » doit dorénavant précéder les aspects « communautaire » et « éducatif »20. Alors qu’elles mettaient initialement la priorité sur la dimension formative du chantier, Concordia et JR rejoignent les CB qui privilégient depuis leur fondation la dimension de service. Ces derniers considèrent être en adéquation avec ce « développement de l’idée de service chez les jeunes »21 qui s’exprime au cours des années 1960 : le choix de l’association de « ne consacrer [son] travail qu’au service de projets à caractère social a rencontré l’approbation unanime des Jeunes Volontaires qui veulent dépasser le seul attrait de l’échange international pour accéder à la notion de Service »22. Mais l’association n’est pas pour autant exempte de critiques de la part de ses volontaires : certain·es dénoncent le fait « qu’on [les] ait occupés au lieu de les utiliser vraiment »23 pour des travaux nécessaires et prioritaires. Il ne suffit pas d’intervenir auprès de groupements défavorisés, encore faut-il que la quantité des travaux proposés et leur caractère de nécessité justifient l’intervention.
- 24 Michèle Bernoulat, « Nouvelles aventures, nouvelles frontières ». Dans Horizons, n° 24, déc. 1964.
23Si les CB affirment que les bénéficiaires de leurs chantiers répondent aux aspirations de la jeunesse, le modèle de leurs équipes de volontaires est lui remis en question. Privilégiant l’efficacité de l’entraide à la rencontre internationale entre jeunes, les équipes de compagnons sont constituées en amont du chantier par des volontaires parlant la même langue, et sont envoyées dans un autre pays. Seuls quelques Français intègrent les équipes étrangères travaillant dans l’Hexagone en vue de faciliter leur accueil et leur découverte de la région. Or, davantage de jeunes, aux CB et ailleurs, expriment le souhait d’effectuer un chantier dans leur pays. Comme l’exprime une jeune de Concordia : « l’aventure peut se vivre sans bouger de son quartier », en répondant aux besoins des gens qui « nous entourent »24. Cette demande se traduit par une hausse du nombre de jeunes Français·es participant à un chantier en France : inférieure à 10 % à la fin des années 1950, leur proportion dépasse les 20 % au milieu de la décennie suivante à JR. Soumis au même phénomène, les dirigeant·es de Concordia vont jusqu’à décider en 1963 de limiter leur proportion à 30 % des effectifs. Quant aux dirigeant·es des CB, qui ne souhaitent pas remettre en cause leur modèle originel de constitution d’équipe mono-nationale, iels optent pour l’organisation à partir de 1966 d’équipes françaises travaillant dans l’Hexagone.
- 25 CB, Rapport d’activité 1962.
- 26 Michel Maindon, « De quoi parlent les compagnons ». Dans Bulletin de liaison des CB…, n° 3, juillet (...)
- 27 Concordia, Rapport d’activité 1964.
24Les trois associations doivent également faire face à une demande de participation féminine croissante. Garçons et filles ne sont pas égaux devant les chantiers. Quand elles ne sont pas reléguées aux tâches d’intendance sur tout (CB) ou partie (Concordia, JR) des chantiers, elles en sont tout simplement exclues. Les motifs sont de deux ordres : le premier s’appuie sur une vision genrée du travail, car « les travaux de construction ne cadrent pas avec la vocation féminine »25. Le second motif est d’ordre moral : la « mixité complète […] équivaudrait souvent à une sorte de désordre »26. En ligne de mire de nombreux dirigeant·es : le flirt, accusé de déliter la communauté juvénile, ou de porter atteinte à la bonne image du chantier auprès des populations d’accueil. Aussi, si des hébergements séparés ne sont pas envisageables ou si le chantier se déroule dans un organisme de formation pour jeunes hommes, les jeunes femmes en sont exclues. De fait, la part féminine dans les effectifs ne dépasse pas les 10 % à la fin des années 1950 et ne représente pas l’aspiration croissante des jeunes femmes à venir manier elles aussi les outils du chantier, illustration de ces « aspirations égalitaires » (Sohn, 2001, p. 236) en termes de loisir et de travail de la nouvelle génération. Au cours des années 1960, pour répondre à une demande féminine croissante, certaines associations envisagent la formule des « camps de filles »27 (CB en 1959, Concordia en 1964). C’est un échec et la formule n’est pas reconduite, car ces jeunes aspirent à une mixité qui ne caractérise le quotidien que de trop peu d’entre elles. À la fin des années 1960, si la quasi-totalité des chantiers est accessible aux jeunes femmes, portant leur part dans les effectifs à 40 % (Concordia, JR) en 1967, leur participation reste toujours reléguée aux seules tâches d’intendance aux CB. Quant à la question de leur accès à l’encadrement, il est fonction du degré de progressisme de l’association tout autant que de la capacité des jeunes à faire entendre leur voix. C’est sur demande de l’Amicale, lors d’un conseil d’administration de JR, que le principe de confier la responsabilité d’une équipe à une jeune femme est acté en 1957. Rien de tel aux CB et à Concordia où elles sont, au mieux, reléguées au statut de « chef adjointe ». De fait, elles restent minoritaires dans l’encadrement : si elles représentent un tiers des responsables à JR en 1960, il faut attendre une décennie pour trouver un taux similaire aux CB.
- 28 JR, Bulletin des responsables, n° 6, mars 1968.
- 29 Fiche technique : « Activités de temps libre sur un chantier ». Dans La Brouette, n° 8, juin 1966.
- 30 JR, « Synthèse des questionnaires de bilan des chantiers », Rapport d’activité 1967.
- 31 « Journées d’étude ». Dans La Brouette, n° 6, novembre 1965, p. 21.
25Les débats qui animent les associations au cours des années 1960 autour de l’encadrement des chantiers porte moins sur l’égalité garçons-filles que sur le concept de directivité. Ces débats apparaissent dans un premier temps sous un registre sémantique : aux « chef de camp » (Concordia), « chef de chantier » (JR) ou « chef d’équipe » (CB), les premiers concernés leur préfèrent d’autres termes ; en atteste le changement de nom de l’« amicale des chefs de chantiers » en « amicale des responsables » quelques années après sa création. Au cours des années 1960, le terme d’animateur, à l’instar des mouvements de jeunesse et d’éducation populaire (Saez, 1993), gagne plusieurs associations de chantiers. S’il est difficile de démontrer que cette nouveauté sémantique résulte d’une demande des premier·ères concerné·es, elle révèle malgré tout une aspiration des jeunes à réinterroger l’encadrement. Quand des responsables définissent leur rôle, iels affirment être non « pas un chef mais un catalyseur des bonnes volontés », cherchant à avoir un comportement exemplaire qui entraînera le groupe : « si le responsable commence par prendre la pioche et creuser avant d’inviter ses volontaires à travailler, tout le monde travaillera à coup sûr ! »28 Quant au choix des loisirs, celui-ci ne doit plus reposer sur leur seule décision, mais relever d’une « participation démocratique »29 au cours d’assemblées de volontaires. Ce mode de fonctionnement semble partagé par ces dernier·ères : une enquête réalisée sur les chantiers en 1967 conclut au « besoin [des jeunes] de rompre provisoirement avec le milieu familial »30. Le rejet de la « famille factice » (Sohn, 2001, p. 319) qui caractérise alors nombre de mouvements de jeunesse est acté. Illustration de leur « besoin de se regrouper dans une communauté où ils se sentent entre eux »31, ces jeunes critiquent les chantiers où iels ne préparent pas elleux-mêmes leurs repas. Volonté d’autonomie et d’entre-soi se conjuguent avec une volonté de faire et de décider par soi-même Le chantier devient une communauté provisoire que les jeunes veulent créer, une page de leur vie que les jeunes veulent écrire.
26La revendication d’autonomisation que révèle l’évolution du statut du jeune au sein des instances décisionnelles prend une dimension plus complète par l’étude des revendications juvéniles quant à l’organisation même du chantier. La mixité est l’un des sujets qui conduit aux conflits entre certains mouvements de jeunesse confessionnels et l’autorité ecclésiastique au milieu des années 1960 (Fabre, 1988 ; Cholvy, 1999). L’engagement social, revendiqué dans la nature des bénéficiaires et la possibilité d’œuvrer ici plutôt qu’hors des frontières, illustre une volonté d’une plus grande ouverture sur les problèmes de société qui se posent à l’époque, tendance qui affecte nombre d’organisations de jeunes adultes (Laneyrie, 1985 ; Cholvy, 1999). Mais cette orientation révèle également, par la volonté d’être utile, un rejet de l’étiquette du bénéficiaire. Les volontaires se définissent peu à peu comme des sujets éducatifs, plutôt que comme les objets éducatifs imaginés par les fondateur·trices, ce que démontre également l’appel à la non-directivité de volontaires ne voulant plus être assujetti·es aux ordres d’un·e chef·fe sur un chantier, ou d’un·e adulte au sein d’un conseil d’administration.
- 32 Concordia, PV du conseil de direction du 29 janvier 1967.
- 33 André Liaume, « Doctrine et moralité ». Dans Horizons, n° 25-26, été 1965.
27Face à ces aspirations, les réactions des dirigeant·es adultes divergent. Ce processus d’autonomisation avance plus vite au sein de JR, dont l’influence de l’UNEF qui siège au conseil d’administration semble ici déterminante. Le syndicat étudiant partage les mêmes revendications et s’en fait le relais au sein des instances dirigeantes. Du côté des CB et de Concordia, fondées sur une idéologie plus conservatrice ou confessionnelle, les résistances sont fortes, tant au niveau de la place des jeunes au sein des organisations, que de la voix des jeunes concernant les chantiers. Ceux de Concordia critiquent ainsi ce « libéralisme qui mène à une certaine irresponsabilité »32 et à une remise en cause de la bonne moralité des chantiers33. La concrétisation des aspirations juvéniles dans le vécu de l’expérience chantier est ainsi fonction de la marge d’expression et de décision dont ces jeunes disposent au sein de leur association. Quand la voix politique juvénile est étouffée ou contenue, le chantier dans sa dimension expérientielle évolue plus lentement ; les aspirations deviennent alors frustration et contestation. Parmi les principaux sujets de conflits au sein de Concordia durant la période 1967-1970 figurent la « non-directivité » des chantiers et le caractère « inintéressant » des travaux dans nombre d’entre eux. Il faut alors attendre que ces jeunes prennent le pouvoir en 1971 pour qu’iels puissent mettre en œuvre un chantier à leur image.
- 34 Émile Perrot, « Ma vie sur un chantier », Espace 90, La revue de l’aménagement rural, n° 53, juin 1 (...)
28Une fois arrivé·es aux commandes au tournant des années 1968-1972, les jeunes dirigeant·es peuvent réécrire l’expérience chantier : les formules spécifiques (équipes composées uniquement de Français·es aux CB) et les quotas (- de 30 % de Français·es dans les équipes de Concordia) sont abandonnés ; la non-directivité est érigée en principe pédagogique et les équipes expérimentent l’autogestion ; les chantiers où l’utilité sociale est absente sont abandonnés et le mot d’ordre commun justifiant le chantier est la lutte contre les « injustices sociales ». Quant aux dernières restrictions frappant les jeunes femmes, elles sont levées : elles accèdent à tous les chantiers et aux CB, dernier bastion genré, les assistantes disparaissent et les femmes accèdent au statut de cadre. Au milieu de la décennie, les témoignages se multiplient sur le fait que « toutes les tâches sont partagées à égalité : corvées comme travaux »34. Le principe de réciprocité semble gagner l’ensemble des chantiers, aidé il est vrai par des effectifs devenant majoritairement féminins. Parallèlement, les mœurs se libéralisent et des dortoirs mixtes sont instaurés au sein de quelques chantiers.
29Au milieu des années 1970, une certaine harmonisation des pratiques a gagné les chantiers des différentes associations. Si des spécificités demeurent, la concrétisation des aspirations juvéniles a conduit à une convergence des façons de vivre l’expérience chantier.
30Parallèlement à leur volonté d’être reconnu·es comme des sujets politiques et des auteur·trices de l’expérience chantier, les jeunes militant·es des associations interrogent leur statut d’éduqué·e. Si cette revendication n’est pas explicitement exprimée, elle se révèle sous plusieurs traits : la relation avec les bénéficiaires, les références idéologiques, et la primauté donnée à l’une ou l’autre des deux dimensions constitutives du chantier (éducation et service).
- 35 Louis Robillard, « De quoi parlent les compagnons ». Dans Bulletin de liaison des CB..., n° 3, juil (...)
- 36 Jacques Poigny, « Rapport moral », PV de l’assemblée générale du 18 mars 1966.
31Dans le projet initial des fondateurs, la dimension communautaire est fondamentale : héritiers ou inspirés pour beaucoup par le personnalisme communautaire, ils entendent fonder des communautés provisoires juvéniles et éducatives. Mais les nouvelles générations aspirent davantage à s’ouvrir sur l’extérieur. Comme l’exprime un jeune compagnon de retour de chantier : « il faudrait dans un certain sens attacher plus d’importance à la vie externe du groupe, qu’à sa vie interne »35. À la communauté provisoire succède la communauté d’accueil, que les générations des années 1960 veulent rencontrer. Ce constat est partagé par l’ensemble des associations : l’« accrochage des jeunes » passe ainsi dorénavant par l’« ouverture des chantiers sur les hommes et les problèmes sociaux actuels »36.
- 37 CB, Rapport d’activité 1962.
- 38 Giorgio Zecchini, « Conclusions des travaux de l’Amicale de Brescia autour des problèmes visant à d (...)
- 39 CB, Rapport d’activité 1962.
32Pour répondre à cette demande, le contenu des stages et des loisirs évolue : des cadres se forment à l’ « étude du milieu », chère à plusieurs organisations de jeunesse et d’éducation populaire, afin d’avoir « une connaissance plus intime des conditions de vie locale »37 ; durant les chantiers, les veillées et les week-ends doivent permettre, par des exposés ou des « débats entre le Chantier et la Communauté accueillante »38 (qui ne sont pas sans rappeler les cercles d’études du XIXe siècle), de « prendre conscience plus intimement qu’en simples touristes, de la situation sociale [du] milieu environnant »39.
- 40 Claude Anclin, « Réflexions de Claude Anclin sur JR », op. cit.
- 41 Romain Rochas, « Réflexions ». Dans Horizons, n° 29, juin 1966.
- 42 Ibid.
- 43 CB, PV du week-end de réflexion, 27 et 28 avril 1974.
- 44 Lettre de Gilles Bressy. Dans Horizons, n° 20, janvier 1973, p. 26.
33Cette volonté de conscientisation ne vise pas uniquement ces jeunes militant·es et, par extension, les autres volontaires. En parallèle émerge un autre discours visant à « agir comme un ferment dans la communauté qui accueille le chantier »40. Les termes changent d’une association à l’autre, mais il n’est plus question, pour les CB, de porter un « témoignage chrétien », comportement « passif » caractéristique des années 1950 (Cholvy, 1988, p. 143). Ces jeunes militant·es veulent « contribuer au réveil de populations endormies dans une vie végétative »41 et engagent une réflexion sur la posture à adopter pour produire les changements attendus. Iels mettent ainsi en avant l’adaptation et la modestie, deux qualités nécessaires pour pouvoir s’« enraciner »42 au sein de cette nouvelle communauté, et pouvoir mener ensuite une action transformatrice sur les mentalités. Iels veulent jouer le « rôle de détonateur [visant] la conscientisation des personnes concernées afin qu’elles deviennent capables de prendre en charge leur propre destin »43. L’aboutissement de cette évolution, au tournant des années 1970 et sous la nouvelle direction de jeunes dirigeant·es, conduit à l’affirmation d’un mot d’ordre, l’animation locale, qui doit permettre « une révolution des consciences et une reconstruction de la société »44. Thématique phare des stages de formation proposés par les associations durant cette décennie, l’« animation rurale » – son pendant urbain est plus rare – permet de pallier la difficulté d’organiser des « chantiers sociaux » auprès d’un groupe social déterminé. Le caractère défavorisé s’applique dorénavant à des territoires ruraux, qu’il faut animer en s’y implantant durablement. Ces jeunes militant·es participent de l’émergence de ce « militantisme de nature nouvelle » (l’animation) qui « transcende le politique et le religieux » (Poujol, 1990, p. 55).
34Comme résultant d’une forme d’alchimie entre une intellectualisation de leur démarche (conscientisation) et une réorientation des supports de chantiers (des chantiers utiles auprès de populations démunies), une démarche pédagogique s’affirme et traverse le mouvement des chantiers : le « faire avec ». Présent dès l’origine aux CB – du moins en termes de revendication – elle gagne les autres associations sans pour autant être théorisée, n’offrant que peu de traces écrites sur cet idéal à atteindre. La naissance d’un mouvement commun et quasi spontané entre bénéficiaires et volontaires vers la résolution des injustices sociales constitue l’utopie des chantiers, faisant écho aux expériences passées d’éducation populaire visant la création de sociétés des égaux (cercles d’étude, universités populaires, etc.).
- 45 J.-M. Dupont et J.-P. Quélin, « Vacances laborieuses ». Dans Le Monde, 28 août 1966.
- 46 Michel Busnel, « Les chantiers de jeunes ». Dans Éducation et développement, n° 25, février 1967, p (...)
- 47 Concordia, Motion d’orientation, PV de l’AG des 24 et 25 mai 1975.
- 48 « Les jeunes… La société… ». Dans Fan’s gazette, n° 17, 4e trim. 1972.
- 49 Section des jeunes du mouvement chrétien pour la paix, « MCP Plate-Forme d’orientation ». Dans Dial (...)
35Par la rencontre entre jeunes de différents milieux, tels que le réclament les compagnons (fin du modèle de recrutement mono-national, ouverture aux non catholiques) ou les volontaires de JR (dénonciation d’un recrutement trop étudiant), les jeunes veulent s’enrichir au contact de la différence et rejettent un entre-soi privilégié ou consenti par les fondateurs. C’est dans la diversité des pairs que se joue l’acte éducatif du chantier, un acte qui repose sur l’auto-éducation de la jeunesse. Car éducateur·trices auprès des populations bénéficiaires, les jeunes militant·es se veulent éducateur·trices auprès de leurs pairs. La remise en cause de la directivité des cadres au cours des années 1960 conduit au développement de chantiers autogérés, comme le constate Cotravaux, l’organisme de cogestion pour le travail volontaire des jeunes. Son rapport moral de 1966 fait état d’une « pédagogie de la participation » : « La pratique de l’autogestion, école d’initiative et de responsabilité, caractéristique de la plupart des chantiers, représente un aspect original de cette formation concrète de citoyens actifs ». Au sein de cette « école », les jeunes sont tout autant éduqué·es qu’éducateur·trices. Ici, comme le rapportent des journalistes du Monde la même année, l’autogestion pratiquée sur les chantiers y est moins un mode d’opposition à la société capitaliste, qu’une méthode d’« éducation vivante » permettant la constitution d’une « république des jeunes »45 temporaire, bien que ses responsables ne soient pas élu·es par ses membres. Elle renvoie davantage à une méthode pédagogique qui se développe au cours des années 1960 et prend les noms d’« auto-discipline » ou d’« auto-direction ». Parmi les expériences mises en avant figure le chantier de jeunes, qualifié de « moyen par excellence auto-éducatif »46. Renforcé au tournant des années 1970 par des discours dénonçant « ce monde “d’adultes” »47 et « la morale adulte »48, ce mouvement aboutit à la concrétisation d’un « par et pour les jeunes », qui se traduit tant au niveau politique (diriger les associations et les chantiers) qu’éducatif. Pour reprendre la déclaration d’une autre association de chantier non étudiée ici, l’organisation du chantier doit provoquer une « rupture dans le rapport enseignant-enseigné qui est une forme subtile du rapport dominant-dominé »49.
- 50 CB, compte rendu du stage international « conscientisation » de 1977.
- 51 CB, Compte rendu du séminaire de février 1977.
- 52 CB, Compte rendu des Journées de Coubron, octobre 1972.
- 53 CB, Motion adoptée à l’assemblée générale de novembre 1976.
- 54 « Chantier Tardets ». Dans La Brouette, n° 42, mars 1973.
- 55 « Éditorial ». Dans La Brouette, n° 49, février 1975, p. 2.
- 56 « Éditorial ». Dans La Brouette, n° 53, mai 1976, p. 2.
- 57 PV de l’assemblée générale des 1er et 2 avril 1978.
36Entre l’enrichissement au contact des populations et celui d’une équipe hétérogène de volontaires, entre la conscientisation des bénéficiaires et celles des pairs, des contradictions apparaissent. La remise en question des modèles originels par les premières générations de jeunes militant·es avait conduit à une solution médiane au cours des années 1960 : des chantiers auprès de communautés défavorisées recrutant des jeunes au profil de militant·e coexistaient avec des chantiers de tout type pour des jeunes recherchant avant tout une expérience de vacances originale, juvénile et internationale. Ces derniers devaient à la fois permettre de financer les interventions auprès de communautés désargentées et sensibiliser les volontaires à la nécessaire action contre les injustices sociales. Les chantiers d’éducation des volontaires devaient conduire leurs jeunes participant·es à rejoindre ensuite des chantiers d’éducation des bénéficiaires, dessinant un parcours militant idéal. Au milieu des années 1970, cet équilibre est remis en question par des jeunes militant·es qui souhaitent se consacrer exclusivement aux opérations à caractère social. « Notre action n’est pas définie : ou bien action d’éducation auprès des volontaires, ou bien action de libération des opprimés. »50 Face à ce constat, une partie des compagnons considèrent les chantiers de jeunes comme un « frein à l’aspect militant de l’association »51, car « à partir du moment où les compagnons arrivent à une certaine prise de conscience, ils quittent l’Asso. »52 Si la proposition de stopper les chantiers internationaux est rejetée, et le développement du volontariat à long terme acté comme réponse à un engagement plus profond (Loustalot, 2008), elle révèle cette ligne de fracture entre deux dimensions que certains opposent : « le projet pédagogique [et] l’action militante »53. La situation est identique à JR : face aux partisans d’une implantation à long terme de volontaires aguerri·e·s auprès de petits paysans en vue de « provoquer une prise de conscience de classe »54 chez ces derniers, se dressent les défenseur·euses des « formules de vacances »55 dans le cadre d’une « nouvelle ligne apolitique »56. À Concordia, la coexistence de différents types de chantiers, avec l’organisation de chantiers réservés aux plus de 21 ans afin de mener au mieux la mission de conscientisation des populations, de même que son mot d’ordre en forme de synthèse « Éducation, Libération, Socialisme »57 ne doivent pas occulter les débats intenses de ses assemblées générales quant à la définition du public à éduquer et libérer prioritairement.
- 58 Concordia, « Texte d’orientation », PV du conseil d’administration du 20 avril 1975.
- 59 « AG ». Dans La Brouette, n° 27, 2e trim. 1970, p. 5.
- 60 JR, PV de l’assemblée générale du 26 mars 1977.
37Mais l’engouement d’une partie des militant·es ne doit pas pour autant occulter le fait que la majorité ne participe pas au jeu démocratique. L’AG de Concordia réunit une cinquantaine de participant·es, alors que la journée post-chantiers en rassemble jusqu’à 200. La « circulation rapide des militants »58, que révèle le fort renouvellement des instances, fragilise les associations et inquiète les dirigeant·es qui, tout au long de la décennie, évoquent le déficit de « militants actifs »59 (1970) ou de « bénévoles dans la vie active de l’association »60 (1977). Reprenant à leur compte les mêmes constats que leurs prédécesseur·euses, la juvénilisation des associations ne résout pas la problématique du non-engagement de la majorité des jeunes au sein de leurs organisations.
38Au milieu des années 1970 s’achève un processus d’autonomisation commencé deux décennies plus tôt par les premières générations de jeunes militant·es des chantiers, puis prolongé et renforcé par les vagues juvéniles successives. Interrogeant les statuts dans lesquels les fondateurs et dirigeant·es les avaient assigné·es, ces jeunes souhaitent vivre leur engagement à tous les niveaux. Refusant d’être relégué·es au rang de simples exécutant·es (travailleur·euses sur les chantiers), iels souhaitent décider à la fois des orientations de leur association et du déroulement de l’expérience chantier, sur la forme comme sur le fond. Réclamant leur place au sein des instances associatives, tant comme électeur·trices que comme élu·es, iels rejettent ce statut initial de minorité. À l’idéal-type du mouvement de jeunesse défini durant l’entre-deux-guerres par Rémi Fabre, caractérisé notamment par l’absence de « souveraineté de la jeunesse » et de « construction d’une société “en opposition avec le monde des adultes” », succède un autre idéal-type reposant sur l’application du principe « par et pour les jeunes » et le passage d’une « fonction intégratrice » à une « fonction contestataire » (1994, p. 27, 29).
39Cette émancipation politique s’accompagne d’une remise en question de leur place dans le projet éducatif de leur association. Souhaitant se défaire de leur statut d’« élève », iels se veulent éducateur·trices, œuvrant à la conscientisation de leurs pairs et/ou des bénéficiaires des chantiers. Si ce processus ne concerne que la minorité la plus engagée des volontaires, que l’on pourrait qualifier de jeunesse organisée des chantiers, il démontre l’évolution d’un projet éducatif au cours de cette période. Caractérisé par une forte dimension d’éducation au politique, ce courant éducatif trouve ici une illustration de l’imbrication du politique et de l’éducatif dans un mouvement de balancier diachronique. Alors que les fondateurs mettaient l’accent sur le second au détriment du premier, les jeunes générations de militant·es des années 1960-1970 refusent cette « citoyenneté de laboratoire » (Tétard, 1997, p. 44) qui renvoie à demain leur pleine capacité politique. Iels se veulent citoyen·nes à part entière au présent, cette revendication prenant, dans un mouvement d’éducation populaire, le statut d’éducateur·trice ou, selon leurs termes, d’animateur·trice de leur milieu. Geneviève Poujol écrivait que, dans les années 1970, « chez les animateurs “tout est politique” » (Poujol, 2000, p. 14) ; c’est bien derrière l’étendard de l’animation que de jeunes militant·es entendent transformer la société et « faire de la politique autrement » (Hatzfeld, 2005).