- 1 Sur cette appellation, promue par la thèse d’Alexia Morvan (2011) et les conceptions qu’elle véhicu (...)
1L’éducation populaire est souvent présentée comme un courant mobilisant des méthodes pédagogiques distinctes de celles de l’univers scolaire : « traditionnellement, l’éducation populaire est innovante sur le plan pédagogique », soulignent Jacques Hédoux et Geneviève Poujol (2005, p. 758). Les auteurs du plan Langevin-Wallon indiquent, en 1947, que « l’éducation populaire ne doit pas être la simple continuation de l’école avec emploi de méthodes scolaires pour compléter une instruction jugée insuffisante. S’adressant aux adultes elle doit partir de leurs intérêts actuels et utiliser leurs aptitudes d’adultes » (Langevin-Wallon, 1947). Elle privilégie en effet l’utilisation de manières de faire ou de techniques dites « actives » ou « participatives » aux origines variées (Brusadelli, 2021b), et accorde une place importante à la formation informelle et non formelle. Par exemple, l’« entraînement mental », tel que l’ont défini après-guerre Joffre Dumazedier et l’association Peuple et culture, amenait à développer une « posture critique » (Brougère & Bézille, 2007). À partir de la fin des années 1990, avec le renouveau de l’éducation populaire (Chateigner, 2012), sa réorientation vers un public d’adultes (Besse et al., 2016) a permis le développement d’une « éducation populaire politique1 » qui revendique de s’inscrire dans une « pédagogie critique ». Celle-ci ne relève pas de la « galaxie » des pédagogies alternatives (Wagnon, 2018) dont certaines tendances sont jugées « néolibérales » et récusées pour cette raison (Pereira, 2021). Elle ne relève pas non plus d’une pédagogie des adultes dont on a renoncé depuis longtemps à établir les frontières (Malglaive, 1980). Elle vise à s’inscrire dans un objectif d’émancipation (Eneau, 2016) et doit permettre de développer un « pouvoir d’agir » (Bacqué & Biewener, 2013). Dans cette perspective, les méthodes pédagogiques mises en œuvre comptent moins que la posture et le fait d’ouvrir vers l’action (Hovart & Lepinay, 2023). L’acquisition de connaissances n’y est pas toujours considérée comme suffisante pour permettre l’émergence d’une voie émancipatrice. Pour atteindre cet objectif ultime, la transmission des savoirs doit être accompagnée de cas concrets, plus propices au passage à l’action : « nous avons mille preuves que savoir ne suffit pas pour agir. […] Le passage à l’action est nécessaire si l’on veut réellement être dans des démarches émancipatrices : on ne se libère pas que par l’esprit » écrit Adeline de Lepinay (2019, p. 113).
- 2 L’émergence des réseaux structurant les universités populaires contemporaines seront précisés dans (...)
- 3 Le Référentiel national des associations françaises comptabilise 298 UP (En ligne, consulté le 27 o (...)
2Cependant, ce sont bien les savoirs qui sont au centre des objectifs des universités populaires (UP). Leur particularité consiste à promouvoir un accès aux savoirs à destination des adultes. « Le savoir partagé » tel était le nom de la revue de l’un des réseaux d’UP (l’Association des universités populaires de France, AUPF2). Mais ce partage s’accompagne d’une dimension sociale et citoyenne, comme l’exprime la devise de ce réseau : « Comprendre pour agir, partager pour tisser du lien social, former chacun pour son propre épanouissement, enfin construire des citoyens libres et responsables ». On peut raisonnablement estimer qu’il y a aujourd’hui au moins une centaine d’UP en activité en France3. Elles sont de tailles très variées, certaines offrent une grande palette d’activités (allant du social au culturel, en passant par l’animation) alors que d’autres délivrent exclusivement quelques cours et proposent surtout des conférences. L’émancipation par le savoir et pour l’action constitue le point commun de ces organisations associatives. Outre ce partage des savoirs, ce qui les rassemble tient dans le fait qu’elles affirment être ouvertes à toutes et tous sans condition ou presque. Cette finalité et cette ouverture les différencient des autres associations culturelles et de loisirs. Elles se distinguent également des universités « inter-âges » ou de « tous les âges » car, à l’inverse de ces dernières, elles ne s’appuient pas exclusivement sur l’institution universitaire et, pour la plupart, n’ont pas un recours systématique à des enseignants ou des chercheurs professionnels. Si deux réseaux nationaux distincts ont cherché à les fédérer, elles sont surtout caractérisées par un grand émiettement et une grande diversité.
3Dans le présent article, nous voudrions examiner la position des universités populaires sur la question des méthodes et des pratiques pédagogiques. Revendiquent-elles la mise en œuvre d’une « pédagogie critique » ? S’inscrivent-elles dans la perspective critique de l’« éducation populaire politique » ? Cette question des orientations pédagogiques n’est pas anodine. Comme nous le verrons en première partie, lors d’un bref retour sur l’histoire des UP mobilisant la littérature existante, les méthodes pédagogiques retenues font partie des causes possibles de leur premier échec au début du XXe siècle. Dans une deuxième partie, nous ferons état de leurs deux « retours » successifs, l’un à partir des années 1970 et l’autre après 2002 et des réseaux qui ont émergé à ces occasions. Enfin, dans une dernière partie, nous mobiliserons les résultats d’une enquête que nous avons menée auprès d’UP contemporaines. Cette enquête cherchait à caractériser ces associations d’éducation populaire. Ne pouvant prétendre à une quelconque représentativité, nous avons choisi d’investir neuf UP retenues pour leurs différences d’implantation (métropoles régionales, villes moyennes et petites : agglomérations de 12 000 à un million d’habitants), et inscrites dans l’un des deux réseaux d’UP ayant existé (six sont membres de l’AUPF). Deux d’entre elles se présentent comme centenaires. Une revendique avoir été créée dans les années 1960. Les autres sont plus récentes : deux datent des années 1980 et les quatre autres des années 2000. Le nombre affiché de leurs adhérents varie de 10 000 à quelques personnes. Nous avons conduit 78 entretiens entre 2018 et 2020, avec des fondateurs, des bénévoles, des salariés, des administrateurs, des intervenants d’UP, observé de nombreuses activités, collecté lors de contacts ou sur internet de nombreuses pièces documentaires et procédé au suivi et à l’analyse de plusieurs réunions de réseaux.
4Dans cet article, nous voudrions montrer que les orientations politiques et pédagogiques des universités populaires ne se recoupent pas totalement et ne suffisent pas à les caractériser. La plupart des UP ne produisent pas de discours pédagogique, elles mettent en œuvre des activités, souhaitent transmettre des savoirs, initier à des pratiques, mais ne s’interrogent pas sur la manière de le faire et ne cherchent pas à justifier les méthodes qu’elles mobilisent. Cette question n’occupe pas une place centrale dans la définition que la plupart donnent d’elles-mêmes. À l’inverse, une minorité d’UP l’investit et produit un discours pédagogique propre. Mais si ces discours pédagogiques distinguent cette minorité de l’ensemble, ce n’est pas le cas des modalités concrètes mises en œuvre. Autrement dit, avec ou sans discours pédagogique, les pratiques restent relativement proches. Pour étayer notre démonstration, nous nous concentrerons sur la conception de celles et ceux qui proposent ce « partage des savoirs » et sur la manière dont ils et elles conçoivent leur proposition. Ainsi, nous laisserons de côté une perspective pourtant essentielle à nos yeux et qui n’est pas absente de notre enquête : celle qui consiste à chercher à comprendre les usages de cette offre éducative par ses bénéficiaires. Comment cette proposition est-elle appréhendée par ses destinataires ? Qu’est-ce qu’ils et elles en attendent ? Et de quelle(s) manière(s) se l’approprient-ils ? Sont des questions que nous ne traiterons pas ici, non par désintérêt, mais parce que nous avons considéré que cette dimension méritait un traitement spécifique et la mobilisation de moyens d’enquête particuliers dont il ne pouvait être rendu compte dans le cadre restreint de cet article.
5Depuis quelques décennies, les universités populaires jouissent d’une certaine renommée et celles de la toute fin du XIXe siècle tiennent lieu d’ancêtres mythiques. Dans son Histoire de l’éducation populaire, Benigno Cacérès, un des fondateurs de Peuple et culture, explique qu’elles représentent « le plus grand mouvement d’éducation des adultes du début du [XXe] siècle » (Cacérès, 1964, p. 52). Pourtant, ce premier mouvement échoua et si ce pan de l’histoire de l’éducation populaire est aujourd’hui perçu positivement, ce ne fut pas toujours le cas. Par exemple, dans l’entre-deux-guerres, un délégué syndical de la CGT recommandait à ses camarades qui s’apprêtaient à fonder le Centre confédéral d’éducation ouvrière : « Avant tout, ne refaites pas les universités populaires » (Terrot, 1997, p. 130). Pour Jean-Paul Martin, leur expérience fut toutefois un « échec productif » qui a servi de « boussole » (Martin, 2013, p. 100), ce qui, comme nous le verrons, a permis aux UP de renaître.
6Qu’est-ce qu’une université populaire ? En 1900, le socialiste dreyfusard Charles Guieysse, secrétaire général de la Société des universités populaires, en donne cette définition :
- 4 Charles Guieysse, Compte rendu de la séance de constitution de la Société des universités populaire (...)
« Une association laïque qui se propose de développer l’enseignement supérieur populaire, qui poursuit l’éducation mutuelle des citoyens de toute condition, qui organise les lieux de réunion où les travailleurs puissent venir, leur tâche accomplie, se reposer, s’instruire et se distraire4. »
7À cette date, le mouvement de création des UP vient de prendre son essor. Lucien Mercier comptabilisera la création de 222 UP entre 1899 et 1914, dont 80 % les trois premières années (Mercier, 1986, p. 59). Mais cette floraison fut aussi rapide que passagère. Dès 1902, certaines UP commencèrent à fermer leur porte. À la veille, de la Guerre de 1914, l’élan s’était éteint et une bonne partie d’entre elles avaient déjà disparu, si bien que finalement, malgré le grand enthousiasme suscité par les premiers moments, le bilan général est bien celui d’un échec.
- 5 Jeanne Weill, romancière et intellectuelle, fondatrice de l’École des hautes études sociales (cité (...)
8Plusieurs causes de ce premier échec peuvent être identifiées. On peut citer la question de la disponibilité du public visé : venir à l’UP après une journée de travail de onze ou douze heures nécessitait une volonté certaine car il fallait prendre du temps non sur ses loisirs mais sur son repos. « L’université populaire qu’il fallait faire n’était pas faisable avant la journée de huit heures », écrivit Dick May5. Mais, si cette difficulté représentait réellement une stricte impossibilité, les UP n’auraient pu bénéficier de l’engouement avec lequel elles ont été accueillies. C’est donc, sans nier l’importance de ce premier facteur, par l’adjonction d’autres motifs que l’on peut pleinement comprendre les causes de leur échec. Les méthodes pédagogiques figurent parmi celles les plus souvent évoquées. On a en effet beaucoup reproché aux UP, qualifiées de « tristes UP » (Mercier, 2009), le fait qu’elles se sont à l’excès appuyées sur un discours venu « d’en haut » reproduisant le rapport scolaire maître/élève. Deux aspects sont le plus souvent mentionnés.
9D’une part, la manière de présenter les savoirs qui doivent être transmis : le recours important aux conférences ex cathedra n’était pas le plus approprié au public auquel on les destinait. Comme l’écrit Charles Guieysse :
- 6 Charles Guieysse, « Les universités populaires », Cahiers de la Quinzaine, 10e cahier, 3e série (ci (...)
« L’on ne s’est pas demandé comment il convenait d’enseigner les ouvriers, l’on a seulement cherché les moyens de former un auditoire ouvrier pour entendre tels ou tels conférenciers, traitant de tels ou tels sujets de leurs choix6. »
- 7 En 1900, un Guide pratique de l’éducateur populaire sera publié par Gaston Dodu (Poujol, 1982a).
- 8 Une projection d’images accompagnant les conférences, ancêtre des appareils de projection de diapos (...)
10Cependant, cette question de l’adaptation au public n’était pas totalement ignorée des milieux de l’éducation populaire. Poujol mentionne l’existence de réflexions dès le milieu du XIXe siècle, notamment pour aider les instituteurs à adapter leur enseignement aux cours d’adultes7, ainsi que certaines démarches visant à rendre attractive l’offre pédagogique : par exemple, au Sillon de Marc Sangnier, on préférait des promenades artistiques ou des cercles d’études aux grandes conférences. Réflexion sur les besoins éducatifs, cercle de lecture, mobilisation de méthodes audiovisuelles comme le recours à la lanterne magique8, musées, bibliothèques, etc. : pour Poujol, dès la deuxième moitié du XIXe siècle, « certaines pratiques de l’éducation populaire utilisaient les méthodes actives avant qu’elles soient “pensées” » (1982a, p. 74).
- 9 C’est ainsi que Lucien Mercier (1986, p. 64) qualifie la Marie Fuster-Baertschi reçue première à l’ (...)
11D’autre part, le choix des sujets traités est également mis en cause. Ici, c’est toute l’organisation de l’UP qui est interpellée. Les thématiques sont choisies par le comité qui administre l’UP, or les membres des classes populaires y sont le plus souvent sous-représentés, y compris lorsque les statuts de l’UP prévoient un nombre minimum de représentants ouvriers. C’est aussi le cas des femmes même si l’une d’entre elles a pu être considérée comme la « muse des UP9 ». Les intervenants méconnaissaient l’auditoire auquel ils s’adressaient, l’un d’eux viendra même donner une conférence affublé d’un tablier et chaussé de sabots, tenue de travail des ouvriers, alors que ces derniers venaient à l’UP vêtus de leurs meilleurs habits (Mercier, 1986, p. 118).
- 10 Francis Delaisy, « Ouvriers et boursiers d’études », Pages libres, n° 181, 1904 (cité dans Mercier, (...)
« Que demandait l’ouvrier ? La connaissance précise et pratique de la société où il peine. Que lui a offert l’Universitaire ? La connaissance des métaphysiques, des littératures, des arts du passé : en somme des distractions, une culture d’oisifs. Comme d’ordinaire le peuple demandait du pain, comme d’habitude on lui a offert de la brioche10. »
12Ces différentes raisons ont sans conteste contribué à la désaffection rapide du public ouvrier, mais si elles ont eu un effet déterminant, on peut y voir la manifestation de causes plus structurelles et notamment les tensions existantes autour des objectifs assignés aux universités populaires.
- 11 Sur ce « militant de l’éducation du peuple », né en 1867 et mort en 1937, « mal connu de l’histoire (...)
13Pour certains observateurs, dont Charles Guieysse, deux tendances divergentes pouvaient être identifiées au sein des UP. La première tendance était représentée par Georges Deherme11, le fondateur de la première UP, la Coopération des idées (rue Paul Bert puis rue du Faubourg Saint-Antoine à Paris), elle consistait à les concevoir comme des sociétés laïques dont l’action devait rester politiquement neutre de manière à permettre la coopération entre classes sociales. Pour le socialiste Émile Kahn :
- 12 Émile Kahn, « La question des universités populaires », La revue socialiste, juin 1902 (cité dans P (...)
« Créées d’un commun accord par les professeurs et les ouvriers. Leur tâche [celle des UP] était de faire pénétrer l’esprit critique dans la masse de la nation, de répandre la science et la beauté parmi ceux-là qui n’avaient pas le loisir d’y consacrer leur vie, et de préparer la société future par la collaboration amicale des travailleurs intellectuels et manuels.12 »
- 13 Ce qui n’empêchera pas Deherme de faire scandale en invitant aussi bien des orateurs socialistes au (...)
- 14 Charles Guieysse, Cahiers de la Quinzaine, 120e cahier de la 3e série, 1900-1901 (cité dans Martin, (...)
14Les UP devaient se tenir à distance de la politique surtout électorale comme des religions13. Selon cette conception, « ce qui est désirable, avant tout, c’est la paix et l’union entre tous les individus, l’amour entre tous les hommes14 ». De même, pour Charles Gide :
- 15 Charles Gide, Revue Émancipation, nov. 1899 (cité dans Cacérès, 1964, p. 59).
« Il est intéressant de préciser l’idée qui a conduit au mouvement des Universités populaires. Ce qui orienta tant d’esprits dans cette direction fut, sans aucun doute, le désir de susciter une certaine unité parmi les classes, ou mieux encore, parmi les groupes sociaux qui sont en état d’ignorance réciproque quand ils ne sont pas en état de haine réciproque : de créer une solidarité entre eux, solidarité dont on parle si souvent mais qu’on pratique si rarement.15 »
15Mais comment instruire le peuple sur sa condition sans traiter de thèmes à teneur politique ? Comment définir ce qui est politique et ce qui ne l’est pas ? Se tenir à l’écart de la compétition électorale suffit-il ? Le moment de l’apparition des UP, le fait qu’elles se soient constituées en réaction à l’affaire Dreyfus, ne leur confère-t-il pas une orientation politique dès leur formation ?
- 16 Charles Guieysse Cahiers de la Quinzaine, 120e cahier de la 3e série, 1900-1901 (cité dans Martin, (...)
- 17 Selon l’expression du philosophe, professeur à la Sorbonne, et militant laïque et socialiste : Gabr (...)
16La seconde tendance prend le parti du « développement intellectuel des ouvriers, de manière à ce qu’ils puissent convenablement lutter contre les institutions et obtenir justice par leurs propres efforts16 ». Pour nombre d’intellectuels, le « besoin d’aller au peuple » répondait à la nécessité de « l’affranchir de la servitude de l’ignorance en dénonçant les tyrannies et dévoilant leurs mécanismes » (Dintzer, 1961, p. 4) et, s’il s’agissait ici aussi de « faire pénétrer l’esprit critique dans les masses », cet esprit critique conduisait à récuser la légitimité de ceux-là mêmes qui se chargeaient de son inculcation. Ainsi, même conçue comme « une association intellectuelle et morale d’égaux volontaires17 » la rencontre entre intellectuels et ouvriers dans les universités populaires n’était pas sans ambiguïté, Noël Terrot résumera cette situation par cette formule : « deux tendances existent, l’une émanant de la bourgeoisie, l’autre dirigée en principale contre elle » (Terrot, 1997, p. 135). Ce qui conduisit certains représentants ouvriers à s’en détourner pour lui préférer la promotion d’une « culture prolétarienne » autonome en particulier lors de la création des universités ouvrières dans les années 1930 (Mercier, 2009). Les « noces culturelles de la “jaquette” et du “bourgeron” n’ont pas engendré une culture commune et l’histoire de l’UP est celle d’un rendez-vous manqué », conclura Lucien Mercier (1996, p. 1377).
17S’agit-il d’un simple déclin ou d’une quasi-disparition ? Sans trancher la question, notons cependant que si elles ont rapidement décliné, les UP n’ont apparemment pas totalement disparu, une dizaine d’UP subsistent à la veille de la Grande Guerre (Mercier, 1996, p. 1378). L’université populaire de Lille est aujourd’hui plus que centenaire. Fondée en 1900, on trouve quelques maigres traces de son activité en 1922 et 1923 (Gérard, 2001), mais il faudra attendre 1930 pour qu’elle soit relancée grâce à l’insistance du maire de la ville, toutefois cette institutionnalisation sera « brisée » (Danvers, 2023) par la Seconde Guerre mondiale et elle devra être de nouveau refondée après-guerre. Pendant cette période, peut-être en existe-t-il d’autres qui n’ont pas eu la pérennité de celle de Lille. L’inspecteur Roger en signale soixante-quinze en 1933 dans son rapport annuel au ministre de l’Éducation (Terrot, 1997, p. 142) et le Journal officiel a continué d’enregistrer des créations d’UP pendant l’entre-deux-guerres (Lescure & Porte, à paraître en 2025).
- 18 AUPF, 2011, Statuts adoptés lors de l’assemblée générale extraordinaire réunie à Bourges le 27 nove (...)
18Toujours est-il qu’à partir des années 1970, les UP « sont de retour » (Poujol, 1982b). Plusieurs villes en ont créé ou recréées mais sans forcément se référer à leurs illustres ancêtres, « c’est comme si l’histoire recommençait, […] les nouvelles UP “copient” les anciennes sans le savoir », remarque Geneviève Poujol (1982b, p. 47). En 1983, 31 UP sont recensées dans le numéro des Cahiers de l’animation consacré à leur renouveau (Inep, 1983). L’université européenne de Strasbourg aurait été fondée (ou refondée ?) dès 1947. Depuis 1963, à Mulhouse, l’université populaire du Rhin est en plein essor. L’Université populaire Quart monde considère l’année 1972 comme sa « date fondatrice », même si elle n’a adopté définitivement son nom qu’une dizaine d’années plus tard (Defraigne Tardieu, 2012, p. 150). S’il est vrai que cette UP a un statut un peu à part en raison de ses finalités et de l’organisation qui la porte, son origine n’en est pas moins symptomatique de cette deuxième floraison : pour la créer, ses initiateurs ont labélisé « université populaire » des activités déjà existantes. Pour Poujol, ce qui caractérise ces nouvelles UP est leur « valorisation du savoir », elles « seraient moins hostiles à reproduire la relation enseignant/enseigné que les institutions d’animation » (1982b, p. 50) en plein essor dans les années 1960-1970. Et cette renaissance correspondrait à une « demande d’éducation sans contrainte, sans diplôme, rien que pour le plaisir » (Poujol, 1982b, p. 54). L’engouement est tel qu’en 1986, lors d’un colloque à Orange, les représentants de neuf UP décident de créer la Fondation nationale pour l’université populaire et les associations culturelles d’éducation permanente, fondation qui, en 1992, prendra le nom d’Association des universités populaires de France (AUPF). L’AUPF fédère aujourd’hui une cinquantaine d’associations aux appellations diverses (universités populaires, universités du temps libre…). Elle a pour objectif d’organiser un réseau pour « mettre en commun et partager les expériences ». Reprenant la tradition des UP du tournant du XXe siècle, elle s’engage à œuvrer « en référence aux valeurs de la République (laïcité, tolérance, ouverture, fraternité…) et à celles des Droits de l’Homme » et « s’interdit toute discrimination et toute propagande politique, religieuse ou sectaire. Elle garantit la liberté de conscience de chacun »18.
19À partir de 2002, une nouvelle éclosion viendra modifier le paysage des UP françaises. Son importance conduira un magazine à parler du « fabuleux destin » des UP et à conter leur « success story » (Marcelli, 2015, 2016). Pour notre propos, il est utile de s’arrêter sur cette nouvelle étape de l’histoire des UP car c’est à partir de ce moment qu’apparaîtra un discours pédagogique particulier, distinct des conceptions précédentes. Tâchons d’abord de présenter les intentions qui ont présidé à ces nouvelles créations d’UP en mettant l’accent sur celle qui est souvent présentée comme ayant initié ce renouveau.
20Comme l’affaire Dreyfus avait suscité la création des premières UP, en réaction au choc qu’a constitué la présence de Jean-Marie Le Pen au deuxième tour de l’élection présidentielle, Michel Onfray crée l’université populaire de Caen sous la bannière de la philosophie. Il publiera trois ouvrages pour expliquer sa démarche (Onfray, 2004, 2006, 2012). Dans le premier, en 2004, La communauté philosophique. Manifeste pour l’Université populaire, il vilipende l’institutionnalisation scolaire de la philosophie. À l’université, on enseigne l’histoire des idées philosophiques sans donner l’occasion de pratiquer cette discipline, objectif que proposera l’université populaire de Caen. Le troisième ouvrage, publié en 2012, s’adresse à un public plus large et use d’un style plus direct mais toujours acide. Il y définit ce que doit être selon lui l’université populaire et surtout ce qu’elle n’est pas et il prend position contre une partie des pratiques de certaines UP existantes. Pour lui, l’université populaire « n’est pas l’université de Victor Cousin » (i.e. celle des fonctionnaires de l’ordre moral), « elle est une société ouverte » (p. 19), « une communauté d’amis » (p. 20). Elle n’est pas non plus « une réponse libérale à la demande contemporaine de philosophie » (p. 36) qui viendrait compenser la disparition des grands récits. Pas non plus « un forum du bavardage », ce qui la distingue du café philosophique : « Ni élitisme, ni démagogie » (p. 27). « Libertaire et démocratique » (p. 43), l’UP propose une « initiation intellectuelle » qui « hisse le public jusqu’à la philosophie avec un effort pédagogique digne de ce nom » (p. 41), elle use pour cela d’un « dispositif pédagogique interactif », chaque séance commence par une heure d’exposé suivi d’une deuxième heure où « la parole passe à la salle ». Elle n’est pas non plus « une machine à générer des bénéfices » (p. 48). Contrairement aux pratiques de nombreuses UP qui demandent une cotisation à leurs adhérents, Michel Onfray recommande la gratuité pour les auditeurs, et le bénévolat des intervenants et autres organisateurs, nul ne doit toucher un centime si ce n’est le remboursement des frais occasionnés. Le recours aux subventions publiques doit permettre de couvrir les coûts de fonctionnement. Elle n’est pas plus « une université ouvrière ni une université prolétarienne » (p. 75), ou « une école de marxisme, ni même l’officine d’une secte politique particulière » (p. 80). Elle propose une « édification individuelle existentielle » qui, « lieu de plèbe » (p. 83), vise à « modifier les choses par le bas » (p. 81) et aspire à « faire la révolution sans prendre le pouvoir » (p. 95). Enfin, elle n’est pas non plus « un espace de convivialité » (p. 87). Onfray oppose nommément les intentions de l’université populaire de Caen à celles des UP adhérentes de l’AUPF, organisation qui selon lui « rassemble les associations pour des animations socio-culturelles, des rencontres de retraités autour de la culture » (p. 87).
- 19 Au point que l’UP de Caen a été en partie délocalisée pour être accueillie par un théâtre parisien (...)
21L’affirmation d’une telle distance est probablement rendue possible par le rapide succès rencontré par l’université populaire de Caen. Non seulement, elle a réuni un public important19, mais sa fondation a aussi suscité la création de quelques UP, notamment une consacrée au goût et une au théâtre, toutes deux soutenues par Michel Onfray, mais également d’autres UP créées ou refondées dans d’autres villes sans son intervention. En 2008, le prestigieux Centre culturel international de Cerisy-la-Salle accueillera le colloque « Les universités populaires, hier, aujourd’hui » dont les actes seront publiés par les éditions Autrement (Poulouin, 2012) qui, à cette occasion, inaugureront la collection « Universités populaires & Cie » dirigée par Michel Onfray. Cette troisième floraison s’est également dotée d’un réseau distinct de l’AUPF, le Printemps des universités populaires. Ce réseau émerge lors d’un colloque organisé en 2006 par l’université populaire de Lyon au théâtre national populaire de Villeurbanne (TNP). Il tiendra neuf colloques annuels qui accueilleront jusqu’à une vingtaine d’UP selon les années, parfois exclusivement françaises et d’autres fois implantées dans différents pays. Certains de ces colloques donneront lieu à quelques publications plus confidentielles que celui de Cerisy (par exemple : CFS ASBL, 2010). Différentes personnalités prendront part à ces colloques, parmi elles, on peut citer Christian Maurel connu pour ses travaux sur l’éducation populaire, le sociologue belge Mateo Alaluf ou le politiste et sociologue Philippe Corcuff.
22Philippe Corcuff, co-fondateur de l’université populaire de Lyon, défend lui aussi une « pédagogie libertaire qui vise à l’autonomisation de l’apprenant » (Corcuff, 2009, p. 26). Les pratiques de l’UP à laquelle il contribue se réfèrent nommément de celles mises en œuvre à Caen, les cours sont divisés en deux séquences d’une heure. La première consiste en un cours descendant dans lequel l’enseignant dispense son savoir et doit servir de source pour une deuxième phase plus dialogique, dont Philippe Corcuff considère qu’elle s’apparente à un « café philo ». Mais l’UP de Lyon se distingue de celle de Caen par l’importance qu’y tiennent les universitaires, ce sont des enseignants-chercheurs professionnels qui assurent les cours (Corcuff, 2007).
- 20 Pour Laurent Dartigues (2012), co-fondateur de l’UP de Grenoble, affiliée au Printemps : « Il n’est (...)
23La plupart des UP n’ont pas publié de textes décrivant, expliquant ou légitimant leurs pratiques pédagogiques. Seules celles du Printemps semblent se distinguer en affirmant que l’interactivité constitue leur trait distinctif. Cependant, on peut questionner sa mise en pratique. Comment donner la parole à une salle d’un millier de personnes, ou même d’une centaine ? On peut s’interroger sur les frontières qui séparent de ce point de vue les deux réseaux d’UP. Leurs pratiques sont-elles aussi éloignées que les propos de Michel Onfray le laissent croire20 ? Leurs rapports aux savoirs et à la forme scolaire de leur transmission semblent, aussi bien dans le cas des UP du Printemps que dans celles de l’AUPF, assez éloignés de celles du « maître ignorant » et de l’« égalité des intelligences » (Rancière, 1987) souvent défendus par l’éducation populaire. Ces UP, tous réseaux confondus, n’ont-elles pas finalement en commun d’offrir cette « éducation sans contrainte, sans diplôme, rien que pour le plaisir » dont Poujol notait l’attrait dès les années 1980 (1982b, p. 54), soit un plaisir de la connaissance, plus ou moins critique selon les UP. Pour tenter de répondre à ces questions, intéressons-nous maintenant aux propos des acteurs et actrices des UP interrogés lors de notre enquête.
24Si le projet pédagogique des universités populaires rencontrées ne constitue pas souvent un pilier de l’affirmation du projet associatif, il nous semble important de revenir sur les pédagogies mises en œuvre, mais en les considérant à travers les activités et pas seulement à travers le projet de l’association globalement. En effet, chaque université populaire a développé des activités dont les modalités de fonctionnement ne répondent pas aux mêmes intentions ni à la même mise en pratique.
Encadré - Extrait de la présentation internet de l’offre (hors conférences) d’une UP membre de l’AUPF
- 21 Cela semble bien être le cas pour Michel Onfray (pour une mise à jour et une critique des différent (...)
25Les universités populaires que nous avons pu étudier se caractérisent avant tout par une très grande hétérogénéité en matière d’offre d’activités mais la forme dominante la plus partagée est la conférence ou le cours. Celle-ci emprunte au modèle scolaire l’idée d’un exposé éclairant (au sens des Lumières), mais revendique élargir le spectre des personnes autorisées à être intervenante. Le format « cours » ou « conférence » fait également référence à l’histoire des universités populaires dont il a été l’objet initial et permet d’introduire une continuité de forme avec le monde académique. À certains égards, au sein des universités populaires, ces formats ont même été un terreau d’expérimentation et de légitimation d’intellectuels en conflit avec une partie du monde académique21.
26Néanmoins, la pratique des cours ou conférences mérite d’introduire de la nuance. Certains cours sont pensés selon un modèle pédagogique que l’on pourrait qualifier de « descendant » au sens où le propos n’est pas soumis à discussion et fait l’objet de peu de mise en perspective.
« Oui, alors c’est dur, c’est très dur, parce que les universitaires traditionnels, même s’ils ne sont pas traditionalistes, ont des habitudes d’enseignement qui sont extrêmement dures à changer. X [un sociologue, directeur de recherche au CNRS] que tu connais peut-être, Y [un professeur de science politique] qui est de gauche, ils ont un mal fou à sortir de la lecture de leurs cours. Y, il lit son cours, il y a pas moyen de faire autrement. Il essaye des trucs, parce qu’il est de bonne composition... un cours dialogique avec Z [autre sociologue]... mais en fait ils ont fait chacun leur exposé. Après, ils discutent. Mais il a besoin de cette matière universitaire. » (Martine, enseignante, fondatrice, UP Printemps)
27D’autres sont pensées sur un modèle pédagogique que l’on pourrait qualifier de « scolaire », il ouvre sur un débat jugé par les organisateurs aussi nécessaire que la conférence elle-même, car formateur.
« Généralement, on sert un petit moment à la fin, 10, 15 ou 20 minutes, pour dire : “Maintenant, on va discuter, il y a peut-être des gens qui ont des apports à amener, etc.”. En Lorraine, la première fois que j’ai dit cela : “Monsieur, ici on ne pose pas de question”. Même par rapport au levier d’une classe, c’est plutôt une régression pédagogique. Nous, nous sommes beaucoup plus sur le type “conférence consommateurs”. Ce qui est différent de la classe, c’est qu’on a des adultes. Il y a des clins d’œil, des plaisanteries que l’on ne se permet pas avec des adolescents. Mais au niveau strictement pédagogique, c’est plutôt une régression. On fait comme on pouvait peut-être le faire dans les années 1950. » (Philippe, président, UP AUPF)
- 22 Sur cette forme particulière d’intervention qui relève du spectacle autant que de la conférence : B (...)
28D’autres enfin sont pensées sur modèle pédagogique que l’on pourrait qualifier d’« incarné » et qui fait la part belle à un récit d’expérience davantage qu’à un exposé, c’est le cas des conférences gesticulées22 :
« Le principe même de la conférence gesticulée, c’est qu’une personne lambda peut créer une conférence gesticulée avec ses atouts et ses handicaps. Parfois, des choses fonctionnent mieux que d’autres et finalement toutes les conférences ont bien fonctionné et étaient pas mal, sauf la dernière. Mais ce n’est pas grave. » (Angélique, administratrice, UP AUPF)
29Ces différents types de prises de parole varient en fonction de plusieurs critères : le projet de l’association ; la place des conférences et des cours dans les activités de celle-ci ; le profil des intervenants. Néanmoins, parmi les universités populaires que nous avons investies, seule quatre d’entre elles centrent leur offre principalement sur les conférences. Deux sont membres du Printemps et organisent presque exclusivement des cycles de conférences ou des cours avec des enseignants et des chercheurs professionnels, une place est toutefois laissée pour des débats, et parfois des moments plus conviviaux culturels ou interactifs. Les deux autres sont membres de l’AUPF, l’une propose 25 conférences par an avec des personnalités de renom (professeurs d’université, personnalités politiques, artistes…) et quelques cours ; une autre en propose 42 par an accompagnées de quelques ateliers (langue, philosophie, cercle de lecture), mais l’élément principal de son offre réside dans l’organisation des conférences qui réunissent jusqu’à 250 participants et lui assurent une notoriété dans sa petite ville alors que les ateliers ne touchent au total que 20 à 30 personnes. Dans la plupart des cas, les conférenciers sont « le produit d’appel » de l’UP et les organisateurs cherchent à avoir « des noms ». L’attractivité de l’UP se joue alors dans sa capacité à couvrir les enjeux du moment avec des invitations prestigieuses qui permettent « d’aller au peuple ». Mais dans la plupart des cas, la prise de parole descendante est le format historique, parfois principal, mais pas exclusif. Les conférences ou les cours sont aussi une proposition d’activité parmi d’autres (cf. encadré supra), notamment si on regarde du côté de l’AUPF.
30Les autres activités des universités populaires sont importantes pour saisir de quelle manière on peut voir de l’« éducation populaire » dans les universités populaires. Parmi celles-ci, les ateliers sont un format très utilisé. Même si certaines universités populaires ne définissent pas de frontières très nettes entre les cours et les ateliers dans leur programme d’activité, la caractéristique principale de ces ateliers est d’être organisés autour d’une pratique collective décentrée d’une logique disciplinaire : langue, yoga, bien-être, musique, peinture, couture, etc. D’autres activités sont davantage basées sur la découverte culturelle en groupe. Il s’agit bien souvent d’organiser et de vivre ensemble un voyage, une excursion régionale ou une visite patrimoniale. Dans certaines universités populaires, le programme de conférences résonne parfois avec la perspective d’une activité collective de ce type, par exemple un cycle de cours sur la peinture italienne alimente la préparation d’un voyage collectif à Rome.
« Maintenant, on a mis en place des sorties culturelles, ce que l’on ne faisait pas avant. On a mis au programme cette année cinq sorties culturelles. Il y en a une qui n’a pas marché, mais les quatre autres ont bien fonctionné, et cela permet de créer des échanges entre les gens. Par exemple, samedi, je suis allé avec un groupe à Vallon-Pont-d’Arc, visiter la grotte Chauvet, donc nous étions une quarantaine de personnes, d’horizons divers et variés qui ne se seraient jamais rencontrées dans un bus, qui n’auraient jamais partagé le repas de midi, etc. C’est quelque chose que les gens apprécient. » (Éric, président, UP AUPF)
31Ces sorties découvertes constituent bien souvent un moment privilégié de sociabilité entre les participants aux activités de l’université populaire et soulignent combien le partage des savoirs est aussi, voire avant tout, un partage des expériences. À ces activités dominantes s’ajoutent des activités plus ponctuelles comme des festivals, des spectacles (conférences gesticulées par exemple) ou des colloques qui n’ont pas vocation à mobiliser seulement les publics habitués de l’université populaire mais également d’autres acteurs du territoire. On trouve enfin une série d’actions à vocation sociale ou de solidarité (cours d’alphabétisation pour les migrants, soutien scolaire, accueil CAF, etc.) qui vient perturber la pratique majoritaire où chaque intervenant contribue à partir de son expertise (profession exercée auparavant, préparation autonome d’un sujet, etc.) en obligeant à une forme de professionnalisation de l’association répondant moins à une logique pédagogique qu’à une logique de service (accueil d’un service civique CAF, espace de formation professionnelle, médiation numérique, etc.).
- 23 « Ce qui va nous marquer pas mal va être une remise de diplômes à Bruxelles. Alain Leduc au tout dé (...)
32Cette hétérogénéité des activités portées par les universités populaires constitue une force et une faiblesse. Elle permet un usage relativement extensif de l’étiquette « université populaire » pour accompagner aussi bien des offres d’ouvertures aux savoirs que des pratiques collectives de loisirs culturels. Le « partage des savoirs » opère ainsi comme un horizon permettant une relative indétermination politique. Cela offre la possibilité à ces associations d’adapter l’offre d’activité et les pédagogies à chaque configuration locale. Pour autant, l’hétérogénéité des activités constitue aussi un « éparpillement » de l’objet associatif qui produit des tensions entre les intentions politiques et les modalités pédagogiques mises en œuvre. Cela explique qu’une partie minoritaire de ces universités populaires (celles du Printemps) revendique produire une alternative pédagogique en défendant en réalité un horizon politique de « transformation sociale » ayant vocation à donner davantage de cohérence à l’action de l’association via un ancrage dans l’éducation populaire politique (Porte, 2023). Cela peut les amener à s’intéresser aux liens avec la formation des adultes ou aux démarches de certification comme un horizon d’empowerment23. Mais pour autant, il est notable que les UP du Printemps n’organisent pas d’activités de type voyage ou ateliers.
33Pour le dire autrement, les pédagogies ne constituent pas une caractéristique suffisante pour qualifier les universités populaires ni même les regrouper. Néanmoins, on peut distinguer des « horizons d’apprentissage » qui organisent ces activités. Certaines d’entre elles visent à promouvoir l’accès à la culture et aux savoirs pour tous par le biais d’une offre qui relève d’une approche « diffusionniste » des savoirs (comme les conférences) marquée par des pratiques descendantes. D’autres visent à consolider le lien social dans le territoire en proposant des activités qui relèvent d’une approche « réparatrice » des savoirs qui visent à rompre l’isolement et favoriser des rencontres par des pratiques culturelles partagées. D’autres enfin cherchent à « qualifier » les personnes en proposant des accompagnements qui visent la montée en compétence individuelle vue comme un levier d’insertion et d’émancipation.
« On m’a demandé : “Quelles sont les valeurs fondamentales de l’université populaire ?” Alors, les statuts, ne m’aidant pas vraiment, je me suis reposé sur ma propre vision des choses et j’ai dit qu’y a deux valeurs essentielles. L’une, pour moi, c’était que tout membre de la société doit pouvoir accéder à l’éducation adaptée à ses capacités et à ses ambitions. (…) J’ajoutais une deuxième chose, qui me paraît très intéressante et moins connue, qui est que toute personne devrait avoir accès à des possibilités de donner l’enseignement selon ses capacités et ses ambitions, de nouveau sans limitation aucune liée aux qualifications. Et pour moi, […] c’est un principe très intéressant et très valable. (Andrew, UP AUPF)
34Ces « horizons d’apprentissage » sont retravaillés avec une plus ou moins grande part de fonctionnement collectif ou de pédagogie active en fonction des ressources locales, mais tous sont marqués par un discours de l’émancipation individuelle par les savoirs et savoir-faire.
35Pour finir, il convient de préciser à nouveau qu’en nous concentrant sur les intentions des acteurs qui mettent en place l’action éducative des UP, nous n’avons abordé ici qu’une dimension, celle de l’offre et de la volonté de diffusion de ces instances de « partage des savoirs », comme aiment se définir les UP. Il nous apparaît que, si en principe le partage implique bien une forme d’échange et de réciprocité, la nature du partage avec les publics renvoie bien souvent à une logique de diffusion. Mais la réception de cette offre par les participants contient néanmoins une dimension sociale indéniable. L’étude présentée ici appelle un prolongement permettant de mieux traiter les différences entre l’accès aux savoirs, la diffusion des savoirs et le partage des savoirs par l’analyse des publics. L’accès aux savoirs invite à une ouverture à toutes et tous que la sociologie des membres pourrait nuancer. L’idée de diffusion des savoirs pourrait laisser entendre que le public reçoit l’offre, alors que le partage des savoirs suppose que ces derniers soient l’objet d’une relation négociée. Cela nous amène à conclure en disant que le « partage des savoirs » est bien un objet politique partagé. C’est le slogan de l’AUPF mais c’est surtout l’horizon de l’ensemble des universités populaires rencontrées. En cela, les UP participent de la grande famille de « l’éducation populaire » qui travaille la question de « l’accès au savoir et à la culture du plus grand nombre et en particulier [des] plus démunis » (Richez, 2010, p. 5). Mais les discours sur la pédagogie – ou leur absence – viennent nuancer cette homogénéité en constituant un clivage politique entre les universités populaires en lien avec la mise en œuvre du partage des savoirs. L’AUPF regroupe plutôt des UP qui cherchent à défendre une neutralité politique, l’ouverture à tous et le vivre ensemble comme condition du partage des savoirs. Là où les UP du réseau du Printemps des universités populaires plaident pour une forme d’engagement en faveur de la lutte contre les inégalités et pour l’émancipation des classes populaires comme un attendu de ce partage. Dans ce continuum de positionnements, ce sont bien les rapports aux savoirs académiques et à la transformation sociale qui sont en jeu et leur articulation participe d’une discussion sur les pédagogies sans l’épuiser.