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Le segment de « l'animation socioculturelle » en tensions

La tension entre démocratisation culturelle et empowerment radical dans la pédagogie de projet mise à œuvre par les MJC

The tension between cultural democratization and radical empowerment in the project-based pedagogy implemented by the MJC
Charli Verne

Résumés

Cet article montre les déclinaisons sémantiques et pratiques d’un usage politique et d’un usage administratif du syntagme « éducation populaire » par une association départementale de MJC. À partir de données récoltées en observation participante, l’article cerne dans les discours et les pratiques des acteurs les significations accordées aux notions d’émancipation, de démocratisation culturelle et de transformation sociale à travers la mise en œuvre de la pédagogie de projet. La démonstration est aussi l’occasion de revenir sur l’héritage du courant pédagogique associé aux loisirs, dans lequel se sont inscrites les MJC depuis leurs débuts.

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Texte intégral

Introduction 

  • 1 Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne.

1Le syntagme « éducation populaire » recouvre une telle pluralité de pratiques que Françoise Tétard le qualifie de « terme valise » (2007). L’approche nominaliste proposée par Laurent Besse, Frédéric Chateigner et Florence Ihaddadene (2016) suggère, pour le définir, de partir de ce que les acteurs qui s’en réclament font et disent de ce qu’ils font. Les auteurs distinguent alors deux usages de l’expression, un usage administratif et un usage politique. Le premier est observé chez les acteurs et structures liés à l’agrément Jeunesse Éducation Populaire (JEP) et à un ministère aujourd’hui rattaché à celui de l’Éducation nationale. Cet usage renvoie alors au monde professionnel de l’animation socioculturelle avec une référence variable à l’héritage des mouvements d’éducation populaire et à leur structuration (Besse et al., 2016 ; Maurel, 2010). Cette référence est significativement plus forte chez les cadres associatifs qui se vivent comme militants d’une émancipation du peuple par la démocratisation d’une culture populaire. Le second type d’utilisation, qualifié de « politique », fait référence à des mouvements comme ATTAC1 par exemple, des mouvements de critique sociale qui tentent de s’affirmer sans recourir aux formes traditionnelles de luttes politiques (Besse et al., 2016 ; Morvan, 2011). Cet usage répond à des logiques d’éducation des adultes principalement, avec des visées d’émancipation des minorités opprimées, de transformation des rapports sociaux et de redistribution des ressources à partir de méthodes comme le community organising (Talpin, 2018 ; Petitjean, 2019), les « porteurs de paroles » ou la désobéissance civile.

2L’idée selon laquelle les pratiques d’éducation populaire dans le champ de l’animation socioculturelle ont été progressivement vidées de leur projet d’émancipation par la culture et le loisir circule aujourd’hui. Ce phénomène est considéré comme étant le fruit d’une institutionnalisation et d’une professionnalisation des pratiques et des acteurs au profit d’une approche plus occupationnelle (Lebon & de Lescure, 2016). Cela à tel point qu’une distinction nette pourrait s’opérer entre éducation populaire et éducation populaire dite « politique ». La première désignerait des pratiques et des mouvements institutionnalisés, complémentaires au service public d’éducation. La seconde en décrirait d’autres s’inscrivant dans des luttes sociales et politiques (Morvan, 2011).

  • 2 Les MJC de France. (2023). « Marque de fabrique jeunesse des MJC ». Mjc-de-France.fr. Consulté le 0 (...)

3Pourtant, la fédération nationale des MJC de France a récemment publié un document restituant un travail de définition collective de ce qu’est la « Marque de Fabrique Jeunesse des MJC »2. Ce document revient sur la définition des objectifs de l’action auprès des jeunes par les animateurs des MJC. Cette action est nourrie par un double usage du syntagme : d’un côté les ambitions de transformation sociale et d’un autre une description de la position institutionnelle des animateurs (le cadre associatif agréé et l’école notamment). Cette position est caractérisée par « une approche globale qui repose sur la complémentarité, le dialogue et la coopération avec les partenaires du territoire » (MJC de France, 2023, p. 2). Elle est aussi définie par le désir d’agir pour contribuer à l’émancipation des jeunes, à « leur prise de conscience de [leur] pouvoir à transformer [leur] environnement ». Cela renvoie donc à une opposition historique : Comment œuvrer à la transformation sociale dans une posture éducative qui incarne l’intégration des codes des institutions ? Quelles pratiques permettraient de concilier ces deux visées à travers cette « approche globale » ?

4Les travaux de Christian Maurel (1992) et de Laurent Besse (2008) relèvent cette ambivalence entre intégration et subversion de la jeunesse. Il semble qu’elle soit constitutive des MJC. Ces travaux permettent d’analyser les pratiques historiques liées aux discours qui proclament l’appartenance des MJC à l’éducation populaire. Il y a là un héritage qui mérite d’être remobilisé aujourd’hui pour comprendre les pratiques actuelles.

  • 3 Convention Industrielle de Formation par la Recherche.

5Les données utilisées pour cet article ont été produites dans le cadre d’une recherche doctorale financée dans le cadre d’un projet CIFRE3, portée par une Association Départementale de MJC. Cette association, qui fédère 45 MJC à l’échelle d’un département à dominante rurale, a produit en 2020 une commande sous la forme d’une recherche-action intitulée : « L’accompagnement des jeunes en milieu rural, quel(s) objectif(s) ? Par quel(s) adultes ? Avec quelles finalités ? ».

6La place du doctorant dans son terrain – animateur-chercheur – induite par la CIFRE est marquée par une double contrainte : un lien de subordination salariale avec les cadres de la structure commanditaire et une forte immersion dans le terrain (Gallenga & Pesle, 2023). Cette double contrainte préside au choix de la posture de participation observante au sens où, durant les trois ans d’immersion, la priorité est allée à la participation plutôt qu’à l’observation (Soulé, 2007). Dans des proportions modestes, ce travail de recherche s’affilie – en termes de postures – à celui de Christian Verdier (2006) où le chercheur est impliqué au point d’être un acteur central d’un changement désiré par la collectivité sociale qu’il observe. Il s’agit ici d’expérimenter un dispositif d’intervention auprès de jeunes ruraux : l’animation mobile. Le doctorant a donc occupé une fonction d’animateur mobile acculturé aux méthodes et à l’idéologie de l’action jeunesse de ce réseau de MJC.

7Les éléments de terrain sur lesquels s’appuie cet article sont donc issus de douze situations d’accompagnements de groupes de jeunes dans douze communes différentes. Ces situations, suivant les villages, réunissaient des jeunes ruraux âgés de 11 à 26 ans, formant des « bandes de potes » (Coquard, 2019) plus ou moins installées et structurées. La fonction d’animateur pour des jeunes au sein d’un réseau des MJC a aussi conduit le doctorant à participer à plusieurs sessions de formation ainsi qu’à des rencontres mensuelles avec la co-directrice de l’AD des MJC (appelée Lise dans l’article). Les rencontres avec cette animatrice de métier ont pris la forme d’un mentorat : une relation intergénérationnelle qui vise des changements dans le comportement et les compétences afin de conduire l’individu vers une symétrie des positions (Paul, 2004). Ces rencontres ont grandement participé à l’acculturation du doctorant au métier d’animateur. La vie professionnelle au sein du réseau a enfin été marquée par des rencontres nationales d’animateurs, de directeurs et d’administrateurs dont quelques éléments sont aussi mobilisés ici.

8L’article aborde d’abord la pédagogie de projet mise en œuvre dans les MJC et le courant idéologique dont elle est issue. La deuxième partie s’attache à mettre en exergue l’usage politique du syntagme « éducation populaire » dans l’expérimentation de l’animation mobile, dans le cadre de la recherche – action portée par l’AD des MJC. La troisième partie est consacrée à l’analyse des conceptions de la citoyenneté et de la politisation sous-jacentes à la démarche pédagogique expérimentée. De manière transversale aux différentes parties, l’article mobilise la grille de lecture de la pédagogie de projet développée par les acteurs des MJC rencontrés pour mieux donner à voir concrètement ce qui est fait et conceptualisé comme relevant de l’éducation populaire.

Une pédagogie de projet adossée à un usage administratif du syntagme « éducation populaire »

L’héritage du courant pédagogique du loisir « élaboré »

  • 4 À travers son manifeste, le mouvement d’associations réunies sous le nom de « Peuple & Culture » po (...)

9Laurent Besse (2008) montre comment les MJC et leurs fédérations (nationales d’abord, puis infranationales) se sont inscrites dès leur apparition dans un courant pédagogique dont l’objet était la démocratisation d’une culture populaire par la pratique de loisirs. En reprenant la définition qu’en a proposé Peuple & Culture en 19454 – une culture commune à tout un peuple sans distinction de classe qu’il faudrait vivre et expérimenter –, les MJC s’inscrivent dans un projet politique qui se veut plutôt réformiste. C’est par la pratique de loisirs dits « intelligents », « élaborés » qu’elles souhaitent mettre en œuvre cette ambition de démocratisation. Ce courant pédagogique « vise à démocratiser les loisirs et la culture, selon les deux sens du verbe : rendre accessibles au peuple ces privilèges bourgeois mais également permettre au peuple d’être acteur de ses loisirs, grâce à la libre participation dans un cadre associatif. » (Besse, 2015, p. 28). Cette libre participation au cadre associatif fut en partie incarnée dans les MJC par le Conseil de Maison. Il s’agissait de l’espace dédié aux jeunes où ils pouvaient, lorsqu’ils le souhaitaient, faire l’expérience première de l’action à dimension collective en lien avec le projet associatif de la structure. Le postulat éducatif proposé est le suivant : à travers la pratique d’une activité, quelle qu’elle soit (ce peut être le judo ou la photographie par exemple), l’individu peut « enrichir ses pratiques et sa vision du monde en passant du loisir simple […] au loisir élaboré » (Besse, 2015). Le loisir dit « élaboré » est un loisir qui dépasse l’activité elle-même pour s’inscrire dans la vie quotidienne de l’association. L’individu est alors socialisé au fait associatif, à ses pratiques, ses valeurs et, notamment, à la traduction concrète d’une culture commune qu’il faut donc vivre et non pas acquérir par enseignement ou par la confrontation aux productions culturelles jugées légitimes (Fleury, 2016).

10Dans les « secteurs jeunes », les espaces dédiés aux jeunes dans les MJC, les programmes d’activités pour les séjours semblent former ce qui pourrait s’apparenter au loisir simple dans le contexte contemporain de l’animation professionnalisée. Dans le réseau observé, une échelle de valeur est visible avec à sa base les loisirs dits de « consommation » – laser-game, accrobranches, vélo – et ceux perçus comme plus élaborés, dans lesquels les jeunes sont invités à s’exprimer, à entrer en relation avec les autres, à faire preuve de solidarité, à prendre des décisions collectives, etc. L’organisation d’un événement, les séjours thématiques autour du graff, de la découverte de la nature, des ciné-débats ou des animations radio forment autant d’espace où l’activité se justifie d’abord par le lien social qu’elle créer. Ces activités sont présentées par les animateurs comme permettant une sensibilisation, une éducation à l’autre mais aussi la transmission de valeurs comme le vivre et le faire ensemble. Pour le dire autrement, tout en haut de l’échelle de valeurs parmi les pratiques d’animation au sein du réseau se trouve le fait de parvenir à mobiliser un groupe de jeunes autour d’un projet.

11En dépassant la dichotomie entre animation occupationnelle et animation à vocation éducative, les animateurs et les directeurs des Maisons cherchent à sensibiliser les jeunes au fait associatif pour, entre autres choses, les intégrer aux instances politiques. Lorsque les animateurs du réseau font référence à cet enjeu, ils pointent quelques jeunes dont certains font partie de leurs « groupes projets », qui pourraient se lancer dans l’aventure associative.

La pédagogie de projet MJC par thèmes ou centres d’intérêts

  • 5 Il s’agit du diplôme professionnel de l’animation porté non par le milieu universitaire (comme le D (...)

12Les animateurs des MJC sont généralement formés durant leur Brevet Professionnel Jeunesse Éducation Populaire Sports (BPJEPS)5 à la pédagogie de projet. De la même manière que pour le loisir élaboré d’hier, le projet est considéré par les animateurs comme le vecteur d’apprentissages divers. Dans la taxonomie proposée par Francis Tilman (2004), le type de projet mobilisé et animé par les animateurs correspond au projet-action de formation, centré sur des thèmes ou des centres d’intérêt. Dans le cas de séjours par exemple, les animateurs peuvent choisir de lier différentes activités par un thème donné. Le thème de l’éco-responsabilité permet de susciter des pratiques artistiques, des ateliers de cuisines locales, éco-responsables, et de découvrir les rudiments de l’herboristerie en apprenant à identifier certaines plantes comestibles. Sur des projets de plus grandes envergure (du point de vue de leur durée, de la conduite du projet et de l’investissement des protagonistes), on retrouve des projets plus ou moins longs de solidarité internationale, de compagnie de théâtre, de boîte de nuit itinérante où là, c’est un centre d’intérêt commun qui va fédérer le groupe. Parfois à l’initiative de ce dernier, parfois à partir d’une proposition de l’équipe d’animation, il est admis que les jeunes sont aux commandes des projets. Les animateurs épaulent, soutiennent, guident, répondent de, bref accompagnent les groupes de pairs (Paul, 2004).

  • 6 Les « appels à projet jeunes » sont une des formes contemporaines prises par les politiques de sout (...)

13C’est-là une, sinon la forme considérée comme étant la plus aboutie – et valorisée – de l’animation jeunesse au sein du réseau des MJC dans lequel le doctorant a évolué. Les ressorts de cette valorisation sont les apprentissages réalisés par les jeunes constatés tout au long de la démarche, notamment à travers certaines attitudes et prises de position attendues. Ainsi seront mises en avant : la capacité à s’affirmer dans un collectif, à s’exprimer face à un jury dans le cadre d’une réponse à un « appel à projet jeune »6, la capacité à résoudre une problématique collectivement. De plus, les jeunes investis dans un projet tendent à changer progressivement de statut. Ils sont identifiés comme les jeunes « de la radio », « du collectif x », « de la compagnie y », du projet dont ils sont les principaux décideurs.

14Ces groupes impactent l’image de la MJC. L’émulation suscitée par la présence de nombreux groupes projets fonctionne comme un indicateur fort du dynamisme de la structure et de la compétence de ses animateurs. A contrario, l’absence d’au moins un groupe de jeunes réunis par un projet-action est souvent considéré par les cadres de l’AD et certains animateurs du réseau avec une certaine distance, voire un a priori négatif. L’action jeunesse de la MJC serait trop dans la « consommation », dans l’animation perçue comme « classique », « institutionnalisée » voire « socioculturelle ».

15Nonobstant, l’animation dans les « secteurs jeunes » par une pédagogie de projet-action à partir de thèmes et de centres d’intérêt (Tilman, 2004), remplit aujourd’hui la fonction du loisir élaboré d’hier. Un loisir inscrit dans la vie associative de l’équipement, qui socialise les jeunes à ce qui s’apparente à des savoir-être attendus dans le monde associatif. À cet endroit, l’éducation populaire est entendue par les acteurs (des MJC entre autres) comme le fait de conduire des jeunes à vivre et expérimenter des pratiques culturelles, sportives et associatives afin de faire émerger et de démocratiser une culture populaire, suivant un usage administratif du syntagme.

16Cela étant dans les propos de certains animateurs ou directeurs de MJC, la place réservée à l’enjeu d’une démocratisation culturelle paraît être complétée par les préoccupations liées à la formation citoyenne des jeunes par les activités proposées, dont le projet-action de formation. C’est à cet endroit que l’objectif de démocratie culturelle se mue dans ses objectifs vers la remise en cause d’un ordre social. Ce glissement est particulièrement visible à travers le travail de formalisation des objectifs du dispositif expérimental de l’animation mobile, dans la mesure où ce dernier concerne un public saisi comme particulier et lointain : les jeunes des villages ruraux.

La pédagogie de projet par l’animation mobile : un usage politique du syntagme

  • 7 Au début du processus de recherche-action, le terme de « jeunes » n’était pas rigoureusement défini (...)

17Les jeunes rencontrés, une centaine, dans le cadre de l’expérimentation de l’animation mobile ne sont pas ceux inscrits dans les « secteurs jeunes » de MJC. Là où ces derniers sont un public (12-18 ans), inscrits par leurs parents dans un Accueil Collectif de Mineurs (ACM), les jeunes approchés par l’animateur-chercheur ne sont pas captifs. Ils ont pour point commun de vivre et de grandir dans des villages ruraux du département où est implantée l’AD des MJC porteuse de la recherche. La mise en œuvre expérimentale de cette modalité d’intervention auprès de jeunes ruraux part du postulat que « des jeunes »7, habitant des villages du coin, manifestent une envie de faire des choses ensemble sans trouver l’appui a priori nécessaire pour se lancer. Cette représentation, bien qu’elle soit construite sur la base d’observations empiriques de la part des premiers acteurs de l’AD à tester l’animation mobile, n’en demeure pas moins un regard institutionnel sur une partie d’un public que les MJC ne touchent pas encore. La description qui est faite de la volonté des jeunes ruraux correspond à la représentation d’un « désir » d’engagement : une composante des discours institutionnels sur l’engagement des jeunes, décrits par Becquet et Stuppia (2021). Ce discours s’articule avec une représentation des jeunes ruraux qui les assigne à une place – celles de jeunes dans le besoin d’un certain type d’accompagnement – au sein d’un espace social où ils ne seraient pas considérés et soutenus de manière satisfaisante. Cette manière de se figurer les jeunes est équivoque car d’un côté, les jeunes sont présentés comme volontaires, actifs et d’un autre, ils le sont par ce dont ils manquent (un cadre, un soutien, une méthode) ; ce qui relève d’une représentation régulièrement observée par ailleurs dans le cadre des politiques publiques de jeunesse (Loncle, 2011). Au principe de l’animation mobile se trouve donc un regard institutionnel ambivalent sur les jeunes ruraux. Un regard qui détermine, en partie au moins, la manière dont ce dispositif a été pensé.

L’animation mobile et son public : des jeunes regardés comme étant dominés socialement

18Lors d’un conseil des maires intercommunal, un élu d’une commune rurale a interpellé Lise et le doctorant sur le fait que les jeunes de son village avaient des comportements gênants pour eux-mêmes et la collectivité (consommation abusive d’alcool, accidents, dégradations diverses). À cela, la co-directrice de l’AD répond que, pour elle, chaque jeune est un « potentiel ». Cette représentation sera mobilisée à de multiples reprises, par Lise mais aussi par des directeurs de Maisons adhérentes à l’AD des MJC. Cette lecture est une porte d’entrée privilégiée pour comprendre la manière dont les cadres du réseau se représentent les jeunes ruraux. En effet, selon Lise, si les jeunes de village traînent – voire dégradent l’équipement – dans l’espace public, c’est d’abord qu’ils s’ennuient et qu’ils cherchent à exister dans cet espace. Cette représentation des jeunes comme des « potentiels » peut aussi bien renvoyer à l’image de la jeunesse dans les politiques publiques comme une ressource ou une menace à insérer (Loncle, 2013) qu’à une population socialement et politiquement dominée dans un espace social donné.

19Le sens de la proposition de Lise correspond davantage à cette deuxième acception car elle se joint à une réflexion plus large qui traverse le réseau des MJC sur l’éducation populaire dite « politique ». Cette représentation n’est pas nouvelle. En effet, Alexia Morvan (2011) décrit dans son travail de thèse comment divers mouvements qui se réclament d’une éducation populaire politique mobilisent des références à une lecture marxiste du monde social, dont un des piliers est justement cette notion de potentiel, défini par Y. Quiniou :

« Il y a une nature humaine propre à tous les hommes, constituée de potentialités communes (capacités et besoins), simplement spécifiée selon les individus. Doit alors être dit aliéné un individu dont les potentialités ne sont pas actualisées du fait des conditions sociales dans lesquelles il vit, qui est donc autre que ce qu’il pourrait être (ou aurait pu être) dans une autre situation historique, qui l’ignore, voire le désire » (cité par A. Morvan, 2011, p. 249)

20Dans de nombreuses situations pédagogiques suscitées par l’expérimentation de l’animation mobile, les jeunes sont représentés comme une population assignée à une catégorie sociale ainsi qu’à un certain nombre de stéréotypes (les jeunes seraient irresponsables ou incapables de se débrouiller seuls). Les propos du maire rapportés plus haut s’inscrivent dans cette logique. Il serait possible aussi de prendre en exemple la manière dont le groupe de jeunes d’un village s’est vu refuser la possibilité de participer à l’organisation de la fête annuelle par le comité des fêtes. Le collectif a décidé malgré tout de faire son propre événement sans le déclarer au préalable. La réaction de la part de la mairie et du comité des fêtes a été celle d’un rappel à la loi du collectif, lui signifiant qu’il est interdit de procéder ainsi. Cette interaction a suscité colère et incompréhension chez les jeunes jusqu’à ce qu’une élue municipale mobilise l’animation mobile pour accompagner le groupe dans la création d’un « club des jeunes » indépendant. L’animateur-chercheur, alors acculturé à l’univers des MJC, a lu cette situation comme le symptôme d’un manque de reconnaissance des jeunes par le comité des fêtes et une demande sociale de participation (Gourgues, 2013 ; Blondiaux, 2022) restée infructueuse.

21Ce besoin n’est pas simplement le fruit d’une observation de terrain. Il est documenté par Cécile Vachée, Sophie Ruel et Christophe Dansac (2020) en creux des difficultés qu’ils analysent chez les jeunes ruraux ; difficultés qui les « éloignent […] de la participation à la vie locale, alors que l’on sait que celle-ci renforcerait leur identité sociale » (Vachée et al., 2020, p. 90). Ce besoin est aussi mis en exergue par les travaux de Benoît Coquard (2019) et Yaëlle Amsellem-Mainguy (2021) qui montrent comment les sociabilités juvéniles dans les espaces ruraux et le sentiment d’appartenance se construisent par la participation aux événements locaux.

La pédagogie de projet-action formation en vue d’une émancipation

22La démarche à laquelle a été socialisé le doctorant en vue de déployer l’animation mobile auprès des jeunes commençait par des activités « brise-glace » puis par une série de méthodes d’animation dites « actives ».

23En voici un exemple concret : quatre affiches successives où les jeunes sont individuellement puis collectivement invités à s’exprimer sur 1. Ce qu’ils aiment dans la vie, 2. Ce qu’ils aiment dans leur village, 3. Ce qu’ils n’aiment pas dans leur village et 4. Ce qui manque dans leur village. Cet exercice doit conduire à mettre l’accent sur les vécus communs – positifs et négatifs – des jeunes relativement à leur lieu et à leurs conditions de vie. S’en suit une discussion réflexive guidée (par l’animateur) dont le but est tout à la fois de saisir les causes de ces problèmes (assignation à des représentations stéréotypées, absence de soutien de la collectivité ou difficultés de mobilité) et d’imaginer des pistes d’action. Sur cette base, la volonté de l’animateur est de créer le groupe lorsque ce dernier n’existe pas encore ou bien de le mobiliser sur cette expérience commune. Le but de la démarche et des outils d’animation mobilisés se rapproche fortement de ce qu’a décrit Nicolas Brusadelli (2021). On y retrouve cette volonté de susciter « l’acteur », de faire « des volontés individuelles et de leur préservation la pierre angulaire de l’action collective » (Brusadelli, 2021, p. 107). Les représentations et les savoirs individuels sur la vie au village s’agrègent pour former une expérience sociale partagée à partir de laquelle va se construire un projet collectif.

  • 8 Les Juniors Associations (JA) sont une démarche portée par le Réseau National des Junior Associatio (...)

24La pratique du projet s’inscrit alors davantage dans une visée politique et militante où l’accompagnement proposé par l’animation mobile peut être associé aux trois niveaux de projets – action de formation présentés par Tilman (2004) : la « résistance », « l’affirmation de soi » et la « transformation ». Le projet comme une « résistance » correspond à une stratégie utilisée par un collectif pour refuser des représentations ou des décisions prises à son encontre. La situation présentée précédemment où les jeunes se sont vu refuser la participation à la fête du village relève de ce niveau d’interprétation. Ensuite, le projet comme « affirmation de soi » doit conduire le groupe à trouver ou à renforcer une estime de soi ou une identité. Lors d’une vente de brioches en vue de financer un projet de séjour, un groupe de jeunes rassemblés dans une Junior Association (JA)8 s’est vu reprocher par certains adultes, dont le maire et le boulanger du village, le fait d’avoir acheté leurs brioches à la boulangerie du village voisin. Le commerçant interpelle les jeunes directement dans la rue. Un peu plus tard, le groupe reçoit indirectement la désapprobation du maire par le biais d’un parent qui se trouve être également conseiller municipal. L’animateur mobile, sur conseil de sa direction, propose alors à la JA de rencontrer le maire pour exprimer leur point de vue, affirmer leur légitimité en qualité qu’acteur associatif auquel les élus peuvent directement s’adresser. Le troisième niveau de projet enfin se présente comme un instrument d’une transformation concrète en vue d’améliorer sa condition et sa position dans l’espace social. Il est possible ici de penser à un groupe d’un village qui s’est fédéré autour de l’idée que l’isolement des jeunes les uns par rapport aux autres est problématique. Certains ont alors sollicité la mairie puis l’animation mobile pour être accompagnés dans la définition et la traduction de ce qu’ils pourraient « faire ensemble ». Le but de la démarche était d’apprendre à se connaître, de tisser des liens d’amitié, de créer un espace dédié aux jeunes dans le village (sous la forme d’un local auto-géré) et donc, de transformer les conditions de leur vie sociale dans le village.

La référence à la pédagogie émancipatrice et à l’empowerment radical : permettre aux jeunes de sortir de conditions de vie insatisfaisantes

25Une « Échelle de l’émancipation » de Michel Séguier et Bernard Dumas (2004) a été proposée dans le cadre d’une formation portée par l’AD des MJC. Il s’agit d’un outil conceptuel présenté et utilisé par ces auteurs avec des populations touchées par des phénomènes de marginalisation afin qu’elles deviennent « actrices » et « autrices » de processus d’émancipation vis-à-vis de situations jugées inacceptables. Cette échelle fonctionne pour les cadres rencontrés et le doctorant en immersion comme un canevas qui permet de lire les situations où intervient l’animation mobile à partir de quatre étapes : la conscientisation individuelle puis collective (de conditions vies perçues comme insatisfaisantes), la conscientisation sociale (l’inscription de la problématique commune dans le champ social), la construction puis la réalisation d’actions collectives dont le but est la transformation de la situation, aboutissant à l’émancipation des individus par et pour eux-mêmes (Séguier & Dumas, 2004).

26L’accompagnement des projets des jeunes ruraux est alors mis au service d’un idéal de formation à la citoyenneté. Une citoyenneté à travers laquelle les jeunes se représentent leur environnement et leurs conditions d’existence communes comme étant non figés et sujets à des transformations. Par conséquent, il faudrait cultiver la capacité des jeunes à prendre part aux débats sur la chose publique, à identifier les situations aliénantes puis à formuler une critique à leur endroit. Il faudrait donc former des individus auteurs de leur propre histoire, pour reprendre les termes d’A. Morvan (2011). Il est possible de voir émerger ici le modèle radical de l’empowerment (Bacqué & Biewener, 2013), nourri par l’influence de mouvements prenant la défense des opprimés et des minorités stigmatisées comme celui lancé par les travaux de Paolo Freire. Le concept d’empowerment y est associé, entre autres choses, au droit politique à l’expression collective.

27Le cadrage pédagogique par le projet-action formation basé sur le partage de conditions de vie insatisfaisantes, dans lequel circulent les termes « d’émancipation », de « transformation sociale », de « lutte contre les rapports de domination », ne se réduit pas seulement au collectif d’acteurs réunis par la recherche. Ces mots et expressions sont aussi visibles plus largement dans le réseau départemental étudié et dans la fédération nationale. En témoigne « La Marque de Fabrique jeunesse des MJC » évoquée plus haut. Les contenus de formation auxquels le doctorant, au même titre que ses collègues animateurs jeunes du réseau, ont été socialisés en attestent également.

  • 9 Un atelier où il est posé aux participants la question comprise dans le titre. Les réponses attendu (...)

28Un premier module (de formation), porté par un réseau de MJC d’un autre département, avait pour titre « Aller vers » et un second, porté par l’AD des MJC, s’intitulait « (Re)éducation populaire ». Ces deux formations, respectivement de 42 et de 14 heures, avaient comme dénominateur commun le formateur et, peu ou prou, les contenus. Ces derniers s’articulaient autour d’une lecture marxiste du corps social, (ré)habilitant le concept de lutte des classes, et de savoirs issus de la sociologie déterministe : les différentes formes de capital, la notion d’habitus, de rapports de domination et de classes. À travers des ateliers comme « En France, il vaut mieux être quoi que quoi »9 ou « l’échelle de l’émancipation », les animateurs étaient invités à donner une traduction concrète des notions de lutte contre les rapports de domination et d’oppression dans leurs pratiques professionnelles. Des activités de groupes comme la « boussole politique », permettant de présenter de manière synthétique les grandes familles d’idéologie politique (anarchisme, communisme, socialisme, conservatisme, libéralisme économique, etc.) ou la « Time-line de l’éducation populaire » venaient transmettre des contenus à propos des institutions, des mouvements de luttes, comme le mouvement ouvrier ou des moments mis en valeurs pour leur dimension révolutionnaire comme la Commune de Paris.

La conception normative de la citoyenneté véhiculée par la pédagogie de projet-action de formation

Le projet de jeunes saisis comme le moyen d’une requalification objective des situations

29L’illustration présentée plus haut de la vente de brioches permet de saisir la manière dont le groupe projet est pensé comme un espace où peuvent se créer des opportunités de pratiques citoyennes (Carrel & Neveu, 2014). Outre la connaissance sur ce qu’est une mairie et un maire, les jeunes sont invités à construire une attitude politique d’acteur associatif qui se défend du jugement formulé à son encontre par l’instance politique locale. Cette situation met en lumière l’ambivalence de la vision de la citoyenneté dans le cadre de l’expérimentation de l’animation mobile. La confrontation directe aux élus et à l’instance politique formellement identifiée comme telle dans l’espace social, peut être comprise comme une forme d’éducation « par le faire » à la politique suivant une conception légitimiste de ce qui est politique. Une conception qui renvoie aux champs spécialisés du politique, les institutions comme le conseil municipal et les attitudes politiques comme le vote par exemple (Boughaba, 2018). Cette même situation, considérant la désapprobation du boulanger et de certains habitants, peut aussi être lue comme une première confrontation à la démocratie, non pas comme une forme de gouvernement, mais comme une forme de vie sociale (Frega, 2020). La politisation qui, dans les représentations du doctorant et des cadres de l’AD, résulte de l’intervention de l’animation mobile, s’apparente à une « requalification objective » de la situation afin qu’elle soit saisie par les jeunes comme étant politique (Hamidi, 2006). Autrement dit, si l’altercation entre le boulanger, le maire, certains habitants et les jeunes ne relevait initialement pas du champ politique pour les protagonistes, l’objectif de l’intervention est de requalifier, avec les personnes concernées, cette altercation comme étant politique (notamment au regard de l’argument avancé par les habitants détracteurs : il faudrait faire fructifier les commerces du village).

30Cette dernière lecture réalisée par le collectif de la recherche-action (le doctorant et l’AD des MJC principalement) s’est appliquée à d’autres situations, provoquées par l’expérimentation. Dans plusieurs groupes de jeunes accompagnés, la question s’est posée d’intégrer de nouvelles personnes au collectif. Les débats internes aux groupes aboutissaient à la description précises de figures repoussoirs dont les jeunes ne voulaient pas parmi eux. Une personne qui profiterait des activités récréatives du groupe sans aider à leur financement, ni participer aux réunions d’organisation, serait immédiatement taxée de « profiteuse » et serait exclue à ce titre. De la même façon, les personnes sur qui « il ne serait pas possible de compter », qui ne seraient pas fiables et assidues, ne seraient pas accueillies. Dans ces situations de débat, l’animateur prenait à la fois le rôle de médiateur (reformulation, explicitation des positions, garantie du respect des opinions de chacun) mais aussi d’éducateur au sens où il concevait ces moments comme un temps d’apprentissage de la vie démocratique à l’échelle d’un groupe de pairs. Dans ces moments, la citoyenneté est considérée comme un ensemble de « capacités […] à percevoir, pratiquer et formuler des jugements sur le vivre-ensemble et le bien commun » (Carrel & Neveu, 2014, p. 7).

Le projet de jeune révélateur et producteur de normes

31C’est par ce type de situation que la pédagogie de projet rend visible les normes sociales qui structurent l’espace social où elle intervient mais aussi les normes qu’elle véhicule elle-même.

32Dans l’exemple précédent, ce sont les figures du « bon jeune » et du « mauvais jeunes » telles qu’elles sont conçues par les jeunes rencontrés qui émergent. Benoît Coquard (2019) montre bien comment les bandes d’amis en milieu rural, formées par les jeunes qui restent dans les villages isolés, sont régies par des logiques affinitaires où la stabilité, la solidarité avec les membres du groupe, le partage d’une représentation du corps social fondent les pratiques d’inclusion et d’exclusion. Dans ces bandes d’amis naissantes ou installées, suivant le village où l’animation mobile est intervenue, le « déjà nous » (Coquard, 2019) se constitue autour de celles et ceux qui participent assidument aux activités du groupe, face à un « eux » : celles et ceux qui ne sont pas fiables.

33Par ailleurs, lorsque des groupes, dans plusieurs villages différents, ont souhaité obtenir un local pour se retrouver, les élus municipaux leur ont presque systématiquement demandé de témoigner d’un sens des responsabilités, d’une autonomie et d’un esprit d’intégration et de solidarité. C’est ainsi que les jeunes étaient régulièrement sollicités pour « donner un coup de main » au comité des fêtes ou à la mairie pour monter les barnums du marché de Noël par exemple. C’est-là que les adultes intégrés et impliqués dans la vie locale, rencontrés par l’animation mobile, donnent à voir les normes auxquels les jeunes doivent se conformer pour que leur demande sociale de participation (Gourgues, 2013 ; Blondiaux, 2022) obtienne une réponse positive.

34Le dernier cadre normatif que l’on peut soulever ici est celui représenté par l’animation mobile elle-même. Au début de cet article, nous avons souligné le regard institutionnel porté par l’AD des MJC sur les jeunes de milieux ruraux : des jeunes dans le besoin d’un accompagnement pour satisfaire un « désir » d’engagement (Becquet & Stuppia, 2021). Un regard qui a présidé à la construction de l’expérimentation, dans ses modalités et ses objectifs. Ces derniers reposent sur la représentation flottante des jeunesses rurales : elles seraient tout à la fois en manque d’accompagnement, en demande d’engagement (Becquet & Stuppia, 2021) et, plus encore, elles seraient un potentiel aliéné. C’est pourquoi l’animation mobile s’est employée à politiser le vécu des jeunes par le biais de méthodes dites « d’éducation populaire », mises au service d’un objectif d’empowerment radical (Bacqué & Biewener, 2013).

La pédagogie de projet socialement sélective

35L’animation mobile fonctionne comme une réponse politique à un « désir » d’engagement de jeunes ruraux. Or les dispositifs créés dans un tel but se montrent souvent « incitatifs et présentés comme répondant à une demande, mais non dénués d’ambivalences : de par leur caractère formel, ils sont aussi porteurs de normes d’encadrement et de contrôle de l’expression et de l’action individuelle et collective » (Becquet & Stuppia, 2021, p. 126). Il faut remarquer que si des collectifs ont accepté, voire apprécié leur participation à des animations de groupes comme les quatre affiches permettant de qualifier le rapport collectif au village, d’autres ont rencontré de véritables difficultés à se prêter au jeu, préférant la discussion informelle à toute forme d’animation. D’autres encore ont vécu la proposition d’encadrement des discussions par l’animation comme un dérangement ou un détour inutile. Cela s’inscrit dans ce que Nicolas Brusadelli (2021) a pu observer de la mise en œuvre de ces pratiques associées à l’éducation populaire. Ces refus peuvent se lire comme le symptôme des limites des prétentions universalistes des techniques d’animation de l’éducation populaire : « Bien que celles-ci constituent des cadres de socialisation (à certaines formes d’action collectives par exemple), et donc qu’elles participent du façonnement de certaines dispositions […], elles connaissent également des frontières sociales dans tous les cas où les publics résistent à l’entrée dans les dispositifs » (Brusadelli, 2021, p. 110).

36Les groupes qui ont refusé ces outils et/ou la médiation de l’animateur y ont vu tantôt une tentative d’ingérence illégitime dans les affaires du groupe, tantôt des méthodes inappropriées au regard de leurs habitudes de fonctionnement. Dans ce dernier cas, il semble possible de souscrire à l’affirmation de N. Brusadelli selon laquelle ces méthodes sont socialement situées et connotées. Elles se seraient heurtées à ces « frontières sociales » ou, dans le cas qui nous occupe, à des représentations différentes de la manière de faire groupe et de conduire un collectif vers un agir ensemble. Francis Tilman (2004) nous conforte enfin dans cette idée car il précise, à mesure qu’il développe sa théorisation du projet-action de formation, que les processus de mobilisation, d’ancrage du collectif dans un vécu commun et de choix d’actions sont facilités si le groupe est homogène socialement et que l’animateur est personnellement engagé dans le cheminement.

Conclusion

37Quoi qu’il en soit des limites de ce cadre normatif, les contenus et méthodes de formation proposés non seulement au doctorant mais aussi aux animateurs jeunes du réseau attestent bien de l’existence d’un usage politique du syntagme « éducation populaire » dans le contexte institutionnalisé de l’animation en MJC. Cet usage correspond à une référence à l’éducation populaire politique (Morvan, 2011), une démarche visant l’émancipation de catégories de la population perçues comme dominées socialement, confrontées à de conditions de vies insatisfaisantes. Dans le contexte cet article, la catégorie de la population en question est celle des jeunes de milieux ruraux dont les capacités à participer à la vie locale seraient aliénées à des représentations négatives des jeunesses (irresponsabilité et manque d’autonomie notamment). Il cohabite, cet usage, dans les discours des cadres et des animateurs rencontrés avec un usage administratif, hérité de l’histoire de la structuration des MJC autour de l’idée de démocratisation d’une culture dite « populaire », c’est-à-dire commune à tout un peuple, transcendant les rapports de domination entre classes. Une culture populaire donc, qu’il s’agit de faire émerger par l’expérimentation de pratiques artistiques et culturelles.

38Dans les faits, ces deux usages sont rendus visibles dans deux acceptions de la pédagogie de projet déployées par les animateurs du réseau. La première est la mobilisation de groupes de jeunes dans des projets-action de formation à partir de thèmes ou de centres d’intérêt (Tilman, 2004), jouant le rôle des loisirs perçus comme « élaborés » ; c’est-à-dire des loisirs propres à faire émerger une culture populaire dans le monde associatif par la pratique d’activités comme la radio, le graff, la vidéo, etc. au sein d’une structure, une MJC. La seconde relève aussi de la mobilisation de jeunes dans des projets-action de formation, non pas à partir d’un goût pour une activité donnée mais à partir de conditions communes d’existence, considérées comme aliénantes. La référence à l’éducation populaire se traduit alors par la mise en œuvre de méthodes dont le but est de susciter « l’acteur » (Brusadelli, 2021) afin d’engager un processus d’empowerment, dans l’acception radicale du terme (Bacqué & Biewener, 2013).

39Il est difficile à ce stade de comprendre si ces deux usages, au-delà de cohabiter dans un même espace socio-professionnel, se répondent, s’opposent ou bien se complètent. D’un point de vue purement théorique, ces deux usages donnent à voir une représentation différente du peuple avec d’un côté le prisme national issu du Manifeste de Peuple & Culture – un peuple uni au-delà des rapports de classes par l’émergence d’une culture commune – et de l’autre, le paradigme de la lutte des classes où le peuple renvoie aux populations dominées socialement dont il s’agirait de contribuer à l’émancipation. Certains indices laissent cependant penser que les usages seraient différenciés suivant les locuteurs et auditeurs.

40Ainsi, lors d’un événement à destination des partenaires nationaux, les MJC de France ont sollicité les acteurs des Maisons et des fédérations pour mettre en avant des projets illustrant le travail autour de la « Marque de Fabrique Jeunesse des MJC ». L’AD a proposé deux projets : l’expérimentation ainsi qu’un projet de jeunes animé par des animateurs de MJC implantées dans des quartiers populaires. Ces animateurs ont amené les jeunes à rencontrer des passeurs et des migrants dans les Alpes puis à réaliser un film compilant des témoignages. Les MJC de France ont choisi l’animation mobile, notamment car elle permettait de mettre en lumière la médiation de liens entre des jeunes, des associations et des collectivités territoriales. Les MJC donnent ainsi à voir ce qu’une figure institutionnelle de l’éducation populaire peut contribuer à produire et à transformer, dans la lignée d’un usage administratif de l’expression. À une échelle locale, cette même expérimentation est présentée par ses acteurs comme relevant des deux usages. S’adressant à des élus locaux et à des parents, le doctorant a défendu l’idée que ce dispositif pouvait contribuer à « l’ouverture d’esprit » et à promouvoir des activités culturelles auxquelles les jeunes n’auraient pas accès dans le village. S’adressant à des collègues du réseau, notamment certains directeurs de MJC partisans d’un usage politique, le doctorant a insisté sur les dimensions émancipatrices de la démarche. La constitution concomitante de deux référentiels et leur utilisation choisie en fonction des contextes montre bien la tension suscitée par la co-existence des deux usages.

41Enfin, une pédagogie de projet dont l’objet serait d’inscrire les jeunes dans un processus d’émancipation interroge au regard de la diversité des contextes de travail et des profils sociaux des animateurs à une échelle plus large que celle des MJC (Lebon, 2009, 2020). Elle interroge également sur les différences socio-économiques et géographiques qui traversent les groupes de jeunes, qu’il s’agisse des jeunes de quartiers populaires (Bacqué & Demoulin, 2021) ou de milieux ruraux (Amsellem-Mainguy, 2021 ; Coquard, 2019 ; Vachée, 2020).

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Bibliographie

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Notes

1 Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne.

2 Les MJC de France. (2023). « Marque de fabrique jeunesse des MJC ». Mjc-de-France.fr. Consulté le 04 juillet 2024. Disponible à l’URL : https://mjc-de-france.fr/wp-content/uploads/2024/01/Marque-de-fabrique-jeunesse-des-MJC.pdf

3 Convention Industrielle de Formation par la Recherche.

4 À travers son manifeste, le mouvement d’associations réunies sous le nom de « Peuple & Culture » pose en 1945 ses principes, méthodes et objectifs. Ce document fait date et référence pour un grand nombre d’acteurs qui se réclament de l’éducation populaire.

5 Il s’agit du diplôme professionnel de l’animation porté non par le milieu universitaire (comme le DUT carrière sociale, l’autre parcours principal dont sont issus les animateurs) mais par le milieu professionnel. Il s’agit d’un diplôme de niveau IV dont la durée minimale est de 600 heures, en alternance. Chaque candidat au diplôme doit notamment construire et mettre en œuvre un projet d’animation auprès de son public (des enfants, des adolescents, des personnes âgées, etc.). Chaque année, l’INJEP publie un rapport sur le nombre de diplômés : 12 700 en 2021-2022, 14 100 en 2022-2023.

6 Les « appels à projet jeunes » sont une des formes contemporaines prises par les politiques de soutien à l’Initiative Jeunesse (Gratacap, 2014).

7 Au début du processus de recherche-action, le terme de « jeunes » n’était pas rigoureusement défini. Il désignait simplement des adolescents à l’âge du lycée qui avaient été identifiés par l’équipe de direction de l’AD. Ils avaient pour point commun leur lieu d’habitation.

8 Les Juniors Associations (JA) sont une démarche portée par le Réseau National des Junior Association. Ce dernier permet à des collectifs de mineurs de se constituer en association de fait adhérente à une association loi 1901 organisé en réseau associatif.

9 Un atelier où il est posé aux participants la question comprise dans le titre. Les réponses attendues – il vaut mieux être un homme qu’une femme, valide qu’en situation de handicap, riche que pauvre, de nationalité française que de nationalité étrangère, etc. – doivent permettre d’aborder les rapports de domination liés aux concepts sociologiques de genre, de race, de capitaux, etc. Cet atelier conduisait également le formateur à aborder la notion d’intersectionnalité.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Charli Verne, « La tension entre démocratisation culturelle et empowerment radical dans la pédagogie de projet mise à œuvre par les MJC »Tréma [En ligne], 63 | 2025, mis en ligne le 11 avril 2025, consulté le 25 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/trema/9851 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13r5b

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Auteur

Charli Verne

EHESP / Laboratoire Arènes

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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