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Le segment de « l'animation socioculturelle » en tensions

Habiter et travailler en Lieux de Vie et d’Accueil (LVA) : un engagement dans l’éducation populaire

Charlotte Guarrigue-Bidot, Marianne Trainoir, Marie Lesage et Marion Perrin

Résumés

Les lieux de vie et d’accueil (LVA) sont des petites structures qui, à l’orée du champ du social et du médicosocial, proposent aux personnes qui y sont accueillies un accompagnement continu et quotidien, fondé sur le « vivre avec ». Dans le cadre d’un projet de recherche sur les significations de ce « vivre avec », nous nous sommes questionnées sur la réinvention du travail par les permanent·e·s de ces lieux où se vivent et s’entremêlent les questions de quotidien et d’engagement. Dans cet article, il s’agit, à partir de l’expérience habitante, d’explorer les conceptions du travail, et le rapport aux normes et aux institutions qui régulent la prise en charge des jeunes sous main de justice ou confié·e·s au titre de la protection de l’enfance. Si le « vivre avec » est présenté comme la valeur et la modalité éducative fondatrice et rassembleuse des LVA, les pratiques minuscules du quotidien, les arts de la débrouille, la domestication des espaces et la constitution des chez-soi dévoilent le rapport aux contraintes administratives et professionnelles des permanent·e·s et révèlent leurs modes d’engagement et les épreuves auxquelles ils et elles font face.

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Texte intégral

Introduction

1Les lieux de vie et d’accueil (LVA) sont des petites structures qui, à l’orée du champ du social et du médicosocial, présentent des configurations identitaires, statutaires et organisationnelles variées (Brunier, 2021 ; Frouin, 2023 ; Jung et al., 2020). Ces lieux proposent aux personnes qui y sont accueillies un accompagnement continu et quotidien, fondé sur le « vivre avec ». Dans le cadre d’un projet de recherche sur les significations de ce « vivre avec » et les pratiques habitantes, nous nous sommes questionnées sur la réinvention du travail par les permanent·e·s de ces lieux où se vivent et s’entremêlent les questions de quotidien et d’engagement.

2L’inscription des LVA dans l’éducation populaire n’est peut-être pas évidente, et pourtant, les liens tant historiques que pédagogiques et politiques sont nombreux entre ces deux mouvements éducatifs, ainsi que les circulations des personnes qui y travaillent et s’y impliquent (de nombreux permanent·e·s de LVA ont ainsi précédemment eu des expériences dans l’animation socioéducative). L’essor des lieux de vie – qui émergent au sortir de la seconde guerre mondiale – est portée par une utopie fondatrice et un rassemblement autour de l’idée que « l’éducation, la rééducation voire le vivre ensemble lui-même ne sont possibles que sous des formes réduites, relativement autonomes, où l’émancipation individuelle passe par des expériences collectives maîtrisées et spontanément évoluables » (Minart, 2013, p. 17). Ces visées résonnent grandement avec la montée en puissance des colonies de vacances à la même période, dans leur tournant politique et éducatif (Downs, 2009 ; Houssaye, 2005). En sus de partager une éducation hors école, LVA et colonies de vacances s’appuient sur des supports éducatifs similaires : la coprésence d’adultes et d’enfants hors liens familiaux, la vie quotidienne et partagée, le collectif, les activités comme médiations éducatives, et, parfois l’éloignement géographique du milieu d’origine des jeunes.

3Si les références plurielles et instables (Chateigner, 2012) à l’éducation populaire participent à un flou définitionnel, quelques invariants émergent pour autant de la diversité des pratiques : une volonté de démocratisation culturelle et de diffusion des savoirs, un soutien à l’exercice de la citoyenneté et à la vie démocratique par une éducation critique (Richez, 2010), une volonté d’agir sur l’individu en dehors de l’école pour transformer la société (Besse, 2010). Cet « ensemble hétérogène d’activités revendiquant leur caractère éducatif » (Besse et al., 2016) se déploie dans de nombreux secteurs (intervention sociale, sports, culture, etc.), quoique l’affiliation actuelle à celui des loisirs (Besse et al., 2021) tende à invisibiliser les circulations existantes entre les LVA et l’éducation populaire. Les porosités sont pourtant nombreuses tant dans les valeurs portées que dans les pratiques déployées et la visée émancipatrice revendiquée, qui entrent en résonance avec les discours militants contemporains revendiquant une reconnaissance de l’appellation « éducation populaire » par les pratiques, et non par catégorisation institutionnelle (Besse et al., 2016).

  • 1 Le processus d’institutionnalisation de l’éducation populaire est maintenant ancien et il permet d’ (...)

4De même, tout comme les associations explicitement reconnues comme relevant du champ de l’éducation populaire, les LVA ont connu au cours des dernières décennies un processus d’institutionnalisation et de professionnalisation interrogeant leurs liens avec les pouvoirs publics, soulignant le risque d’instrumentalisation et la difficulté pour les intervenant·e·s de concilier engagement militant et engagement professionnel. Si le passage du subventionnent au conventionnement questionne la capacité d’initiative des associations (Besse et al., 2021, p. 13), l’introduction des LVA dans le paysage du travail social questionne leur caractère toujours mouvant, indocile et adaptable1. Dans une perspective de sociologie critique du travail associatif, les LVA apparaissent alors, à l’instar d’autres activités se revendiquant de l’éducation populaire, comme un « observatoire privilégié des tensions induites entre logiques de l’emploi et logiques militantes » (Besse et al., 2016) dans le contexte général néo-libéral d’une gestionnarisation du travail socioéducatif (Craipeau & Metzger, 2011 ; Ion, 2005).

5Dans ce contexte, le débat reste vif sur la question du caractère politique et militant de l’éducation populaire, comme sur celle de l’implication en LVA. En effet, les deux champs sont traversés par une mythologie tenace qui distinguerait (voire opposerait) les intervenant·e·s militant·e·s, souvent bénévoles et tirant leur « capital technique » de l’expérience vécue (Vennin, 2021, p. 98) et les intervenant·e·s diplômé·e·s. Cette tension traduit un questionnement autour de la relation entretenue avec l’activité mais également avec le public. Si Geneviève Poujol (2000) décrit des associations « victimes consentantes de l’État » (p. 17), « instrumentalisées » (p. 17) au point d’avoir « vidé de sa substance » (p. 20) le projet d’éducation populaire, des travaux plus récents (Lebon, 2018 ; Lescure & Porte, 2017) nuancent ce constat lapidaire et réfutent l’amalgame entre professionnalisation et dépolitisation. L’analyse des épreuves traversées par les permanent·e·s de LVA renforce ce constat de la pluralité des formes d’engagement et de militantisme, entre conflits ouverts et luttes discrètes.

Ce que sont les LVA

6Historiquement, les lieux de vie naissent dans les années 50, avec les « tentatives » de Deligny dans un mouvement de désinstitutionnalisation : il s’agit de s’affranchir des prescriptions des organismes de tutelle de la protection de l’enfance pour pouvoir faire des propositions éducatives qui rompent avec les prises en charge traditionnelles. Le travail éducatif se vit à travers le partage de la vie quotidienne, la permanence des liens et l’activité, comprise comme médiation éducative.

7À partir de 1940, François Tosquelles (2009) pose les bases de la psychothérapie institutionnelle et développe une approche anthropologique du soin. La psychothérapie institutionnelle alimentera ainsi les travaux des LVA autour des notions de « vivre avec », d’autogestion du quotidien et de lieu thérapeutique (Minart, 2013, p. 19). À la même période, Bruno Bettelheim dirige l’école orthogénique de Chicago, un « lieu où renaître » (Bettelheim, 1975). Toujours dans les années 1940, une association parisienne d’enfants en difficulté animée par Robert Ardouvin trouve, dans la Drôme, un environnement favorable au déploiement de sa « collectivité pédagogique ». Aux côtés de ces expérimentations plurielles, la figure de Fernand Deligny marque durablement l’histoire des lieux de vie. D’abord enseignant spécialisé en hôpital psychiatrique puis « éducateur » en foyer pour jeunes « inadaptés », il quitte les établissements et multiplie les « tentatives » pédagogiques qui l’amènent à repenser le rôle et les modalités de la présence éducative. C’est en 1967 qu’il s’installe définitivement dans les Cévennes, où lui et ses « présences proches » font émerger ce qui est souvent considéré comme le premier lieu de vie.

8En 1975, d’importantes lois viennent structurer le champ médico-social et, suivant l’impulsion des années 1960, les expériences se multiplient pour répondre au besoin identifié d’espaces intermédiaires entre « la dureté des macro-organisations et la fragilité des individus » (Minart, 2013, p. 28). Cette période est donc celle du développement mais elle est également celle de la formalisation et de la légalisation. En 1996, un collectif national rassemblant une grande partie des groupements de lieux débouche, avec les instances ministérielles, sur un consensus définissant les caractéristiques des LVA : petites unités autogérées et indépendantes des administrations de tutelle, n’accueillant pas plus de dix personnes, encadrées par des « permanent·e·s » résidant dans le lieu d’accueil selon le principe fondamental du « vivre avec ».

  • 2 Loi n°2002-2 du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale.

9En 2002, l’existence des lieux de vie est inscrite dans la loi2. La Fédération Nationale des Lieux de Vie (FNLV) est créée pour participer à l’élaboration des décrets d’application de cette loi. Ce texte consacre les appellations « lieux de vie et d’accueil » et « permanent·e·s » et préserve l’essentiel des principes définis en 1996. Malgré tout, les LVA devront à partir de ce moment se conformer aux exigences institutionnelles : projet d’établissement, livret d’accueil et contrat de séjour, règlement, évaluation, etc. Si ce cadre réglementaire encourage la création de lieux de vie, il provoque par ailleurs la disparition de nombreux autres lieux qui ne parviennent pas à bénéficier de l’autorisation rendue nouvellement obligatoire. Il signe également une forme d’assimilation au giron du travail social et induit une normalisation des pratiques à l’origine de vives tensions au sein du mouvement qui voit s’opposer une ligne pragmatique et une ligne historique éthique qui déplore la perte des valeurs.

  • 3 Ces acteurs, que nous décrivons – faute d’un qualificatif plus approprié – comme « massifs », peuve (...)

10Quelles que soient leurs affiliations pédagogiques et politiques, les LVA se caractérisent par la centralité du quotidien et le soin porté au « milieu ». L’agencement des espaces et leur partage, le travail de « l’ambiance » (Bégout, 2020) et la ritualisation du quotidien participent à un accompagnement éducatif indirect. Dans leur projet, les LVA font de la permanence et de la pérennité des équipes un enjeu central, même si les réalités de terrain montrent de fortes disparités dans l’organisation du travail et la stabilité des équipes. Structures de petite taille et indépendantes, les LVA sont dotés d’une autonomie qui les caractérise. Pourtant, l’ouverture récente de nombreux LVA par des acteurs massifs3 de la protection de l’enfance – dans une volonté de diversification des modes d’accueil – questionne l’indépendance des lieux et l’autonomie des équipes. L’externalisation des décisions interroge en profondeur les modalités de fonctionnement et l’identité éducative des LVA notamment quand les règles de la vie quotidienne sont soumises à des prescriptions exogènes.

11Par ailleurs, lieu de résidence des acteur·ice·s éducatif·ve·s, les lieux de vie questionnent également l’implication des proches participant à la vie quotidienne. Ces proches occupent de fait une fonction éducative, en agissant sur et dans le milieu, mais également en constituant pour les jeunes accueillis, des figures potentielles d’attachement et d’identification. La dimension collective et plastique de l’équipe contribue ainsi à une « naturalisation » du travail et à un déplacement des usages des outils traditionnels du travail social (normes d’hygiène, plannings, répartition des tâches). Ces dynamiques peuvent en outre être renforcées par le fait qu’être diplômé·e du travail social n’est pas requis pour devenir permanent·e en lieu de vie.

Le « vivre avec » : un engagement ?

12Dans cet article, il s’agit, à partir des trois piliers de l’expérience habitante – intimité, appropriation des espaces, ancrage (Lion, 2015, p. 110) –, d’explorer les conceptions du travail, ainsi que le rapport aux normes et aux institutions qui régulent la prise en charge des publics juvéniles. Si le « vivre avec » est présenté tout à la fois comme la valeur et la modalité éducative fondatrice et rassembleuse des LVA, il nous semble alors que les pratiques minuscules du quotidien, les arts de la débrouille, la domestication des espaces et la constitution des chez-soi (individuels et partagés) dévoilent le rapport aux normes administratives et professionnelles des permanent·e·s et révèlent leurs modes d’engagement.

13L’engagement désigne « le geste par lequel un sujet promet et se risque dans cette promesse, entreprend et met en gage quelque chose de lui-même dans l’entreprise » (Bouju, 2005, p. 11), un « acte par lequel une personne se lie au futur » (Ferrand-Bechman, 2000, p. 158). L’engagement peut être entendu comme « conduite » quand il désigne un mode d’existence par lequel l’individu s’éprouve responsable de ce qui advient ou comme « décision » lorsqu’il désigne un acte. Pour Howard Becker (2006), l’engagement est un concept descriptif permettant de désigner des « lignes d’action cohérentes » qui persistent dans le temps et conduisent au rejet des alternatives. En effet, les engagements conflictuels (par exemple entre les engagements professionnels et personnels) obligent à des arbitrages et peuvent conduire au désengagement. Enfin, le sociologue américain distingue les engagements qui se font « en conscience » des engagements qui se forment progressivement et dans lesquels l’individu semble s’être engagé sans s’en rendre compte.

14Jusqu’aux années 1980, les approches dominantes étaient essentiellement holistes et privilégiaient les niveaux méso et macro : elles s’intéressaient aux organisations et non aux logiques d’engagement (Sawicki & Siméant, 2009). Puis progressivement, la possibilité de soulever la question taboue des rétributions du militantisme a permis de développer des approches plus individualistes qui ont fait de l’engagement le fruit d’un calcul stratégique (Olson, 1965). Enfin, les approches interactionnistes proposant un modèle d’analyse processuelle de l’engagement individuel (Mac Adam & Paulsen, 1993 ; Fillieule, 2001) se sont imposées, en insistant sur le rôle des liens et réseaux interpersonnels. « Cette perspective permet d’aborder de manière relationnelle la question des « bénéfices », plaisirs et émotions inclus, de l’adhésion, tout en l’articulant à celle de l’identité pour soi et pour les autres. » (Sawicki & Siméant, 2009). L’engagement est ainsi un processus souvent décrit comme une « carrière militante » (Simonet, 2010).

15L’engagement professionnel dans les métiers de l’éducation revêt quant à lui trois dimensions : une dimension affective, une dimension stratégique et une dimension normative (Meyer & Allen, 1991). À partir de ces considérations, il se définit comme « l’ensemble dynamique des comportements qui, dans un contexte donné, manifestent l’attachement à la profession, les efforts consentis pour elle ainsi que le sentiment du devoir vis-à-vis d’elle et qui donnent sens à la vie professionnelle au point de marquer l’identité professionnelle et personnelle » (Jorro & De Ketele, 2013, p. 11). Enfin, les croisements récents entre analyse des pratiques professionnelles (auxquelles nous associons les pratiques habitantes) et les pratiques d’engagement militant – définies comme « toute forme de participation durable à une action collective visant la défense ou la promotion d’une cause » (Sawicki & Siméant, 2009) – sont féconds pour aborder l’engagement des professionnels en LVA.

16Ainsi, dans le cadre de notre travail, il s’agit moins de questionner les motifs et les modes d’engagement (ou d’entrée dans la carrière) que les épreuves et la manière dont elles sont surmontées pour « maintenir l’engagement » (Darmon, 2008). Ces épreuves – qui mettent à mal la durabilité et la cohérence qui font l’engagement – peuvent donner lieu à des résistances actives qui se vivent sur le mode de la conflictualité (luttes ouvertes) mais aussi à des résistances silencieuses et peu visibles (luttes sourdes), inscrites dans les routines du vivre avec et les habitudes professionnelles qui, discrètement, révèlent et perpétuent l’engagement afin de ne pas céder à la passivité et à la résignation.

17La notion d’épreuve revêt alors un intérêt à la fois heuristique et analytique. Les épreuves sont des « défis historiques, socialement produits, inégalement distribués, que les individus sont contraints d’affronter » (Martuccelli, 2006, p. 12) avec les moyens qui sont les leur. Cette approche suppose une conception active de l’individu capable d’agir sur son environnement ne serait-ce qu’en bricoleur tacticien même si certaines situations érodent les capacités d’agir tant les efforts déployés pour « faire face » aux épreuves écrasent l’individu. En effet, les épreuves plurielles et ordinaires de la vie exigent des acteurs des apprentissages constants. Ce sont ces apprentissages et ces pratiques de construction d’une alternative éducative et de résistance à l’institutionnalisation et à la marchandisation du social comme « travail effectif des individus » (Martuccelli, 2015) que nous cherchons à saisir et dont nous tentons de rendre compte.

Méthodologie : une ethnographie participative multisituée

  • 4 Dans une perspective pragmatiste, nous avons fait le choix d’enquêter auprès de tous les lieux qui (...)

18Les données et résultats ici présentés sont issus d’une enquête ethnographique menée dans plusieurs lieux de vie et d’accueil du grand ouest qui présentent des configurations singulières4. L’équipe pluridisciplinaire associe des chercheuses en sciences de l’éducation et en sociologie, des professionnelles de terrain et des jeunes accueilli·e·s. Les visites croisées de lieux, les temps d’immersion et les entretiens compréhensifs et conversationnels nous ont permis de produire des données riches et disparates qui donnent à voir les épreuves de l’engagement.

19Saisir les modes d’habiter dans leur complexité et leurs nuances, c’est avant tout s’intéresser au quotidien, aux moindres gestes et aux « tout petits liens » qui lient les personnes en présence dans leur singularité. Il s’agit ainsi d’entretenir avec le terrain une familiarité suffisante pour saisir « l’épaisseur (et aussi la surface) du sensible » (Laplantine, 2018, p. 136) et le terrain « s’effectue [alors] dans la matérialité de corps qui se rencontrent » (Laplantine, 2018).

20Ce maillage entre équipe de recherche et terrain d’enquête est d’autant plus fertile que nous nous inscrivons dans une équipe coopérative. Il s’agit ainsi pour nous – en associant dès la conception du projet de recherche et à toutes les étapes de son élaboration des intervenant·e·s de terrain et des jeunes accueilli·e·s – de prendre au sérieux les « savoirs marginalisés dans les processus de connaissance » (Godrie et al., 2022) et de déployer une recherche ancrée dans le réel.

Données et résultats : les épreuves de l’engagement

Les épreuves administratives et financières

21Les relations entre les LVA et les autorités administratives qui autorisent et financent ces lieux sont souvent teintées de défiance. Indisciplinés, les lieux revendiquent une autonomie, une liberté que l’institution peine à entendre et à soutenir. Ainsi, la quête d’une autorisation est un long parcours semé d’embûches au cours duquel les porteur·euse·s de projet font face à une grande précarité. Les labels « accueil social paysan », les agréments jeunesse et sport et le statut d’assistant·e familial·e permettent parfois de mettre en route les premiers accueils pour « prouver par le faire » (Jean, fondateur-ancien responsable, LVA Les Peupliers) la faisabilité des projets. Néanmoins cela ne permet souvent ni de sécuriser le financement de la structure ni de pérenniser les accueils (qui doivent être renouvelés tous les deux mois). Ainsi, Robin (permanent fondateur, LVA Les Ormes) confie s’être fort endetté pour ne pas céder sur ses convictions éducatives.

22Plusieurs permanent·e·s témoignent de tentatives d’intimidation voire de sabotage des autorités administratives intranquilles face à cette forme d’accueil souvent méconnue par les agents territoriaux et les travailleurs sociaux eux-mêmes. Les services départementaux de l’aide sociale à l’enfance, mais aussi les agences régionales de santé et les préfectures constituent, par leurs compétences en termes d’organisation et de régulation de l’offre médico-sociale, des interlocuteurs obligés des LVA : « ainsi la promulgation de la loi de 2002, si elle a constitué le scellement d’un premier socle légal sur lequel prendre appui et a par-là même permis cette reconnaissance statutaire voulue par le plus grand nombre, a surtout autorisé la puissance publique à s’introduire dans le quotidien des LVA, par les trois portes que sont l’autorisation, le contrôle et la tarification » (Frouin, 2024).

23Plus encore, les possibilités de travail en commun reposant sur une visée politique communément pensée et construite varient grandement d’un département à l’autre pour accueillir et accompagner les plus vulnérables, parfois nommés « incasables » dans les réunions officielles et « patates chaudes » dans les couloirs des services, démunis pour faire place à ces jeunes aux problématiques multiples et en grande fragilité. Il est pourtant inexact et stérile d’opposer les LVA aux institutions et, dès lors qu'il se crée, le LVA devient à son tour une institution. La gageure est alors de soutenir les dynamiques instituantes et innovantes pour faire exister une alternative qui ne soit pas écrasée par l’institué. En effet, « si elle se prétend anti-institution, une institution court toujours le risque (nous ne le répèterons jamais assez), de reproduire le modèle de la famille nucléaire bourgeoise, se refermant de façon mesquine sur ses petits problèmes, ses petits malheurs, ses petits intérêts. Non seulement cette machine-là ne permet pas de vivre, mais elle est porteuse de mort : appelé à se figer, le désir ne peut s’ouvrir sur aucune réalisation concrète » (Mannoni, 1994, p. 185).

24Il apparaît qu’entre les acteurs des conseils départementaux et des lieux de vie, les représentations réciproques sont souvent dépréciatives. Plusieurs permanent·e·s mettent en avant une opposition perçue entre LVA d’un côté et institutions de l’autre, ou encore entre « éducateurs engagés » dans le quotidien et « éducateurs de bureau », ainsi que le souligne Robin (permanent fondateur, LVA Les Ormes) : « dans le quotidien, il n’y a pas de filet. C’est pas comme être un éduc’ de bureau ». Il poursuit :

« J’ai eu mon diplôme d’éducateur spécialisé à l’IRTS (…) en 1992. Je suis de cette génération. C’est vrai qu’il y avait besoin d’encadrer, de légiférer mais aujourd’hui on est arrivé à un point où on nous empêche. »

25De son côté Benjamin témoigne avoir quitté un établissement après un burn-out pour rejoindre un lieu de vie et d’accueil géré par un ami de longue date.

« J’ai un diplôme d’éducateur spécialisé. J’ai bossé pendant neuf ans en ITEP. Je savais dès le départ que je n’étais pas bien en institution mais il a fallu que je le vive pour aller chercher autre chose ailleurs. On n’avait aucune liberté. Je n’étais qu’un instrument. On ne peut pas aller au bout du travail avec les jeunes. La psychothérapie institutionnelle je n’en ai jamais vu la trace ! Par contre les violences institutionnelles… » (Benjamin, permanent, LVA Les Peupliers)

26Pourtant, il ne suffit pas de fuir l’institution et de vouloir faire autrement pour s’engager dans une structure alternative. Face aux difficultés administratives et financières certains se résignent et une fois engagé il faut tenir.

27Cependant, les rapports entre les lieux de vie et d’accueil et les services des conseils départementaux ne sont pas toujours conflictuels. Cédric explique ainsi entretenir de bons rapports avec son département :

« On a une histoire dans le département maintenant. On leur a dépanné certaines situations. Ils y sont sensibles. Et puis la cheffe de service de la direction de l’enfance, les chargés de mission, c’est des gens qui étaient sur le terrain il y quinze ans, qui nous ont confié des enfants. Donc forcément, parce qu’on est là depuis dix ans, on se tutoie. Ils savent comment on bosse pour le meilleur et pour le pire. (…) Ils savent qu’il y a des moments où il se passe ça, on fait ça, mais le résultat est là. Ils sont contents. (…) Il y a une reconnaissance » (Cédric, permanent responsable, LVA Les Peupliers)

28Il poursuit en expliquant les difficultés vécues par le manque de moyens et l’organisation du travail, sans opposer LVA et département mais au contraire en soulignant la sensation « d’être dans le même bateau » et de « se battre pour les jeunes ».

« Après, il y a toutes les contraintes inhérentes aux différents services. Du turn-over, des arrêts, des complications, de l’urgence. Les gens, ils ont beau vouloir faire ce qu’ils peuvent, à un moment, il y a trop de situations, trop de placements. Ils ne peuvent plus accompagner les enfants » (Cédric, permanent responsable, LVA Les Peupliers)

En souriant, Laurent nous raconte une anecdote :

« L’autre jour y’a une référente ASE qui a dit au flic que j’étais son « collègue ». C’est l’avantage de l’accueil paysan, ceux qui bossent avec nous sont ceux qui le veulent. C’est pas tous les jours que quelqu’un du service me décrit comme un collègue ! »

Il poursuit en partageant son analyse :

« Dans les départements il y a trois positions : ceux qui disent non, ceux qui disent on ne connaît pas expliquez-nous, ceux qui disent oui banco ! » (Laurent, permanent responsable, LVA Les Ormes)

Cédric conclut en évoquant un nouveau projet pour lequel l’association attend une autorisation du département :

« Enfin, je dis souvent, c’est le problème du département de savoir dans quelle case nous mettre. Nous, on a du temps, on a des jeunes, on a des compétences. Ça nous amuse un peu, mais c’est long. Il faut le prendre comme ça. C’est l’histoire de l’association de faire des trucs qui n’existent pas » (Cédric, permanent responsable, LVA Les Peupliers)

29Ces épreuves peuvent également se vivre au sein même d’une structure. Dans les LVA les plus institutionnalisés, gérés par de grandes fédérations associatives ou de grands groupes de l’économie sociale, la liberté d’agir des éducateur·ice·s au quotidien est entravée et ils regrettent de rencontrer les mêmes obstacles que dans les institutions « classiques ». Ainsi Charlie raconte un conflit avec les responsables d’un LVA dans lequel elle a travaillé à propos du coût d’une coupe de cheveux.

« On avait deux jeunes métis avec les cheveux crépus et, par exemple, le coiffeur, c’est un autre coiffeur et là c’était compliqué d’avoir de l’argent pour ça. Les responsables ne comprenaient pas pourquoi pour certains jeunes on demandait un budget coiffeur plus conséquent. C’est vraiment de l’incompréhension parce qu’enfin y’a une voiture qui tombe en panne c’est très facile de la réparer. Mais ça c’est plutôt le côté grosse institution » (Charlie, ancienne permanente, LVA Les Platanes)

30Les entraves et les modes d’entrée sur les terrains d’enquête donnent également de précieuses informations sur le pouvoir de décision et d’agir des permanent∙e·s : soit l’accès est aisé (dans les structures autonomes en demande de visibilité et de reconnaissance), soit l’accès est plus empêché : les autorisations sont constamment renvoyées à des responsables, parfois difficiles à identifier. De même, nous avons été confrontées à un hiatus récurrent entre des permanent·e·s, volontaires pour participer à la recherche et aux rencontres professionnelles, et des cadres qui n’y voyaient que peu d’intérêt.

31Si les épreuves administratives et financières sont vécues par tou·te·s les permanent·e·s, notamment les porteur·euse·s de projet, ces dernier·ère·s évoquent très souvent « l’institution » comme ennemi pour mettre à distance les aspects jugés négatifs du travail social tels qu’ils se déploient aujourd’hui dans le secteur de la protection de l’enfance. Ainsi, de nombreux acteur·ice·s de terrain ont tenu à nous partager la distinction à opérer entre les « vrais LVA » (autonomes, lieu de résidence véritable d’au moins un permanent) et les lieux de vie décrits comme « institutionnels » (faisant souvent partis de grands groupes et dans lesquels aucun permanent responsable ne réside à temps plein).

32Enfin, si les conflits entre les LVA et les départements peuvent porter sur des sujets variés, ils concernent très souvent l’attachement, jugé trop fort, entre les permanents et les jeunes accueillis. Ainsi, Robin estime que si son lieu a été fermé administrativement plusieurs fois c’est en raison de « l’amour » réciproque dont est empreinte la relation éducative qu’il a de longue date tissée avec un jeune.

Les épreuves relationnelles

33La présence des affects et l’expression des émotions constituent pour les permanents de LVA un objet qui, selon eux, les distinguent radicalement des structures plus classiques – ici aussi décrites comme institutionnelles – de la protection de l’enfance. S’il ne s’agit pas de nier l’engagement (y compris dans sa dimension affective) des professionnel·le·s intervenant en établissement en opposant un engagement froid dénué d’affect à l’engagement chaud des permanent·e·s de LVA, on observe dans le travail social et depuis les années 70 une forme de mise à distance de cette dimension affective. En effet, « admettre que les sentiments interviennent dans l’activité [reviendrait] à en nier la professionnalité, garante des principes de justice, inhérents au travail social » (Bessin, 2005, p. 163).

34Ainsi, les habitant·e·s des LVA, dont l’engagement professionnel est étroitement lié à un engagement personnel et militant, pensent, au contraire, qu’il faut remettre au centre du travail la question des affects et des émotions. La permanence de l’accueil et du lien est une condition qui leur permet d’investir la relation éducative avec un niveau d’engagement relationnel avancé. Ils et elles constatent que « la relation éducative occasionne des bleus à l’âme autant au gamin qu’à l’adulte » (Gaberan, 2016, p. 61) et que « les fragiles des mômes raniment les fragiles des accompagnants » (Aubry & Trontin, 2023, p. 90). De ces constats, il serait peu prudent de n’en rien faire et « les ressorts émotionnels [des professionnels et des jeunes] constituent alors une ressource clef et un levier pour l’action » (Lenzi & Pény, 2015). Il s’agit de s’engager, dans ses affects, dans ses peurs et dans ses joies, dans son corps et de prendre un chemin moins balisé :

« Ils [les jeunes diplômés] ne veulent plus aller dans l’institution. Ils veulent retrouver quelque chose qui a du sens dans la proximité. Ce qui va même avec la notion d’engagement dans le travail social qu’ils avaient posée à la base. Ils n’ont plus trouvé de sens dans certaines grosses machines institutionnelles. » (Cédric, permanent responsable, LVA Les Peupliers)

35Mais ces engagements ne se font pas sans prise de risques : « cette incarnation de la permanence, ne permet pas de tricher avec soi et l’autre » (Aubry & Trontin, 2023, p. 92). Il constitue un pari sur le faire avec, sur la prise en compte des désordres intimes, parfois même mobilisés comme supports.

36Robin, fondateur du LVA des Ormes, raconte s’être battu huit années pour que l’amour, qu’il nomme philia, tissé dans la relation avec un jeune puisse être accepté. Mais, raconte-t-il, cet amour, cet engagement dans la relation, dérange. Robin, pour ne pas laisser ce jeune se noyer dans « ses eaux troubles » et pour que cette philia – comprise comme « une familiarité et une amicalité, […] conditions sine qua non du dialogue » – (Stiegler, 2012, p. 149) soit reconnue comme outil éducatif, a pris des risques :

« L’eau trouble… Une eau où nous ne voyons rien. Y nager c’est dangereux. […] Les eaux troubles, n’est-ce pas le lieu où aiment le plus se retrouver les adolescents que nous accueillons ? Ne se protègent-ils pas dans ces lieux où l’adulte craint d’aller ? […] Aller, j’y vais… Bon sang qu’il fait noir. […] Je retourne sur la berge. Je suis essoufflé. […] J’y retourne. […] Le jeune me prend la main. Il m’accompagne dans son monde. [..] Et oui moi aussi j’ai eu mes eaux troubles […]. Il va falloir travailler le lien que l’on va accrocher sur la berge et qui va nous permettre d’éviter de nous perdre […]. On va s’y attacher, à ce lien. » (Robin, écrits personnels)

37Aux Roseaux, c’est également la question de l’attachement qui est saillante dans l’accompagnement de Zohra, notamment lors de ses fugues. Bien que Zohra soit absente, le lien n’est pas rompu et c’est sur le mode affectif qu’il se maintient. Les deux permanentes, Charlie et Mélanie, le vivent autant qu’elles le font vivre :

« Nous ici, on s’en fout pas de toi. On t’attend toujours et on t’aime très fort. Tu as vraiment le droit, toi aussi, à une vie où on prend soin de toi. Mélanie et moi, on est là pour toi » (message de Charlie à Zohra, 2024)

38La spécificité des LVA embarque également les proches des permanent·e·s dans cette aventure. Les affects ne concernent donc pas seulement les professionnel·le·s, mais aussi leurs proches, impliqué·e·s dans la relation éducative, qui est avant tout une relation humaine. Louise, la compagne de Mélanie, qui raconte les multiples bouleversements occasionnés par l’accueil de Zohra, dit à l’arrivée de cette dernière :

« C’est pas mon boulot. […] Je ne m’implique pas. […] Elle fugue si elle veut, c’est pas mon problème. » (Louise, présence proche, LVA les Roseaux, février 2024)

Quelques mois plus tard, elle exprime pourtant :

« C’est sûr que son absence ça fait bizarre et qu’on s’inquiète, elle fait quand même partie de la famille maintenant. » (Louise, juin 2024)

39Cette porosité entre vies affectives professionnelles et vies affectives personnelles, voire même cet entremêlement des relations qui se transforment en véritables « constellations » (Ferrand, 1985), est une réelle prise de risque relationnelle. Les accueils et accompagnements de jeunes qui, d’une part, demandent aux permanent∙e·s de nombreux engagements – notamment affectifs et temporels –, et qui d’autre part, font irruption, en quelque sorte, dans la vie de leur cercle proche, assurent aux amitiés, vies de couples et vies familiales une mise à l’épreuve permanente. Cédric par exemple, après avoir habité plusieurs années au sein du LVA, a décidé d’acheter une maison, toute proche mais pas sur le même site, pour sa famille, notamment pour préserver sa vie de couple :

« Pour la plupart des permanents d’aujourd’hui, la conjointe a son propre boulot, son propre truc, et revenir si on ne travaille pas avec nous, mélanger toute cette vie-là en plus des enfants, enfin, la mienne elle a dit non merci. » (Cédric, permanent responsable, LVA Les Peupliers)

En dépit des réticences exprimées par sa compagne, sur des moments ponctuels ou de crise, son foyer se transforme en lieu d’accueil :

« Je lui [un jeune du lieu de vie] ai dit, tu restes manger avec nous, tu restes dormir. Toute la semaine, il a vécu à la maison. On a fait la peinture comme j’aurais fait ici [sur le LVA des Peupliers] parce qu’ici, c’était aussi ma maison. Ça fait plus de possibilités pour tout le monde. J’ai l’impression que Jeanne [sa compagne] n’est pas toujours d’accord. Voilà. Elle a raison, mais... […] Je comprends son point de vue. »

40Aux Ormes, c’est toute la famille qui est embarquée dans le projet d’accueil, depuis le début. Béatrice et Robin ont d’abord travaillé comme famille d’accueil, en même temps qu’ils élevaient leurs trois enfants, avant d’ouvrir un LVA. Au fil des déboires du LVA, Béatrice est retournée à son métier premier – commerçante – et habite la « maison privée », non loin du lieu de vie. Laurent et Thomas, leurs fils, sont maintenant tous deux assistants permanents sur le lieu ; ils travaillent en journée et sont aux 35 heures. Quant à Robin ? « Ben moi, je suis là ». Il vit sur place et ne passe finalement que peu de temps dans la « maison privée ».

41Cet arrangement des espaces et des temps de présence sur le lieu répond à plusieurs nécessités, mais aussi à des conflits et des tensions au sein des relations familiales : si Béatrice s’est engagée dans le projet de famille d’accueil et d’ouverture de LVA avec Robin, les difficultés rencontrées avec le département, la violence des fermetures administratives, l’engagement corps et âme de Robin dans son travail auprès des jeunes l’ont poussée à se mettre en retrait, à rouvrir des espaces intimes mais aussi professionnels en-dehors du lieu. Dans ses écrits personnels, Robin s’adresse à sa femme :

« Je sais que tu as, en raison de mon investissement et de ma volonté de ne rien lâcher, passé des moments de désert et que je n’ai pas pu te porter. […] Je sais que tu as eu peur, que tu as eu de grosses angoisses, et c’est légitime. » (Robin, écrits personnels)

Aux Roseaux, Louise la compagne de Mélanie raconte l’envahissement de l’arrivée de Zohra :

« Toutes les conversations que j’ai avec Mélanie sont centrées sur Zohra. Toutes les conversations du quotidien c’est autour de Zohra. Et du coup moi ça m’étouffe un peu. Mais en même temps je participe hein, parce que je peux pas m’empêcher de poser des questions. » (Louise, présence proche, LVA Les Roseaux)

Elle évoque également les reconfigurations personnelles et relationnelles au sein de la maison :

« Parce que moi ça chamboule quand même au quotidien. Même si je te dis que ça ne chamboule pas vraiment. Je me lève toujours aux mêmes heures, je fais toujours la même chose. Il n’y a pas de bouleversement comme ça. Mais juste il y a une troisième entité qu’il faut prendre en compte. C’est pas comme un ou une adulte qui est autonome, […] là c’est une gamine de 15 ans qui a des problématiques. Il faut quand même faire avec. Il faut faire attention. Il y a plein de choses à prendre en compte. […] C’est juste sur nous, notre temps. Le peu de temps qu’on a ensemble. Du coup, il est bouffé. » (Louise, présence proche, LVA Les Roseaux)

42Toujours aux Roseaux, Léo (le compagnon de Charlie) compose avec la permanence éducative dans laquelle Charlie est engagée :

« Je sais que c’est important, juste que ce n’est pas facile de la savoir prête à se volatiliser à tout instant, de savoir qu’elle peut quitter le repas ou interrompre une discussion importante avec moi, comme ça, parce que le téléphone sonne, ça fait partie d’elle, mais ce n’est pas facile. » (Léo, présence proche, LVA Les Roseaux)

43Ce risque d’isolement relationnel se double parfois d’un isolement géographique. Pour les permanent·e·s nouvellement recruté·e·s sur un territoire – souvent très rural – qui n’est pas le leur, la construction d’un réseau relationnel propre est parfois difficile.

« Il y a aussi la question des garde-fous : je viens d’ailleurs et je me retrouve ici sans réseau, sans repère. Il faut une sacrée énergie pour s’adapter à un nouveau fonctionnement et s’inclure sur un territoire, dans la vie, je veux dire en dehors du travail. » (Catherine, permanente, LVA Les Chênes)

44Son collègue poursuit :

« J’ai de la chance d’avoir une passion, l’escalade, qui m’a permis de me faire un réseau d’amis. Avoir un réseau autre que celui du travail est quelque chose d’essentiel. Amener de l’extérieur sur le lieu, c’est chouette, mais je ressens aussi le besoin d’avoir un extérieur autre part. » (Olivier, permanent, LVA Les Chênes)

45De fait, on voit se dessiner – par le « vivre-avec » – un apprentissage du métier par les personnes composant le cercle proche des permanent·e·s des LVA, y compris quand elles sont originellement éloignées de l’action éducative. En sus de cet apprentissage, les proches doivent accepter le réagencement des dynamiques relationnelles induit par l’accueil et développer des dispositions nouvelles. Cela se traduit par un ajustement des postures, des manières d’être et de faire, aux risques que les relations n’y survivent pas.

« Le premier outil, c’est le lieu ! » : l’épreuve du partage au quotidien

46Le partage du quotidien en LVA est un enjeu majeur, investi d’une forte dimension éducative, mais également affective, voire politique, quand se pose concrètement la question de la répartition des tâches et de la division sociale et sexuelle du travail. Mobilisant souvent des maisons personnelles habitées avant le projet de LVA par les fondateurs et fondatrices, le partage du quotidien se complexifie avec la co-présence – en un même lieu – de personnes investies directement dans le projet, et de personnes qui en sont plus en périphérie (conjoint·e·s, enfants, familles, colocataires, ami·e·s). Par ailleurs, les jeunes viennent également bousculer l’organisation de la vie quotidienne lorsqu’ils et elles arrivent, tout comme les nouveaux membres de l’équipe. Vivre au quotidien devient ainsi l’objet d’un maillage complexe de relations, de tâches à accomplir, de convictions éducatives ou sociales parfois divergentes. Il faut composer avec les habitus (Bourdieu, 1980) de chacun·e, avec la fatigue, les empêchements des jeunes dans un quotidien ritualisé (Rouzel, 2012) et organisé mais en mouvement perpétuel de recomposition.

47Recomposition des espaces tout d’abord, en fonction de l’avancée du projet. Aux Peupliers, c’est dans une ruine à rénover que s’installe le couple fondateur et – une fois les premiers travaux réalisés – que les jeunes sont accueilli·e·s. Aux Ormes, le LVA investit la ferme familiale de Béatrice. Robin – son mari, permanent et fondateur du lieu – conçoit et construit, accolée à la maison, une extension en bois qui devient le cœur du lieu de vie. Aux Roseaux, une maison collective a été achetée, mais les travaux de rénovation conséquents ont conduit les accueillantes à commencer l’activité chez elles.

48Les agencements des espaces changent ainsi en fonction des moyens matériels mais également de la composition de l’équipe ou des jeunes accueilli·e·s. Cette mobilité est à la fois l’objet de tactiques pour faire avancer le projet en dépit des obstacles (notamment financiers) mais également un parti-pris éducatif : c’est ainsi à l’institution de s’adapter aux personnes accueillies, dans une logique de bricolage qui fasse « tenir » l’accueil.

49Ainsi, des chambres peuvent être dédiées à un enfant de la famille, avant d’être attribuées à un·e permanent·e et d’être finalement occupées par un·e jeune. Les chambres peuvent également bouger en fonction des besoins identifiés, entre des espaces en retrait du collectif ou au contraire, un temps d’immersion où le collectif vient soutenir le ou la jeune dans la situation qu’elle ou il traverse. La mobilité des jeunes au sein du lieu de vie s’accorde également à l’évolution de leur projet : plusieurs lieux de vie ont ainsi des espaces d’habitation autonomes mais rattachés au lieu, voire encore sur site. C’est le cas aux Bouleaux, où des chalets entourent la maison principale, ou encore aux Peupliers où quatre jeunes habitent dans la maison, tandis que deux sont en appartement en semi-autonomie. Là encore, il s’agit de penser la continuité et la permanence éducative dans l’accompagnement des jeunes et éviter les ruptures liées au placement (Potin, 2012).

50Cette permanence contribue à brouiller la distinction entre les espaces-temps de travail et ceux de repos. Plus encore, elle implique – parfois un peu malgré elles et eux – les proches des permanent∙e·s. Ainsi, lorsqu’une séparation physique existe entre les espaces privés et collectifs – souvent une porte – il est rare que cette frontière soit hermétique et il continue d’y avoir des circulations entre les espaces, que ce soit par convivialité – « je passe dire bonjour, je ne vous dérange pas » – ou pour intervenir dans un moment de crise avec un jeune. Cette disposition à l’accueil, à la discussion, à la présence auprès des jeunes constitue ainsi un investissement permanent. Au moment de prendre sa retraite, Geneviève (fondatrice et ancienne permanente, LVA Les Peupliers) constate « je n’ai jamais pu bronzer tranquille dans mon jardin, voilà, maintenant, je vais pouvoir ». De fait, souligne Cédric « pour avoir vraiment de l’intimité et du calme, ils [le couple fondateur] partaient. » (Cédric, permanent responsable, LVA Les Peupliers).

51Accueillir chez soi, c’est agencer des espaces, les meubler, les décorer de telle sorte que l’on puisse se les approprier et s’y sentir bien, qu’ils « reflètent » en quelque sorte l’esprit de ses habitant·e·s. Mais c’est également laisser suffisamment de jeu et d’espaces vides pour qu’autrui puisse poser sa marque dans les lieux. L’arrivée d’un·e jeune, même si elle est attendue, peut alors venir faire irruption dans une ambiance singulière et rassurante. Ainsi, aux Roseaux, Louise – compagne de l’accueillante et qui habite sur place un week-end sur deux et pendant les vacances – s’est fortement investie dans l’aménagement de la maison, faisant des travaux d’embellissement, rénovant des meubles et décorant les pièces, y compris celles dédiées à l’accueil. Si elle est partie prenante de l’accueil de la jeune, tout en se défendant de trop s’y impliquer, cela passe en partie pour elle dans l’acceptation d’un désordre qui ne lui est pas familier :

« C’est-à-dire qu’on n’a pas la même façon de vivre, déjà. On n’a pas la même vision de l’entretien de maison [avec Mélanie, sa compagne et accueillante]. Chez moi, il n’y a pas de bordel. C'est très carré, c’est toujours nickel. Enfin, moi, je ne supporte pas le bordel, en fait. Du coup, oui, il y a ce truc qui est quand même assez présent et qui se rajoute avec Zohra, parce que Zohra est assez bordélique. Du coup, ça me fait double peine, j’ai envie de dire. […] Ça bouffe mon espace, en fait. » (Louise, présence proche, LVA les Roseaux)

52Par ailleurs, ce ne sont pas seulement les objets qui signalent la présence d’autrui, mais également d’autres dimensions de l’existence qui viennent modifier l’ambiance du foyer : les odeurs (de cigarette, de shit parfois, de parfums), les bruits – les conversations continues au téléphone dans les moments de vie quotidienne et collective (repas, cuisine…), les vocaux, la musique. Louise note également à ce propos une certaine fatigue : « Zohra et Mélanie, elles doivent écouter de la musique, quand elles font à bouffer. Mais sur le téléphone portable de Zohra et je supporte pas le crin-crin ».

53Lorsque le travail se déplie de la sphère familiale ou amicale pour devenir celui d’une équipe professionnelle, là aussi le quotidien et l’ambiance de la maison sont nécessairement marqués par la singularité de chacun·e :

« Et je vois bien qu’avec les collègues aussi, quand on habite quelque part, quand on y met sa patte, quand on y met sa touche dans cette maison, on n’est pas tous équitables, enfin : on n’a pas tous les mêmes connaissances, pas toutes les mêmes appétences, mais tout le monde doit faire l’effort de commencer à se… enfin, le lieu de vie : c’est le premier outil, le lieu. » (Cédric, permanent responsable, LVA Les Peupliers)

54Il y a donc un équilibre à trouver pour les permanent·e·s entre la préservation d’une familiarité et d’une intimité qui continuent de faire que l’on se sente chez soi d’une part, et une capacité à la transformation qui laisse place à l’autre d’autre part. Autrement dit, pour qu’un lieu soit accueillant, il faut qu’il soit déjà habité. Mais pour qu’un lieu soit habitable, il faut qu’il y ait suffisamment de vide et de réagencements possibles. Vivre au quotidien en LVA nécessiterait alors une aptitude à vivre avec une « inquiétante familiarité » (Abdelouahed, 2022), où le risque d’envahissement et le sentiment de dépossession ne sont jamais très loin.

55Ces tensions et réticences se traduisent ainsi dans les « revendications » des proches, qui font figures de vigie et rappellent la nécessité d’avoir des moments de repos, hors-accueil, pendant lesquels on ne parle pas de l’accueil. Par ailleurs, il est des situations où la conflictualité et les négociations ne sont plus créatrices mais provoquent un sentiment d’effraction chez les personnes, comme ce fût le cas pour Béatrice. C’est en effet parce qu’elle ne supportait plus de voir ses objets personnels – notamment les photos de ses enfants – menacés par les jeunes (lors des crises de violence) qu’elle a quitté le lieu de vie pour s’installer un peu plus loin, ce qui ne l’empêche pas de venir tous les jours partager des moments du quotidien. Mais la sanctuarisation d’un espace rien qu’à soi et préservé était devenu une nécessité pour elle.

56Enfin, la question du partage du quotidien vient souvent buter sur le travail invisible de maintien de la maison et son entretien. En effet, si le quotidien constitue à la fois le cœur de la vie en LVA et un support éducatif, il est finalement assez peu interrogé par les équipes elles-mêmes. C’est ainsi le « bon-sens » qui présiderait à l’action, quand il s’agit surtout d’un ensemble de normes incorporées (Perrin & Meyer, 2024). Cédric oppose ainsi le caractère « old school » du fondateur et les visées éducatives de l’équipe actuelle :

« C’était vraiment… le patriarcat charismatique. Et sur la notion de genre, sur la notion de rôle. Il n’a jamais débarrassé son assiette à table. C’est sa femme qui passait derrière et qui faisait le ménage pour tout le monde, les enfants, la lessive. Aujourd’hui, dans l’éducation qu’on essaie d’amener aux enfants, on se pose la question du genre, on se pose la question de la répartition des tâches en équipe. » (Cédric, permanent responsable, LVA Les Peupliers)

57Cette tendance à reconduire des rapports de domination et des comportements stéréotypés peut ainsi être accentuée par le « spontanéisme » (Perrin & Meyer, 2024) qui prévaut dans certains lieux de vie et d’accueil qui refusent les plannings et les outils d’organisation de la vie collective, privilégiant une participation libre et fluctuante selon les personnes. Par ailleurs, l’inégale répartition du travail domestique peut être exacerbée dans les configurations mixtes, où la question du genre est un impensé (Molinier, 2013). Ainsi, la « matrice hétérosexuelle » (Butler, 2005) qui prévaut dans les conceptions familialistes de l’accueil contribue à perpétuer des assignations genrées qui peuvent provoquer des conflits lors de l’ouverture de l’équipe à des personnes hors famille et à reconduire des injonctions normatives auprès des jeunes accompagné·e·s.

Conclusion : le coût physique et psychique de l’engagement

58Lorsque nous exposons notre objet de recherche à Fabrice (permanent fondateur, LVA les Ajoncs) il insiste :

« Vous vous trompez de question. La question ce n’est pas celle d’habiter, c’est vivre ! On peut habiter un lieu temporaire, à temps partiel. Mais cela ne fait pas un vrai LVA. Demandez-leur aux gens où sont leurs animaux, où est leur potager… vous verrez ! »

59Le « vivre avec » devient alors un engagement total revendiqué comme tel. Ainsi, les premiers éléments de cette enquête montrent qu’habiter son lieu de travail – ou travailler sur son lieu de vie – est un engagement fort et volontaire. Cependant, la vie quotidienne vient mettre l’engagement des professionnel·le·s à l’épreuve, par les effets sur les liens avec les organismes de tutelles et leurs attentes normatives, ainsi qu’à travers les relations avec les personnes qui vivent – ou passent – sur le lieu, lieu à l’intérieur duquel les espaces et les rapports sociaux sont source d’ajustements permanents.

60Le rôle de vigie, souvent assuré par les proches, alerte sur le risque d’isolement des personnes à l’initiative des lieux de vie, tout comme il met en garde contre le risque d’épuisement qui couve et les « excès » d’un entremêlement trop serré entre projet de vie, projet politique ou militant et projet professionnel. Car, en effet, si certains lieux de vie sont des lieux d’ébullition collective et de forte densité relationnelle, s’ils sont des lieux où inventer de nouvelles formes de travail et redessiner des gestes professionnels, ils sont également des lieux à « hauts risques ». Risque matériel et physique tout d’abord : nous avons évoqué le surendettement des permanents confrontés aux fermetures administratives et la difficulté pour les fondateur·ice·s de lieux émergeants à tirer des revenus de leur activité. Ce sont aussi les corps mis à l’épreuve par la fatigue et un investissement qui peut parfois confiner au sacrifice. Risque éthique ensuite : créer son propre travail, être son propre employeur, définir les modes d’accompagnement des jeunes et ne pouvoir se retourner contre une hiérarchie érigée en « ennemie » rompt avec des habitudes de travail antérieures. Et si les accueillant·e·s mettent en avant un confort gagné dans le quotidien, c’est également une responsabilité – parfois vécue comme écrasante – qui leur incombe. Risque relationnel, enfin, par la lassitude des proches et le rétrécissement des amitiés, cet engagement apportant du trouble dans les constellations affectives.

61Pour autant, l’autonomie des LVA ouvre des espaces d’émancipation potentielle – pour les jeunes comme pour les personnes y œuvrant – invitant à prendre des décisions, à se former et à opérer un travail réflexif. Ces tâtonnements permettent aux accueillant·e·s d’interroger le sens de leur action, de pouvoir en être acteur·ice·s, et d’essayer d’aligner leurs pratiques à leurs valeurs. Enfin, dans un contexte d’institutionnalisation croissante, de normalisation des pratiques et de gestionnarisation des politiques sociales, se pose la question des conditions selon lesquelles ces engagements peuvent produire de la solidarité et soutenir des luttes collectives, telles que les affiliations historiques des lieux de vie le revendiquaient et alors même que la rationalisation de l’activité tend à individualiser les rapports sociaux au travail. Dans cette perspective, il semble que les acteur·ice·s des lieux de vie et d’accueil ont tout intérêt à valoriser, à revendiquer et à défendre leurs affiliations axiologiques et praxéologiques à l’éducation populaire.

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Notes

1 Le processus d’institutionnalisation de l’éducation populaire est maintenant ancien et il permet d’éclairer et de questionner celui à l’œuvre dans le champ des lieux de vie et d’accueil depuis, notamment, la loi de 2002 rénovant l’action sociale. En effet, cette institutionnalisation, qui se concrétise par l’établissement d’autorisations ou d’agrément d’une part, et par la mise en place de cursus de formation et de diplômes d’autre part (Venin, 2021, p. 87), pose les questions du prix normatif à payer pour les LVA et de la préservation de ce qui fait leur raisons d’être : métamorphoses continues des structures pour créer « en situation », configurations multiples des modes d’habiter, remise en question du postulat corrélant qualité des postures éducatives et détention d’un diplôme spécialisé, etc.

2 Loi n°2002-2 du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale.

3 Ces acteurs, que nous décrivons – faute d’un qualificatif plus approprié – comme « massifs », peuvent être de grandes fédérations associatives ou des figures majeures de l’entreprenariat social.

4 Dans une perspective pragmatiste, nous avons fait le choix d’enquêter auprès de tous les lieux qui revendiquent une identité de LVA sans qu’ils n’en aient toujours la reconnaissance administrative. Certains d’entre eux fonctionnent ainsi avec le label accueil social paysan ou avec un agrément jeunesse et sport. Ces lieux ont alors parfois perdu ou renoncé à leur autorisation ou sont en attente de sa délivrance.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Charlotte Guarrigue-Bidot, Marianne Trainoir, Marie Lesage et Marion Perrin, « Habiter et travailler en Lieux de Vie et d’Accueil (LVA) : un engagement dans l’éducation populaire »Tréma [En ligne], 63 | 2025, mis en ligne le 11 avril 2025, consulté le 27 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/trema/9911 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13r5e

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Auteurs

Charlotte Guarrigue-Bidot

Association Le Pli (56)

Marianne Trainoir

Université Rennes 2 / CREAD

Marie Lesage

Université Rennes 2 / LiRIS

Marion Perrin

Université Sorbonne Paris Nord / Experice

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-SA-4.0

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