• 1 Voir la présentation générale de l’ensemble des Geschichtliche Grundbegriffe dans Trivium, n°33, 20 (...)
• 2 « État et souveraineté », p. 2.
• 3 Le lecteur peut approfondir cette question en allant lire Hegel penseur du droit, éd. Jean-François (...)
• 4 Cf. l’article intitulé « Stand, Klasse » dans le volume 6 des GG (p. 155-284) qui succède immédiate (...)
• 5 « État et souveraineté », p. 2.
• 6 « État et souveraineté », p. 3.

1Dans son avant-propos à l’article « État et souveraineté », Reinhart Koselleck éclaire intensément les multiples enjeux, théoriques et concrets, présents dans l’histoire de ces deux concepts fortement corrélés. Son lecteur peut assez vite découvrir qu’il ne lui importe pas seulement de définir ces derniers, d’évoquer leur étymologie, d’interroger leur articulation ou de présenter leur devenir respectif et conjoint dans l’espace européen. Ici, comme dans le III^e chapitre qu’il a aussi rédigé et qu’il a nommé « Le concept d’‘État’ à l’époque du mouvement révolutionnaire », Koselleck ne cesse de percevoir l’intégralité de cette histoire tout en s’attachant de façon privilégiée à la ‘Sattelzeit’, à cette ‘période charnière’ – comprise entre le XVIII^e siècle et la seconde moitié du XIX^e siècle – qu’il n’a pas besoin de nommer parce qu’il l’a depuis longtemps identifiée et théorisée en tant que telle1. Dans son avant-propos, son choix de l’image d’un sablier [Sanduhr] se prête à entraîner le lecteur au cœur de « l’histoire allemande du concept d’État avant et après la Révolution française »2. De fait, cet objet, verticalement traversé de façon concrète et abstraite par l’écoulement du temps, peut donner simultanément et successivement à voir une stagnation dans un espace/temps en passe d’être quitté, un rétrécissement médian très prononcé, et un évasement dans un autre espace/temps. Trois mouvements détaillés de façon dense, très précise et circonstanciée par Koselleck, qui permettent – autant que faire se peut – de visualiser un processus concret/abstrait non dépourvu de résonnances hégeliennes3, de saisir comment le concept d’État reste de moins en moins figé dans l’atemporalité longtemps conférée à des conditions politiques et sociales révolues ou en passe de l’être, de percevoir comment il se retrouve dans une condensation sémantique extrême avant de s’engager dans un élargissement de tous les possibles : en allemand, le concept d’État cesse ainsi peu à peu d’être inséparable du concept d’état [Stand : état/ordre/groupe statutaire4] ou de connotations statutaires [ständisch], se trouve densifié et autonomisé pour devenir, à lui seul, l’‘État en tant que tel’, entre autres, « un sujet agissant doté d’une volonté propre, une grande personnalité posée dans le réel, un organisme, une organisation dans lesquels la société vient se fondre en tant que peuple de l’État » et, aussi, un singulier collectif qui « absorbe toutes les définitions constitutionnelles relevant du droit étatique/public [Staatsrecht] »5. Koselleck avance alors que la redéfinition de cet ‘État en soi et pour soi’ comme ‘État idéal’, apparait révolutionnaire dans la mesure où ce dont est porteur, de façon extrêmement condensée, cet État devenu rationnel, est appelé à être honoré dans le futur, sans qu’il ne cesse pour autant d’être lui-même lorsqu’il se diffuse dans un nombre élargi de concepts susceptibles d’être, à l’avenir, réalisés : par exemple, ‘Rechtsstaat’ / État de droit, ‘Verfassungsstaat’ / État constitutionnel, ‘Nationalstaat’, ‘Sozialstaat’, voire ‘totaler Staat’6. En 1972, lors de la parution du premier volume des Geschichtliche Grundbegriffe, Koselleck avait déjà formulé, dans son introduction, le rôle-clé joué par la ‘période charnière’ dans la méthodologie et l’approche de l’ensemble de l’entreprise collective sans précédent qu’il présentait. En 1990, dans l’article publié ici, c’est de façon exemplaire qu’il semble mettre sa théorie de la ‘Sattelzeit’ à l’épreuve du concept d’État en articulant étroitement ce dernier avec quatre mouvements qui le traversent en direction d’une acception moderne en devenir : une historicisation, une possible idéologisation, une politisation et une démocratisation. Alors que le lecteur peut découvrir comment, dans l’article publié ici, Koselleck met en jeu ces quatre concepts, avançons que la processualité qu’ils donnent à voir ne s’inscrit pas dans une conception téléologique du devenir allemand des concepts d’État et de souveraineté. Depuis la société d’ordres médiévale [Ständegesellschaft] jusqu’à la réunification des deux États allemands en 1990, nulle linéarité, nulle détermination univoque, nul progrès n’apparaissent dans une présentation qui sollicite, analyse et met en perspective des milliers d’occurrences latines, italiennes, anglaises, françaises et allemandes des deux concepts présents dans tout autant d’écrits juridiques, philosophiques, théologiques, politiques, littéraires ou philologiques.

• 7 « État et souveraineté », p. 1.
• 8 Ibid.
• 9 « État et souveraineté », p. 1, p. 56.
• 10 Georg Jellinek, L’État moderne et son droit, deux tomes, éd. Olivier Jouanjan, Paris, Éditions Pant (...)
• 11 « État et souveraineté », p. 1.
• 12 Trivium, 14, 2013, Le Saint-Empire à l’époque moderne. Signalons aussi, la parution en français de (...)
• 13 Walter Maier, Staats- und Verfassungsrecht, Grüne Reihe, Achim, Erich Fleischer Verlag, 2001. Un ra (...)

2Accompagner cette histoire de longue durée en allemand amène bien souvent à se retrouver confronté à des ruptures et à des assignations sémantiques multiples, complexes et fréquemment antagonistes, tout au long d’appropriations souvent tardives de deux concepts longtemps perçus comme étrangers. C’est ce transfert historique différé, ambigu, discontinu et impossible à l’identique, voire contourné, que Koselleck souligne dans sa formule percutante de « distorsions diachroniques lors d’un usage synchronique »7 et, aussi, dans sa remarque sur le concept de souveraineté [‘Souveränität’] – entendu dans sa bivalence intérieure et extérieure – « qui renvoyait au temps de Louis XIV à une réalité étatique, alors qu’il n’était en Allemagne qu’un concept renvoyant à un but qu’il s’agissait de transformer en réalité »8. Lorsqu’il reprend un « dogme devenu classique », « la triade ‘territoire’ [Staatsgebiet], ‘peuple’ [Staatsvolk], ‘pouvoir’ [Staatsgewalt] »9 – ces trois éléments que Georg Jellinek a longuement développée dans sa théorie de l’État moderne10 – Koselleck corrobore le fait qu’ils ne pouvaient être associés à l’État en Allemagne de la même façon qu’ils l’étaient en France. Il affirme aussi d’emblée une autre disjonction lorsqu’il énonce que « par le passé, certains princes souverains n’ont régné sur aucun État, tout comme il a existé et il existe encore des États qui ne sont pas souverains »11. De telles non-coïncidences, de tels écarts, parfois observables en dehors des pays germaniques, mais souvent perçus comme constitutif d’un retard allemand, restent, de nos jours, au cœur de controverses historiographiques autour du Saint-Empire Romain (962-1806). L’introduction du numéro 14 de Trivium consacré à l’actualité de ces débats retrace, de façon succincte et claire, l’histoire constitutionnelle, politique, princière, urbaine, territoriale, économique, sociale d’un empire très singulier en Europe, lui qui dut attendre le XV^e siècle pour être parfois qualifié ‘de nation allemande’ (en français de ‘germanique’) et qui, jusqu’au XVI^e siècle, eut à sa tête, dans une succession non dynastique, un empereur élu par des princes électeurs. Les auteurs de l’introduction du numéro 14 de Trivium soulignent que Les Six livres de la République de Bodin ont fait dès le XVII^e siècle « l’objet d’une réception et d’une discussion intense dans l’espace germanophone » mais que la théorie postulant que « le pouvoir politique ne peut être lié qu’à une source unique de souveraineté, ou de majestas » pouvait difficilement coïncider avec les réalités présentes en Allemagne où « il n’existait pas de pouvoir souverain et absolu unique dans l’Empire : le pouvoir était partagé entre l’empereur et les états [Stände] de l’Empire », ces derniers étant présents dans la Diète impériale12. Au-delà de ce partage de souveraineté – inconcevable dans la théorie de Bodin – nommons ici pour mémoire quelques-unes des particularités souvent perçues comme autant d’obstacles à l’essor, en Allemagne, d’un État souverain : pendant des siècles, le remodelage incessant et la difficile délimitation des frontières du Saint-Empire, inséparables du rétrécissement de son territoire extrêmement fragmenté (englobant parfois jusqu’à deux mille entités, encore plus de 300 en 1806) ; la persistance de particularismes, entre autres, juridiques, politiques, linguistiques, religieux, propres à chacune des entités initialement « inféodées », et plus souvent juxtaposées que réunies dans l’empire (principautés, duchés, abbayes, villes, etc.) ; l’affaiblissement accru du pouvoir impérial et le renforcement du pouvoir particulier des princes de l’empire après les traités westphaliens de 1648 reconnaissant à ces derniers une suprématie [Landeshoheit] sur leur pays/terre et un pouvoir de décision face à l’empereur ; en référence au quatrième élément étatique avancé par Walter Maier13, l’absence dans chaque état particulier [Einzelstaat], jusqu’au début du XIX^e siècle – en Prusse, jusqu’en 1849/1851– d’une constitution effective. Il faut encore garder en mémoire, après la dissolution de l’Empire en 1806 et la fin de l’occupation napoléonienne, la reconnaissance – par l’Acte Confédéral Allemand de 1815 et par l’Acte final de Vienne de 1819/20 – de la souveraineté des Princes réunis dans la Confédération germanique, tout en ayant à l’esprit qu’aucun « souverain » n’était alors autorisé à garder ou à instaurer dans son État une constitution libérale, susceptible d’entraver la « restauration » metternichienne réprimant toute revendication démocratique et/ou nationale ; en outre, après l’échec de la révolution de 1848, il s’agit de se souvenir de l’impossibilité de la création – par le bas – en Allemagne, d’un État national autour d’une constitution libérale garantissant, entre autres, les droits et libertés de chacun, l’égalité de tous devant la loi, la séparation des pouvoirs ou la représentation du peuple dans un parlement élu au suffrage quatrain (universel, direct, égal et secret). Enfin, il est possible d’avancer brièvement ici qu’une autre singularité apparait dans « État et souveraineté », – y compris après l’unification allemande sous l’égide de la Prusse en 1871 et la disparition du II^e empire en 1918 : les nombreuses théorisations fortement élaborées de l’État, puis leurs diverses réalisations constitutionnelles peuvent donner lieu, plus distinctement qu’ailleurs, à des réactions souvent radicalement opposées. Longtemps absent en Allemagne, ‘l’État en soi et pour soi’ ne va pas toujours de soi. Il peut susciter à tout moment, une puissante haine ou un amour fervent, un désir d’anéantissement ou de renaissance, voire une volonté de fusion dans une totalisation. – Le dépérissement de l’État peut être rationnellement conceptualisé au moment même où la refondation de l’État, comme « État de type statutaire [Ständestaat] » peut-être envisagée.

• 14 « État et souveraineté », p. 1.
• 15 Le lecteur peut prendre connaissance de la place réservée à l’histoire constitutionnelle de l’Allem (...)

3Dans son avant-propos, Koselleck souligne d’emblée à quel point, dans leur « émergence historique » et dans leur « ancrage juridique », les deux concepts d’‘État’ et de ‘souveraineté’ renvoient l’un à l’autre14. Plus que leur corrélation et leur éventuelle coïncidence, c’est leur disjonction dans les pays germaniques qui peut retenir, avec beaucoup d’intensité, l’attention du lecteur invité à prendre la mesure de non-recouvrements, d’écarts, d’intenses tensions sédimentées et sans cesse réactualisées dans chacun de ces deux concepts et dans leur articulation. Lorsqu’ils rendent plus intelligible et plus accessible un très grand nombre d’argumentations théoriques indissociables de positionnements et d’aspirations politiques – y compris fédéralistes, supra-étatiques et infra-étatiques15 – les contributeurs du présent article invitent le lecteur à garder en mémoire, dans les controverses actuelles présentant souvent de très fortes polarisations, la complexité des sens et des enjeux dont ces deux concepts ne cessent d’être porteurs.